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    Essais

    par Michel de Montaigne

    Essais (Michel de Montaigne)

     

     

     

     

    AU LECTEUR


    C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dés l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altiére et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts.

     

     

     

     

    CHAPITRE PREMIER

    PAR DIVERS MOYENS ON ARRIVE A PAREILLE FIN

     


    La plus commune façon d’amollir les coeurs de ceux qu’on a offensés, lorsque, ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur merci, c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à pitié. Toutefois, la braverie et la constance, moyens tout contraires, ont quelquefois servi à ce même effet.
    - Edouard, prince de Galles, celui qui régenta si longtemps notre Guyenne, personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur, ayant été bien fort offensé par les Limousins, et prenant leur ville par force, ne put être arrêté par les cris du peuple et des femmes et enfants abandonnés à la boucherie, lui criant merci, et se jetant à ses pieds, jusqu’à ce que passant toujours outre dans la ville, il aperçut trois gentilshommes français, qui d’une hardiesse incroyable soutenaient seuls l’effort de son armée victorieuse. La considération et le respect d’une si notable vertu reboucha a premièrement la pointe de sa colère ; et commença par ces trois, à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville.
    Scanderberg, prince de l’Epire, suivant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essayé, par toute espèce d’humilité et de supplication, de l’apaiser, se résolut à toute extrémité de l’attendre l’épée au poing.
    Cette sienne résolution arrêta sur le champ la furie de son maître, qui, pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce.
    Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux qui n’auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce prince-là.
    L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrit, que de permettre seulement aux gentilles femmes qui étaient assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Elles, d’un coeur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même. L’empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce duc, et dès lors en avant le traita humainement, lui et les siens.
    L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporterait aisément. Car j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude. Tant y a, qu’à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation ; si est la pitié, passion vicieuse aux Stoïques : ils veulent qu’on secoure, les affligés, mais non pas qu’on fléchisse et compatisse avec eux.
    Or ces exemples me semblent plus à propos : d’autant qu’on voit ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l’un sans s’ébranler, et courber sous, l’autre. Il se peut dire, que de rompre son coeur à la commisération, c’est l’effet de la facilité, débonnaireté et mollesse, d’où il advient que les natures plus faibles, comme celles des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes ; mais ayant eu à dédain les
    larmes et les prières, de se rendre à la seule révérence de la sainte image de la vertu, que c’est l’effet d’une âme forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur mâle et obstinée. Toutefois les âmes moins généreuses, l’étonnement et l’admiration peuvent faire naître un pareil effet. Témoin le peuple thébain, lequel ayant mis en justice d’accusation capitale ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avait été prescrit et pré-ordonné, absolut à toutes peines Pélopidas, qui pliait sous le faix de telles objections et n’employait à se garantir que requêtes et supplications ; et, au contraire, Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par lui faites, et à les reprocher au peuple, d’une façon fière et arrogante, il n’eut pas le coeur de prendre seulement les balotes en main ; et se départit l’assemblée, louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. Denys l’ancien, après des longueurs et difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Regium, et en elle le capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement comment, le jour avant, il avait fait noyer son fils et tous ceux de sa parenté. A quoi Phyton répondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que lui. Après, il le fit dépouiller et saisir à des bourreaux et le traîner par la ville en le fouettant très ignominieusement et cruellement, et en outre le chargeant de félonnes paroles et contumélieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre ; et, d’un visage femme, allait au contraire rametant à haute voix honorable et glorieuse
    cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran ; le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Denys, lisant dans les yeux de la commune de son armée qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris de leur chef et de son triomphe, elle allait s’amollissant par l’étonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner, étant à même d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergents, fit cesser ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer.
    Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. Voilà Pompée qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et magnanimité du citoyen Zénon, qui se chargeait seul de la faute publique, et ne requérait autre grâce que d’en porter seul la peine. Et l’hôte de Sylla ayant usé en la ville de Pérouse de semblable vertu, n’y gagna rien, ni pour soi ni pour les autres.
    Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardi des hommes et si gracieux aux vaincus, Alexandre, forçant après beaucoup de grandes difficultés la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandait, de la valeur duquel il avait, pendant ce siège, senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes dépecées, tout couvert de sang et de plaies, combattant encore au milieu de plusieurs Macédoniens, qui le chamaillaient de toutes parts ; et lui dit, tout piqué d’une si chère victoire, car entre autres dommages il avait reçu deux fraîches blessures sur sa personne :
    “Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis ; fais état qu’il te faut souffrir toutes les sortes de tourments qui se pourront inventer contre un captif.” L’autre, d’une mine non seulement assurée, mais rogue et altière, se tint sans mot dire à ces menaces. Alors Alexandre, voyant son fier et obstiné silence : “A-t-il fléchi un genou ? lui est-il échappé quelque voix suppliante ?, Vraiment je vaincrai ta taciturnité ; et si je n’en puis arracher parole, j’en arracherai au moins du gémissement.” Et tournant sa colère en rage, commanda qu’on lui perçât les talons, et le fit ainsi tramer tout vif, déchirer et démembrer au cul d’une charrette.
    Serait-ce que la hardiesse lui fut si commune que, pour ne l’admirer point, il la respectât moins ? Ou qu’il l’estimât si proprement sienne qu’en cette hauteur il ne pût souffrir de la voir en un autre sans le dépit d’une passion envieuse, ou que l’impétuosité naturelle de sa colère fût incapable d’opposition ? De vrai, si elle eût reçu la bride, il est à croire qu’en la prise et désolation de la ville de Thèbes, elle l’eût reçue, à voir cruellement mettre au fil de l’épée tant de vaillants hommes perdus et n’ayant plus moyen de défense publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut vu ni fuyant ni demandant merci, au rebours cherchant, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux, les provoquant à les faire mourir d’une mort honorable. Nul ne fut vu si abattu de blessures qui n’essayât en son dernier soupir de se venger encore, et à tout a les armes du désespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemi. Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié, et ne suffit la longueur d’un jour à assouvir sa vengeance.
    Dura ce carnage jusqu’à la dernière goutte de sang qui se trouva épandable, et ne s’arrêta qu’aux personnes désarmées, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.

     

     

     

     

    CHAPITRE II

    DE LA TRISTESSE

     


    Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’aime ni l’estime, quoique le monde ait pris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience : sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement a baptisé de son nom la malignité. Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle, et, comme toujours, couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages.
    Mais le conte dit que Psammenite, roi d’Egypte, ayant été défait et pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer devant lui sa fille prisonnière, habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, tous ses amis pleurant et lamentant autour de lui, se tint coi sans mot dire, les yeux fichés en terre ; et voyant encore tantôt qu’on menait son fils à la mort, se maintint en cette même contenance ; mais qu’ayant aperçu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa tête et mener un deuil extrême.
    Ceci se pourrait apparier à ce qu’on vit dernièrement d’un prince des nôtres, qui, ayant oui à Trente, où il était, nouvelles de la mort de son frère aîné, mais un frère en qui consistaient l’appui et l’honneur de toute sa maison, et bientôt après d’un painé, sa seconde espérance, et ayant soutenu ces deux charges d’une constance exemplaire, comme quelques jours après un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et, quittant sa résolution, s’abandonna au deuil et aux regrets, en manière qu’aucuns en prirent argument, qu’il n’avait été touché au vif que de cette dernière secousse.
    Mais à la vérité ce fut, qu’étant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience. Il s’en pourrait autant juger de notre histoire, n’était qu’elle ajoute que Cambyse, s’enquérant à Psammenite pourquoi, ne s’étant ému au malheur de son fils et de sa fille, il portait si impatiemment celui, d’un de ses amis : “C’est, répondit-il, que ce seul dernier déplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassant de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer.” A l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à représenter au sacrifice d’Iphigénie le deuil des assistants, selon les degrés de l’intérêt que chacun apportait à la mort de cette belle fille innocente, ayant épuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter ce degré de deuil. Voilà pourquoi les poètes feignent cette misérable mère Niobé, ayant perdu premièrement sept fils, et puis de suite autant de filles, surchargée de pertes, avoir été enfin transmuée en rocher, pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent surpassant notre portée.
    De vrai, l’effort d’un déplaisir, pour être extrême, doit étonner toute l’âme, et lui empêcher la liberté de ses actions : comme il nous advient, à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis ; transis, et comme perclus de tous mouvements, de façon que l’âme se relâchant après aux larmes et aux plaintes, semble se déprendre, se démêler et se mettre plus au large, et à son aise.
    En la guerre que le roi Ferdinand fit contre la veuve de Jean, roi de Hongrie, autour de Bude, Raïsciac, capitaine allemand, voyant rapporter le corps d’un homme de cheval, à qui chacun avait vu excessivement bien faire en la mêlée, le plaignait d’une plainte commune ; mais curieux avec les autres de reconnaître qui il était, après qu’on l’eut désarmé, trouva que c’était son fils.
    Et, parmi les larmes publiques, lui seul se tint sans épandre ni voix, ni pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le regardant fixement, jusqu’à ce que l’effort de la tristesse venant à glacer ses esprits vitaux, le porta en cet état roide mort par terre.
    C’est brûler peu que pouvoir dire combien on brûle, disent les amoureux, qui veulent représenter une passion insupportable :.
    Malheureux ! Tous mes sens nues sont ravis. Dés que je t’aperçois, Lesbie, je ne puis plus parler, dans mon égarement ; ma langue est paralysée, une flamme subtile coule dans mes membres, mes oreilles tintent de leur propre bourdonnement, une double nuit couvre mes yeux. Plaintes et nos persuasions ; l’âme est lors aggravée de profondes pensées, et le corps abattu et languissant d’amour.
    Et de là s’engendre parfois la défaillance fortuite, qui surprend les amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extrême, au giron même de la jouissance. Toutes passions qui se laissent goûter et digérer, ne sont que médiocres. La surprise d’un plaisir inespéré nous étonne de même.
    Outre la femme romaine, qui mourut surprise d’aise de voir son fils revenu de la route de Cannes , Sophocle et Denys le tyran, qui trépassèrent d’aise, et Talva qui mourut en Corse , lisant les nouvelles des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés, nous tenons en notre siècle que le pape Léon dixième, ayant été averti de la prise de Milan, qu’il avait extrêmement souhaitée, entra en tel excès de joie, que la fièvre l’en prit et en mourut. Et pour un plus notable témoignage de l’imbécillité humaine, il a été remarqué par les Anciens que Diodore le Dialecticienio mourut sur-le-champ, épris d’une extrême passion de honte, pour en son école et en public ne se pouvoir développer d’un argument qu’on lui avait fait.
    Je suis peu en prise de ces violentes passions. J’ai l’appréhension naturellement dure ; et l’encroûte et épaissis tous les jours par discours.

     

     

     

     

     

     

    CHAPITRE III
     

    NOS AFFECTIONS S’EMPORTENT AU-DELA DE NOUS

     


    Ceux qui accusent les hommes d’aller toujours béant après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents et nous rasseoir en ceux-là, comme n’ayant aucune prise sur ce qui est à venir, Voire a assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs, s’ils osent appeler erreur chose à quoi nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus jalouse de notre action que de notre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir, et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.
    “Fais ton fait et te connais.” Chacun de ces deux membres enveloppe généralement tout notre devoir, et semblablement enveloppe son compagnon. Qui aurait à faire son fait, verrait que sa première leçon, c’est connaître ce qu’il est et ce qui lui est propre. Et qui se connaît, ne prend plus l’étranger fait pour le sien ; s’aime et se cultive avant toute autre chose ; refuse les occupations superflues et, les pensées et propositions inutiles. Comme la folie, quand on lui octroiera ce qu’elle désire, ne sera pas contente, aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se déplaît jamais de soi. Epicure dispense son sage de la prévoyance et sollicitude de l’avenir.
    Entre les lois qui regardent les trépassés, celle-ci me semble autant solide, qui oblige les actions des princes à être examinées après leur mort. Ils sont compagnons, sinon maîtres des lois ; ce que la Justice n’a pu sur leurs têtes, c’est raison qu’elle l’ait sur leur réputation, et biens de leurs successeurs : choses que souvent nous préférons à la vie. C’est une usance qui apporte des commodités singulières aux nations où elle est observée, et désirable à tous bons princes qui ont à se plaindre de ce qu’on traite la mémoire des méchants comme la leur. Nous devons la sujétion et l’obéissance également à tous rois, car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de celer leurs vices, d’aider de notre recommandation leurs actions indifférentes pendant que leur autorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini, ce n’est pas raison de refuser à la justice et à notre liberté l’expression de nos vrais ressentiments, et nommément de refuser aux bons sujets la gloire d’avoir révéremment et fidèlement servi un maître, les imperfections duquel leur étaient si bien connues, frustrant la postérité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privée, épousent iniquement la mémoire d’un prince mes louable, font justice particulière aux dépens de la justice publique.
    Tite-Live dit vrai, que le langage des hommes nourris sous la royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages, chacun élevant indifféremment son roi à l’extrême ligne de valeur et grandeur souveraine.
    On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats qui répondirent à Néron à sa barbe. L’un, enquis de lui pourquoi il lui voulait du mal : “Je t’aimai quand tu le valais, mais depuis que tu es venu parricide, boutefeu, bateleur, cocher, je te hais comme tu mérites.” L’autre, pourquoi il le voulait tuer : “Parce que je ne trouve autre remède à tes continuelles méchancetés.” Mais les publics et universels témoignages qui après sa mort ont été rendus, et le seront à tout jamais de ses tyranniques et vilains déportements, qui de sain entendement les peut réprouver ? Il me déplaît qu’en une si sainte police a que la Lacé-démortienne se fût mêlée une si feinte cérémonie. A la mort des rois, tous les confédérés et voisins, tous les ilotes, hommes, femmes, pèle-mêle, se découpaient le front pour témoignage de deuil et disaient en leurs cris et lamentations que celui-là, quel qu’il eût été, était le meilleur roi de tous les leurs : attribuant au rang le los qui appartenait au mérite, et qui appartenait au premier mérite au postrême et dernier rang. Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon que nul avant sa mort ne peut être dit heureux, si celui-là même qui a vécu et qui est mort selon ordre, peut être dit heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation où il nous plaît : mais étant hors de l’être, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. Et serait meilleur de dire à Solon, que jamais flamme n’est donc heureux, puisqu’il ne l’est qu’après qu’il n’est plus.
    Chacun ne s’arrache qu’à grand-mine de la vie jusqu’à la racine, mais à son insu même, et s’imagine qu’une partie de Mi-même lui survit ; et il ne peut se détacher et se libérer complètement de son corps abattu par la mort.
    Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Rangon près du Puy en Auvergne. Les assiégés s’étant rendus après, furent obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé.
    Barthelemy d’Alviane, général de l’armée des Vénitiens, étant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant à être rapporté à Venise par le Véronais, terre ennemie, la plupart de ceux de l’armée étaient d’avis qu’on demandât sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone. Mais Théodore Trivolce y contredit ; et choisit plutôt de le passer par vive force, au hasard du combat : “N’étant convenable, disait-il, que celui qui en sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort fît démonstration de les craindre.” De vrai, en chose voisine, par les lois grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer, renonçait à la victoire, et ne lui était plus loisible d’en dresser trophée. A celui qui en était requis, c’était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait nettement gagné sur les Corinthiens. Et au rebours, Agésilas assura celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Béotiens.
    Ces traits se pourraient trouver étranges, s’il n’était reçu de tout temps, non seulement d’étendre le soin que nous avons de nous au-delà cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et continuent à nos reliques. De quoi il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nôtres, qu’il n’est besoin que je m’y étende. Edouard premier roi d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d’entre lui et Robert, roi d’Ecosse, combien sa
    présence donnait d’avantage à ses affaires, rapportant toujours la victoire de ce qu’il entreprenait en personne, mourant, obligea son fils par solennel serment à ce qu’étant trépassé, il fît bouillir son corps pour déprendre sa chair d’avec les os, laquelle fit enterrer ; et quant aux os, qu’il les réservât pour les porter avec lui et en son armée, toutes les fois qu’il lui adviendrait d’avoir guerre contre les Ecossais. Comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à ses membres.
    Jean Zischa qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef voulut qu’on l’écorchât après sa mort et de sa peau qu’on fit un tambourin à porter à la guerre contre ses ennemis, estimant que cela aiderait à continuer les avantages qu’il avait eus aux guerres par lui conduites contre eux. Certains Indiens portaient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements de l’un de leurs capitaines, en considération de l’heur qu’il avait eu en vivant. Et d’autres peuples en ce même monde, traînent à la guerre les corps des vaillants hommes qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d’encouragement.
    Les premiers exemples ne réservent au tombeau que la réputation acquise par leurs actions passées ; mais ceux-ci y veulent encore mêler la puissance d’agir. Le fait du capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel, se sentant blessé à mort d’une arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée, répondit, qu’il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemi ; et, ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant défaillir et échapper de cheval, commanda à son maître d’hôtel de le coucher au pied d’un arbre, mais que ce fût en façon qu’il mourût le visage tourné vers l’ennemi, comme il fit.
    Il me faut ajouter un autre exemple aussi remarquable pour cette considération que nul des précédents. L’empereur Maximilien, bisaieul du roi Philippe, qui est à présent, était prince doué de tout plein de grandes qualités, et entre autres d’une beauté de corps singulière.
    Mais parmi ces humeurs, il avait celle-ci, bien contraire à celle des princes, qui, pour dépêcher les plus importantes affaires, font leur trône de leur chaise-percée :
    c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre si privé, à qui il permit de le voir en sa garde-robe. Il se dérobait pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne découvrir ni à médecin, ni à qui que ce fût les parties qu’on a accoutumé de tenir cachées. Moi, qui ai la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte. Si ce n’est à une grande suasion de la nécessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de personne les membres et actions que notre coutume ordonne être couvertes. J’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bienséant à un homme, et surtout, à un homme de ma profession. Mais, lui, en vint à telle superstition, qu’il ordonna par paroles expresses de son testament qu’on lui attachât des caleçons, quand il serait mort. Il devait ajouter par codicille, que celui qui les lui monterait eût les yeux bandés. L’ordonnance que Cyrus fait à ses enfants, que ni eux ni autre ne voie et touche son corps après que l’âme en sera séparée, je l’attribue à quelque sienne dévotion. Car et son historien et lui, entre leurs grandes qualités, ont semé partout le cours de leur vie un singulier soin et révérence à la religion.
    Ce conte me déplut qu’un Grand me fit d’un mien allié, homme assez connu et en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extrêmes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernières avec un soin véhément, à disposer l’honneur et la cérémonie de son enterrement, et somma toute la noblesse qui le visitait de lui donner parole d’assister à son convoi. A ce prince même, qui le vit sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fût commandée de s’y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c’était chose qui appartenait à un homme de sa sorte ; et sembla expirer content, ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution et ordre de sa montre. Je n’ai guère vu de vanité si persévérante.
    Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n’ai point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à celle-ci, d’aller se soignant et passionnant à ce dernier point à régler son convoi, à quelque particulière et inusitée parcimonie, à un serviteur et une lanterne. Je vois louer cette humeur, et l’ordonnance de Marcus Emilius Lepidus, qui défendit à ses héritiers d’employer pour lui les cérémonies qu’on avait accoutumé en telles choses. Est-ce encore tempérance et frugalité, d’éviter la dépense et la volupté, desquelles l’usage et la connaissance nous est imperceptible ? Voilà une aisée réformation et de peu de coût. S’il était besoin d’en ordonner, je serais d’avis qu’en celle-là, comme en toutes actions de la vie, chacun en rapportât la règle à la forme de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils aviseront pour le mieux, et quant aux funérailles de les faire ni superflues ni mécaniques.
    Je laisserai purement la coutume ordonner de cette cérémonie ; et m’en remettrai à la discrétion des premiers à qui je tomberai en charge. “C’est un soin qu’il faut totalement mépriser pour soi-même, mais ne pas négliger pour les siens.” Et est saintement dit à un saint : “Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques sont plutôt des consécrations pour les vivants que des secours pour les morts.” Pourtant Socrate à Criton, qui sur l’heure de sa fin lui demande comment il veut être enterré : “Comme vous voudrez”, répond-il. Si j’avais à m’en empêcher plus avant, je trouverais plus galant d’imiter ceux qui entreprennent, vivants et respirants, jouir de l’ordre et honneur de leur sépulture, et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux, qui savent réjouir et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort.
    A peu que je n’entre en haine irréconciliable contre toute domination populaire, quoiqu’elle me semble la plus naturelle et équitable, quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple athénien, de faire mourir sans rémission et sans les vouloir seulement ouïr en leurs défenses ses braves capitaines, venant de gagner contre les Lacédémoniens la bataille navale près des îles Arginuses, la plus contestée, la plus forte bataille que les Grecs aient donnée en mer de leurs forces, parce qu’après la victoire ils avaient suivi les occasions que la loi de la guerre leur présentait, plutôt que de s’arrêter, à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette exécution plus odieuse le fait de Diomédon.
    Celui-ci est l’un des condamnés, homme de notable vertu, et militaire et politique ; lequel, se tirant avant pour parler, après avoir ouï l’arrêt de leur condamnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause et à découvrir l’évidente injustice d’une si cruelle conclusion, ne représenta qu’un soin de la conservation de ses juges, priant les dieux de tourner ce jugement à leur bien ; et afin qu’à faute de rendre les voeux que lui et ses compagnons avaient voués, en reconnaissance d’une si illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des dieux sur eux, les avertissant quels voeux c’étaient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice.
    La fortune quelques années après les punit de même pain soupe. Car Chabrias, capitaine général de l’armée de mer des Athéniens, ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île de Naxos, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple. Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition. Tu veux savoir où tu seras après la mort ? Où sont les choses à naître ? Cet autre redonne le sentiment du repos à un corps sans âme :
    “Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir, qu’il n’ait pas de port, où, déchargé du fardeau de la vie humaine, son corps repose en paix.”
    Tout ainsi que nature nous fait voir que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie.
    Le vin s’altère aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d’état aux saloirs et de goût, selon les lois de la chair vive ; à ce qu’on dit.

     

     

     

     

     

     

    CHAPITRE IV
     

    COMME L’AME DÉCHARGE SES PASSIONS SUR DES OBJETS FAUX QUAND LES VRAIS LUI DÉFAILLENT

     


    Un gentilhomme des nôtres merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l’usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s’en prendre, et que s’écriant et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de boeuf et le jambon, il s’en sentait d’autant allégé. Mais en bon escient, comme le bras étant haussé pour frapper, il nous dit, si le coup ne rencontre et qu’il aille au vent ; aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perdue et écartée dans le vague de l’air, ainsi qu’elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance, de même il semble que l’âme ébranlée et émue se perde en soi-même, si on ne lui donne prise ; et faut toujours lui fournir d’objet où elle s’abutte et agisse. Plutarque dit, à propos de ceux qui s’affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s’en forge ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l’âme en ses passions se pipe plutôt elle-même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n’agir contre quelque chose.
    Ainsi emporte les bêtes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soi-même du mal qu’elles sentent, Quelles causes n’inventons-nous des malheurs qui nous adviennent ? A quoi ne nous prenons-nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ?
    Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine que, dépitée, tu bats si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien-aimé :
    prends-t’en ailleurs Tite-Live, parlant de l’armée romaine en Espagne après la perte des deux frères ses grands capitaines : “Tous de pleurer aussitôt et de se frapper la tête.” C’est un usage commun. Et le philosophe Bion de ce Roi qui de deuil s’arrachait les poils, fut-il pas plaisant : “Celui-ci pense-t-il que la pelade soulage le deuil ?” Qui n’a vu mâcher et engloutir les cartes, se gorger d’une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxès fouetta la mer de l’Helles pont, l’enforgea et lui fit dire mille vilenies, et écrivit un cartel de défi au mont Athos, et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gyridés pour la peur qu’il avait eue en la passant. ; et Caligula ruina une très belle maison, pour le plaisir que sa mère y avait eus, Le peuple disait en ma jeunesse qu’un Roi de nos voisins, ayant reçu de Dieu une bas tornade, jura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priât, ni parlât de lui, ni, autant qu’il était en son autorité, qu’art ne crût en lui. Par où on voulait peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoi était le conte. Ce sont vices toujours conjoints, mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encore d’outre cuidance que de bêtise.
    L’empereur Auguste, ayant été battu de la tempête sur mer, se prit à défier le dieu Neptune et en la pompe des jeux circenses fit ôter son image du rang où elle était parmi les autres dieux pour se venger de lui.
    En quoi il est encore moins excusable que les précédents, et moins qu’il ne fut depuis, lorsqu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemagne, il allait de colère et de désespoir, choquant sa tête contre la muraille, en s’écriant : “Varus, rends-moi mes soldats.” Car ceux-là surpassent toute folie, d’autant que l’impiété y est jointe, qui s’en adressent à Dieu même, ou à la fortune, comme si elle avait des oreilles sujettes à notre batterie, à l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou éclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour ranger Dieu à raison, à coups de flèches , Or, comme dit cet ancien poète chez Plutarque, Point ne se faut courroucer aux affaires.
    Il ne leur chaut de toutes nos colères.
    Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au dérèglement de notre esprit.

     

     

     

     

     

     

    CHAPITRE V
     

    SI LE CHEF D’UNE PLACE ASSIÉGÉE DOIT SORTIR POUR PARLEMENTER

     


    Luclus MarcIusi, légat des Romains, en la guerre contre Persée, roi de Macédoine, voulant gagner le temps qu’il lui fallait encore à mettre en point son armée, sema des entrejets d’accord, desquels le Roi endormi accorda trêve pour quelques jours, fournissant par ce moyen son ennemi d’opportunité et loisir pour s’armer ; d’où le Roi encourut sa dernière ruine. Si est-ce que les vials du Sénat, mémoratifs des moeurs de leurs pères, accusèrent cette pratique comme ennemie de leur style ancien : qui fut, disaient-ils, combattre de vertu, non de finesse, ni par surprises et rencontres de nuit, ni par fuites apostées ; et recharges inopinées, n’entreprenant guerre qu’après l’avoir dénoncée, et souvent après avoir assigné l’heure et lieu de la bataille. En cette conscience ils renvoyèrent à Pyrrhus son traître médecin, et aux Falisques leur méchant maître d’école. C’étaient les formes vraiment romaines, non de la grecque subtilité et astuce punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup ; mais celui seul se tient pour surmonté, qui sait l’avoir été ni par ruse ni de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une loyale et juste guerre. Il appert bien par le langage de ces bonnes gens qu’ils n’avaient encore reçu cette belle sentence :
    “Ruse ou valeur, qui s’en inquiéterait à propos d’un ennemi ?”
    Les Achéens, dit Polybe détestaient toute voie de tromperie en leurs guerres, n’estimant victoire, sinon où les courages des ennemis sont abattus.
    “L’homme vertueux et sage saura que mule est une véritable victoire celle qu’on gagne en gardant intacts loyauté et honneur.” dit un autre.
    “Eprouvons par le courage, c’est à vous ou à moi que la Fortune, maîtresse des, événements destine le gouvernement.”
    Au royaume de Temate, parmi ces nations que, si à pleine bouche, nous appelons barbares, la coutume porte qu’ils n’entreprennent guerre sans l’avoir premièrement dénoncée, y ajoutant ample déclaration des moyens qu’ils ont à y employer : quels, combien de flammes, quelles munitions, quelles armes offensives et défensives. Mais cela fait aussi, si leurs ennemis ne cèdent et viennent à accord, ils se donnent loi au pis faire et ne pensent pouvoir être reprochés de trahison, de finesse et de tout moyen qui sert à vaincre.
    Les anciens Florentins étaient si éloignés de vouloir gagner davantage sur leurs ennemis par surprise, qu’ils les avertissaient un mois avant que de mettre leur exercité aux champs par le continuel son de la cloche qu’ils nommaient Martinella. Quant à nous, moins superstitieux, qui tenons celui avoir l’honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui, après Lysandre, disons que où la peau du lion ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du renard, les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette pratique ; et n’est heure, disons-nous, où un chef doive avoir plus l’oeil au guet, et celle des parlements et traités d’accord.
    Et pour cette cause, c’est une règle en la bouche de tous les hommes de guerre de notre temps, qu’il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiégée sorte lui-même pour parlementer. Au temps de nos pères, cela fut reproché aux seigneurs de Montfort et de Lassigny, défendant Mousson contre le comte de Nassau. Mais aussi à ce compte, celui-là serait excusable, qui sortirait en telle façon, que la sûreté et l’avantage demeurassent de son côté : comme fit en la ville de Regdo le comte Guy de Rangon (s’il en faut croire du Bellay, car Guichardin dit que ce fut lui-même) lorsque le seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer ; car il abandonna de si peu son fort, qu’un trouble s’étant ému pendant ce parlement, non seulement monsieur de l’Escut et sa troupe, qui était approchée avec lui, se trouva la plus faible, de façon que Alexandre Trivuloey fut tué, mais lui-même fut contraint, pour le plus sûr, de suivre le comte et se jeter sur sa foi à l’abri des coups dans la ville.
    Eumène en la ville de Nora, pressé par Antigonos, qui l’assiégeait, de sortir parler à lui, et qui après plusieurs autres entremises alléguait que c’était raison qu’il vint devers lui, attendu qu’il était le plus grand et le plus fort, après avoir fait cette noble réponse : “Je n’estimerai jamais homme plus grand que moi, tant que j’aurai mon épée en ma puissance”, n’y consentit, qu’Antigonos ne lui eût donné Ptolomée son propre neveu, otage, comme il demandait.
    Si est-ce que encore en y a-t’il, qui se sont très bien trouvés de sortir sur la parole de l’assaillant. Témoin Henry de Vaux, chevalier champenois, lequel étant assiégé dans le château de Commercy par les Anglais, et Barthélemy de Bonnes, qui
    commandait au siège, ayant par dehors fait saper la plupart du château, si qu’il ne restait que le feu pour accabler les assiégés sous les ruines, somma le dit Henry de sortir à parlementer pour son profit, comme il fit lui quatrième, et son évidente ruine lui ayant été montrée à l’oeil, il s’en sentit singulièrement obligé à l’ennemi ; à la discrétion duquel, après qu’il se fut rendu et sa troupe, le feu étant mis à la mine, les étançons de bois venus à faillir, le château fut emporté de fond en comble. Je me fie aisément à la foi d’autrui. Mais malaisément le ferais-je lorsque je donnerais à juger l’avoir plutôt fait par désespoir et faute de coeur que par franchise et confiance de sa loyauté.

     

     

     

     

     

     

    CHAPITRE VI
     

    L’HEURE DES PARLEMENTS DANGEREUSE

     


    Toutefois je vis dernièrement en mon voisinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogés à force par notre armée, et autres de leur parti, criaient comme de trahison, de ce que pendant les entremises d’accord, et le traité se continuant encore, on les avait surpris et mis en pièges ; chose qui eût eu à l’aventure apparente en un autre siècle ; mais, comme je viens de dire, nos façons sont entièrement éloignées de ces règles ; et ne se doit attendre fiance des uns aux autres, que le dernier sceau d’obligation n’y soit passé ; encore y a-t-il lors assez affaire. Et a toujours été conseil hasardeux de fier à la licence d’une armée victorieuse l’observation de la foi qu’on a donnée à une ville qui vient de se rendre par douce et favorable composition et d’en laisser sur la chaude l’entrée libre aux soldats. L’Emilius Regillus, préteur romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocée à force, pour la singulière prouesse des habitants à se bien défendre, fit pacte avec eux de les recevoir pour amis du peuple romain et d’y entrer comme en ville confédérée, leur ôtant toute crainte d’action hostile. Mais y ayant quant et lui introduit son armée, pour s’y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu’il y employât, de tenir la bride à ses gens ; et vit devant ses yeux fourrager bonne partie de la ville, les droits de l’avarice et de la vengeance. suppéditant ceux de son autorité et de la discipline militaire.
    Cléomène disait que, quelque mal qu’on pût faire aux ennemis en guerre, cela était par-dessus la justice, et non sujet à celle, tant envers les dieux qu’envers les hommes. Et, ayant fait trêve avec les Argiens pour sept jours, la troisième nuit après il les alla charger tout endormis et les défit, alléguant qu’en sa trêve il n’avait pas été parlé des nuits. Mais les dieux vengèrent cette perfide subtilité.
    Pendant le parlement et qu’ils musaient sur leurs sûretés, la ville de Casilinum fut saisie par surprise, et cela pourtant aux siècles et des plus justes capitaines et de la plus parfaite milice romaine. Car il n’est pas dit, que, en temps et lieu, il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lâcheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de priviléges raisonnables au préjudice de la raison ; et ici faut la règle : “Que personne ne cherche à profiter de la sottise d’autrui.” Mais je m’étonne de l’étendue que Xénophon leur donne, et par les propos et par divers exploits de son parfait empereur ; auteur de merveilleux poids en telles choses, comme grand capitaine et philosophe des premiers disciples de Socrate. Et ne consens pas à la mesure de sa dispense, en tout et partout.
    M. d’Aubigny, assiégeant Capoue, et après y avoir fait une furieuse batterie, le seigneur Fabrice Colonne, capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisant plus molle garde, les nôtres s’en emparèrent et mirent tout en pièces. Et de plus fraîche mémoire, à Yvoy, le seigneur Jullian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec M. le connétable, trouva au retour sa place saisie.
    Mais afin que nous ne nous en allions pas sans revanche, le marquis de Pesquaire assiégeant Gênes, où le duc Octavien Fregose commandait sous notre protection, et l’accord entre eux ayant été poussé si avant, qu’on le tenait pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols s’étant coqlés dedans, en usèrent comme en une victoire plénière. Et depuis, en Ligny-en-Barrois, où le comte de Brienne commandait, l’empereur l’ayant assiégé en personne, et Bertheuille, lieutenant dudit comte, étant sorti pour parler, pendant le marché la ville se trouva saisie.
    Arioste, Roland furieux : “Vaincre est toujours chose glorieuse, que la victoire soit due à la fortune ou à l’adresse.”
    disent-ils. Mais le philosophe Chrysippe n’eût pas été de cet avis ; et moi aussi peu : car il disait que ceux qui courent à l’envi, doivent bien employer toutes leurs forces à la vitesse ; mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrêter, ni de lui tendre la jambe pour le faire choir.
    Et plus généreusement encore ce grand Alexandre Polypercon, qui lui disait de se servir de l’avantage que l’obscurité de la nuit lui donnait pour assaillir Darius : “Point, fit-il, ce n’est pas à moi d’employer des victoires dérobées : “J’aime mieux avoir à me plaindre de la fortune qu’à rougir de ma victoire.”.
    “Mézence ne jugea pas digne d’abattre Orode en fuite, ni de le blesser d’un trait qu’il n’aurait pas vu. Il court à sa rencontre, l’attaque face à face, homme contre homme, et triomphe non par ruse, mais par le courage de ses armes.”

     

     

     

     

     

     

    À SUIVRE....

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Most Wanted - Politics

    par Gilles Morand

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

     

    L'Empereur Nicolas 1er


    Chapitre 1 : L'empire et ses vassaux 

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

    Nicolas 1er, Empereur de tous les François.

    Recherché pour : Avoir piqué la femme de Jacques Martin, avoir voulu mettre son fils à la tête de l'EPAD, avoir voulu qu'on vote pour Baladur en 2002, avoir bouffer au Fouquet's avec ses potes milliardaires, le soir de sa victoire,....

    Récompense : Un petit déjeuner au fouquet's.

     

     

     

     

     

    Chapitre 2 : Monseigneur Woerth

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

    Monseigneur Woerth, Cardinal de Chantilly et ancien responsable des deniers impériaux.

     

    Recherché pour : Avoir la tête d'un comptable depuis 1969, avoir vendu un Hippodrome plus un Golf à Compiègne pour la valeur d'un appart 4 pièces à un copain, avoir fait placer sa femme chez la femme la plus riche de France...

    Récompense : Un pur sang arabe.

     

     

     

     

    Chapitre 3 : Le Maréchal Longuet

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    Le Maréchal Longuet, Ministre de la Guerre.

    Recherché pour : Avoir été jeune membre à "Occident", groupuscule d'extrême droite, période à laquelle il est condamné pour "violence et voies de fait avec armes et préméditation", pour "recel d'abus de crédit" pour la construction de sa villa de Saint-Tropez, pour avoir été à la tête du Parti Républicain, lors du financement de la Campagne de Baladur...

    Récompense : Une carte d'ancien combattant.

     

     

     

     

     

    Chapitre 4 : Le général Lefèvre

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    Monsieur Lefèvre, Général d'Artillerie bien Lourde et Ministre du commerce de la route des Indes et des petites mains de l'Empire.

    Recherché pour : Avoir confondu une marque de fringues avec un livre humaniste, pour prendre l'AFP pour l'agence TASS, pour ne voir dans internet qu'un «refuge» pour «les psychopathes, les violeurs, les racistes et les voleurs», pour être Lobbyiste professionnel depuis 1996, défendant les intérêts des sociétés du tabac ou de l'agro-alimentaire...

    Récompense : Le livre "zadig et voltaire".

     

     

     

     

     

    Chapitre 5 : Baronne de Lagarde

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    La Baronne de Lagarde, récemment détachée comme Haute Intendante aux deniers des Empires du Nord.

    Recherché pour : Avoir filé 450 millions d'euros à Bernard Tapie aux frais du contribuable....

    Récompense : Une nuit avec Bernard Tapie.

     

     

     

     

     

    Chapitre 6 : Sir Hortefeux

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    Le Chevalier Hortefeux, Ancien Ministre de la Police secrète et vendeur d'armes à ses heures.

    Recherché pour : Injures raciales, atteinte à la présomption d'innocence, cirage de pompe, amis vendeurs d'armes...

    Récompense : Un iphone sur écoute.

     

     

     

     

     

     

    Chapitre 7 : Monseigneur Guéant

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    Le Cardinal de Guéant, Ministre de la Torture et main gauche de l'Empereur.

    Recherché pour :

    Récompense : Une roulotte tzigane.

     

     

     

     

     

    Chapitre 8 : Le Comte de Copé

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    Monsieur Copé, Comte de la Seine et de la Marne, Chargé de la propagande Impériale.

    Recherché pour : être capable de lécher une botte en plantant un poignard dans le dos, pour nagé dans la piscine de Ziad Takkédine dès qu'il fait beau, faire des listes de mariages digne des Béttencourt...

    Récompense : Un parapluie bulgare.

     

     

     

     

     

    Chapitre 9 : Monsieur Bertrand

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    Monsieur Bertrand, Marquis de l'Aisne et Ministre de la Médecine.

    Recherché pour : mauvaise imitation de nounours, léger surpoids (désolé j'avais dit que j'attaquais pas sur le physique), défense obligatoire des résultats de l'Empire....

    Récompense : L'intégrale de "Oui-Oui".

     

     

     

     

     

    Chapitre 10 : Madame Bachelot

     

    Most Wanted - Politics (Gilles Morand)

     

     

    Madame Bachelot, Vicomtesse du Maine et de la Loire, Ministre des solidarités envers l'Empire.

    Recherché pour : Avoir oublier de mettre sur son CV qu'elle a travaillé 10 ans pour le lobby pharmaceutique, avoir fait acheter pour un milliard de vaccin contre le AH1N1, Rire comme un dindon quand elle ne comprend pas...

    Récompense : 3 millions de boites de Tamiflu.

     

     

     

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    Book Club

    Chapitre Volume 1 Chapitre 01

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    L'aiguille à repriser

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    L'aiguille à repriser - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

     

    Il y avait un jour une aiguille à repriser : elle se trouvait elle-même si fine qu’elle s’imaginait être une aiguille à coudre. " Maintenant, faites bien attention, et tenez-moi bien, dit la grosse aiguille aux doigts qui allaient la prendre. Ne me laissez pas tomber ; car, si je tombe par terre, je suis sûre qu’on ne me retrouvera jamais. Je suis si fine ! - Laisse faire, dirent les doigts, et ils la saisirent par le corps. - Regardez un peu ; j’arrive avec ma suite ", dit la grosse aiguille en tirant après elle un long fil ; mais le fil n’avait point de noeud. Les doigts dirigèrent l’aiguille vers la pantoufle de la cuisinière : le cuir en était déchiré dans la partie supérieure, et il fallait le raccommoder. " Quel travail grossier ! dit l’aiguille ; jamais je ne pourrai traverser : je me brise , je me brise". Et en effet elle se brisa. "Ne l’ai-je pas dit ? s’écria-t-elle ; je suis trop fine. - Elle ne vaut plus rien maintenant ", dirent les doigts. Pourtant ils la tenaient toujours. La cuisinière lui fit une tête de cire, et s’en servit pour attacher son fichu. " Me voilà devenue broche ! dit l’aiguille. Je savais bien que j’arriverais à de grands honneurs. Lorsqu’on est quelque chose, on ne peut manquer de devenir quelque chose. " Et elle se donnait un air aussi fier que le cocher d’un carrosse d’apparat, et elle regardait de tous côtés. " Oserai-je vous demander si vous êtes d’or ? dit l’épingle sa voisine. Vous avez un bel extérieur et une tête extraordinaire ! Seulement, elle est un peu trop petite ; faites des efforts pour qu’elle devienne plus grosse, afin de n’avoir pas plus besoin de cire que les autres. " Et là-dessus notre orgueilleuse se roidit et redressa si fort la tête, qu’elle tomba du fichu dans l’évier que la cuisinière était en train de laver. " Je vais donc voyager, dit l’aiguille ; pourvu que je ne me perde pas ! " Elle se perdit en effet. " Je suis trop fine pour ce monde-là ! dit-elle pendant qu’elle gisait sur l’évier. Mais je sais ce que je suis, et c’est toujours une petite satisfaction. " Et elle conservait son maintien fier et toute sa bonne humeur. Et une foule de choses passèrent au-dessus d’elle en nageant, des brins de bois, des pailles et des morceaux de vieilles gazettes. " Regardez un peu comme tout ça nage ! dit-elle. Ils ne savent pas seulement ce qui se trouve par hasard au-dessous d’eux : c’est moi pourtant ! Voilà un brin de bois qui passe ; il ne pense à rien au monde qu’à lui-même, à un brin de bois !... Tiens, voilà une paille qui voyage ! Comme elle tourne, comme elle s’agite ! Ne va donc pas ainsi sans faire attention ; tu pourrais te cogner contre une pierre. Et ce morceau de journal ! Comme il se pavane ! Cependant il y a longtemps qu’on a oublié ce qu’il disait. Moi seule je reste patiente et tranquille ; je sais ma valeur et je la garderai toujours. " Un jour, elle sentit quelque chose à côté d’elle, quelque chose qui avait un éclat magnifique, et que l’aiguille prit pour un diamant. C’était un tesson de bouteille. L’aiguille lui adressa la parole, parce qu’il luisait et se présentait comme une broche. "Vous êtes sans doute un diamant ? - Quelque chose d’approchant. " Et alors chacun d’eux fut persuadé que l’autre était d’un grand prix. Et leur conversation roula principalement sur l’orgueil qui règne dans le monde. " J’ai habité une boîte qui appartenait à une demoiselle, dit l’aiguille. Cette demoiselle était cuisinière. A chaque main elle avait cinq doigts. Je n’ai jamais rien connu d’aussi prétentieux et d’aussi fier que ces doigts ; et cependant ils n’étaient faits que pour me sortir de la boîte et pour m’y remettre. - Ces doigts-là étaient-ils nobles de naissance ? demanda le tesson. - Nobles ! reprit l’aiguille, non, mais vaniteux. Ils étaient cinq frères... et tous étaient nés... doigts ! Ils se tenaient orgueilleusement l’un à côté de l’autre, quoique de différente longueur. Le plus en dehors, le pouce, court et épais, restait à l’écart ; comme il n’avait qu’une articulation, il ne pouvait s’incliner qu’en un seul endroit ; mais il disait toujours que, si un homme l’avait une fois perdu, il ne serait plus bon pour le service militaire. Le second doigt goûtait des confitures et aussi de la moutarde ; il montrait le soleil et la lune, et c’était lui qui appuyait sur la plume lorsqu’on voulait écrire. Le troisième regardait par-dessus les épaules de tous les autres. Le quatrième portait une ceinture d’or, et le petit dernier ne faisait rien du tout : aussi en était-il extraordinairement fier. On ne trouvait rien chez eux que de la forfanterie, et encore de la forfanterie : aussi je les ai quittés. A ce moment, on versa de l’eau dans l’évier. L’eau coula par-dessus les bords et les entraîna. "Voilà que nous avançons enfin ! " dit l’aiguille. Le tesson continua sa route, mais l’aiguille s’arrêta dans le ruisseau. "Là ! je ne bouge plus ; je suis trop fine ; mais j’ai bien droit d’en être fière ! " Effectivement, elle resta là tout entière à ses grandes pensées. " Je finirai par croire que je suis née d’un rayon de soleil, tant je suis fine ! Il me semble que les rayons de soleil viennent me chercher jusque dans l’eau. Mais je suis si fine que ma mère ne peut pas me trouver. Si encore j’avais l’oeil qu’on m’a enlevé, je pourrais pleurer du moins ! Non, je ne voudrais pas pleurer : ce n’est pas digne de moi ! " Un jour, des gamins vinrent fouiller dans le ruisseau. Ils cherchaient de vieux clous, des liards et autres richesses semblables. Le travail n’était pas ragoûtant ; mais que voulez-vous ? Ils y trouvaient leur plaisir, et chacun prend le sien où il le trouve. " Oh ! la, la ! s’écria l’un d’eux en se piquant à l’aiguille. En voilà une gueuse ! - Je ne suis pas une gueuse ; je suis une demoiselle distinguée ", dit l’aiguille. Mais personne ne l’entendait. En attendant, la cire s’était détachée, et l’aiguille était redevenue noire des pieds à la tête ; mais le noir fait paraître la taille plus svelte, elle se croyait donc plus fine que jamais. "Voilà une coque d’oeuf qui arrive ", dirent les gamins ; et ils attachèrent l’aiguille à la coque. " A la bonne heure ! dit-elle ; maintenant je dois faire de l’effet, puisque je suis noire et que les murailles qui m’entourent sont toutes blanches. On m’aperçoit, au moins ! Pourvu que je n attrape pas le mal de mer ; cela me briserait. " Elle n’eut pas le mal de mer et ne fut point brisée. " Quelle chance d’avoir un ventre d’acier quand on voyage sur mer ! C’est par là que je vaux mieux qu’un homme. Qui peut se flatter d’avoir un ventre pareil ? Plus on est fin, moins on est exposé. " Crac ! fit la coque. C’est une voiture de roulier qui passait sur elle. " Ciel ! Que je me sens oppressée ! dit l’aiguille ; je crois que j’ai le mal de mer : je suis toute brisée. " Elle ne l’était pas, quoique la voiture eût passé sur elle. Elle gisait comme auparavant, étendue de tout son long dans le ruisseau. Qu’elle y reste !

     

     

     

     

     

     

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    Hans le Balourd

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Hans le Balourd - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Il y avait dans la campagne un vieux manoir et, dans ce manoir, un vieux seigneur qui avait deux fils si pleins d'esprit qu'avec la moitié ils en auraient déjà eu assez. Ils voulaient demander la main de la fille du roi mais ils n'osaient pas car elle avait fait savoir qu'elle épouserait celui qui saurait le mieux plaider sa cause. Les deux garçons se préparèrent pendant huit jours - ils n'avaient pas plus de temps devant eux -, mais c'était suffisant car ils avaient des connaissances préalables fort utiles. L'un savait par cœur tout le lexique latin et trois années complètes du journal du pays, et cela en commençant par le commencement ou en commençant par la fin ; l'autre avait étudié les statuts de toutes les corporations et appris tout ce que devait connaître un maître juré, il pensait pouvoir discuter de l'État et, de plus, il s'entendait à broder les harnais car il était fin et adroit de ses mains.
    - J'aurai la fille du roi, disaient-ils tous les deux.
    Leur père donna à chacun d'eux un beau cheval, noir comme le charbon pour celui à la mémoire impeccable, blanc comme neige pour le maître en sciences corporatives et broderie, puis ils se graissèrent les commissures des lèvres avec de l'huile de foie de morue pour rendre leur parole plus fluide.
    Tous les domestiques étaient dans la cour pour les voir monter à cheval quand soudain arriva le troisième frère - ils étaient trois, mais le troisième ne comptait absolument pas, il n'était pas instruit comme les autres, on l'appelait Hans le Balourd.
    - Où allez-vous ainsi en grande tenue ? demanda-t-il.
    - A la cour, gagner la main de la princesse par notre conversation. Tu n'as pas entendu ce que le tambour proclame dans tout le pays ?
    Et ils le mirent au courant.
    - Parbleu ! il faut que j'en sois ! fit Hans le Balourd.
    Ses frères se moquèrent de lui et partirent.
    - Père, donne-moi aussi un cheval, cria Hans le Balourd, j'ai une terrible envie de me marier. Si la princesse me prend, c'est bien, et si elle ne me prend pas, je la prendrai quand même.
    - Bêtises, fit le père, je ne te donnerai pas de cheval, tu ne sais rien dire, tes frères, eux, sont gens d'importance.
    - Si tu ne veux pas me donner de cheval, répliqua Hans le Balourd, je monterai mon bouc, il est à moi et il peut bien me porter.
    Et il se mit à califourchon sur le bouc, l'éperonna de ses talons et prit la route à toute allure. Ah ! comme il filait !
    - J'arrive, criait-il.
    Et il chantait d'une voix claironnante.
    Les frères avançaient tranquillement sur la route sans mot dire, ils pensaient aux bonnes réparties qu'ils allaient lancer, il fallait que ce soit longuement médité.
    - Holà ! holà ! criait Hans, me voilà ! Regardez ce que j'ai trouvé sur la route.
    Et il leur montra une corneille morte qu'il avait ramassée.
    - Balourd ! qu'est-ce que tu vas faire de ça ?
    - Je l'offrirai à la fille du roi.
    - C'est parfait ! dirent les frères.
    Et ils continuèrent leur route en riant.
    - Holà ! holà ! voyez ce que j'ai trouvé maintenant ! Ce n'est pas tous les jours qu'on trouve ça sur la route.
    Les frères tournèrent encore une fois la tête.
    - Balourd ! c'est un vieux sabot dont le dessus est parti. Est-ce aussi pour la fille du roi ?
    - Bien sûr ! dit Hans.
    Et les frères de rire et de prendre une grande avance.
    - Holà ! holà ! ça devient de plus en plus beau ! Holà ! c'est merveilleux !
    - Qu'est-ce que tu as encore trouvé ?
    - Oh ! elle va être joliment contente, la fille du roi !
    - Pfuu ! mais ce n'est que de la boue qui vient de jaillir du fossé !
    - Oui, oui, c'est ça, et de la plus belle espèce, on ne peut même pas la tenir dans la main.
    Là-dessus il en remplit sa poche.
    Les frères chevauchèrent à bride abattue et arrivèrent avec une heure d'avance aux portes de la ville. Là, les prétendants recevaient l'un après l'autre un numéro et on les mettait en rang six par six, si serrés qu'ils ne pouvaient remuer les bras et c'était fort bien ainsi, car sans cela ils se seraient peut-être battus rien que parce que l'un était devant l'autre.
    Tous les autres habitants du pays se tenaient autour du château, juste devant les fenêtres pour voir la fille du roi recevoir les prétendants. A mesure que l'un d'eux entrait dans la salle, il ne savait plus que dire.
    - Bon à rien, disait la fille du roi, sortez !
    Vint le tour du frère qui savait le lexique par cœur, mais il l'avait complètement oublié pendant qu'il faisait la queue. Le parquet craquait et le plafond était tout en glace, de sorte qu'il se voyait à l'envers marchant sur la tête. A chaque fenêtre se tenaient trois secrétaires-journalistes et un maître juré (surveillant) qui inscrivaient tout ce qui se disait afin que cela paraisse aussitôt dans le journal que l'on vendait au coin pour deux sous. C'était affreux. De plus, on avait chargé le poêle au point qu'il était tout rouge.
    - Quelle chaleur ! disait le premier des frères.
    - C'est parce qu'aujourd'hui mon père rôtit des poulets, dit la fille du roi.
    Euh ! le voilà pris, il ne s'attendait pas à ça. Il aurait voulu répondre quelque chose de drôle et ne trouvait rien. Euh ! ...
    - Bon à rien. Sortez !
    L'autre frère entra.
    - Il fait terriblement chaud ici, commença-t-il ...
    - Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.
    - Comment ? Quoi ? Quoi ? dit-il.
    Et tous les journalistes écrivaient : «Comment ? quoi ? quoi ?»
    - Bon à rien ! Sortez !
    Vint le tour de Hans le Balourd. Il entra sur son bouc jusqu'au milieu de la salle.
    - Quelle fournaise ! dit-il.
    - Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.
    - Quelle chance ! fit Hans le Balourd, alors je pourrai sans doute me faire rôtir une corneille.
    - Mais bien sûr dit la princesse, mais as-tu quelque chose pour la faire rôtir, car moi je n'ai ni pot ni poêle.
    - Et moi j'en ai, dit Hans, voilà une casserole cerclée d'étain.
    Et il sortit le vieux sabot et posa la corneille au milieu.
    - Voilà tout un repas, dit la fille du roi, mais où prendrons-nous la sauce?
    - Dans ma poche, dit Hans le Balourd. J'en ai tant que je veux !
    Et il fit couler un peu de boue de sa poche.
    - Ça, ça me plaît ! dit la fille du roi. Toi, tu as réponse à tout et tu sais parler et je te veux pour époux. Mais sais-tu que chaque mot que nous avons dit paraîtra demain matin dans le journal ? A chaque fenêtre se tiennent trois secrétaires-journalistes et un vieux maître juré (surveillant) et ce vieux-là est pire encore que les autres car il ne comprend rien de rien.
    Elle disait cela pour lui faire peur. Tous les secrétaires-journalistes, par protestation, firent des taches d'encre sur le parquet.
    -Voilà du beau monde ! dit Hans le Balourd. Je vois qu'il faut que je m'en mêle et que je donne à leur patron tout ce que j'ai de mieux.
    Il retourna sa poche et lança au maître juré le reste de la boue en pleine figure.
    - Ça, c'est du beau travail ! dit la princesse, je n'en aurais pas fait autant ... Mais j'apprendrai à mon tour à les traiter comme ils le méritent.
    C'est ainsi que Hans le Balourd devint roi, il eut une femme et une couronne et s'assit sur un trône et c'est le journal qui nous en informa... mais peut-on vraiment se fier aux journaux ?

     

     

     

     

     

     

     

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    Grand Claus et petit Claus

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Grand Claus et petit Claus - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Dans un village vivaient deux paysans qui portaient le même nom. Ils s'appelaient tous deux Claus, mais l'un avait quatre chevaux, l'autre n'en avait qu'un. Pour les distinguer l'un de l'autre, on avait nommé le premier grand Claus, bien qu'ils fussent de même taille, et le second, qui ne possédait qu'un cheval, petit Claus.
    Ecoutez bien maintenant ce qui leur arriva ; car c'est une histoire véritable, s'il en fut jamais.
    Toute la semaine le petit Claus travaillait pour le grand à la charrue avec son unique cheval ; en retour, grand Claus venait l'aider avec ses quatre bêtes, mais une fois la semaine seulement, le dimanche. Houpa! comme petit Claus faisait alors claquer son fouet pour exciter ses cinq chevaux, car ce jour-là il les regardait tous comme siens.
    Un dimanche qu'il faisait le plus beau soleil, les cloches sonnaient à toute volée, et une foule de gens, parés et endimanchés, et leur livre de prières sous le bras, se rendaient à l'église; lorsqu'ils passaient à côté du champ où petit Claus conduisait la charrue avec les cinq chevaux, dans sa joie et pour faire parade d'un si bel attelage, il faisait le plus de bruit qu'il pouvait avec son fouet et s'écriait à tue-tête :
    - Hue ! en avant tous mes chevaux !
    - Qu'est-ce que tu dis donc là ? interrompit grand Claus ; tu sais bien qu'un seul de ces chevaux t'appartient.
    Lorsqu'il vint encore à passer du monde, petit Claus oublia la remontrance et s'écria de nouveau : " Hue! en avant tous mes chevaux!"
    - Je te prie de cesser, dit grand Claus. Si cela t'arrive encore une fois, je donnerai un tel coup sur la tête de ton cheval, que je l'assommerai. Alors tu n'auras plus de cheval du tout.
    - Sois tranquille, cela ne m'arrivera plus, répondit petit Claus.
    Il vint à passer un riche paysan, qui lui fit de la tête un signe amical; petit Claus se sentit très flatté, il pensa que cela lui serait beaucoup d'honneur que ce paysan pût croire qu'il possédait les cinq chevaux attelés à sa charrue. Il fit de nouveau claquer son fouet en criant encore plus fort que les autres fois :
    - Hue donc ! en avant tous mes chevaux !
    - Je t'apprendrai à dire hue à tes chevaux, dit grand Claus.
    Il saisit une bêche et en donna un coup si violent sur la tête du cheval de petit Claus, que la pauvre bête tomba sur le flanc pour ne plus se relever.
    - Ouh ! ouh ! fit petit Claus, qui se mit à pleurer. Voilà que je n'ai plus de cheval !
    Mais bientôt il se dit qu'il ne fallait pas tout perdre ; il écorcha la bête, en fit bien sécher au vent la peau ; il la mit dans un sac, qu'il hissa sur son dos, et il s'en fut vers la ville pour vendre sa peau de cheval.
    Il avait un long bout de chemin à parcourir ; il lui fallait traverser une grande et sombre forêt. Pendant qu'il y était engagé, survint un ouragan qui obscurcit le ciel, et petit Claus s'égara tout à fait. Lorsqu'il finit par retrouver la route, il était déjà très tard ; il ne pouvait plus, avant la nuit, arriver à la ville ni retourner chez lui.
    Un peu plus loin il aperçut une grande maison de ferme ; les volets étaient fermés, mais les rayons de lumière passaient à travers les fentes. "On m'accordera bien un gîte pour la nuit", pensa-t-il, et il alla frapper à la porte.
    Une paysanne, la maîtresse de la maison, vint ouvrir ; Claus présenta sa demande, mais elle lui répondit qu'il eût à passer son chemin, que son mari n'était pas là et qu'en son absence elle ne recevait pas d'étrangers.
    - Il me faudra donc rester la nuit à la belle étoile ! dit petit Claus.
    La paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez. Près de la maison il y avait une grange, contre laquelle s'élevait un hangar couvert d'un toit plat de chaume. "Je m'en vais grimper là, se dit Claus ; cela vaudra mieux que de coucher par terre, et même ce chaume me fera un excellent lit. Un couple de cigognes niche sur ce toit ; mais j'espère bien que, si je me conduis convenablement à leur égard, elles ne viendront pas me donner des coups de bec quand je dormirai. "
    Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se hissa sur le toit et, après s'être tourné et retourné comme un chat, il s'y installa commodément pour la nuit. Voilà qu'il aperçoit que les volets de la maison sont trop courts vers le haut, de façon que de l'endroit où il est, il voit tout ce qui se passe dans la grande chambre du rez-de-chaussée.
    Il y avait là une table couverte d'une belle nappe, sur laquelle se trouvaient un rôti, un superbe poisson et une bouteille de vin.
    La paysanne et le sacristain du village étaient assis devant la table, personne d'autre ; l'hôtesse versait du vin au sacristain qui s'apprêtait à manger une tranche du poisson, un brochet, son mets favori.
    Claus, qui n'avait pas soupé, tendait le cou et regardait avidement ces savoureuses victuailles. Et ne voilà-t-il pas qu'il aperçoit encore un magnifique gâteau tout doré qui était destiné au dessert. Quel régal cela faisait !
    Tout à coup on entend le pas d'un cheval; il s'arrête devant la maison: il ramenait le fermier, le mari de la paysanne.
    C'était un excellent homme ; mais un jour, étant gamin, il avait été battu par un sacristain qui le croyait coupable d'avoir sonné les cloches à une heure indue. C'était un de ses camarades qui avait fait le tour. Depuis ce jour notre fermier avait juré une haine féroce à toute la gent des sacristains ; il lui suffisait d'en apercevoir un pour se mettre en fureur.
    Si le sacristain était allé dire bonsoir à la fermière, c'est qu'il savait le maître de la maison absent ; la paysanne, qui ne partageait pas les préjugés de son mari, lui avait préparé ce beau festin.
    Lorsqu'ils entendirent les pas du cheval et qu'ils reconnurent le fermier à travers les fentes du volet, ils furent très effrayés, et la paysanne supplia le sacristain de se cacher dans une grande caisse vide ; il le fit volontiers ; il savait que le brave fermier avait la faiblesse de ne pas supporter la vue d'un sacristain. Puis la femme cacha vite dans le four les mets, le gâteau et la bouteille de vin ; si le mari avait vu tous ces apprêts, il aurait demandé ce que cela signifiait ; il aurait fallu mentir, et peut-être se serait-elle troublée.
    - Quel malheur ! s'écria petit Claus du haut se son toit, lorsqu'il vit disparaître des plats appétissants.
    - Hé ? qui est donc là ? dit le fermier entendant cette exclamation.
    Il leva la tête et aperçut petit Claus. Celui-ci raconta ce qui lui était arrivé et demanda la permission de rester sur le toit de chaume.
    - Descends donc plutôt, répondit le fermier, tu dormiras dans la maison, et puis tu ne refuseras sans doute pas de souper avec moi.
    La femme le reçut avec force sourires et démonstrations de joie ; elle remit la nappe sur la table et leur servit un grand plat rempli de soupe. Le fermier, qui avait très faim, se mit à manger de bon appétit ; petit Claus ne trouvait pas la soupe mauvaise, mais il pensait avec regret au succulent rôti, au poisson, au gâteau qu'il avait vus disparaître dans le four.
    Il avait placé sous la table le sac avec la peau de cheval, et il avait ses pieds dessus. Dans son dépit de ne rien goûter de toutes ces bonnes choses, il eut un mouvement d'impatience et il appuya brusquement du pied sur le sac ; la peau fraîchement séchée craqua bruyamment.
    - Pst ! pst ! dit petit Claus, comme s'il voulait faire taire quelqu'un.
    Mais en même temps il donna un nouveau coup de pied au sac, et on entendit un craquement encore plus fort.
    - Tiens, dit le paysan, qu'as-tu donc là dans ce sac ?
    - C'est un magicien, répondit petit Claus. Il m'apprend, dans son langage, que nous devrions laisser la soupe, et manger le rôti, le poisson et le gâteau que par enchantement il a fait venir dans le four.
    - N'est-ce pas une plaisanterie ? s'exclama le fermier.
    Et il sauta sur la porte du four et resta les yeux écarquillés devant les mets friands et succulents que sa femme y avait cachés, mais qu'il crut apportés là par un magicien.
    La fermière fit également l'étonnée et se garda bien de risquer une observation ; elle servit sur la table rôti, poisson et gâteau, et les deux hommes s'en régalèrent à cœur joie.
    Voilà que Claus donna de nouveau en tapinois un coup de pied à son sac ; le même craquement se fit entendre.
    - Que dit-il encore ? demanda le fermier.
    - Il me conte, répondit le petit Claus, qu'il ne veut pas que nous ayons soif ; toujours par enchantement, il a fait arriver à travers les airs trois bouteilles d'excellent vin qui sont quelque part dans un coin, ici, dans la chambre.
    Le fermier chercha et aperçut en effet les bouteilles, que la pauvre femme fut contrainte de déboucher et de placer sur la table. Les deux hommes s'en versèrent de copieuses rasades, et le fermier devint très joyeux.
    - Dis donc, demanda-t-il, ton magicien peut-il aussi évoquer le diable ? En ce moment que je me sens si bien et de si bonne humeur, rien ne me divertirait mieux que de voir maître Belzébuth faire ses grimaces.
    - Oh! oui, répondit Claus, mon sorcier fait tout ce que je lui demande. N'est-il pas vrai ? continua-t-il, en heurtant son sac du pied. Tu entends, il dit oui. Mais il ajoute que le diable est si laid, que nous ferions mieux de ne pas demander à le voir.
    - Oh ! je n'ai pas peur aujourd'hui, dit le fermier. A qui peut-il bien ressembler, Satan ?
    - Il a tout à fait l'air d'un sacristain.
    - Ah ! dit le paysan. Dans ce cas, il est affreux, en effet. Il faut que tu saches que j'ai les sacristains en horreur. Tant pis, cependant ; comme je suis prévenu que ce n'est pas un vrai sacristain, mais bien le diable en personne, sa vue ne me fera pas une impression trop désagréable. Vidons encore la dernière bouteille, pour nous donner du courage. Recommande toutefois qu'il ne m'approche pas de trop près.
    - Voyons, es-tu bien décidé ? dit petit Claus; alors je vais consulter mon magicien.
    Il remua son sac et tint son oreille contre.
    - Eh bien ? dit le paysan.
    - Il dit que vous pouvez allez ouvrir le grand coffre qui est là-bas dans le coin ; vous y verrez le diable qui s'y tient blotti ; mais tenez bien le couvercle et ne le soulevez pas trop, pour que le malin ne s'échappe pas.
    - En avant ! dit le fermier ; viens m'aider à tenir ferme le couvercle.
    Ils allèrent vers la caisse où le pauvre sacristain était accroupi, tout tremblant de peur. Le paysan leva un peu le dessus et regarda.
    - Oh ! s'écria-t-il en faisant un saut en arrière. Je l'ai donc vu, cet affreux Satan. En effet, c'est notre sacristain tout vif. Oh ! quelle horreur !
    Pour se remettre de son émotion, le fermier voulut boire encore un coup ; comme les trois bouteilles étaient vides, il alla en chercher une à la cave. Ils restèrent longtemps ainsi à trinquer et à jaser.
    - Ce magicien, dit enfin le paysan, il faut que tu me le vendes. Demande le prix que tu veux. Tiens, je te donnerai un boisseau plein d'écus.
    - Non, je ne puis pas, répondit petit Claus. Pense donc quel profit je puis tirer de cet obligeant sorcier qui fait tout ce que je veux.
    - Voyons, fais-moi cette amitié, dit le paysan. Si tu ne me le donnes pas, je me consumerai de regret.
    - Allons, soit ! puisque tu as montré ton bon cœur en m'offrant un gîte pour la nuit, je ferai ce sacrifice. Mais tu sais, j'aurai un plein boisseau d'écus, et la bonne mesure ?
    - C'est entendu, dit le paysan. Il faut aussi que tu emportes cette caisse là bas ; je ne veux plus l'avoir une minute à la maison. On ne sait pas, peut-être le diable y est-il resté logé.
    Le marché conclu, petit Claus voulut absolument partir au milieu de la nuit, de peur que le paysan ne vînt à changer d'avis ; il livra sa marchandise, son sac avec la peau, et reçut tout un boisseau de beaux écus trébuchants ; pour qu'il pût emporter la caisse, le paysan lui donna en outre une petite charrette. Petit Claus y chargea son argent et le coffre contenant le sacristain ; après une cordiale poignée de main échangée avec le paysan, il s'en alla, reprenant le chemin de sa maison. Il traversa de nouveau la grande forêt et arriva sur les bords d'un fleuve large et profond, dont le courant était si rapide que les plus forts nageurs avaient bien de la peine à le remonter. On y avait construit tout nouvellement un pont. Petit Claus s'y engagea, poussant sa charrette ; au milieu il s'arrêta et dit tout haut, pour que le sacristain pût l'entendre :
    - Ma foi, j'en ai assez de traîner cette sotte caisse ; elle est lourde comme si elle était pleine de pierres. Je m'en vais la jeter à l'eau ; si elle surnage, je la repêcherai bien quand elle passera devant ma maison ; si elle va au fond, la perte ne sera pas grande.
    Et il empoigna le coffre, et commença à le soulever, comme s'il voulait le placer sur le parapet et le précipiter dans la rivière.
    - Non ! non ! pitié ! s'écria le sacristain, laisse-moi sortir auparavant.
    - Ouh ! ouh ! dit petit Claus, comme s'il avait bien peur. Le diable est resté enfermé dedans. C'est maintenant que je vais certainement le lancer à l'eau pour qu'il se noie et que le monde en soit débarrassé.
    - Au nom du ciel, non, non ! hurla le sacristain. Je te donnerai un plein boisseau d'écus, si tu me laisses sortir.
    - Cela, c'est une autre chanson, dit Claus.
    Et il ouvrit la caisse. Le sacristain, bien que tout courbaturé, s'élança dehors, et saisissant le coffre il le jeta à la rivière, et poussa un profond soupir de soulagement. Puis il mena Claus dans sa maison et lui remit un boisseau rempli d'argent ; Claus le chargea sur sa charrette à côté de l'autre, puis il rentra chez lui. " Je n'aurais jamais rêvé que mon cheval me rapporterait une telle somme, se dit- il lorsqu'il eut mis en un tas par terre toutes les belles pièces qu'il avait gagnées. Comme grand Claus sera vexé quand il saura qu'au lieu de me faire du tort, c'est à lui que je dois d'être devenu riche ! Cependant je ne veux pas lui conter l'affaire directement; prenons un biais pour la lui apprendre. "
    Il envoya un gamin emprunter un boisseau chez grand Claus. "Que peut-il bien avoir à mesurer ? " se dit ce dernier, et il enduisit de poix le fond du boisseau, pour qu'il y restât attaché quelque parcelle de ce qu'on allait y mettre. Et en effet, lorsqu'on lui rapporta le boisseau, il trouva au fond trois shillings d'argent tout flambant neufs.
    " Qu'est-ce cela? " se dit grand Claus, et il courut aussitôt chez petit Claus.
    - Comment, lui demanda-t-il, as-tu donc tant d'argent, que tu en remplisses un boisseau ?
    - Oh, c'est ce qu'on m'a donné hier soir en ville pour ma peau de cheval ; les peaux ont haussé de prix comme cela ne s'est jamais vu.
    - Quelle bonne affaire je t'ai fait faire ! dit grand Claus.
    Et il retourna au plus vite chez lui, prit une hache et en abattit ses quatre chevaux. Il les écorcha proprement et s'en fut avec les peaux à la ville.
    - Peaux, des peaux ! qui veut acheter des peaux ? criait-il à travers les rues.
    Les tanneurs, les cordonniers arrivèrent et lui demandèrent son prix.
    - Un boisseau plein d'écus pour chacune, répondit-il.
    - Tu veux te moquer ou tu es fou ! s'écrièrent-ils. Crois-tu que nous donnions l'argent par boisseaux ?
    Il s'en alla plus loin, beuglant toujours plus fort : " Peaux, des peaux ! qui en veut des peaux ? " Il arriva encore des gens pour les lui acheter ; à tous il demandait un boisseau rempli d'écus pour chaque peau. Bientôt il ne fut question dans toute la ville que de ce mauvais plaisant qui voulait autant d'une peau de cheval que d'une maison. " Il se moque de nous ", dirent-ils tous. Les cordonniers prirent leurs tire-pieds, les tanneurs leurs tabliers, ils se jetèrent sur lui et le rossèrent de toutes leurs forces.
    - Peaux, des peaux ! criaient-ils pour se moquer de lui à leur tour. Nous allons te tanner la peau et tu pourras la vendre avec les autres ; ce sera du beau maroquin écarlate !
    Et en effet, le sang coulait sous les coups furieux qu'il recevait ; il s'enfuit de toute la vitesse de ses jambes et, tout moulu, tout meurtri, s'échappa enfin de la ville.
    "C'est bon, se dit-il, quand il fut de retour chez lui ; petit Claus me payera cela ; je m'en vais le tuer. "
    Or, en ce même jour la grand-mère de petit Claus venait de trépasser. Elle n'avait guère été tendre pour lui, elle grondait toujours, mais il n'en était pas moins très affligé, et il prit le corps de la vieille femme et le plaça dans son propre lit qu'il avait préalablement bien chauffé à la bassinoire ; il pensait qu'elle n'était peut-être qu'engourdie, et que la chaleur la ranimerait. Il alluma un bon feu dans le poêle et il s'assit lui-même pour passer la nuit sur un fauteuil dans un coin.
    Voilà qu'au milieu de la nuit la porte s'ouvre et grand Claus entre une hache à la main. Il savait où se trouvait le lit de petit Claus, il s'y dirige sur la pointe des pieds et frappe du côté de l'oreiller un terrible coup avec sa hache ; il fend la tête de la morte.
    - Voilà qui est fait, dit-il, maintenant tu ne te railleras plus de moi.
    Et il rentre tout gaiement chez lui.
    "Quel mauvais caractère il a, ce grand Claus ! se dit le petit, qui n'avait pas bougé ni soufflé mot. Il voulait me tuer ; et si ma grand-mère n'avait pas été morte, c'est elle qu'il aurait assassinée ! "
    Il rajusta avec art la tête de sa grand-mère, et cacha la blessure sous un bonnet à dentelles et à rubans. Il mit à la morte ses vêtements du dimanche. Puis il alla emprunter le cheval de son voisin et l'attela à sa carriole ; il y plaça au fond le corps de la vieille femme, monta sur le siège et partit pour la ville.
    Au lever du soleil il y arriva et s'arrêta devant une grande auberge.
    L'aubergiste était très riche et c'était un excellent homme ; mais il avait un terrible défaut : il était colère à l'excès ; à la moindre contrariété, il éclatait comme s'il n'avait été que poudre et salpêtre.
    Il était déjà levé et debout sur le seuil de la porte.
    - Bonjour, dit-il à petit Claus ; te voilà sorti de bien bonne heure !
    - Oui, répondit l'autre. Je m'en viens à la ville avec ma grand-mère pour faire des emplettes. Mais elle ne veut pas descendre de la voiture ; elle est très entêtée. Cependant si vous voulez lui porter un verre de bon hydromel, je pense qu'elle le prendra volontiers. Mais il faut que vous lui parliez de votre voix la plus forte ; elle n'entend pas bien.
    - Oh ! elle ne refusera pas mon hydromel, dit l'aubergiste.
    Et tandis que petit Claus entrait dans la salle, il alla remplir un grand verre à son meilleur tonnelet et le porta à la vieille femme morte, qu'il voyait assise debout au fond de la carriole.
    - Voilà un bon verre d'hydromel que vous envoie votre petit-fils, cria-t-il. Pas de réponse ; la morte ne bougea pas.
    - N'entendez-vous pas ? répéta-t-il en élevant encore la voix, au point que les vitres en tremblèrent. Votre petit-fils vous envoie ce verre d'hydromel ; jamais vous n'en aurez bu de meilleur.
    Et il recommença encore deux ou trois fois. A la fin la colère lui monta au cerveau en voyant dédaigner son hydromel, dont il était si fier ; il jeta, dans sa fureur, le verre à la tête de la vieille, qui sous le choc tomba sur le côté.
    Petit Claus, qui était aux aguets derrière la fenêtre, se précipita dehors, et empoignant l'aubergiste au collet :
    - Coquin, cria-t-il, tu as tué ma grand-mère ! Regarde le trou que tu lui as fait au front !
    - Quel malheur ! dit l'aubergiste en se tordant les mains de désespoir. Voilà ce que c'est d'être emporté et violent. Ecoute bien, cher petit Claus ; ne me dénonce pas et je te donnerai un boisseau plein d'argent, et je ferai enterrer ta grand-mère avec autant de pompe que si c'était la mienne. Mais jamais tu ne souffleras mot sur ce qui vient de se passer ; la justice me couperait le cou, et c'est tout ce qu'il y a de plus désagréable.
    Petit Claus accepta le marché, reçut un boisseau plein de beaux écus neufs et sa grand-mère fut magnifiquement enterrée.
    Lorsqu'il fut de retour chez lui avec son magot, il envoya de nouveau un gamin emprunter chez grand Claus un boisseau.
    - Quelle est cette plaisanterie ? se dit grand Claus. Est-ce que je ne l'ai pas tué de ma propre main ? Je m'en vais aller voir moi-même ce que cela signifie.
    Et il accourut avec le boisseau. Il resta bouche béante et les yeux écarquillés lorsqu'il aperçut petit Claus qui avait mis tout son trésor en un seul tas et qui y plongeait les mains avec amour.
    - Cela t'étonne de me voir encore en vie, dit petit Claus ; mais tu t'es trompé et tu as assommé ma grand-mère. J'ai vendu son corps à un médecin qui m'en a donné plein un boisseau d'argent.
    - C'est un fameux prix ! dit grand Claus.
    Et il courut chez lui encore plus vite qu'il n'était venu, prit une hache et tua d'un coup sa pauvre grand-mère. Il chargea son corps sur une voiture et s'en fut à la ville trouver un apothicaire de sa connaissance, pour lui demander s'il ne savait pas un médecin qui voulût acheter un cadavre.
    - Un cadavre ! s'écria l'apothicaire. D'ou le tenez-vous et comment avez- vous le droit de le vendre ?
    - Oh ! il est bien à moi, répondit grand Claus. C'est le corps de ma grand- mère. Je viens de la tuer ; elle n'avait plus grand amusement dans ce monde, la pauvre femme, et l'on m'en donnera un boisseau plein d'écus.
    - Dieu de miséricorde ! dit l'autre, quelles abominables sornettes vous nous contez ! Ne répétez à personne ce que vous venez de me dire, vous pourriez y perdre votre tête.
    Et il lui expliqua que sa grand-mère avait beau être infirme et s'ennuyer sur la terre, il n'en avait pas moins commis un horrible meurtre, et la justice, si elle l'apprenait, le punirait de mort. Grand Claus fut pris d'effroi, il sortit à la hâte sans dire adieu, sauta sur la voiture, fouetta les chevaux et s'en retourna chez lui au galop. L'apothicaire crut qu'il était simplement devenu fou et qu'il n'avait pas fait ce dont il s'était vanté; il le laissa partir sans informer la justice.

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Cinq dans une cosse de pois

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Cinq dans une cosse de pois - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Il y avait cinq petits pois dans une cosse, ils étaient verts, la cosse était verte, ils croyaient que le monde entier était vert et c'était bien vrai-pour eux !
    La cosse poussait, les pois grandissaient, se conformant à la taille de leur appartement, ils se tenaient droit dans le rang...
    Le soleil brillait et chauffait la cosse, la pluie l'éclaircissant, il y faisait- tiède et agréable, clair le jour, sombre la nuit comme il sied, les pois devenaient toujours plus grands et plus réfléchis, assis là en rang, il fallait bien qu'ils s'occupent.
    - Me faudra-t-il toujours rester fixé ici ? disaient-ils tous, pourvu que ce ne soit pas trop long, que je ne durcisse pas. N'y a-t-il pas au-dehors quelque chose, j'en ai comme un pressentiment.
    Les semaines passèrent, les pois jaunirent, les cosses jaunirent.
    - Le monde entier jaunit, disaient-ils.
    Et ça, ils pouvaient le dire.

    Soudain, il y eut une secousse sur la cosse, quelqu'un l'arrachait et la mettait dans une poche de veste avec plusieurs autres cosses pleines.
    - On va ouvrir bientôt, pensaient-ils, et ils attendaient...
    - Je voudrais bien savoir lequel de nous arrivera le plus loin, dit le plus petit pois. Nous serons bientôt fixés.
    - A la grâce de Dieu! dit le plus gros.
    Crac! voilà la cosse déchirée et tous les cinq roulèrent dehors au gai soleil dans la main d'un petit garçon qui les déclara bons pour son fusil de sureau, et il en mit un tout de suite dans son fusil... et tira.
    - Me voilà parti dans le vaste monde cria le pois. M'attrape qui pourra... Et le voilà parti.
    - Moi, dit le second, je vole jusqu'au soleil. Voilà un pois qui me convient... et le voilà parti.
    - Je m'endors où je tombe, dirent les deux suivants, mais je roulerai sûrement encore. Ils roulèrent d'abord sur le parquet avant d'être placés dans le fusil.
    - C'est nous qui irons le plus loin.
    - Arrive que pourra, dit le dernier lorsqu'il fut tiré dans l'espace.

    Il partit jusqu'à la vieille planche au-dessous de la fenêtre de la mansarde, juste dans une fente où il y avait de la mousse et de la terre molle - la mousse se referma sur lui et il resta là caché... mais Notre-Seigneur ne l'oubliait pas.
    - Arrive que pourra, répétait-il.

    Dans la mansarde habitait une pauvre femme qui le jour sortait pour nettoyer des poêles et même pour scier du bois à brûler et faire de gros ouvrages, car elle était forte et travailleuse, mais cela ne l'enrichissait guère. Dans la chambre sa fillette restait couchée, toute mince et maigriotte, elle gardait le lit depuis un an et semblait ne pouvoir ni vivre, ni mourir.
    - Elle va rejoindre sa petite soeur, disait la femme. J'avais deux filles et bien du mal à pourvoir à leurs besoins alors le Bon Dieu a partagé avec moi, il en a pris une auprès de lui et maintenant 'e voudrais bien conserver l'autre, mais il ne veut peut-être pas qu'elles restent séparées, alors celle-ci va sans doute monter auprès de sa soeur.

    Cependant la petite fille malade restait là, elle restait couchée, patiente et silencieuse tout le jour tandis que sa mère était dehors pour gagner un peu d'argent.
    Un matin de bonne heure, au printemps, au moment où la mère allait partir à son travail, le soleil brillait gaiement à la petite fenêtre et sur le parquet, la petite fille malade regardait la vitre d'en bas.
    - Qu'est-ce donc que cette verdure qui pointe vers le carreau ? Ça remue au vent.
    La mère alla vers la fenêtre et l'entrouvrit.
    - Tiens, dit-elle, c'est un petit pois qui a poussé là avec ses feuilles vertes. Comment est-il arrivé dans cette fente? Te voilà avec un petit jardin à regarder.
    Le lit de la malade fut traîné plus près de la fenêtre pour qu'elle puisse voir le petit pois qui germait et la mère partit à son travail.

    - Maman, je crois que je vais guérir, dit la petite fille le soir à sa mère. Le petit pois vient si bien, et moi je vais sans doute me porter bien aussi, me lever et sortir au soleil.
    - Je le voudrais bien, dit la mère, mais elle ne le croyait pas.

    Cependant, elle mit un petit tuteur près du germe qui avait donné de joyeuses pensées à son enfant afin qu'il ne soit pas brisé par le vent et elle attacha une ficelle à la planche d'un côté et en haut du chambranle de la fenêtre de l'autre, pour que la tige eût un support pour s'appuyer et s'enrouler à mesure qu'elle pousserait. Et c'est ce qu'elle fit, on la voyait s'allonger tous les jours.

    - Non, voilà qu'elle fleurit! s'écria la femme un matin.
    Et elle-même se prit à espérer et même à croire que sa petite fille malade allait guérir. Il lui vint à l'esprit que dans les derniers temps la petite lui avait parlé avec plus d'animation, que ces derniers matins elle s'était assise dans son lit et avait regardé, les yeux rayonnants de plaisir, son petit potager d'un seul pois. La semaine suivante, elle put lever la malade pour la première fois et pendant plus d'une heure.

    Elle était assise au soleil, la fenêtre ouverte, et là, dehors, une fleur de pois rose était éclose.
    La petite fille pencha sa tête en avant et posa un baiser tout doucement sur les fins pétales. Ce jour-là, fut un jour de fête.
    - C'est le Bon Dieu qui a lui-même planté ce pois et l'a fait pousser afin de te donner de l'espoir et de la joie, mon enfant bénie. Et à moi aussi, dit la mère tout heureuse.
    Elle sourit à la fleur comme à un ange de Dieu.
    Mais les autres pois? direz-vous, oui, ceux qui se sont envolés dans le vaste monde.
    "Attrape-moi si tu peux" est tombé dans la gouttière et de là dans le jabot d'un pigeon, comme Jonas dans la baleine. Les deux paresseux arrivèrent aussi loin puisqu'ils furent aussi mangés par un pigeon, ils se rendirent donc bien utiles. Mais le quatrième qui voulait monter jusqu'au soleil, il tomba dans le ruisseau et il resta là des jours et des semaines dans l'eau rance où il gonfla terriblement.
    - Je deviens gros délicieusement, disait-il. J'en éclaterai et je crois qu'aucun pois ne peut aller, ou n'ira jamais plus loin. je suis le plus remarquable des cinq de la cosse.

    Le ruisseau lui donna raison. Là-haut, à la fenêtre sous le toit, la petite fille les yeux brillants la rose de la santé aux joues, joignait les mains au-dessus de la fleur de pois et remerciait Dieu.
    Moi, je tiens pour mon pois, disait cependant le ruisseau.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Chacun et chaque chose à sa place.

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Chacun et chaque chose à sa place. - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

     

    C'était il y a plus de cent ans.
    Il y avait derrière la forêt, près du grand lac, un vieux manoir entouré d'un fossé profond où croissaient des joncs et des roseaux. Tout près du pont qui conduisait à la porte cochère, il y avait un vieux saule qui penchait ses branches au-dessus du fossé.
    Dans le ravin retentirent soudain le son du cor et le galop des chevaux.
    La petite gardeuse d'oies se dépêcha de ranger ses oies et de laisser le pont libre à la chasse qui arrivait à toute bride. Ils allaient si vite, que la fillette dut rapidement sauter sur une des bornes du pont pour ne pas être renversée. C'était encore une enfant délicate et mince, mais avec une douce expression de visage et deux yeux clairs ravissants. Le seigneur ne vit pas cela ; dans sa course rapide, il faisait tournoyer la cravache qu'il tenait à la main. Il se donna le brutal plaisir de lui en donner en pleine poitrine un coup qui la renversa.
    - Chacun à sa place ! cria-t-il.
    Puis il rit de son action comme d'une chose fort amusante, et les autres rirent également. Toute la société menait un grand vacarme, les chiens aboyaient et on entendait des bribes d'une vieille chanson :
    De beaux oiseaux viennent avec le vent !
    La pauvre gardeuse d'oies versa des larmes en tombant ; elle saisit de la main une des branches pendantes du saule et se tint ainsi suspendue au- dessus du fossé.
    Quand la chasse fut passée, elle travailla à sortir de là, mais la branche se rompit et la gardeuse d'oies allait tomber à la renverse dans les roseaux, quand une main robuste la saisit.
    C'était un cordonnier ambulant qui l'avait aperçue de loin et s'était empressé de venir à son secours.
    - Chacun à sa place ! dit-il ironiquement, après le seigneur, en la déposant sur le chemin.
    Il remit alors la branche cassée à sa place. «A sa place », c'est trop dire. Plus exactement il la planta dans la terre meuble.
    - Pousse si tu peux, lui dit-il, et fournis-leur une bonne flûte aux gens de là haut ! Puis il entra dans le château, mais non dans la grande salle, car il était trop peu de chose pour cela. Il se mêla aux gens de service qui regardèrent ses marchandises et en achetèrent.
    A l'étage au-dessus, à la table d'honneur, on entendait un vacarme qui devait être du chant, mais les convives ne pouvaient faire mieux. C'étaient des cris et des aboiements ; on faisait ripaille. Le vin et la bière coulaient dans les verres et dans les pots ; les chiens de chasse étaient aussi dans la salle. Un jeune homme les embrassa l'un après l'autre, après avoir essuyé la bave de leurs lèvres avec leurs longues oreilles.
    On fit monter le cordonnier avec ses marchandises, mais seulement pour s'amuser un peu de lui. Le vin avait tourné les têtes. On offrit au malheureux de boire du vin dans un bas.
    - Presse-toi! lui cria-t-on.
    C'était si drôle qu'on éclata de rire ! Puis ce fut le tour des cartes ; troupeaux entiers, fermes, terres étaient mis en jeu.
    - Chacun à sa place ! s'écria le cordonnier, quand il fut sorti de cette Sodome et de cette Gomorrhe, selon ses propres termes. Le grand chemin, voilà ma vraie place. Là-haut je n'étais pas dans mon assiette.
    Et la petite gardeuse d'oies lui faisait du sentier un signe d'approbation.
    Des jours passèrent et des semaines. La branche cassée que le cordonnier avait planté ça sur le bord du fossé était fraîche et verte, et à son tour produisait de nouvelles pousses. La petite gardeuse d'oies s'aperçut qu'elle avait pris racine ; elle s'en réjouit extrêmement, car c'était son arbre, lui semblait-il.
    Mais si la branche poussait bien, au château, en revanche, tout allait de mal en pis, à cause du jeu et des festins : ce sont là deux mauvais bateaux sur lesquels il ne vaut rien de s'embarquer.
    Dix ans ne s'étaient point écoulés que le seigneur dut quitter le château pour aller mendier avec un bâton et une besace. La propriété fut achetée par un riche cordonnier, celui justement que l'on avait raillé et bafoué et à qui on avait offert du vin dans un bas. La probité et l'activité sont de bons auxiliaires ; du cordonnier, ils firent le maître du château. Mais à partir de ce moment, on n'y joua plus aux cartes.
    - C'est une mauvaise invention, disait le maître. Elle date du jour où le diable vit la Bible. Il voulut faire quelque chose de semblable et inventa le jeu de cartes.
    Le nouveau maître se maria ; et avec qui ? Avec la petite gardeuse d'oies qui était toujours demeurée gentille, humble et bonne. Dans ses nouveaux habits, elle paraissait aussi élégante que si elle était née de haute condition. Comment tout cela arriva-t-il ? Ah ! c'est un peu trop long à raconter ; mais cela eut lieu et, encore, le plus important nous reste à dire.
    On menait une vie très agréable au vieux manoir. La mère s'occupait elle- même du ménage ; le père prenait sur lui toutes les affaires du dehors. C'était une vraie bénédiction; car, là où il y a déjà du bien-être, tout changement ne fait qu'en apporter un peu plus. Le vieux château fut nettoyé et repeint; on cura les fossés, on planta des arbres fruitiers. Tout prit une mine attrayante. Le plancher lui-même était brillant comme du cuivre poli. Pendant les longs soirs d'hiver, la maîtresse de la maison restait assise dans la grande salle avec toutes ses servantes, et elle filait de la laine et du lin. Chaque dimanche soir, on lisait tout haut un passage de la Bible. C'était le conseiller de justice qui lisait, et le conseiller n'était autre que le cordonnier colporteur, élu à cette dignité sur ses vieux jours. Les enfants grandissaient, car il leur était né des enfants; s'ils n'avaient pas tous des dispositions remarquables, comme cela arrive dans chaque famille, du moins tous avaient reçu une excellente éducation.
    Le saule, lui, était devenu un arbre magnifique qui grandissait libre et non taillé.
    - C'est notre arbre généalogique ! disaient les vieux maîtres; il faut l'honorer et le vénérer, enfants.
    Et même les moins bien doués comprenaient un tel conseil.
    Cent années passèrent.
    C'était de nos jours. Le lac était devenu un marécage; le vieux château était en ruines. On ne voyait là qu'un petit abreuvoir ovale et un coin des fondations à côté; c'était ce qui restait des profonds fossés de jadis. Il y avait là aussi un vieil et bel arbre qui laissait tomber ses branches. C'était l'arbre généalogique. On sait combien un saule est superbe quand on le laisse croître à sa guise. Il était bien rongé au milieu du tronc, de la racine jusqu'au faîte ; les orages l'avaient bien un peu abîmé, mais il tenait toujours, et dans les fentes où le vent avait apporté de la terre, poussaient du gazon et des fleurs. Tout en haut du tronc, là où les grandes branches prenaient naissance, il y avait tout un petit jardin avec des framboisiers et des aubépines. Un petit arbousier même avait poussé, mince et élancé, sur le vieil arbre qui se reflétait dans l'eau noire de l'abreuvoir. Un petit sentier abandonné traversait la cour tout près de là. Le nouveau manoir était sur le haut de la colline, près de la forêt. On avait de là une vue superbe.
    La demeure était grande et magnifique, avec des vitres si claires qu'on pouvait croire qu'il n'y en avait pas.
    Rien n'était en discordance. «Tout à sa place ! » était toujours le mot d'ordre. C'est pourquoi tous les tableaux qui, jadis, avaient eu la place d'honneur dans le vieux manoir étaient suspendus maintenant dans un corridor. N'étaient-ce pas des «croûtes», à commencer par deux vieux portraits représentant, l'un, un homme en habit rouge, coiffé d'une perruque, l'autre, une dame poudrée, les cheveux relevés, une rose à la main ? Une grande couronne de feuilles de saule les entourait. Il y avait de grands trous ronds dans la toile; ils avaient été faits par les jeunes barons qui, tirant à la carabine, prenaient pour cible les deux pauvres vieux, le conseiller de justice et sa femme, les deux ancêtres de la maison. Le fils du pasteur était précepteur au château. Il mena un jour les petits barons et leur sœur aînée, qui venait d'être confirmée, par le petit sentier qui conduisait au vieux saule.
    Quand on fut au pied de l'arbre, le plus jeune des barons voulut se tailler une flûte comme il l'avait déjà fait avec d'autres saules, et le précepteur arracha une branche.
    - Oh! ne faites pas cela! s'écria, mais trop tard, la petite fille. C'est notre illustre vieux saule! Je l'aime tant! On se moque de moi pour cela, à la maison, mais cela m'est égal. Il y a une légende sur le vieil arbre ...
    Elle conta alors tout ce que nous venons de dire au sujet de l'arbre, du vieux château, de la gardeuse d'oies et du colporteur dont la famille illustre et la jeune baronne elle-même descendaient.
    Ces braves gens ne voulaient pas se laisser anoblir, dit- elle. «Chacun et chaque chose à sa place» était leur devise. L'argent ne leur semblait pas un titre suffisant pour qu'on les élevât au-dessus de leur rang. Ce fut leur fils, mon grand-père, qui devint baron. Il avait de grandes connaissances et était très considéré et très aimé du prince et de la princesse qui l'invitaient à toutes leurs fêtes. C'était lui que la famille révérait le plus, mais je ne sais pourquoi, il y a en moi quelque chose qui m'attire surtout vers les deux ancêtres. Ils devaient être si affables, dans leur vieux château où la maîtresse de la maison filait assise au milieu de ses servantes et où le maître lisait la Bible tout haut.
    Le précepteur prit la parole:
    - Il est à la mode dit-il, chez nombre de poètes, de dénigrer les nobles, en disant que c'est chez les pauvres, et, de plus en plus, à mesure qu'on descend dans la société, que brille la vraie noblesse. Ce n'est pas mon avis; c'est chez les plus nobles qu'on trouve les plus nobles traits. Ma mère m'en a conté un, et je pourrais en ajouter plusieurs. Elle faisait visite dans une des premières maisons de la ville où ma grand-mère avait, je crois, été gouvernante de la maîtresse de la maison. Elle causait dans le salon avec le vieux maître, un homme de la plus haute noblesse. Il aperçut dans la cour une vieille femme qui venait, appuyée sur des béquilles. Chaque semaine, on lui donnait quelques shillings.
    - La pauvre vieille! Elle a bien du mal à marcher! dit-il.
    « Et, avant que ma mère s'en fût rendu compte, il était en bas, à la porte; ainsi lui, le vieux seigneur octogénaire, sortait pour épargner quelques pas à la vieille et lui remettre ses shillings. Ce n'est qu'un simple trait; mais, comme l'aumône de la veuve, il va droit au cœur et le fait vibrer. C'est ce but que devraient poursuivre les poètes de notre temps; pourquoi ne chantent-ils pas ce qui est bon et doux, ce qui réconcilie ?»
    Mais il est vrai qu'il y a un autre genre de nobles.
    - Cela sent la roture, ici ! disent-ils aux bourgeois.
    «Ces nobles-là, oui, ce sont de faux nobles, et l'on ne peut qu'applaudir à ceux qui les raillent dans leurs satires. »
    Ainsi parla le précepteur. C'était un peu long, mais aussi, l'enfant avait eu le temps de tailler sa flûte.
    Il y avait grande réunion au château: hôtes venus de la capitale ou des environs, dames vêtues avec goût ou sans goût. La grande salle était pleine d'invités. Le fils du pasteur se tenait modestement dans un coin.
    On allait donner un grand concert. Le petit baron avait apporté sa flûte de saule, mais il ne savait pas souffler dedans, ni son père non plus.
    Il y eut de la musique et du chant. S'y intéressèrent surtout ceux qui exécutèrent. C'était bien assez, du reste.
    - Mais vous êtes aussi un virtuose! dit au précepteur un des invités. Vous jouez de la flûte. Vous nous jouerez bien quelque chose ?
    En même temps, il tendit au précepteur la petite flûte taillée près de l'abreuvoir. Puis il annonça très haut et très distinctement que le précepteur du château allait exécuter un morceau sur la flûte.
    Le précepteur, comprenant qu'on allait se moquer de lui, ne voulait pas jouer, bien qu'il sût. Mais on le pressa, on le força, et il finit par prendre la flûte et la porter à sa bouche.
    Le merveilleux instrument ! Il émit un son strident comme celui d'une locomotive; on l'entendit dans tout le château, et par-delà la forêt. En même temps s'élevait une tempête de vent qui sifflait :
    - Chacun à sa place!
    Le maître de la maison, comme enlevé par le vent, fut transporté à l'étable. Le bouvier fut emmené, non dans la grande salle, mais à l'office, au milieu des laquais en livrée d'argent. Ces messieurs furent scandalisés de voir cet intrus s'asseoir à leur table !
    Dans la grande salle, la petite baronne s'envola à la place d'honneur, où elle était digne de s'asseoir. Le fils du pasteur prit place près d'elle ; tous deux semblaient être deux mariés. Un vieux comte, de la plus ancienne noblesse du pays, fut maintenu à sa place, car la flûte était juste, comme on doit l'être.
    L'aimable cavalier à qui l'on devait ce jeu de flûte, celui qui était fils de son père, alla droit au poulailler.
    La terrible flûte! Mais, fort heureusement, elle se brisa, et c'en fut fini du: «Chacun à sa place! »
    Le jour suivant, on ne parlait plus de tout ce dérangement. Il ne resta qu'une expression proverbiale: «ramasser la flûte » .
    Tout était rentré dans l'ancien ordre. Seuls, les deux portraits de la gardeuse d'oies et du colporteur pendaient maintenant dans la grande salle, où le vent les avait emportés. Un connaisseur ayant dit qu'ils étaient peints de main de maître, on les restaura.
    «Chacun et chaque chose à sa place !» On y vient toujours. L'éternité est longue, plus longue que cette histoire.

     

     

     

     

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    Ce que le Père fait est bien fait

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Ce que le Père fait est bien fait - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

     

    Cette histoire, je l'ai entendue dans mon enfance. Chaque fois que j'y pense, je la trouve plus intéressante. Il en est des histoires comme de bien des gens : avec l'âge, ils attirent de plus en plus l'attention. Vous avez certainement été déjà à la campagne, et vous avez vu de vieilles maisons de paysans.
    Sur le toit de chaume, il y a des mauvaises herbes, de la mousse et un nid de cigognes. Ce sont les cigognes surtout qui ne doivent pas manquer. Les murs penchent, les fenêtres sont basses et une seule peut s'ouvrir. Le four ressemble à un ventre rebondi, les branches d'un sureau tombent sur une haie, et le sureau se trouve à une mare où nagent des canards. Il y a encore là un chien à l'attache, qui aboie après tout le monde, sans distinction.
    Dans une de ces maisons de paysans habitaient deux vieilles gens, un paysan et sa femme. Ils n'avaient presque rien, et pourtant ils se trouvaient avoir quelque chose de trop, un cheval, qu'ils laissaient paître dans le fossé près de la grand-route. Le paysan l'enfourchait pour aller à la ville, et de temps en temps le prêtait à des voisins qui, en retour, lui rendaient quelques services. Mais les vieux pensaient qu'il serait meilleur pour eux de vendre le cheval ou de l'échanger contre quelque objet plus utile. Mais contre quoi ?
    - Fais pour le mieux, mon vieux, disait la femme. Il y a une foire à la ville. Vas-y et vends le cheval, ou fais un échange ; ce que tu feras sera bien fait.
    Là-dessus, elle lui fit un beau nœud au mouchoir qu'il avait autour du cou, bien mieux que lui-même n'eût su le faire. Puis elle lissa son chapeau avec la main pour que la poussière s'y attachât moins et l'embrassa. Le voilà parti sur son cheval, pour le vendre ou l'échanger.
    - Oui, oui, le vieux s'y entend, murmurait la vieille mère.
    Le soleil brillait dans un ciel sans nuage. Il y avait beaucoup de poussière sur la route, car il passait beaucoup de gens qui se rendaient au marché en voiture, à cheval ou à pied. Nulle ombre sur le chemin. Parmi ceux qui marchaient à pied, il y avait un homme qui poussait devant lui une vache. Le vieux pensait :
    - Elle doit donner du bon lait ! Cheval contre vache, ce serait un bon échange. Ecoute, l'homme à la vache. Je veux te proposer quelque chose. Un cheval est plus dur qu'une vache, n'est-ce pas ? Mais cela ne me fait rien, car une vache me serait plus utile. Veux-tu que nous troquions ?
    - Avec plaisir, dit l'homme à la vache.
    Et ils firent l'échange. Quand ce fut fait, le paysan eût pu revenir, puisqu'il avait obtenu ce qu'il voulait. Mais, comme il était parti pour aller au marché, il voulut s'y rendre, ne fût-ce que pour y jeter un coup d'œil. Il poussa donc sa vache devant lui. Il marchait très vite. Peu de temps après il vit un homme tenant un mouton par une corde. C'était un mouton bien gras.
    - Il ferait rudement mon affaire, pensa notre homme. Nous aurions bien assez de nourriture pour lui sur le bord du fossé, et en hiver nous pourrions le garder dans notre chambre. Au fond, un mouton vaudrait mieux pour nous qu'une vache. Veux-tu troquer avec moi ? demanda-t-il.
    - Parfaitement, dit l'autre.
    On troqua donc et notre paysan continua sa route avec son mouton. Tout à coup il vit, dans un petit sentier, un homme portant une grosse oie sous le bras.
    - Diable ! voilà une fameuse oie ! S'écria-t-il. Elle a beaucoup de plumes et est bien grasse. Ça ferait bien l'affaire de la mère ! Elle pourrait lui donner nos restes, car elle dit souvent : "Tiens ! si nous avions une oie pour manger ça ! " Veux-tu changer ton oie pour mon mouton ?
    L'autre ne demanda pas mieux. Notre paysan prit donc son oie.
    Il était alors tout près de la ville. Il y avait foule sur la grand-route. Le champ de foire était plein de gens et d'animaux ; on se pressait tellement que des gens passaient dans les champs de pommes de terre à côté.
    Il y avait là une poule attachée par les pattes. Elle manquait d'être écrasée à chaque instant. C'était une très belle poule, avec des plumes très courtes sur la queue. Elle clignait des yeux et faisait : Glouk ! glouk ! Je ne puis vous dire ce qu'elle voulait dire par là, mais le paysan s'écria :
    - Jamais je n'ai vu si belle poule. Elle est plus belle même que la poule du pharmacien ! Je serais heureux de l'avoir. Une poule trouve toujours à se nourrir sans qu'on s'occupe d'elle. Ce serait un bon échange.
    - Voulez-vous changer votre poule pour mon oie ? demanda-t-il au receveur de l'octroi, à qui appartenait la poule.
    - Comment donc ! dit l'autre. Le paysan prit la poule, et le receveur prit l'oie. Notre homme avait bien employé son temps. Il avait chaud et se sentait fatigué. Un verre d'eau-de-vie et un peu de pain lui étaient bien dus. Justement il était devant une auberge. Il entra.
    Mais au même moment arriva un garçon portant un sac plein sur le dos.
    - Qu'as-tu là-dedans ? demanda notre paysan.
    - Des pommes gâtées, dit l'autre ; tout un sac, pour les cochons.
    - Tout un sac plein de pommes ? Quelle richesse ! Voilà ce que je voudrais bien apporter à ma femme. L'an dernier, nous n'avons eu qu'une pomme sur notre vieux pommier ; nous l'avons laissée sur notre commode jusqu'à ce qu'elle pourrît. " Cela prouve qu'on est à son aise ", disait la mère. Mais, cette fois, je pourrais lui montrer quelque chose de mieux.
    - Que m'en donnerais-tu ? dit le garçon.
    - Donne, dit le paysan. Je change ma poule pour ton sac.
    L'échange fait, ils entrèrent à l'auberge. Là notre homme mit son sac près du four qui était brûlant. L'hôtesse n'y prit pas garde.
    Dans la salle il y avait beaucoup de gens : des maquignons, des marchands de bœufs, pas mal de gens de la campagne, quelques ouvriers qui jouaient entre eux dans un coin et enfin à un bout de la table, deux Anglais moitié touristes, moitié marchands, et qui étaient venus à la ville pour voir si quelque occasion ne se présenterait pas de trouver une bonne affaire. N'ayant rien rencontré, ils étaient attablés et regardaient avec indifférence le reste de la salle. On sait que les Anglais sont presque toujours si riches que leurs poches sont bondées d'or. De plus ils aiment à parier, à propos de n'importe quoi, rien que pour se créer une émotion passagère qui les change un instant de leur froideur continuelle.
    Or, voici ce qui arriva :
    - Psiii, psiii ! entendirent-ils près du four.
    - Qu'est-ce ? demandèrent-ils.
    Le paysan leur conta l'histoire du cheval échangé contre une vache et ainsi de suite jusqu'aux pommes.
    - Tu va être battu à ton retour, dirent les Anglais. Tu peux t'y attendre.
    - Battu ? Non, non ! J'aurai un baiser et l'on me dira : " Ce que le père fait est toujours bien fait. " - Nous parierions bien un boisseau d'or que tu te trompes ; cent livres, si tu veux.
    - Un boisseau me suffit, dit le paysan. Mais moi, je ne puis parier qu'un boisseau de pommes, et je l'emplirai jusqu'au bord.
    - Allons, topons-là ! cent livres contre un boisseau de pommes.
    Et le pari fut fait.
    La carriole de l'aubergiste fut commandée, et tous les trois y montèrent avec le sac de pommes. Les voici arrivés.
    - Bonsoir, la mère !
    - Dieu te garde, mon vieux !
    - L'échange est fait.
    - Ah ! tu t'y entends, dit la paysanne pendant que son mari l'embrassait.
    - Oui, j'ai troqué notre cheval contre une vache.
    - Dieu soit loué ! dit la mère. Je pourrai désormais faire des laitages, du beurre, du fromage. Excellent échange !
    - Oui, mais j'ai ensuite échangé la vache contre une brebis.
    - C'est encore mieux. Nous avons juste assez de nourriture pour une brebis. Nous aurons du lait, du fromage, des bas de laine et des gilets. Une vache ne donne pas de laine. Comme tu penses à tout !
    - Ensuite j'ai troqué le mouton contre une oie.
    - Est-ce vrai ? Alors, nous pourrons manger de l'oie rôtie à Noël ! Tu penses à tout ce qui peut me faire plaisir, mon bon vieux. C'est bien à toi. Nous pourrons attacher notre oie dehors avec une ficelle pour qu'elle ait le temps d'engraisser.
    - Oui, mais j'ai troqué mon oie contre une poule.
    - Une poule ! Oh ! la bonne affaire. Elle nous donnera des œufs. Nous les ferons couver et nous aurons des poussins. J'ai toujours rêvé d'en avoir.
    - Oui, oui, mais j'ai échangé la poule contre un sac de pommes pourries.
    - Cette fois, il faut que je t'embrasse, dit la paysanne ravie. Je te remercie, mon cher homme. Et il faut que je te raconte tout de suite quelque chose. Après que tu as été parti ce matin, je me suis demandé ce que je pourrais te faire de bon pour ton retour. Des œufs au jambon, naturellement. J'avais des œufs mais il fallait bien aussi de la civette. J'allais donc chez le maître d'école en face. Je savais qu'il en avait. Mais sa femme est très riche, sans en avoir l'air. Je lui demandai de me prêter un peu de civette. " Prêter, me dit-elle. Il n'y a rien dans notre jardin, pas même une pomme pourrie ! " Maintenant, c'est moi qui pourrais lui en prêter, et tout un sac, même. Tu penses si j'en suis contente, mon petit père !
    - Bravo ! dirent les deux anglais à la fois. La dégringolade ne lui a pas enlevé sa gaieté. Cela vaut bien l'argent.
    Ils comptèrent au paysan l'or sur la table.
    C'est ce qui prouve que la femme doit toujours trouver que son mari est le plus avisé de tous les hommes, et que ce qu'il fait est toujours parfait.
    Voilà mon histoire. Je l'ai entendue dans mon enfance. Vous la connaissez à votre tour. Dites donc toujours que : CE QUE LE PERE FAIT EST BIEN FAIT.

     

     

     

     

     

     

     

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    Bonne humeur

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Bonne humeur - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Mon père m'a fait hériter ce que l'on peut hériter de mieux : ma bonne humeur. Qui était-il, mon père ? Ceci n'avait sans doute rien à voir avec sa bonne humeur ! Il était vif et jovial, grassouillet et rondouillard, et son aspect extérieur ainsi que son for intérieur étaient en parfait désaccord avec sa profession. Quelle était donc sa profession, sa situation ? Vous allez comprendre que si je l'avais écrit et imprimé tout au début, il est fort probable que la plupart des lecteurs auraient reposé mon livre après l'avoir appris, en disant : " C'est horrible, je ne peux pas lire cela !" Et pourtant, mon père n'était pas un bourreau ou un valet de bourreau, bien au contraire ! Sa profession le mettait parfois à la tête de la plus haute noblesse de ce monde, et il s'y trouvait d'ailleurs de plein droit et parfaitement à sa place. Il fallait qu'il soit toujours devant - devant l'évêque, devant les princes et les comtes ... et il y était. Mon père était cocher de corbillard !
    Voilà, je l'ai dit. Mais écoutez la suite : les gens qui voyaient mon père, haut perché sur son siège de cocher de cette diligence de la mort, avec son manteau noir qui lui descendait jusqu'aux pieds et son tricorne à franges noires, et qui voyaient ensuite son visage rond, et souriant, qui ressemblait à un soleil dessiné, ne pensaient plus ni au chagrin, ni à la tombe, car son visage disait : " Ce n'est rien, cela ira beaucoup mieux que vous ne le pensez ! "
    C'est de lui que me vient cette habitude d'aller régulièrement au cimetière. C'est une promenade gaie, à condition que vous y alliez la joie dans le cœur - et puis je suis, comme mon père l'avait été, abonné au Courrier royal
    Je ne suis plus très jeune. Je n'ai ni femme, ni enfants, ni bibliothèque mais, comme je viens de le dire, je suis abonné au Courrier royal et cela me suffit. C'est pour moi le meilleur journal, comme il l'était aussi pour mon père. Il est très utile et salutaire car il y a tout ce qu'on a besoin de savoir : qui prêche dans telle église, qui sermonne dans tel livre, où l'on peut trouver une maison, une domestique, des vêtements et des vivres, les choses que l'on met à prix, mais aussi les têtes. Et puis, on y lit beaucoup à propos des bonnes œuvres et il y a tant de petites poésies anodines ! On y parle également des mariages et de qui accepte ou n'accepte pas de rendez-vous. Tout y est si simple et si naturel ! Le Courrier royal vous garantit une vie heureuse et de belles funérailles ! A la fin de votre vie, vous avez tant de papier que vous pouvez vous en faire un lit douillet, si vous n'avez pas envie de dormir sur le plancher.
    La lecture du Courrier royal et les promenades au cimetière enchantent mon âme plus que n'importe quoi d'autre et renforcent mieux que tout ma bonne humeur. Tout le monde peut se promener, avec les yeux, dans le Courrier royal, mais venez avec moi au cimetière ! Allons-y maintenant, tant que le soleil brille et que les arbres sont verts. Promenons-nous entre les pierres tombales ! Elles sont toutes comme des livres, avec leur page de couverture pour que l'on puisse lire le titre qui vous apprendra de quoi le livre va vous parler ; et pourtant il ne vous dira rien. Mais moi, j'en sais un peu plus, grâce à mon père mais aussi grâce à moi. C'est dans mon "Livre" des tombes ; je l'ai écrit moi-même pour instruire et pour amuser. Vous y trouverez tous les morts, et d'autres encore ...
    Nous voici au cimetière.
    Derrière cette petite clôture peinte en blanc, il y avait jadis un rosier. Il n'est plus là depuis longtemps, mais le lierre provenant de la tombe voisine a rampé jusqu'ici pour égayer un peu l'endroit. Ci-gît un homme très malheureux. Il vivait bien, de son vivant, car il avait réussi et avait une très bonne paie et même un peu plus, mais il prenait le monde, c'est-à-dire l'art trop au sérieux. Le soir, il allait au théâtre et s'en réjouissait à l'avance, mais il devenait furieux, par exemple, aussitôt qu'un éclairagiste illuminait un peu plus une face de la lune plutôt que l'autre ou qu'une frise pendait devant le décor et non pas derrière le décor, ou lorsqu'il y voyait un palmier dans Amager, un cactus dans le Tyrol ou un hêtre dans le nord de la Norvège, au-delà du cercle polaire ! Comme si cela avait de l'importance ! Qui pense à cela ? Ce n'est qu'une comédie, on y va pour s'amuser ! ... Le public applaudissait trop, ou trop peu. "Du bois humide, marmonnait-il, il ne va pas s'enflammer ce soir. " Puis, il se retournait, pour voir qui étaient ces gens-là. Et il entendait tout de suite qu'ils ne riaient pas au bon moment et qu'ils riaient en revanche là où il ne le fallait pas ; tout cela le tourmentait au point de le rendre malheureux. Et maintenant, il est mort.
    Ici repose un homme très heureux, ou plus précisément un homme d'origine noble. C'était d'ailleurs son plus grand atout, sans cela il n'aurait été personne. La nature sage fait si bien les choses que cela fait plaisir à voir. Il portait des chaussures brodées devant et derrière et vivait dans de beaux appartements. Il faisait penser au précieux cordon de sonnette brodé de perles avec lequel on sonnait les domestiques et qui est prolongé par une bonne corde bien solide qui, elle, fait tout le travail. Lui aussi avait une bonne corde solide, en la personne de son adjoint qui faisait tout à sa place, et le fait d'ailleurs toujours, pour un autre cordon de sonnette brodé, tout neuf. Tout est conçu avec tant de sagesse que l'on peut vraiment se réjouir de la vie.
    Et ici repose l'homme qui a vécu soixante-sept ans et qui, pendant tout ce temps, n'a pensé qu'à une chose : trouver une belle et nouvelle idée. Il ne vivait que pour cela et un jour, en effet, il l'a eue, ou du moins, il l'a cru. Ceci l'a mis dans une telle joie qu'il en est mort. Il est mort de joie d'avoir trouvé la bonne idée. Personne ne l'a appris et personne n'en a profité ! Je pense que même dans sa tombe, son idée ne le laisse pas reposer en paix. Car, imaginez un instant qu'il s'agisse d'une idée qu'il faut exprimer lors du déjeuner pour qu'elle soit vraiment efficace, alors que lui, en tant que défunt, ne peut, selon une opinion généralement répandue, apparaître qu'à minuit : son idée, à ce moment-là risque de ne pas être bien venue, ne fera rire personne et lui, il n'aura plus qu'à retourner dans sa tombe avec sa belle idée. Oui, c'est une tombe bien triste.
    Ici repose une femme très avare. De son vivant elle se levait la nuit pour miauler afin que ses voisins pensent qu'elle avait un chat. Elle était vraiment avare !
    Ici repose une demoiselle de bonne famille. Chaque fois qu'elle se trouvait en société, il fallait qu'elle parle de son talent de chanteuse et lorsqu'on avait réussi à la convaincre de chanter, elle commençait par : "Mi manca la voce !", ce qui veut dire : "Je n'ai aucune voix ". Ce fut la seule vérité de sa vie.
    Ici repose une fille d'un genre différent ! Lorsque le cœur se met à piailler comme un canari, la raison se bouche les oreilles. La belle jeune fille était toujours illuminée de l'auréole du mariage, mais le sien n'a jamais eu lieu ... !
    Ici repose une veuve qui avait le chant du cygne sur les lèvres et de la bile de chouette dans le cœur. Elle rendait visite aux familles pour y pêcher tous leurs péchés, exactement comme l'ami de l'ordre dénonçait son prochain.
    Ici c'est un caveau familial. C'était une famille très unie et chacun croyait tout ce que l'autre disait, à tel point que si le monde entier et les journaux disaient: "C'est ainsi !" et si le fils, rentrant de l'école, déclarait : " Moi, je l'ai entendu ainsi ", c'était lui qui avait raison parce qu'il faisait partie de la famille. Et si dans cette famille il arrivait que le coq chantait à minuit, c'était le matin, même si le veilleur de nuit et toutes les horloges de la ville annonçaient minuit.
    Le grand Goethe termine son Faust en écrivant que cette histoire pouvait avoir une suite. On peut dire la même chose de notre promenade dans le cimetière. Je viens souvent ici. Lorsque l'un de mes amis ou ennemis fait de ma vie un enfer, je viens ici, je trouve un joli endroit gazonné et je le voue à celui ou à celle que j'aurais envie d'enterrer. Et je l'enterre aussitôt. Ils sont là, morts et impuissants, jusqu'à ce qu'ils reviennent à la vie, renouvelés et meilleurs. J'inscris leur vie, telle que je l'ai vue moi, dans mon " Livre " des tombes. Chacun devrait faire ainsi et au lieu de se morfondre, enterrer bel et bien celui qui vous met des bâtons dans les roues. Je recommande de garder sa bonne humeur et de lire le Courrier royal, journal d'ailleurs écrit par le peuple lui-même, même si, pour certains, quelqu'un d'autre guide la plume.
    Lorsque mon temps sera venu et que l'on m'aura enterré dans une tombe avec l'histoire de ma vie, mettez sur elle cette inscription : "Bonne humeur. "
    C'est mon histoire.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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