• ROMANS D'AVENTURES

     

     

    ♥ Le Vampire

    ♥ Cycle Bêta (Frédéric Fabri)

    ♥ Une tisane pour l'enfer (François Maillet)

    ♥ Comme une poupée (Delphine Coussement)

    ♥ Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk (Jaroslav Hasek)

     

     

  •  

    Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk

    de Jaroslav Hasek

    Nouvelles aventures du brave soldat Chvéîk (Jaroslav Hasek)

     

     

     

    Chapitre 1

    LA MÉSAVENTURE DE CHVÉÏK DANS LE TRAIN

     

     

    Dans un compartiment de deuxième classe du rapide Prague-Budeiovitz se trouvaient trois personnes : le lieutenant Lukach ; en face de lui, un vieil homme complètement chauve, et Chvéïk qui se tenait modestement assis près de la portière. Il était, au moment où commence notre récit, entrain de subir un nouvel assaut de la part du lieutenant Lukach qui, sans accorder la moindre attention à la présence du pékin,décernait à Chvéïk mille noms d’oiseaux. Il n’était qu’un nom de dieu d’animal, une sombre brute, etc., etc.

    Il ne s’agissait pourtant que d’un incident de peu d’importance, à savoir le nombre de paquets qui avaient été placés sous la garde de Chvéïk et dont l’un d’eux avait disparu.

    – On nous a volé une valise, reprochait le lieutenant à Chvéïk, c’est facile à dire, vaurien. C’est tout ce que vous trouvez à répondre pour vous justifier ?

    – Je vous déclare avec obéissance, mon lieutenant, répondit doucement Chvéïk, qu’on nous a vraiment volé la valise. Dans les gares, il y a toujours de ces filous qui traînent à l’affût d’un mauvais coup à faire. Le misérable a dû profiter du moment où j’avais laissé les paquets pour venir vous faire mon rapport et vous dire que tout était en ordre. Ce sont toujours ces occasions que guettent les voleurs. Il y a deux ans,ils ont volé à une dame, à la gare du Nord-Ouest, une voiture d’enfant, avec une fillette au maillot dedans. Mais ils ont été si gentils qu’ils ont rapporté l’enfant au commissariat de notre rue en déclarant qu’ils venaient de la trouver sur le seuil d’une porte. Alors, les journaux ont fait un bruit de tous les diables en déclarant que cette pauvre femme était une mère dénaturée.

    Et Chvéïk déclara solennellement :

    – Dans les gares, il y a toujours eu desvols et il y en aura toujours.

    – Je crois, Chvéïk, fit le lieutenantLukach, qu’un de ces jours ça va mal finir pour vous. Je me demandesi vous êtes complètement idiot ou si vous vous efforcez de leparaître. Pourriez-vous me dire ce qu’il y avait dans cettevalise ?

    – Peu de choses, répondit Chvéïk, sanslever les yeux du crâne chauve du pékin qui, assis en face dulieutenant, ne manifestait apparemment aucun intérêt pour la scèneà laquelle il assistait. Il n’y avait que la glace de votre chambreet le portemanteau de l’antichambre, de sorte que nous ne perdonspas grand’chose, puisque ces deux objets appartenaient à votreancien propriétaire.

    Le lieutenant Lukach fit une terrible grimace,mais Chvéïk continua d’une voix aimable :

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je ne savais pas qu’on nous volerait la valise.Quant à ce qui était dedans, j’avais pris la précaution d’avertirle propriétaire que nous ne lui rendrions son bien qu’à notreretour de la guerre. Dans les pays ennemis il y aura autant deglaces et de porte-manteaux que nous pourrons en emporter. Parconséquent, dès que nous aurons pris une ville…

    – La ferme ! Chvéïk, l’interrompitle lieutenant avec violence. Vous n’y couperez pas du conseil deguerre un de ces jours. Vous êtes le plus grand imbécile que laterre ait jamais porté. Un autre homme, dut-il vivre mille ans,serait incapable d’accumuler autant d’idioties que vous durant cesquelques semaines. J’espère que vous vous en êtes aperçu ?

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je l’ai remarqué, moi aussi. J’ai, comme on dit, untalent d’observation très développé. Malheureusement, il necommence à m’inspirer que lorsqu’il est déjà trop tard, quand lesennuis sont arrivés. J’ai la guigne, comme un certain Nachleba dela Nekazanka qui avait l’habitude d’aller au cabaret. Il prenaittoujours la résolution de redevenir sérieux. Chaque samedi il sepromettait de changer de vie, et régulièrement, le lendemain, il medéclarait : « et malgré ça, camarade, je me suis aperçuau matin que j’étais couché sur le bat-flanc du poste depolice ». Sans qu’il sache lui-même comment la chose étaitarrivée, il se trouvait qu’il avait démoli une borne ou détaché uncheval de fiacre, ou qu’il avait nettoyé sa pipe avec le plumetd’un chapeau de gendarme. Lorsqu’il nous contait ses ennuis ilétait absolument désespéré, et, ce qui le chagrinait le plus, c’estque cette guigne se transmettait dans sa famille depuis desgénérations. Son grand-père était parti une fois pour le tour…

    – Laissez-moi tranquille, Chvéïk, avecvos exemples.

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que tout ce que je vous raconte est la pure vérité.Donc son grand-père étant parti…

    – Chvéïk, s’emporta le lieutenant, jevous ordonne de vous taire. Je ne veux plus rien entendre de voshistoires stupides. Quand nous serons arrivés à Budeiovitz, je vousréglerai votre compte. Savez-vous, Chvéïk, que je vais vous faireenfermer ?

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que jusqu’à cette minute je n’en savais rien, ditChvéïk doucement. Pour l’excellente raison que vous ne m’en aviezencore rien dit.

    Le lieutenant poussa un soupir, tira de sacapote la Bohemiaet se mit à lire les dernières nouvellesannonçant les grandes victoires remportées par l’arméeautrichienne. Comme il était plongé dans la lecture d’un articlequi donnait des détails sur une invention allemande permettant dedétruire les villes ennemies au moyen de bombes lancées par avions,bombes qui explosaient trois fois de suite, il entendit Chvéïkdemander au monsieur chauve :

    – Excusez, Votre Grâce, n’êtes-vous pas,je vous prie, Monsieur Purkrabek, le fondé de pouvoir de la BanqueSlavia ?

    Comme le monsieur chauve ne répondait pas,Chvéïk se tourna vers le lieutenant.

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant – lui dit-il – que j’ai lu une fois, dans un journal,qu’un homme normal devait avoir une moyenne de 60 à 70.000 cheveux,et que les cheveux noirs tombent plus facilement que les autres,comme on peut le constater dans de nombreux cas. Et il poursuivitsans pitié :

    – Un étudiant en médecine m’a dit un jourau café, que la chute des cheveux provenait de l’ébranlementnerveux provoqué par les accouchements.

    À ce moment-là se produisit un phénomèneétrange. Le monsieur chauve bondit sur Chvéïk en hurlant :

    – Fous-moi le camp d’ici, espèce decochon !

    Puis, jetant Chvéïk dans le couloir, il revintaussitôt dans le compartiment, où il ménagea au lieutenant unesurprise désagréable en se présentant.

    Une légère erreur s’était produite en effet.L’individu chauve n’était pas M. Purkrabek, le fondé depouvoir de la Banque Slavia, mais le général de brigade vonSchwarzburg. Le général était justement en route pour une tournéed’inspection et il se rendait à Budeiovitz.

    Il avait l’habitude, lorsqu’il découvrait unléger flottement dans la discipline des casernes qu’il visitait, defaire appeler le commandant de la garnison et de lui tenir lelangage suivant :

    – Avez-vous un revolver ?

    – Oui, mon général.

    – Bien. À votre place, je sais l’emploique j’en ferais, car ce que je vois ici ressemble plus à unepétaudière qu’à une caserne.

    Après chacune des tournées d’inspection dugénéral, çà et là, l’un ou l’autre des officiers se faisait sauterla cervelle. Le général von Schwarzburg enregistrait la nouvelleavec satisfaction :

    – Parfait ! Parfait !disait-il. Voilà ce qui s’appelle un soldat.

    De plus, il avait la manie de déplacer lesofficiers et de les envoyer dans des garnisons perdues.

    – Lieutenant, où avez-vous été à l’écoledes Cadets ? demanda-t-il à Lukach.

    – À Prague, mon général.

    – Que vous a-t-on appris là-bas, si vousne savez même pas qu’un officier est responsable de sonsubordonné ?

    Primo : Vous devisez avec votreordonnance comme avec un ami intime, vous lui permettez de parlersans être interrogé.

    Secundo : Vous lui permettez d’insultervotre supérieur. Il faut que tout cela se paie. Comment vousappelez-vous, lieutenant ?

    – Lukach, mon général.

    – Quel est votre régiment ?

    – J’ai été…

    – L’endroit où vous avez été nem’intéresse pas, il n’en est pas question. Je veux savoir où vousêtes maintenant.

    – Au 91e régimentd’infanterie, mon général. On m’a déplacé.

    – Déplacé ? On a très bien fait, etcela ne vous fera pas de mal de partir le plus tôt possible pour lefront.

    – C’est ce qui vient d’être décidé, mongénéral.

    Alors, le général se lança dans uneconférence. Il avait remarqué, disait-il, que, durant ces dernièresannées, les officiers parlaient à leurs subordonnés sur un tonbeaucoup trop familier. Il voyait là le danger de certainespropagandes démocratiques. Or, il est nécessaire, affirmait-il, demaintenir le soldat sous le joug de la discipline. Le soldat doittrembler devant son supérieur. Il doit le craindre. Les officiersdoivent tenir leurs hommes à distance et ne pas tolérer qu’ilsréfléchissent par eux-mêmes. Car c’est en cela, disait-il, queréside l’erreur tragique de ces dernières années.

    Autrefois, les hommes craignaient leursofficiers comme la foudre, mais aujourd’hui…

    Le général de brigade eut un geste dedécouragement.

    – … Aujourd’hui, la plupart des officiersse commettent avec leurs hommes. C’est ce que j’ai vouludire !

    Et le général, reprenant son journal, sereplongea dans sa lecture. Blême de rage, le lieutenant Lukachsortit dans le couloir pour régler son compte à Chvéïk.

    Il le trouva debout devant la portière. Sonvisage reflétait la satisfaction et le bonheur de l’enfant quivient de s’endormir après s’être longuement abreuvé au sein de samère.

    Le lieutenant, d’un geste, montra à Chvéïk uncompartiment vide.

    – Chvéïk, dit-il avec solennité, lemoment est enfin venu pour vous de recevoir une paire de claques,comme le monde n’en vit jamais. Pourquoi vous êtes-vous permisd’insulter ce monsieur chauve ? Savez-vous que c’est legénéral von Schwarzburg ?

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant – répondit Chvéïk dont le visage prit une expression demartyr – que jamais je n’ai eu la moindre intention d’insulter quique ce soit. Je ne me serais jamais douté que ce monsieur pût êtrele général von Schwarzburg. Je vous assure qu’il ressembleétrangement à M. Purkrabek, le fondé de pouvoir de la BanqueSlavia. Ce monsieur avait l’habitude de venir chez nous, au café,et une fois, comme il s’était endormi à table, un individu malintentionné écrivit sur son crâne chauve : « Nousnous permettons, conformément à la circulaire 3, ci-jointe, de vousproposer respectueusement la constitution, par une assurance sur lavie, d’une dot et d’un trousseau pour vos enfants. » Bienentendu, tous mes camarades sont partis, et moi je suis resté seulavec le fondé de pouvoir.

    Comme j’ai toujours la guigne, lorsqu’il s’estréveillé et qu’il a aperçu son crâne dans la glace, il s’est misdans une colère folle. Il a pensé que c’était moi le coupable. Luiaussi a voulu me donner une paire de claques.

    Et cet aussi jaillit des lèvres deChvéïk d’une façon si touchante et si pleine de reproches que lelieutenant laissa retomber sa main.

    Chvéïk poursuivit :

    – Le général n’aurait pas dû se fâcherpour une erreur aussi insignifiante. D’ailleurs, il devraitréellement avoir de 60.000 à 70.000 cheveux comme il était écritdans l’article où l’on énumérait tout ce qu’un homme normal doitposséder. Je n’aurais jamais osé penser qu’un général de brigadepouvait être chauve. Ce malentendu, qui nous a séparés, ne reposeque sur une erreur tragique qui aurait pu arriver à tout le mondeaussi bien qu’à moi. Il suffit de faire une remarque et qu’un autres’avise de mal la prendre pour que les choses se gâtent tout desuite. Ainsi, Hyvl, le tailleur, nous a raconté, une fois, commentil avait voyagé avec un jambon qu’il avait acheté à Marbourg. Dansle compartiment, il croyait qu’il était le seul tchèque parmi lesvoyageurs. Comme il se mettait, près de Saint-Maurice, à découperle jambon, et que le monsieur qui était en face de lui commençait àjeter dans sa direction des regards envieux, Hyvl, le tailleur,s’est dit tout haut en tchèque : « Tu aimerais bien enbouffer un peu, hein ? » et le monsieur lui répondit dansla même langue : « Naturellement que j’en boufferaisvolontiers, si seulement tu voulais m’en donner. » Et c’estainsi qu’ils se sont partagé le jambon. Voitech Rous, c’est ainsique s’appelait le monsieur…

    Le lieutenant Lukach jeta un sombre regard surChvéïk, haussa les épaules, et quitta le compartiment sans dire unmot. Peu après, alors qu’il était de nouveau installé à sonancienne place, le candide visage de Chvéïk apparut à laportière :

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que nous serons dans cinq minutes à Tabor. Il y a cinqminutes d’arrêt. Si vous désirez quelque chose à manger. Il y aquelques années, ils avaient ici…

    Le lieutenant bondit dans le couloir, et dit àChvéïk :

    – Sachez que si vous voulez m’êtreagréable, vous ne vous montrerez jamais plus devant moi. Je vous aiassez vu. Disparaissez, espèce de sombre idiot !

    – Bien. À vos ordres, mon lieutenant.

    Chvéïk fit le salut militaire, tournaréglementairement les talons, alla à l’extrémité du couloir où ils’assit dans un coin, à la place réservée au contrôleur. Là, ilentra immédiatement en conversation avec un cheminot :

    – Avec votre permission, puis-je vousdemander quelque chose ?

    Le cheminot, qui n’avait visiblement pas enviede parler, remua faiblement la tête.

    – Un brave homme, poursuivit Chvéïk, uncertain Hoffman avait l’habitude de venir chez moi. Il affirmaitque les sonnettes d’alarme ne servent à rien et que quand bien mêmeon tirerait sur la poignée, il ne se passerait rien du tout. Pourvous dire la vérité, la chose ne m’a jamais beaucoup intéressée,mais puisque j’ai ici sous les yeux une pareille sonnette d’alarme,je voudrais bien savoir à quoi m’en tenir, au cas où j’aurais unjour à m’en servir.

    Chvéïk se leva et, en compagnie du cheminot,se dirigea vers la sonnette d’alarme. « En cas dedanger… »

    Le cheminot estima qu’il était de son devoird’expliquer à Chvéïk le mécanisme de l’appareil.

    – Votre homme avait raison de vous direqu’il fallait tirer sur cette poignée, mais il vous a menti endisant que ça ne fonctionnait pas. Le train s’arrête toujours à cecommandement, car le signal est relié à la locomotive.

    Tous deux avaient la main sur la poignée de lasonnette et on ne sut jamais par quel mystère le signal retentit.Toujours est-il que le train stoppa.

    Chvéïk et le cheminot ne purent se mettred’accord pour savoir qui avait tiré la sonnette.

    Chvéïk affirma que ce ne pouvait être lui, quejamais il n’aurait fait une chose pareille, qu’il n’était plus ungamin, etc.

    – Je suis moi-même tout étonné de voirque le train s’est arrêté brusquement – dit-il avec bonhomie. Letrain roulait puis, tout d’un coup, il s’arrête. Croyez-moi, jesuis aussi ennuyé que vous.

    Un monsieur d’aspect fort respectable prit leparti du cheminot. Il déclara avoir entendu les termes danslesquels le soldat avait engagé, le premier, la discussion sur lessignaux d’alarme.

    Chvéïk, par contre, ne cessait de se frapperla poitrine, d’affirmer sa bonne foi, d’expliquer qu’il n’avaitaucun intérêt à provoquer un retard puisqu’il partait pour laguerre.

    – Monsieur le chef de gare éclaircira ça,– dit le contrôleur. Le plus clair de cette histoire, c’est qu’ellevous coûtera vingt couronnes.

    Cependant on voyait les voyageurs affoléssortir des wagons. Une femme effrayée, dégringola le remblai et seprécipita avec sa valise dans le champ voisin.

    – Cela vaut les vingt couronnes, – ditChvéïk, qui avait gardé un calme absolu. – C’est vraiment pas cher.Une fois, quand sa majesté l’empereur est venue à Jikov, un certainFranta Schnor s’est jeté à genoux devant sa voiture. Alors, lecommissaire de police du quartier a dit en pleurant àM. Schnor qu’il aurait dû choisir une autre rue, qu’il auraitpu choisir le quartier du commissaire Krais par exemple. Et pourfinir on mit ce M. Schnor sous les verrous.

    Chvéïk jeta un regard circulaire sur sesauditeurs, puis il ajouta avec satisfaction :

    – Bon, maintenant, on peut repartir.C’est très ennuyeux quand les trains ont du retard. Lorsque çaarrive en temps de paix, ça peut encore aller ; mais,lorsqu’on est en guerre, chacun devrait savoir que, dans chaquetrain, il y a des personnalités militaires ; des généraux debrigade, des lieutenants, des ordonnances. À ce moment-là, le pluspetit retard peut être fort grave. Napoléon, pour cinq minutesperdues à Waterloo, a vu toute sa gloire foutue.

    Au même instant, le lieutenant Lukach sefrayait un chemin à travers le groupe qui entourait Chvéïk. Ilétait d’une pâleur mortelle. Et sa fureur était telle qu’il ne putémettre qu’un seul mot :

    – Chvéïk !

    Chvéïk fit le salut militaire etdit :

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, qu’on me rend responsable de l’arrêt du train. Lesplombs que l’administration des chemins de fer fait mettre sur lessignaux d’alarme sont vraiment de drôles de plombs. Il vaut bienmieux ne pas s’en approcher du tout. Sans ça, il vous arrive unmalheur et on vous demande vingt couronnes.

    À ce moment le chef de train donna le signaldu départ. Les auditeurs de Chvéïk, l’un après l’autre, rentrèrentdans leur compartiment. Le lieutenant Lukach haussa les épaules etretourna à sa place.

    Seuls restèrent dans le couloir, lecontrôleur, le cheminot et le brave soldat Chvéïk, naturellement.Le contrôleur tira de sa poche son carnet et se mit à rédiger lecompte rendu de l’incident. Chvéïk, sans accorder la moindreattention au regard haineux que lui lançait le cheminot, luidemanda :

    – Y a-t-il longtemps que vous êtes auchemin de fer ?

    Et comme le cheminot ne répondait rien, Chvéïkexpliqua qu’il avait connu dans le temps un certain MlitchkoFrantisko qui habitait à Oujinevch, près de Prague, et qui ayanttiré, lui aussi, le signal d’alarme, en eut une telle frayeur qu’ilperdit pendant quinze jours l’usage de la parole. Il ne put seremettre à parler que deux semaines après, un après-midi où ilétait allé rendre visite à un certain Vanek, jardinier àHostivaje.

    – Ça s’est passé, ajouta Chvéïk, en mai1912.

    Le cheminot, sans daigner répondre, ouvrit laporte des cabinets et s’y enferma.

    Le contrôleur et Chvéïk demeurèrent seuls dansle couloir. Le contrôleur demanda au soldat vingt couronnes, enexpliquant que si Chvéïk ne pouvait pas payer l’amende il seraitdans l’obligation de le faire descendre à Tabor pour l’amenerdevant le chef de gare.

    – Bien, dit Chvéïk, qu’à cela ne tienne,j’aime beaucoup causer avec des gens instruits. Ça me fera grandplaisir de faire la connaissance de ce monsieur.

    Il tira sa pipe de sa vareuse, l’alluma et,tout en rejetant un lourd nuage de fumée, il ajouta :

    – Il y a quelques années, il y avait, àSvitave, comme chef de gare, M. Wagner. Il n’était pascommode. Il passait son temps à brimer ses subordonnés. Mais il enavait surtout après un nommé Yugwirth, qui était aiguilleur ;il l’a tellement persécuté qu’à la fin le pauvre homme s’est jeté àl’eau de désespoir. Mais, avant de se suicider, il avait écrit unelettre au chef de gare pour lui dire qu’après sa mort il serappellerait à lui. Et il a tenu parole. C’est la pure vérité. Cebonhomme de chef était donc assis, une nuit, devant le télégraphelorsque, brusquement, l’appareil se met à sonner. Et le chef prendle message suivant : « Comment vas-tu, salaud ?Signé Yugwirth. » Ça a duré toute la semaine. À la fin, lechef en question se mit à expédier partout des télégrammes ainsiconçus : « Pardonne-moi, Yugwirth. » La nuitsuivante, l’appareil lui transmit cette réponse :« Pends-toi au sémaphore devant le pont. Yugwirth. » Etmonsieur le chef de gare obéit. Pour se venger l’administration aarrêté, le lendemain, le télégraphiste de la station. Vous voyezbien qu’il existe entre le ciel et la terre des choses dont nousn’avons même pas idée.

    Comme il achevait son récit, le train entra engare de Tabor. Avant de quitter son compartiment, Chvéïk,accompagné du contrôleur, alla se présenter, ainsi qu’il était deson devoir de le faire, au lieutenant Lukach.

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que l’on m’emmène devant le chef de gare.

    Le lieutenant Lukach ne répondit pas ; ilétait plongé dans une indifférence complète. Il avait brusquementcompris, qu’au point où en étaient les choses, le mieux était de sedésintéresser de Chvéïk aussi bien que du général chauve, dedemeurer assis tranquillement, puisqu’en arrivant à Budeiovitz, ildevait se présenter à la caserne et partir pour le front. Que luiimportait désormais ce misérable monde et les histoires d’unChvéïk !

    Comme le train s’ébranlait, le lieutenantLukach regarda par la portière. Il aperçut son ordonnance sur lequai, discutant avec animation devant le chef de gare. Il étaitentouré d’un groupe de personnes parmi lesquelles se trouvaientquelques employés en uniforme.

    Le lieutenant Lukach respira. Il éprouva ungrand soulagement en s’apercevant que son ordonnance était restésur le quai.



    Le train s’était éloigné depuis longtempsdéjà, et la foule autour de Chvéïk demeurait aussi dense. Chvéïkjurait qu’il était innocent et il parvint à convaincre sesauditeurs. Une femme déclara :

    – Voilà comment ils embêtent lessoldats !

    La foule l’approuva bruyamment. Un monsieurs’adressa au chef de gare pour lui déclarer qu’il était prêt àpayer les 20 couronnes d’amende pour Chvéïk. Il était convaincu,disait-il, que ce soldat n’était pas coupable.

    – Il n’y a qu’à le regarder, dit-il enguise de conclusion, en montrant le visage candide de Chvéïk.

    L’ordonnance s’adressa à la foule endéclarant : « Je suis innocent, bravesgens ! »

    Un maréchal des logis de la gendarmerie arrêtaun citoyen dans la foule : « Vous répondrez de cesparoles, criait-il. Je vous apprendrai, moi, à exciter les gens endisant : « S’ils traitent les hommes comme ça, personnene peut leur demander de gagner la guerre. »

    Le malheureux citoyen ne put que balbutierqu’il n’avait rien voulu dire de séditieux, qu’il était aucontraire un bouclier de la vieille garde.

    Le brave homme qui était convaincu del’innocence de Chvéïk, paya l’amende et l’emmena au buffet destroisièmes classes, où il lui offrit un bock. Ayant appris que tousles papiers de Chvéïk, ainsi que son billet, étaient restés entreles mains du lieutenant Lukach, il lui donna généreusement cinqcouronnes pour continuer sa route et lui confia avant de s’enaller :

    – Allons, mon cher ami, comme je vousl’ai dit, quand vous serez prisonnier en Russie, donnez le bonjourde ma part au brasseur Zéman de Zdolbounov. Vous avez noté lenom ? Soyez malin et restez le moins possible au front.

    – Pour ça, n’ayez pas peur, dit Chvéïk,c’est toujours intéressant de voir du pays sans payer.

    Chvéïk resta seul à sa table. Pendant qu’ilcommençait à liquider les cinq couronnes de son bienfaiteur, lesgens qui étaient sur le quai et qui n’avaient vu la scène que deloin, sans avoir entendu les explications de Chvéïk, racontaientqu’on avait arrêté un espion, surpris au moment où ilphotographiait la gare.

    Mais une brave femme contredisait cetteversion ; elle avait entendu dire, racontait-elle, qu’ils’agissait d’un dragon qui avait frappé un officier près desw. c. pour femmes parce que cet officier s’était avisé desuivre son amie.

    Les gendarmes mirent fin à cette interminablediscussion en chassant la foule du quai. Cependant que Chvéïkcontinuait tranquillement à boire en songeant avec tendresse à sonlieutenant.

    – Qu’est-ce qu’il pourra bien fairejusqu’à son arrivée à Budeiovitz sans son ordonnance ? sedemandait-il avec inquiétude.

    Avant l’arrivée du train omnibus, le buffetdes troisièmes classes fut envahi par une foule de voyageurs.

    La plupart d’entre eux étaient des soldats,appartenant à différents régiments, à diverses nations. La rafalede la guerre les avait arrachés de chez eux, pour les disperserdans les hôpitaux de l’empire qu’ils ne quittaient que pourrepartir sur le front.

    Combien parmi eux n’allaient pas tarder àconnaître le suprême honneur militaire ! Au-dessus de leurscadavres, allongés sous six pieds de terre, l’on pourrait voir,dans les tristes paysages de la Galicie Orientale, surmontant lacroix de bois généreusement offerte par leur patrie reconnaissante,le calot autrichien, portant l’anagramme de l’empereurF. J. I. balancé par le vent, trempé par là pluie, uniqueet dernier témoignage du passage de ces hommes sur la terre.

    Un vieux corbeau, reconnaissant, continueraità se poser de temps à autre sur leurs tombes, en songeant avecnostalgie à cette époque bienheureuse où la terre entière n’étaitplus qu’une table abondamment garnie de délicieux cadavres d’hommeset de chevaux, où il lui était possible de se nourrir uniquement dece mets succulent qu’est l’œil de l’homme, pareil à ceux quibrillaient jadis sous ce calot.

    Un camarade de misère, renvoyé après uneopération qu’il avait subie à l’hôpital militaire, s’assit près deChvéïk ; son uniforme gardait encore la trace de la boue et dusang. Cet homme était comme rapetissé. Il déposa un petit paquetsur la table, tira de sa poche un porte-monnaie déchiré, compta etrecompta son argent, puis il regarda Chvéïk et luidemanda :

    – Beszélsz magyarul[1] ?

    – Je suis Tchèque, camarade, réponditChveik. Veux-tu boire ?

    – Nem ertem, baratom[2].

    – Ça ne fait rien, insista Chvéïk enpoussant son verre plein devant le soldat. Tu n’as qu’à boire.

    Celui-ci but et remercia :« Köszönöm. » Et il continua à examiner lecontenu de son porte-monnaie. Puis il se leva en poussant unsoupir. Chvéïk comprit que le Magyar aurait bien aimé se faireservir un demi, mais qu’il n’avait plus assez d’argent. C’estpourquoi Chvéïk lui en commanda un. Le Magyar remercia à nouveau etcommença, à l’aide de gestes et de grimaces, à expliquer quelquechose à Chvéïk, en lui montrant sa main blessée, tout en lui disantdans une sorte de langage international : « Pif, paf,pouf ! »

    Chvéïk secoua la tête et lui sourit avecsympathie. Le convalescent lui fit savoir encore, en élevant samain gauche à 50 centimètres au-dessus du sol, puis en montranttrois doigts, qu’il avait trois petits enfants.

    – Nitch han, nitch han,continua-t-il, voulant dire par là qu’il n’y avait rien à manger àla maison et avec sa manche, il essuya ses yeux mouillés de larmes.Dans sa capote en lambeaux on pouvait voir la déchirure faite parla balle qu’il avait reçue pour le bon plaisir de Sa Majesté le Roide Hongrie.

    Après un pareil entretien, il ne restait àChvéïk plus rien des cinq couronnes qu’on lui avait données. Chaqueconsommation éloignait de lui toujours davantage, la possibilitéd’atteindre le but de son voyage.

    Et, de nouveau, passa un train à destinationde Budeiovitz. Cependant, Chvéïk demeurait assis et il écoutait leHongrois répéter : « Pif, paf, pouf ! Haromgyermek ! (Trois enfants !) Nintch hamEljen ! »

    – Bois, mon gars, bois…, lui ditChvéïk…

    À la table voisine, un soldat racontait queles Magyars, lorsque les Tchèques vinrent à Szeged avec le29e régiment d’infanterie, les accueillirent avec lesmains en l’air pour les taquiner.

    Cette allusion au passage en masse desTchèques dans les rangs ennemis, bien qu’elle correspondît à laréalité, blessa l’amour-propre du soldat. Les Hongrois, par lasuite, n’hésitèrent pas à suivre l’exemple des Tchèques.

    Ce soldat s’assit également à côté de Chvéïket lui raconta comment ils avaient, à Szeged, chargé les Magyars etcomment ils les avaient flanqués hors des bistrots. Ilreconnaissait, toutefois, que les Magyars avaient opposé une viverésistance ; une blessure qu’il avait reçue dans le dos, etpour laquelle on l’avait envoyé à l’hôpital, en témoignait.Maintenant, disait-il, il craignait que, après son retour, lecommandant de son bataillon ne le fît mettre en prison parce qu’iln’avait pas rendu à son adversaire le coup qu’il avait reçu ainsique l’honneur du régiment l’aurait exigé.

    – Vos papiers ?

    C’est avec ces paroles aimables que lecommandant de la patrouille militaire qui faisait une ronde, abordaChvéïk.

    C’était un sergent suivi de quatre soldats,baïonnette au canon, il ajouta, en mauvais tchèque :

    – Je vois que vous assis, vous pasvoyager, vous boire, toujours boire.

    – Je n’ai pas le moindre papier,milatchkou[3], répondit Chvéïk. M. lieutenantLukach, du 91e régiment les a tous sur lui. Moi je suisresté à la gare.

    – Qu’est-ce que cela signifie,milatchkou ? demanda le sergent en s’adressant à l’un de sessoldats, un vieux de la territoriale.

    – Milatchkou, en tchèque, ça veut diresergent, répondit celui-ci en souriant.

    Le sergent déclara à Chvéïk :

    – Tout soldat doit avoir des papiers.Sans papiers, un pouilleux comme toi doit être enfermé au poste dela gare comme un chien enragé.

    On amena Chvéïk au poste ; les soldatsétaient assis sur les bancs et ils ressemblaient comme des frèresau vieux territorial qui avait traduit au sergent le mot milatchkou(chéri) avec tant d’à-propos.

    Le poste était orné de lithographies que leministère de la guerre avait envoyées dans tous les bureauxmilitaires.

    L’une d’elles représentait le brigadier FranzHammel et les sergents Panchard et Buchmayer du 21erégiment impérial et royal, en train d’encourager leurs hommes àtenir. De l’autre côté était suspendu un tableau avec la légendesuivante : « Le brigadier Jan Danko, du 5erégiment de Honved-hussard, examine la position d’une batterieennemie » ; à droite, un peu plus bas, pendait uneaffiche qui avait pour titre : Exemple rared’héroïsme.

    C’est avec des affiches de ce genre, quiillustraient des exemples d’héroïsme magnifiques, inventés detoutes pièces dans les chancelleries du ministère de la Guerre, etpar la presse allemande, que la stupide et vieille Autriche voulaitgalvaniser le courage de ses soldats qui ne les lisaient jamais.Lorsqu’on donnait à ces derniers des exemples de ce genre sousforme de livres, au front, ils s’en servaient pour rouler descigarettes ou ils l’utilisaient d’une façon encore plusrationnelle, donnant ainsi aux récits de ces magnifiques exemplesofficiels une destination qui convint à leur valeur et à leuresprit.

    Cependant que le sergent allait quérir unofficier, Chvéïk lut sur une affiche :

    « La bravoure du soldat Joseph Bong, dutrain des équipages. »

    « Les infirmiers étaient en train detransporter des grands blessés dans les fourgons qui stationnaientdans un chemin creux, on les expédia ensuite au poste de secours.Les Russes qui avaient remarqué ces fourgons commencèrent à lesarroser de grenades. Le cheval du soldat Joseph Bong, du3e escadron du train, fut tué par un éclat. Bong selamentait : « Mon pauvre coco, c’en est fait detoi ! » À ce moment précis, il fut lui-même blessé. Ildétela son cheval et tira lui-même le fourgon vers une cachettesûre. Après quoi il s’en retourna pour aller chercher leharnachement. Les Russes continuèrent le feu. « Tireztoujours, mauvais brigands, je n’abandonnerai pas mesharnais ! » s’écria Bong et il continua à déboucler lescourroies. Sa besogne achevée, il traîna le harnachement près dufourgon ; là, il dut subir, à cause de son absence prolongée,une observation de la part de l’infirmier, mais il répondit :« Je n’ai pas voulu laisser le harnachement, il est presqueneuf. J’ai pensé que ce serait dommage. Nous n’en avons pas trop deces choses-là. » Ainsi s’excusait le vaillant guerrier, puis,il partit au poste de secours, et c’est alors seulement qu’ildemanda à être hospitalisé.

    « Huit jours plus tard, son commandantépingla sur sa poitrine la médaille du courage enargent ».

    Lorsque Chvéïk eut fini de lire, le sergentn’étant toujours pas revenu, il dit aux soldats du quart : –Ça, c’est un bien bel exemple de courage. De cette façon, il n’yaura chez nous, dans l’armée, que des harnachements neufs. Maislorsque j’étais à Prague, j’ai lu dans le Journal officielun exemple d’héroïsme encore plus beau. Il s’agissait de l’aspirantdocteur Joseph Bojnov. Il était en Galicie, au 7ebataillon de chasseurs, et comme il partait à l’assaut à labaïonnette, il reçut une balle. Pendant qu’on le transportait auposte de secours, il ne cessait de crier qu’on n’allait tout demême pas lui faire un pansement pour ce bobo, et il voulait avancerde nouveau avec son escadron. À ce moment-là une grenade lui brisala patte. Et, de nouveau, les infirmiers voulurent l’emporter, maisil commença à ramper vers la tranchée, et c’est avec un bâton qu’ilse défendit contre l’ennemi. Vint une nouvelle grenade qui luiemporta la main qui tenait le bâton. Il saisit le bâton de l’autreen hurlant qu’il ne leur pardonnerait pas ça, et Dieu sait commentça aurait fini si un shrapnell ne l’avait définitivement occis.Sans doute qu’on lui aurait donné la médaille d’argent du courage.Lorsque la grenade lui arracha la tête, il cria encore enmourant : « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plusbeau, le plus digne d’envie. »

    – Ils n’y vont pas avec le dos de lacuillère, dans les journaux, dit un homme ; un rédacteur commeça doit devenir complètement abruti au bout d’une heure.

    Le sergent apparut dans l’embrasure de laporte où il se trémoussa de fureur :

    – Dès qu’on quitte cette salle pour troisminutes, hurla-t-il, on n’entend plus que : « Tcheski,Tcheski. »

    Avant de se rendre à la brasserie le sergentdit au caporal, en lui montrant Chvéïk : « Emmenez cecochon au lieutenant dès que celui-ci sera de retour. »

    – M. le lieutenant est avec latélégraphiste – dit le caporal, quand le maréchal des logis eutquitté la salle – il court après elle depuis quinze jours ;quand il revient du télégraphe, il est toujours furieux et ildit : « C’est une garce ! Elle ne veut pas coucheravec moi ! »

    Et, cette fois encore, le lieutenant revint enproie à une sombre fureur. Lorsqu’il entra, on l’entendit jeter desvivres sur la table.

    – Rien à faire, mon vieux, tu dois yaller ! dit à Chvéïk le caporal, avec pitié. Beaucoup desoldats sont passés par ses mains, des jeunes et desvieux !

    Et il emmena Chvéïk dans le bureau où étaitassis, derrière une table recouverte de papiers déchirés, un jeunelieutenant furieux.

    Lorsqu’il aperçut les deux hommes, il s’écria,avec une violence qui en promettait long sur ce qui allaitsuivre : « Ah ! nom de Dieu ! »

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que cet homme a été trouvé à la gare sans papiers, ditle caporal.

    Le lieutenant inclina la tête comme s’il avaitvoulu affirmer ainsi qu’il avait, depuis des années, la certitudeque l’on trouverait ce jour-là Chvéïk à la gare, démuni de sespapiers.

    Quant à Chvéïk, si quelqu’un l’avait regardé àcette minute, il aurait eu l’impression qu’il était absolumentimpossible qu’un homme ayant une tête pareille et une telle tenuepût avoir des papiers sur lui. Chvéïk donnait l’impressiond’arriver d’une autre planète ; il regardait naïvement, avecune grande surprise, le nouveau monde où il se trouvait et où onlui posait les questions les plus extravagantes comme, par exemple,de lui demander où étaient ses papiers.

    Le lieutenant inclina encore la tête commes’il avait voulu inviter Chvéïk à prendre l’initiative de parler lepremier, afin de lui permettre d’engager l’interrogatoire.

    Mais, voyant que Chvéïk gardait un silenceobstiné, il se décida à parler :

    – Que faisiez-vous dans lagare ?

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que j’attendais le train de Budeiovitz, afin de merendre à mon régiment, au 91e de ligne. Je suisl’ordonnance de Monsieur le lieutenant Lukach, que j’ai été forcéde quitter parce qu’on m’a amené devant le chef de gare, à caused’une amende. J’ai été soupçonné, bien à tort d’ailleurs, d’avoirfait arrêter le rapide dans lequel nous nous trouvions en tirant lesignal d’alarme.

    – Racontez-moi cela d’une façoncohérente, s’écria le lieutenant, et ne dégoisez pas tant debêtises.

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que la chance m’a quitté depuis le moment où nousétions assis dans le rapide, Monsieur le lieutenant Lukach et moi,pour aller aussi vite que possible rejoindre notre régiment àBudeiovitz. Tout d’abord, nous avons perdu une malle, puis ungénéral à la tête chauve…

    – Mon Dieu ! soupira lelieutenant.

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je dois vous raconter la chose en détail, pour vousdonner un aperçu des événements, comme disait le cordonnierPetulik, quand il demandait à son fils de retirer sa culotte avantde le fouetter avec une corde.

    Et, pendant que le lieutenant commençait à secongestionner, Chvéïk ajouta :

    – Non, je ne plaisais pas à Monsieur legénéral Chauve, et Monsieur le lieutenant Lukach, dont j’étaisl’ordonnance, m’a envoyé dans le couloir. Et, dans le couloir, j’aiété accusé d’avoir fait ce que je vous ai déjà dit. Avant que cetincident ait pu être réglé, je restai tout seul sur le quai. Letrain partit. Monsieur le lieutenant avec ses malles et tous lespapiers, les siens et les miens, s’éloignèrent à la même vitesse,tandis que moi, je suis resté ici comme un pauvre abandonné.

    Chvéïk regarda le lieutenant d’une façontendre et émouvante.

    – Il est clair que ce gaillard, qui donnel’impression d’être un idiot, dit la pure vérité, songea lelieutenant.

    Puis, nommant tous les trains qui partirentdans la direction de Budeiovitz après le rapide, il demanda àChvéïk comment il s’était arrangé pour n’en prendre aucun.

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, répondit Chvéïk en souriant avec bonhomie, qu’enattendant le prochain train, j’ai eu la malchance de me trouver àla buvette où je me suis mis à boire doucement un bock aprèsl’autre.

    – Je n’ai jamais connu un tel idiot,pensa le lieutenant. Il avoue tout. J’en ai déjà vu beaucoup dansson cas, mais ils ont tous nié ce qu’on leur reprochait, tandis quecet imbécile me dit tranquillement : « J’ai manqué tousles trains, parce que je me suis mis à boire un bock aprèsl’autre. »

    Résumant toutes ses pensées en une seulephrase il se dressa et déclara à Chvéïk :

    – Vous êtes un dégénéré. Savez-vous ceque cela signifie de traiter quelqu’un de dégénéré ?

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que chez nous, au coin du Boitche et de la rueKaterinsky, il y avait un homme qui, précisément, était undégénéré. Son père était un comte polonais et sa mère unesage-femme. Il balayait les rues et, dans les brasseries, il sefaisait appeler tout simplement : Monsieur le comte…

    Le lieutenant estima qu’il était temps d’enfinir avec Chvéïk d’une façon ou d’une autre. C’est pourquoi il seleva et affirma avec énergie :

    – Eh bien ! je vous dis, moi, quevous êtes un idiot et que vous allez vous rendre au guichet de lagare, que vous prendrez un ticket et que vous vous rendrezimmédiatement à Budeiovitz. Et, si je vous vois encore une fois…Rompez !

    Et comme Chvéïk ne bougeait pas d’une semelle,se tenant respectueusement la main près de son calot, le lieutenants’écria :

    – Allez-vous-en ! N’avez-vous pasentendu ? J’ai dit : « Rompez ! » CaporalBalelek, prenez cet imbécile, amenez-le au guichet de la gare etprenez pour lui un ticket pour Budeiovitz.

    Quelques minutes après le caporal Balelekapparaissait de nouveau dans l’entrebâillement de la porte dubureau. Derrière lui, le lieutenant aperçut le candide visage deChvéïk.

    – Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-ilavec impatience.

    – Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, chuchota le caporal discrètement, que cet homme n’a pasd’argent et moi non plus. Or, on ne veut pas le laisser partirgratuitement parce qu’il n’a pas, sur lui, ses papiers militairesprouvant qu’il va rejoindre son régiment.

    Le lieutenant ne fit pas attendre longtemps sasentence, digne de Salomon :

    – Il peut aller là-bas à pied, dit-il. Ilen sera quitte pour quelques jours de prison s’il arrive trop tardà son régiment. Qui peut s’occuper de lui, ici ?Personne ! Qu’il parte !

    – Rien à faire, camarade, dit le caporalBalelek à Chvéïk quand il revint du bureau : il faut que tuailles à pied à Budeiovitz, mon vieux ! Dans la salle de gardeil y a encore un pain. Nous te le donnerons pour ta route.

    Une demi-heure après, muni de ce viatique etd’un paquet de tabac, Chvéïk quitta Tabor dans la nuit. Dès qu’ilfut sur la route il se mit à chanter :

    Quand nous sommes partis de Yromerch

    Mais vous direz que c’est une blague…

    Et le diable seulement pourrait expliquercomment il se fit que le brave soldat Chvéïk, au lieu d’avancervers le sud, dans la direction de Budeiovitz, se mit à se dirigervers l’ouest.

    Il marchait sur la grand’route, transi defroid, dans la neige, enveloppé dans sa capote militaire, semblableau dernier grognard de la garde de Napoléon, après la retraite deRussie, Avec cette différence cependant que Chvéïk, loin de courberla tête, chantait avec allégresse :

    J’allais gaiement au devant de la ville

    En passant par des forêts vertes…

    Et dans les forêts, dans le silence de lanuit, l’écho reprenait ce chant, tandis que les chiens commençaientà aboyer.

    Quand il eut assez chanté, le brave soldatChvéïk s’assit sur un tas de fumier, alluma sa pipe, se reposa uninstant et repartit à nouveau vers de nouvelles aventures, versl’anabase de Budeiovitz.

     

     

     

     

    Chapitre 2

    L’ANABASE DE CHVÉÏK

     

     

    Xénophon, grand général des temps anciens,traversa, dit-on, toute l’Asie Mineure sans se soucier de la carte.Les Goths firent également leurs préparatifs de guerre sanss’embarrasser de connaissances topographiques. Marcher de l’avant,marcher toujours tout droit devant soi, se frayer un chemin dansdes pays inconnus, entouré d’adversaires qui n’attendent que lapremière occasion pour vous décimer, voilà ce qu’on appelle uneanabase. Si l’on a la tête d’un Xénophon, ce miracle peut êtrepossible.

    Les légions de César accomplirent un pareilexploit. S’étant aventurées, sans cartes, jusque sur les côtes dela mer du Nord, elles poussèrent l’audace jusqu’à s’aviser derentrer par d’autres chemins. C’est depuis ce temps-là qu’on a prisl’habitude de dire que tous les chemins mènent à Rome.

    Le brave soldat Chvéïk était égalementpersuadé que tous les chemins le mèneraient à Budeiovitz, lorsqu’ilaperçut un village, dans la direction de Milevsk.

    Sans se détourner d’un pouce, il poursuivit samarche, car aucune force humaine ou divine ne peut empêcher un bonsoldat d’arriver, s’il en a fermement l’intention, àBudeiovitz.

    C’est ainsi que Chvéïk se trouvait à Kvetov, àl’ouest de Milevsk, au moment même où il venait d’achever dechanter toutes les chansons militaires qu’il avait apprises pendantles longues marches des manœuvres d’antan. Son répertoire étantépuisé, il se voyait obligé de reprendre la chanson&|160;:

    Oui, elles ont pleuré comme des brebis

    Lorsque nous sommes repartis.

    Une vieille paysanne qui sortait de l’église,rencontra Chvéïk sur la chaussée.

    –&|160;Bonjour, mon petit&|160;! Où est-ce quetu vas comme cela&|160;?

    –&|160;Ah&|160;! dit celui ci, je vaisrejoindre mon régiment à Budeiovitz, la mère. Jepart-en-guerre.

    –&|160;Mais, mon petit, tu n’y arriverasjamais, si tu avances dans cette direction, répondit la bonne femmeavec stupeur. Tu vas du côté opposé. Et si tu continues de lasorte, tu seras bientôt à Klatov&|160;!

    –&|160;Je pense, dit Chvéïk doucement, quemême en passant par Klatov on peut arriver à Budeiovitz. Ça me feraune jolie balade. Ce qu’il y a de malheureux c’est que vous faitestout votre possible pour arriver à temps au régiment où on vousengueule dès que vous vous montrez.

    –&|160;Nous avons eu un gars dans ton genre,soupira la vieille paysanne, il est parti pour Plesné à laLandwehr, il s’appelle Tonitchék Machka, c’est un cousin de mabelle-sœur. Il part pour le front et une semaine après lesgendarmes s’amènent pour le chercher, car on ne le trouvait plus àson régiment. Un jour, nous le voyons revenir, habillé en civil. Ilnous dit qu’il était permissionnaire. Mais le bourgmestres’empressa d’aller avertir les gendarmes qui lui ont salementécourté sa permission. Il vient justement de nous écrire dufront&|160;; il est blessé, on vient de lui couper une jambe.

    La bonne femme hocha la tête, regarda Chvéïktristement, et poursuivit&|160;:

    –&|160;Écoute-moi, mon fils, va au coin de laforêt. Tu m’y attendras. Je vais te chercher une bonne soupe bienchaude, ça te réchauffera un peu. Je serai vite de retour. On peutvoir d’ici notre hameau, là, derrière ce bois, à droite. Tu feraisbien d’éviter de passer par Graz, car tu pourrais rencontrer desgendarmes. Prends plutôt le chemin qui va sur Malechine, en ayantsoin de passer devant la forêt. Et fais bien attention surtoutlorsque tu arriveras à Tchizové, car dans ce coin les pandores fontune chasse en règle aux déserteurs. Marche directement à travers laforêt sur Aoreazdwits, le gendarme qui est là est un excellenthomme, il laisse passer tout le monde. As-tu des papiers surtoi&|160;?

    –&|160;Non, petite mère, rien.

    –&|160;Ah&|160;! Ah&|160;! Dans ce cas n’y vapas non plus, file plutôt à Radomichle, mais arrange-toi pour yarriver le soir. C’est le moment où les gendarmes sont au bistrot.Tu verras une maisonnette derrière le Saint-Florent, dans la ruequi descend tu rencontreras une maison peinte en bleu. Là, tudemanderas après le père Melicharek, c’est mon frère. Donne-lui lebonjour de ma part et il t’indiquera ta route pour continuer surBudeiovitz.

    Chvéïk attendait depuis une bonne demi-heureau coin de la forêt quand il vit venir la vieille paysanne qui luiapportait la soupe promise. Elle avait eu soin d’envelopper lacasserole dans des linges pour que le potage demeurât chaud.Lorsque Chvéïk se fut rassasié, la bonne femme lui glissa dans lapoche de sa capote un morceau de pain et de lard. Puis, tout en luidonnant sa bénédiction, elle lui confia qu’elle avait deuxpetits-fils «&|160;là-bas&|160;». Ensuite elle lui indiqualonguement avant de le quitter, les villages par où il devaitpasser, les raccourcis et les détours qu’il devait prendre. Enfinelle lui tendit une couronne pour qu’il puisse s’offrir, dit-elle,un verre à Malechine, car la route est longue jusqu’àRadomichle.

    Chvéïk, suivant les conseils de la bonnefemme, alla de Tchizové à Radomichle en faisant un détour versl’est&|160;; toujours fermement convaincu, puisqu’on prétend quetous les chemins mènent à Rome, qu’il n’y avait pas de raison pourqu’ils ne conduisissent pas également à Budeiovitz.

    À Malechine, il rencontra, chez le bistrot oùil prenait son verre, un vieil accordéoniste qui s’attacha à lui.Le bonhomme croyant avoir affaire à un vrai déserteur, lui proposade l’accompagner dans un village voisin où il avait précisément unefille mariée à un insoumis. Chvéïk ne tarda pas à s’apercevoir quele petit père musicien était à moitié saoul.

    –&|160;Elle cache son mari, lui confial’accordéoniste, depuis deux mois, dans l’écurie. Tu en ferasautant et tu pourras attendre de cette façon la fin de la guerre entoute tranquillité. D’ailleurs, quand on est deux dans une écurieon supporte mieux sa réclusion…

    Comme Chvéïk refusait poliment, mais fermementde suivre ses conseils, le vieux devint subitement furieux, ils’éloigna, menaçant du poing son compagnon et déclarant qu’ilallait de ce pas le dénoncer aux gendarmes de Tchizové.

    Lorsqu’il parvint à Radomichle, Chvéïk trouva,ainsi que le lui avait indiqué la vieille femme, la maison bleue dupaysan Melicharek. Les salutations qu’il lui apporta de la part desa sœur le laissèrent complètement indifférent. Il se contenta,pour toute réponse, de demander à Chvéïk s’il avait des papiers et,en vieux paysan madré, il se mit à parler longuement des maraudeurset des voyous qui empestaient le canton.

    –&|160;Voilà des types qui plaquent leurrégiment, tout simplement parce qu’ils ont la frousse, puis ils secachent dans les bois et viennent la nuit faucher les biens despaysans. Ces gens-là, par-dessus le marché, ont tous de drôles degueules. Ils ne savent même pas compter jusqu’à quatre. Et ils ontencore le culot de se fâcher si on leur lâche en pleine figureleurs quatre vérités, ajouta-t-il en voyant que Chvéïk, mécontent,se levait du banc sur lequel il était assis. Si ce client avait laconscience tranquille, ajouta-t-il, il resterait tranquillementassis et ferait voir ses papiers&|160;! Mais, comme il n’en apas…

    –&|160;Bonsoir, lui dit Chvéïk.

    –&|160;Bonsoir et va chercher tes dupesailleurs&|160;!

    Chvéïk s’était déjà remis en route dans lanuit, que le vieux grommelait encore&|160;:

    –&|160;Il me fait rire avec son histoire àdormir debout, celui-là&|160;! Il me dit qu’il va à son régiment àBudeiovitz et cette vache va dans la direction de Harozdovits, puisil tourne sur Pisek. Il a peut-être l’intention de faire le tour dumonde&|160;!

    Chvéïk marcha pendant toute la nuit lorsque,tout à coup, il aperçut, aux environs de Putim, une meule de pailleau milieu d’un champ. Il se creusa là-dedans une sorte de nid poury passer le restant de la nuit. Comme il s’apprêtait à se fourrerdedans, il s’entendit interpeller&|160;:

    –&|160;Eh dis donc&|160;! de quel régiment quetu viens&|160;? Et où que tu vas&|160;?

    –&|160;Je suis du 91e de ligne, enroute pour Budeiovitz.

    –&|160;Mais tu es frappé, vieux frère&|160;!Tu veux y aller pour tout de bon&|160;?

    –&|160;Naturellement, mon lieutenant m’attendlà-bas.

    À peine eut-il achevé ces mots que Chvéïkperçut distinctement le rire de trois hommes. Lorsque cet accès degaîté se fut calmé, Chvéïk demanda à son tour aux inconnus de quelrégiment ils étaient. Il apprit ainsi que deux de ces hommesappartenaient au 35e de ligne et qu’il y avait parmi euxun dragon qui venait également de Budeiovitz. Les soldats du35e avaient pris le large à la formation de la dernièrecompagnie de marche, il y avait de cela un mois environ&|160;; ledragon était en bordée depuis les premiers jours de lamobilisation. La meule était à lui. Il passait généralement sesnuits dans la paille au milieu de son champ. Il avait rencontré lesdeux déserteurs dans la forêt et les avait hébergés chez lui. Tousvivaient dans l’espoir que la guerre allait bientôt finir, dans unou deux mois, disaient-ils. Ils déclaraient également que lesRusses se trouvaient déjà quelque part, là-bas, sous Budapest etdans la Moravie. C’est du moins ce qu’on racontait à Putim.

    La femme du dragon vint, avant l’aube, pourleur apporter le petit déjeuner. Les gars du 35edéclarèrent avoir l’intention de se rendre à Sdrakoneitsè où vivaitla tante de l’un d’eux. Ils comptaient également sur quelques amispour trouver du travail dans une scierie située dans lesmontagnes.

    –&|160;Et toi, le gars du 91e, situ veux, tu peux les accompagner, tu n’as qu’à laisser tomber tonlieutenant.

    –&|160;Ce sont des choses, répondit Chvéïk,qui ne se font pas si facilement que ça.

    Et sur ces paroles, il regagna son trou aumilieu de la paille, se fourra dedans, et ne tarda pas à serendormir.

    Quand il se réveilla, les trois copainsétaient déjà partis. L’un d’eux, le dragon sans doute, avait eul’excellente idée de déposer une tartine à côté de la meule.

    Chvéïk se remit courageusement en route et sedirigea vers la forêt. En approchant de Chteknea, il rencontra unvieux clochard qui le salua d’une façon très cordiale en luioffrant une gorgée d’eau-de-vie.

    –&|160;Tu ferais bien de ne pas trop tebalader dans ce village, confia-t-il à Chvéïk, ton uniformepourrait t’attirer des ennuis, car les rues fourmillent degendarmes. Nous autres, chemineaux, on nous fiche la paixmaintenant, mais vous, ils vous guettent car vous êtes devenus legibier de choix. C’est qu’ils vous en veulent, les vaches, à vous,les insoumis&|160;! affirma-t-il avec une conviction si profondeque Chvéïk décida de ne rien dire sur son 91erégiment.

    Qu’il croie ce qu’il veut, pensa-t-il,pourquoi irais-je retirer ses illusions sur mon compte à ce vieuxfrère&|160;?

    –&|160;Et toi, où est-ce que tu vas&|160;?demanda le chemineau après qu’ils eurent allumé leur pipe tout ense mettant à contourner le village.

    –&|160;À Budeiovitz.

    –&|160;Pour l’amour de Dieu&|160;! fit levieux effrayé, on va t’empoigner en moins de deux là-bas. Tudevrais te procurer un complet de civil et boiter ou fairel’estropié. Mais t’en fais pas, ajouta-t-il, nous marchons surSdrakolitz, Voline et Dud, et je voudrais être changé en panier àsalade si nous n’arrivons pas à dégoter quelque part des fringuesde bourgeois. Dans ce patelin-là, il n’y a que des gens honnêtes,qui ne ferment jamais leurs portes. De plus, par ces soiréesd’hiver, ils ne sont jamais chez eux car ils vont veiller chez lesvoisins. Tu n’auras qu’à choisir un froc. Tu n’as pas besoin degrand’chose. Des godasses, tu en as. Tu n’as qu’à te procurer unfalzar et un veston. Tu donneras tes habits de soldat au youpinHerman Voduar. Il achète les frusques militaires pour les revendredans les villages. Pour aujourd’hui, nous allons aller àActrakoneitz. À quatre heures de marche nous trouverons le parc àmoutons du prince Schwarzburg. J’ai là un vieux copain à moi, unberger, il nous hébergera pour la nuit.

    Chvéïk fit ainsi connaissance d’un bon vieuxpaysan, très cordial, qui déclara se rappeler encore fort bien leshistoires que son grand-père lui contait sur les guerresnapoléoniennes. Comme il était d’une vingtaine d’années plus âgéque le chemineau, il l’appelait, ainsi que Chvéïk&|160;: jeunehomme.

    –&|160;Car voyez-vous, les gars, dit-il,lorsqu’ils eurent pris place autour du feu où cuisaient des pommesde terre, mon grand-père, lui aussi, déserta. Mais les sergentsl’ont rattrapé à Vodnan et lui ont tellement fustigé les fesses quela viande en pendait en lambeaux. Et il se déclarait heureux, caril aurait pu connaître un sort encore pire. Le fils Agarech deReasitz, derrière Protivine, le grand-père du vieux gardechampêtre, lorsqu’il s’était évadé de son régiment, fut toutbonnement zigouillé à Pisek. Avant d’être conduit au pelotond’exécution, il dut passer entre deux haies de soldats qui ne luiadministrèrent pas moins de 600 coups de verges. Alors,demanda-t-il en tournant ses yeux, que la fumée et la pitiérendaient larmoyants, vers Chvéïk, quand est-ce que tu as plaquéton régiment&|160;?

    –&|160;Heu… aussitôt après la mobilisation, aumoment même où l’on me conduisait à la caserne.

    –&|160;T’as sauté les grilles de lacaserne&|160;? demanda le berger avec curiosité, en se souvenantpeut-être que son grand-père avait employé le même procédé.

    –&|160;On ne pouvait pas faire autrement,petit père.

    –&|160;Et la garde&|160;? est-ce qu’elle étaitnombreuse, elle a tiré sur toi&|160;?

    –&|160;Heu… ben oui…, grand-père.

    –&|160;Et où est-ce que tu vas àprésent&|160;?

    –&|160;Il a la manie, répondit le vieuxchemineau à la place de Chvéïk, de vouloir aller à tout prix àBudeiovitz. Ces jeunes gens insouciants courent tous à leur perte.Je voudrais l’amener à des idées plus raisonnables et tout d’abordlui trouver un costume de civil&|160;; après, tout ira bien. Nouspasserons l’hiver en peinards, et au printemps, nous trouveronsfacilement de l’embauche chez un paysan. On aura grand besoin detravailleurs. La famine vient et on parle même d’envoyer leschemineaux au boulot. Il vaut mieux ne pas attendre qu’on nous yforce et y aller de notre propre gré. Les gens seront bientôt touségorgés, conclut-il d’une façon assez imprévue.

    –&|160;T’es d’avis, donc, que cela ne finirapas encore cet hiver&|160;? T’as raison, jeune homme&|160;! On en adéjà vu des guerres qui duraient. Comme par exemple les guerres deNapoléon, puis celles de la Suède, puis celles de Sept Ans. Lesgens ont largement mérité ce fléau. Comment le bon Dieu aurait-ilpu tolérer l’orgueil de tout ce monde-là&|160;? Voulez-voussavoir&|160;? On ne veut plus manger que de l’agneau et dugigot&|160;! Il n’y a pas très longtemps, une bande de gens estvenue ici, en procession, pour que je leur vende en douce unagneau. Ils se plaignaient de ne bouffer que du porc et desvolailles rôties au beurre et au saindoux. Je ne m’étonne pas quele Seigneur leur en veuille et puisqu’ils ont eu le culot de leverleur nez aussi haut, j’espère qu’il ne les lâchera pas jusqu’à cequ’ils aient appris à bouffer de la vache enragée, comme à l’époquedes guerres de Napoléon. Les autorités ne savent plus que faire,tellement les gens sont aveuglés par l’orgueil. Le vieux princeSchwarzenburg, par exemple, se baladait dans une simple voiture etvoilà que son voyou de fils a déjà son automobile. Le bon Dieu luifera, un jour, avaler son essence.

    Pendant que l’eau chantait doucement dans labouilloire, le vieux berger, après une courte pause, reprit laparole et déclara d’un ton prophétique&|160;:

    –&|160;Et bien sûr qu’il ne gagnera pas cetteguerre, je parle du kaiser. Car le peuple se fout pas mal de laguerre et de la victoire. Comme le maître de Stragonitz le disaitl’autre jour, tout cela est arrivé parce qu’il n’a pas voulu sefaire couronner roi des Tchèques. Il a beau faire le malin,maintenant&|160;! Espèce de vieille fripouille, tu avais promis dete faire couronner, il fallait tenir ta promesse&|160;!

    –&|160;Peut-être, remarqua le chemineau, qu’ils’y décidera maintenant.

    –&|160;On s’en fout, jeune homme, repartit leberger, il est trop tard. Tu devrais écouter ce que les voisins seracontent quand ils se réunissent en bas à Skochitz. Chacun d’eux al’un des siens «&|160;là-bas&|160;». Si tu entendais ce qu’ilsdisent de la guerre&|160;! Que la liberté, nous la trouveronslorsque la guerre sera terminée&|160;; que l’on va chasser lesseigneurs des châteaux, et que, aux rois et princes eux-mêmes, onne fera pas de quartier. Pour des parlotes de ce genre, lesgendarmes ont déjà mis en tôle un certain Koginka, en déclarantqu’il cherchait à nous exciter contre le gouvernement. Ah, on peutdire qu’ils en ont du boulot à présent les gendarmes&|160;!

    –&|160;Oh pour ça, ils n’en ont jamais manqué,observa le chemineau en faisant la grimace. Je me souviens qu’àKladno, il y avait dans le temps un certain monsieur Rotter commeinspecteur de gendarmerie. Ce cochon eut l’idée, un jour, de fairecroiser ses chiens de police avec des chiens loups. Ceux-là ont unflair extraordinaire à ce qu’il paraît. Et il le fit comme ill’avait dit. Bientôt toute une meute de chiens loups trottaientderrière ses fesses. Il leur fit construire une maison où ilsvivaient aussi bien que le bon Dieu en France. Bon, voilà-t-il pasqu’il se met dans la tête, un jour, de faire des expériences surles pauvres chemineaux avec ses pensionnaires. Et il ordonna auxgendarmes dans tout le district de Kladno d’empoigner et de luilivrer tous les clochards qu’ils rencontreraient. Bon… Je radinetout juste là à ce moment. Je marchais en peinard au milieu de laforêt quand ils m’ont attrapé en route et amené devant leur chef.Vous n’avez pas idée de ce que j’ai dû supporter avec ces salescabots&|160;! D’abord, il me fait renifler par ses écoliers, puisil m’ordonne de monter à une échelle. Au moment où j’arrive enhaut, il lâche une de ses bêtes sur moi&|160;; elle se précipite àmes trousses et me jette du haut de l’échelle par terre. Là, j’aivu le moment où ce sale cabot me dévorait. Alors ils ont faitrentrer les clebs et ils m’ont dit de foutre le camp et de mecacher n’importe où. Bon. Je m’en vais dans la vallée de Katchak,dans un ravin du fin fond de la forêt, mais voilà-t-il pas qu’unedemi-heure après, deux de ces chiens loups arrivaient sur moi àtoute vitesse et me flanquaient par terre. L’un me tient à lagorge, à cet endroit même, tandis que l’autre s’en retournait pourfaire son rapport à Kladno. Au bout d’une heure je vois rappliquerl’inspecteur et ses gendarmes. Ils rappellent le chien, et le chefme donne cinq couronnes et la permission de mendier pendant deuxjours à Kladno. Des clous&|160;! Voilà ce que je me suis dit. J’aipris le large et je me suis cavalé comme si j’avais eu le feu auderrière, et depuis j’ai plus mis les pieds dans ce maudit pays.Tous les chemineaux d’ailleurs ont fait de même. Ils préféraientfaire un large détour que de passer par là, car ce cochond’inspecteur continuait toujours ses sales expériences. Il lesadorait ces sales cabots&|160;! On me racontait, dans les postes degendarmerie, que lorsqu’il faisait ses tournées d’inspection, laseule chose à laquelle il s’intéressait c’étaient ces chiens, etpartout où il en trouvait un, il était si heureux que, de joie, ilse soûlait de plaisir avec le sergent du poste.

    Et, pendant que le vieux berger épluchait lespommes de terre et versait du lait caillé dans une casserole, lechemineau continuait à conter ses souvenirs, concernant lesexploits des gendarmes&|160;:

    –&|160;Il y avait à Lipnitz, dit-il, un chefde poste qui habitait dans une misérable cahute. Moi, de bonne foi,j’ai toujours pensé qu’une station de gendarmerie doit se trouver àun endroit distingué, au marché ou en face de la mairie, enfin àquelque endroit chic et non pas dans une rue dégueulasse. Bon. Jemarche d’un bout à l’autre de la ville sans faire attention auxécriteaux. Je vais d’une maison à l’autre et j’arrive devant unesorte de bouge&|160;; j’ouvre la porte et je m’annonce&|160;:«&|160;Ayez pitié, messieurs-dames, d’un pauvre père defamille.&|160;» Ah, mes chers amis&|160;! mes pieds se sont commeenracinés. Je me trouvais dans le poste de gendarmerielui-même&|160;! Je vois les carabines aux murs, le crucifix sur latable, les gros registres sur les étrangers, et notre bon vieuxkaiser, accroché au mur, qui me regardait d’un air étonné. Avantque j’aie eu le temps de dire un mot, le chef saute sur moi et meflanque une de ces paires de claques qui m’ont fait dégringolerl’escalier. Je n’ai repris le souffle qu’à Keijleitz. Ahvoyez-vous, c’est ce que l’on peut appeler une administration,celle des gendarmes&|160;!

    Sur ces mots les trois hommes se mirent àmanger leur soupe puis, s’allongeant sur des bancs, ils netardèrent pas à s’endormir.

    Au milieu de la nuit Chvéïk se leva sans bruitet s’éloigna dans la campagne. À l’est la lune commençait à semontrer et, s’aidant de sa lueur, Chvéïk se dirigea vers l’est touten se répétant avec insistance&|160;: «&|160;Impossible que je neparvienne pas par là à Budeiovitz&|160;!&|160;»

    Comme il sortait de la forêt, il vit une villesur sa droite. Chvéïk se dirigea aussitôt à l’ouest, puis vers lesud, contourna Vodnan, fit un détour par les champs, et le soleilmontant le salua sur les pentes couvertes de neige, au-dessus deProtivine.

    –&|160;Toujours en avant&|160;! se dit lebrave soldat Chvéïk. Puisque le devoir m’appelle dans ce sacréBudeiovitz, il faut que j’y arrive&|160;!

    Vers midi, il découvrit devant lui un village.Descendant la pente de la colline il se dit&|160;: Ça ne peut pascontinuer comme ça, il faut que je demande mon chemin pour aller àBudeiovitz.

    Mais quel ne fut pas son étonnement endécouvrant à l’entrée du village une borne sur laquelle illut&|160;: Canton de Putim.

    –&|160;Nom de Dieu&|160;! soupira-t-il, jesuis de nouveau à Putim&|160;!

    À ce moment, un gendarme sortit d’une maison,pareil à une araignée qui surveille une proie qui vient de seprendre dans sa toile.

    Le gendarme marcha droit sur Chvéïk etl’interpella&|160;:

    –&|160;Où est-ce que vous allez&|160;?

    –&|160;À Budeiovitz, rejoindre monrégiment.

    Le pandore eut un rire railleur&|160;:

    –&|160;Mais vous en venez, de Budeiovitz. Vousavez Budeiovitz derrière le dos.

    Et, sans plus de façon, il entraîna Chvéïk auposte. Le chef de gendarmerie à Putim était connu, dans tout lepatelin, comme un type particulièrement poli et comme un très finpolicier. Il n’avait pas l’habitude de rudoyer ses victimes, maisil les soumettait à un interrogatoire si savamment conduit quel’innocent lui-même était contraint d’avouer.

    –&|160;La science de la criminologie, avait-ill’habitude de dire, est fondée sur l’intelligence et sur lapolitesse. Inutile d’engueuler les clients, ordonnait-il à sessubordonnés. Il faut au contraire les traiter avec les plus grandségards. Qu’il s’agisse de suspects ou de délinquants, tout enfaisant le nécessaire pour qu’ils crachent ce qu’ils ont sur laconscience.

    –&|160;Je vous souhaite la bienvenue,camarade.

    C’est en ces termes qu’il salua le bravesoldat Chvéïk.

    –&|160;Ayez l’obligeance de vous asseoir,ajouta-t-il en lui désignant un siège, cette longue marche a dûvous fatiguer. Reposez-vous et veuillez avoir l’obligeance de nousdire où vous allez.

    Chvéïk répéta au chef ce qu’il avait déjà ditau gendarme, à savoir qu’il était en route pour se rendre àBudeiovitz.

    –&|160;Dans ce cas-là, vous vous êtes trompéde chemin, mon cher, répondit le chef, ironique. Vous venezjustement de Budeiovitz. Il m’est facile de vous en convaincre.Tenez, justement au-dessus de vous, vous avez la carte de laBohême. Prenez donc la peine de regarder, mon brave. Dans le sud,un peu au-dessus de nous, c’est Protivine&|160;; au sud deProtivine, c’est Budeiovitz. Par conséquent, vous n’allez pas versBudeiovitz, mais vous en revenez.

    Le chef de poste observa cordialement levisage candide de Chvéïk qui, tranquille et digne, se contenta derépéter&|160;:

    –&|160;Je vous déclare que je vais àBudeiovitz.

    Cette réponse était aussi inébranlable quecelle de Galilée à ses juges&|160;: «&|160;Eppur, simuove&|160;! – Et pourtant, elle se meut&|160;!&|160;»

    –&|160;Écoutez, mon brave, reprit le chef deposte, toujours amicalement, je vais vous expliquer, et vousconviendrez vous-même, à la fin, que votre obstination à nier nefait qu’aggraver vos aveux.

    –&|160;Vous avez bien raison, mon adjudant, onne peut pas nier et avouer en même temps.

    –&|160;Voyez-vous&|160;! Vous finissez tout demême par me donner raison, mon brave. Et dites-moi, maintenant,sans détours, d’où vous êtes parti et le chemin que vous avez prispour vous rendre à votre Budeiovitz&|160;! Je souligne lemot, votre Budeiovitz, car il paraît qu’il existe sansdoute une autre ville de ce nom, quelque part, au nord de Putim,laquelle, par malheur, n’est pas encore marquée sur la carte.

    –&|160;Je suis parti de Tabor, réponditChvéïk.

    –&|160;Et que faisiez-vous à Tabor&|160;?

    –&|160;J’attendais le train pourBudeiovitz.

    –&|160;Et pourquoi ne l’avez-vous paspris&|160;?

    –&|160;Je n’avais pas de billet.

    –&|160;Et pourquoi ne vous a-t-on pas délivrégratuitement un billet, puisque vous êtes militaire&|160;?

    –&|160;Je n’avais pas de papiers sur moi.

    –&|160;Voilà&|160;! s’écria le chef,victorieux, à un de ses gendarmes. Il n’est pas si bête qu’il en al’air, mais il commence à s’embrouiller.

    Le chef reposa sa question comme s’il n’avaitpas entendu la réponse de Chvéïk.

    –&|160;Vous êtes donc parti de Tabor&|160;?Bien. Où êtes-vous allé après&|160;?

    –&|160;À Budeiovitz.

    L’expression cordiale du chef s’assombrit uninstant. Il jeta un coup d’œil rapide sur la carte.

    –&|160;Pouvez-vous nous indiquer sur la carte,le chemin que vous avez pris pour vous rendre àBudeiovitz&|160;?

    –&|160;Je ne me rappelle plus très bien tousles villages que j’ai traversés, je sais seulement que j’aitraversé déjà une fois Putim.

    Le chef de poste échangea un regard inquietavec l’un de ses hommes et poursuivit ainsi soninterrogatoire&|160;:

    –&|160;Vous vous trouviez donc à la gare deTabor&|160;? Bien. Avez-vous quelque chose sur vous&|160;?Montrez-moi ce que vous avez dans vos poches.

    On se mit en devoir de fouiller Chvéïk. Maison ne trouva sur lui que sa pipe et quelques allumettes. Le chefl’interpella de nouveau.

    –&|160;Pourriez-vous me dire comment il sefait que vous n’ayez rien sur vous&|160;?

    –&|160;Cela prouve que je n’ai besoin de rien,répondit Chvéïk tranquillement.

    –&|160;Mon Dieu, soupira le chef, vous nesimplifiez guère ma tâche. Voyons, vous me disiez tout à l’heureque vous étiez déjà venu à Putim. Qu’avez-vous fait ici&|160;?

    –&|160;J’ai simplement continué ma route surBudeiovitz.

    –&|160;Ah&|160;! voilà que vous vousembrouillez&|160;! Vous me disiez tout à l’heure que vous êtes alléà Budeiovitz, et maintenant, une fois convaincu du contraire, vousavouez que vous en revenez.

    –&|160;J’ai dû faire un joli détour.

    Le chef échangea une fois encore un regardsignificatif avec ses hommes.

    –&|160;Oui, oui, je comprends, dit-il, un jolidétour&|160;! J’ai l’impression que vous vous êtes tout simplementoccupé à rôder autour de nous. Êtes-vous resté longtemps à la garede Tabor&|160;?

    –&|160;Jusqu’au départ du dernier train pourBudeiovitz.

    –&|160;Et qu’avez-vous fait pendant cetemps&|160;?

    –&|160;J’ai causé avec des soldats qui setrouvaient-là.

    Avec un regard encore plus significatifadressé à ses subordonnés, le chef poursuivit&|160;:

    –&|160;Et de quoi par exemple avez-vous causéavec ces soldats&|160;? Que leur avez-vous demandé&|160;?

    –&|160;Je leur ai demandé, répondit Chvéïk, dequel régiment ils étaient et où ils se rendaient.

    –&|160;Parfait. Et n’avez-vous pas demandéégalement de combien de soldats est composé un régiment&|160;? oupar exemple, comment il est organisé&|160;?

    –&|160;Je n’ai pas eu besoin de le demander,car je le sais par cœur depuis longtemps.

    –&|160;Tiens, tiens, vous êtes doncparfaitement instruit sur l’organisation de notre armée&|160;?

    –&|160;Mais oui, mon adjudant.

    Alors le chef de poste se résolut à jouer sondernier atout. Souriant triomphalement à ses gendarmes, ildemanda&|160;:

    –&|160;Vous parlez le russe&|160;?

    –&|160;Non, répondit Chvéïk, en toutesimplicité.

    Le chef fit un signe au brigadier qui emmenaaussitôt son homme dans la pièce voisine. Puis, se frottant lesmains comme s’il venait d’obtenir une éclatante victoire, ildéclara&|160;:

    –&|160;Avez-vous entendu&|160;? Il prétendqu’il ne parle pas le russe&|160;! C’est un fin roublard. Il a toutavoué, sauf ce qui est le plus important. Demain, nous le feronsconduire au commandant de district à Pisek. La criminologie estfondée sur l’intelligence et sur la politesse. Qui aurait pu croireune chose pareille&|160;? Il a tout à fait l’air d’un crétin, maisce sont justement ceux-là qui sont les plus dangereux. Enattendant, il faut le mettre aux arrêts. Je vais rédiger leprocès-verbal de cette affaire.

    Et ce même après-midi, le chef du poste,toujours souriant, se mit à faire son rapport où revenait à chaquedeux lignes, cette phrase&|160;: «&|160;Convaincud’espionnage&|160;».

    La situation, à mesure qu’il écrivait, luiapparaissait de plus en plus nette. Aussi, lorsqu’il termina&|160;:«&|160;Je déclare avec obéissance que l’officier russe en questiona été conduit aujourd’hui même devant M.&|160;le Commandant dudistrict de Pisek&|160;», il ne put retenir un sourire triomphal.Puis il demanda au brigadier&|160;:

    –&|160;Avez-vous donné à manger à cet officierennemi&|160;?

    –&|160;Suivant vos ordres, nous ne donnons denourriture qu’à ceux qui nous sont amenés avant midi.

    –&|160;Mais, c’est qu’il s’agit d’uneimportante exception, répondit vivement le chef. Cet homme doitêtre un officier supérieur, peut-être même un officierd’état-major. Vous pensez bien que les Russes ne se servent pas depauvres bougres de brigadiers pour assurer leur serviced’espionnage. Faites venir un bon déjeuner de chez Kotzourek. S’iln’a plus rien, demandez-lui de vous préparer un repas en vitesse.Ensuite vous nous ferez un bon thé au rhum que vous servirez ici.Mais surtout ne dites rien à personne, ne parlez à nulle âme quivive de la prise que nous venons de faire. C’est un secretmilitaire.

    Puis, à voix basse, il demanda&|160;:

    –&|160;Et que fait maintenant notreprisonnier&|160;?

    –&|160;Il nous a demandé un peu de tabac,répondit le gendarme. Il a l’air très content et n’est pas plusgêné que s’il était chez lui. «&|160;Vous avez bien chaud, ici, medisait-il. Est-ce que votre fourneau ne fume pas&|160;? Je me plaisbeaucoup chez vous. Si votre fourneau fumait, vous n’auriez qu’àramoner les tuyaux. Mais surtout pas avant midi et jamais quand lesoleil se trouve au-dessus de votre cheminée.&|160;»

    –&|160;Ça, c’est de la finesse&|160;! s’écriale chef plein d’enthousiasme. Il se conduit absolument comme sitoute cette affaire ne le regardait pas&|160;! Pourtant il saitfort bien qu’il sera zigouillé&|160;! Ces gens-là méritent d’êtrerespectés, même s’ils sont nos adversaires. Cet homme-là marche àla mort les yeux ouverts, crânement&|160;! Je ne sais pas trop sinous en serions capables. Nous hésiterions peut-être. Mais lui, ils’assied commodément sur un escabeau et vous déclare aveccalme&|160;: «&|160;Il fait bon chez vous. Est-ce que votrefourneau ne fume pas&|160;?&|160;» Ça, ça peut s’appeler uncaractère, brigadier&|160;! Cet homme doit avoir des nerfs enacier&|160;! Un sentiment de sacrifice, une volonté de fer et del’enthousiasme&|160;! Ah&|160;! si en Autriche nous avions cetenthousiasme&|160;! Mais nous avons aussi chez nous deshéros&|160;! Avez-vous lu sur la Narodni Politikàl’histoire de ce lieutenant d’artillerie qui s’était dissimulé ausommet d’un pin pour y établir un poste d’observation&|160;?Lorsque les nôtres ont été refoulés, il n’en pouvait plus descendresans risquer de tomber entre les mains de l’ennemi. Eh bien,savez-vous ce qu’il a-fait&|160;? Il a tout bonnement attendu leretour de notre armée. Et savez-vous combien cela a duré&|160;?Quatorze jours&|160;! Pendant quatorze jours, il s’est tenu à sonposte&|160;! À la fin, il en était réduit à ronger l’écorce de sonarbre pour ne pas mourir de faim. Il a bouffé presque tout lepin&|160;! Lorsque les nôtres sont arrivés, sa joie était tellequ’il dégringola du haut de son poste et se cassa le cou. On l’adécoré après sa mort de la médaille d’argent. Ça c’est del’héroïsme, brigadier&|160;! ajouta-t-il avec enthousiasme. Maisvoilà que nous bavardons. Allez donc lui porter son déjeuner. Puis,se ravisant, il déclara&|160;: En attendant, envoyez-le-moi.

    Le brigadier ramena Chvéïk dans le bureau duchef. Celui-ci fit signe au prisonnier de s’asseoir, puis ildemanda à Chvéïk&|160;:

    –&|160;Avez-vous des parents&|160;?

    –&|160;Non.

    Le chef de poste pensa que tout était mieuxainsi. Au moins, la mort de ce malheureux, songea-t-il, ne causerade chagrin à personne. Il regarda longuement, avec attention, lafigure innocente de Chvéïk, lui frappa sur l’épaule dans un accèsde cordialité, puis, se penchant vers lui, il lui demanda d’un tonpaternel&|160;:

    –&|160;Alors, comment vous trouvez-vous enBohême&|160;?

    –&|160;J’aime beaucoup la Bohême, réponditChvéïk. Sur mon chemin, je n’ai trouvé que de braves gens.

    Le chef de poste hocha la tête d’un airaffirmatif.

    –&|160;Notre peuple est brave et bon,ajouta-t-il. Il arrive bien que nous ayons des vols ou des rixes,mais tout cela n’est pas très grave. Je suis ici depuis quinze anset, tout compte fait, la moyenne des assassinats n’est que de troisquarts par an.

    –&|160;Vous voulez parler, répliqua Chvéïk, degens aux trois quarts assassinés&|160;?

    –&|160;Mais non, pas du tout, je veux dire quependant les quinze ans de mon service, il ne s’est pas commis plusde onze crimes dans cette région, dont cinq avaient le vol pourmotif. Les autres étaient insignifiants.

    Le chef demeura muet un instant, puis ilreprit son interrogatoire selon sa méthode personnelle.

    –&|160;Qu’aviez-vous l’intention de faire àBudeiovitz&|160;?

    –&|160;Je voulais entrer au 91e deligne, répondit Chvéïk.

    Sur cette réponse, le chef intima à Chvéïkl’ordre de se retirer rapidement dans la pièce à côté, afin de nepas oublier d’ajouter à son rapport au commandant dedistrict&|160;: «&|160;Connaissant bien le russe, il cherchait às’introduire dans le 91e régiment de ligne.&|160;»

    Le chef de poste, ravi, se frotta les mains.Il était fort content du résultat de sa méthode. Il se souvenaitavec mépris de son prédécesseur, le sergent-chef Burger qui,incapable d’interroger les détenus d’une façon scientifique, secontentait de les envoyer simplement au juge du district enrédigeant un rapport laconique de ce genre&|160;: «&|160;Suivantles dires du brigadier, le nommé X… a été pris en flagrant délit devagabondage.&|160;»

    Tout en considérant son rapport, le chefouvrit d’un air satisfait son tiroir et en retira une circulaireconfidentielle de la direction provinciale de Prague. Elle portaiten grosses lettres l’inscription habituelle&|160;:«&|160;Rigoureusement confidentielle&|160;». Et le chef lut encoreune fois&|160;:

    «&|160;Les postes et stations de gendarmerieont le devoir de surveiller avec une attention toute particulièreles gens passant par leur rayon. Les mouvements de nos troupes enGalicie orientale ont ouvert une brèche dans nos lignes parlaquelle certains détachements de l’armée russe ont pu traverserles Carpathes et s’introduire à l’intérieur de l’Empire. Nos lignesont dû être reculées à l’ouest de la monarchie. Cette situation afacilité l’infiltration des espions russes à l’intérieur del’hinterland, notamment en Silésie et en Moravie, d’où, suivant nosinformations confidentielles, un certain nombre d’espions russesont pénétré en Bohême. Nous sommes parvenus à découvrir parmi euxla présence de Tchèques russes, qui, ayant été formés dans lesécoles supérieures de guerre russes, étant, d’autre part, enpossession complète de la langue tchèque, se révèlentparticulièrement dangereux. Il est à redouter surtout qu’ils nedéveloppent parmi la population tchèque une propagande subversive.La direction provinciale ordonne en conséquence d’arrêter tous leséléments suspects et de redoubler de vigilance pour surveillerparticulièrement les rayons dans le voisinage desquels se trouventdes garnisons et des dépôts militaires, ainsi que des gares lesdesservant. Les détenus devront être soumis immédiatement à uninterrogatoire très serré et conduis au chef dudistrict.&|160;»

    Le chef de poste, Flanderka, sourit une foisencore à la circulaire confidentielle et la remit dans la chemiseavec les autres, dans le rayon des documents rigoureusementconfidentiels et secrets.

    Il y en avait d’ailleurs à profusion. Leministère de l’intérieur, secondé par le ministère de la défensenationale auquel la gendarmerie appartenait, se chargeait d’enfabriquer chaque jour à tour de bras. À la direction provinciale,tous les ronds-de-cuir étaient chargés de ce travail. On yrédigeait&|160;:

    L’ordonnance concernant le contrôle de lamentalité du peuple, les instructions pour l’observation, à l’aidedes conversations recueillies, des effets exercés par les nouvellesdu front sur la population.

    Un questionnaire concernant l’attitude de lapopulation devant la souscription nationale des bons de la défenseet autres emprunts d’État.

    Un questionnaire au sujet de l’humeur desconscrits et de ceux qui sont appelés à passer prochainement auconseil de révision.

    Un questionnaire concernant l’opinion desconseillers municipaux et des intellectuels.

    Une ordonnance prescrivant l’établissementimmédiat de la répartition des forces entre les partis politiquesreprésentant la population de la localité.

    Une ordonnance concernant la surveillance del’activité des leaders des organisations politiques de la localité,ayant une influence sur le peuple.

    Un questionnaire concernant les journaux,revues et brochures distribués dans le rayon des postes degendarmerie.

    Instructions au sujet de la surveillance desrelations de certains personnages suspects de sentiments déloyaux,avec ordre de se renseigner sur la façon dont ils expriment leursopinions subversives.

    Instructions concernant l’acquisitiond’indicateurs et d’informateurs rétribués agissant dans lapopulation.

    Instructions pour le travail des indicateursau service des postes de gendarmerie, indicateurs devant êtrechoisis dans la population de la localité.

    Chaque jour avait apporté de nouvellesinstructions, ordonnances et questionnaires. Sous cette avalancheministérielle, le chef de poste avait pris l’habitude de laisser laplupart de ces questionnaires sans réponse et de remplir les autresà l’aide de quelques phrases stéréotypées, déclarant par exempleque la loyauté de son rayon était au-dessus de tout soupçon&|160;;qu’elle était de la catégorie Ia. Le ministère de l’intérieurautrichien avait, en effet, inventé les catégories suivantes pourla classification des sentiments de la population en face de lamonarchie&|160;:

    Ia, Ib, IIa, IIb, IIIa, IIIb, IIIc, IVa, IVb,IVc. La dernière catégorie, que désignait le chiffre romain IV,signifiait&|160;: a&|160;: traître, bon pour la potence&|160;;b&|160;: à isoler&|160;; c&|160;: à surveiller ou arrêter. Legouvernement s’intéressait tout particulièrement à ce que lescitoyens pensaient de lui.

    Le chef de poste se tordait souvent les mainsde désespoir en voyant augmenter chaque jour la masse de cesimprimés. Il se sentait défaillir en recevant son courrier. Et si,dans ses nuits d’insomnie, il songeait à la multiplicité desquestionnaires en souffrance, il sentait la folie le gagner peu àpeu. La direction provinciale, pensait-il, m’ôtera peu à peu ce quime reste de raison, je ne pourrai même pas me réjouir de lavictoire finale des armées autrichiennes, car d’ici là je seraidevenu complètement gâteux.

    Mais, impitoyable, la direction provincialecontinuait à le bombarder de nouveaux questionnaires.

    Pourquoi n’avait-il pas encore envoyé saréponse à la circulaire n°&|160;72.345&|160;: 721 ALF&|160;?Pourquoi les instructions n°&|160;88.772&|160;: 822 GTHrestaient-elles en souffrance&|160;? Quels étaient les résultats deses recherches au sujet du n°&|160;123.456&|160;: I. 423 BIP,etc.

    Mais c’était l’ordonnance concernant lesmouchards recrutés parmi la population qui lui causa le plusd’ennuis. Comme il lui était impossible d’en trouver un dans sonvillage, aux confins de la Blata (célèbre par ses révoltespaysannes), où il n’y avait que de fortes têtes, il imagina degagner pour ce service le berger de la commune, celui qu’onappelait d’habitude&|160;: «&|160;Hé, Pekpu, saute&|160;!&|160;»,car le pauvre idiot obéissait toujours à cet ordre. C’était unmalheureux enfant qui végétait misérablement avec le salaire que lacommune lui allouait pour la garde de ses troupeaux.

    M.&|160;Flanderka le fit appeler un jour etlui posa cette question&|160;: «&|160;Sais-tu, Pekpu, qui est levieux Prohaska&|160;?&|160;»

    –&|160;Mée…

    –&|160;Ne meugle pas. Il s’agit de chosessérieuses. Donc, sache que c’est notre empereur qu’on appelleainsi. Sais-tu qui est notre kaiser&|160;?

    –&|160;Notre taïjer&|160;?

    –&|160;Bien, Pekpu&|160;! Si tu entendais direquelque part, lorsque tu vas manger chez des paysans, que notrekaiser n’est qu’un vieil imbécile ou quelque chose de ce genre, tuviendrais me le dire et je te donnerai un seckserl (4 sous). Si onte racontait également que nous sommes incapables de gagner laguerre, tu viendrais me le dire aussitôt, et tu auras encore 4sous. Mais si, par hasard, je viens à apprendre que tu m’as cachéquelque chose tu auras à faire à moi&|160;! Je te fais arrêter etje t’envoie à Pisek. Et maintenant, hop&|160;! Pekpu,saute&|160;!

    Ayant accompli son saut rituel, Pekpu reçutson seckserl, et M.&|160;Flanderka rédigea le jour même un longrapport dans lequel il expliquait qu’il venait d’acquérir unindicateur de premier ordre.

    Le lendemain, le curé vint faire au chef deposte une communication grave et confidentielle. Il avait rencontréle matin même, au bout du village, le berger de la commune qui luiadressa la parole en ces termes&|160;:

    –&|160;Monseigneur, sachez que monsieurl’adjudant m’a dit hier que le kaiser n’était qu’un vieil imbécileet que nous étions incapables de gagner la guerre… Hopp&|160;!

    Après avoir complété les informations du curé,Flanderka fit arrêter le berger qui fut condamné quelques semainesplus tard par la cour de Hradjine à douze ans de prison pourintelligence avec l’ennemi, complot contre la sûreté de l’État, etcrime d’incitation de militaires à la désobéissance.

    Pekpu saute&|160;! se comporta devant lesmagistrats de la cour exactement de la même façon que devant lespaysans. Il répondit à chaque question par un bêlement, etlorsqu’on lui lut la sentence, il fit un bond, ce qui lui valut unepeine de plusieurs jours de cachot, aggravée de trois jours dejeûne par semaine.

    Depuis cette fâcheuse affaire,M.&|160;Flanderka décida de se passer d’indicateur, il en inventaun de toutes pièces, lui donna un état-civil et augmenta de lasorte son revenu mensuel de 5o couronnes, qu’il s’empressa deporter au cabaret du «&|160;Chat Botté&|160;». Mais à peineétait-il arrivé à son dixième demi que le remords vint letourmenter, si bien que son voisin lui-même le remarqua&|160;:

    –&|160;Notre bon dieu d’adjudant paraît avoirdu chagrin, dit-il.

    Le chef de poste, pour échapper à ce remords,répondit à quelques questionnaires de la façon suivante&|160;:«&|160;L’humeur de la population se maintient toujours à la hauteurde Ia.&|160;»

    Mais cette mesure ne lui fit pas recouvrerentièrement sa quiétude de jadis. Le cauchemar d’une inspection decontrôle vint le hanter jour et nuit. Il voyait constamment devantlui une corde qu’on lui attachait autour du cou pour le conduire àla potence au pied de laquelle le ministre de la défense nationalel’attendait pour le terrasser par cette question&|160;:«&|160;Dites donc, adjudant, où diable avez-vous foutu la réponse àla circulaire n°&|160;178967 XYZ&|160;: 28.792&|160;?&|160;»

    Mais, voici que le sort a tourné aujourd’huiet qu’il lui prépare une belle revanche&|160;; il lui sembleentendre sonner le salut des cors de chasse de tous les coins de lastation, et retentir l’éloge rituel&|160;: «&|160;Bon coup defusil, chasseur&|160;!&|160;»

    M.&|160;Flanderka est persuadé cette fois quele commandant du district en personne ne tardera pas à venir luifrapper amicalement sur l’épaule, en lui disant&|160;: «&|160;Jevous félicite, mon brave Flanderka&|160;!&|160;»

    Toute cette gloire, qu’il entrevoit prochaine,plonge le chef de poste dans une douce béatitude, accompagnée d’unelégère fièvre. Les images jaillissent dans son cerveau&|160;:décoration, avancement, reconnaissance éclatante de ses qualités decriminologue font une ronde folle.

    Tout en songeant à ses succès prochains, ilappela le brigadier&|160;:

    –&|160;A-t-on apporté le déjeuner auprisonnier&|160;?

    –&|160;Mon adjudant, nous lui avons apportédes saucisses aux choux. Il n’y avait plus de soupe. Le détenu a buson thé et il m’en a redemandé une deuxième tasse.

    –&|160;Qu’on la lui serve, accorda de bonnegrâce le chef de poste. Puis, lorsqu’il aura bu son thé,amenez-le-moi.

    –&|160;Eh bien, ça va mieux&|160;?demanda-t-il lorsque, un instant après, le brigadier lui amena lebrave soldat Chvéïk, souriant comme toujours.

    –&|160;Ça va pas trop mal, mon adjudant.J’aurais aimé seulement qu’on me donne un peu plus de choucroute.Mais je sais qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Vous n’étiezpas prévenu. Les saucisses étaient bien fumées. Il paraît quec’était du cochon élevé et charcuté à la maison. Le thé au rhumétait excellent.

    –&|160;Est-il vrai qu’on boive beaucoup de théen Russie&|160;? lui demanda l’adjudant. Est-ce qu’on aime aussi lerhum, là-bas&|160;?

    –&|160;Le rhum, je crois qu’on l’aime partout,mon adjudant.

    Le chef de poste se pencha vers Chvéïk et luidemanda d’un ton confidentiel&|160;:

    –&|160;Paraît qu’il y a de jolies poules enRussie, hein&|160;?

    –&|160;De jolies poules, il y en a partout,mon adjudant.

    –&|160;Tu es un malin, se dit Flanderka, maisavec moi ça ne prend pas.

    Et, brusquement, il découvrit sesbatteries&|160;:

    –&|160;Quelle était votre intention en voulantpénétrer au 91e de ligne&|160;? demanda-t-il.

    –&|160;Je voulais aller au front, monadjudant.

    Le chef de poste regarda avec satisfaction lebrave soldat Chvéïk.

    –&|160;Eh&|160;! eh&|160;! c’est la meilleurefaçon d’aller en Russie&|160;! songea-t-il.

    C’était une idée épatante&|160;! s’écria-t-ilradieux, tout en observant attentivement le visage de Chvéïk.

    –&|160;Il ne bronche pas&|160;! remarqua-t-ilétonné. Quelle magnifique éducation militaire&|160;! Si j’étais àsa place, si on me flanquait cela en pleine figure, il me seraitdifficile de conserver mon sang-froid.

    –&|160;Demain matin nous vous conduirons àPisek, dit-il à mi-voix comme s’il s’agissait d’une chose sansimportance. Êtes-vous déjà allé à Pisek&|160;?

    –&|160;Oui, mon adjudant, en 1910, pendant lesmanœuvres impériales.

    Le sourire de Flanderka devint de plus en plustriomphal. Il s’apercevait, avec joie, que le succès de son systèmedépassait toute espérance.

    –&|160;Vous avez assisté à cesmanœuvres-là&|160;?

    –&|160;Mais oui, mon adjudant, comme simpletroufion de l’infanterie.

    Et Chvéïk fixa à nouveau son candide regardsur le chef de poste qui commençait à être grisé par sa joiedébordante. Il appela le brigadier pour reconduire Chvéïk et ilcompléta ainsi son rapport&|160;:

    «&|160;Le plan d’action de cet homme était lesuivant&|160;: aussitôt engagé au 91e régiment de ligne,il avait l’intention de partir pour le front et de rejoindre ainsison pays. Mais la vigilance des autorités autrichiennes ayant faitéchouer ses projets, il lui sera impossible désormais de les mettreà exécution. De plus, il a, après un interrogatoire long et serré,avoué qu’il avait participé aux manœuvres impériales de 1910, dansla région de Pisek, en qualité de simple fantassin. Je dois ajouterque ses aveux n’ont été obtenus qu’après un long interrogatoire quej’ai conduit d’après un système qui m’est personnel.&|160;»

    À ce moment, le brigadier seprésenta&|160;:

    –&|160;Mon adjudant, le détenu veut aller aucabinet.

    –&|160;Baïonnette, au canon&|160;! décida lechef. Attendez&|160;! Non&|160;! Ramenez-le moi plutôt&|160;!

    –&|160;Vous voulez aller au cabinet&|160;?demanda l’adjudant, toujours très cordial. Est-ce que vous n’avezpas au moins une arrière-pensée&|160;?

    Et il fixa un regard scrutateur surChvéïk.

    –&|160;Je n’ai jamais de pensée en arrière,mon adjudant, répondit celui-ci.

    –&|160;Bon&|160;! bon&|160;! Je vais tout demême vous accompagner, répondit le chef en glissant son revolverdans sa ceinture.

    –&|160;C’est un bon revolver, dit-il enpassant devant Chvéïk, à sept balles, et d’une précision de tirparfaite.

    Mais, avant d’arriver dans la cour, il appelale brigadier&|160;:

    –&|160;Mettez la baïonnette au canon&|160;!dit-il, et montez la garde derrière le cabinet pour empêcher qu’ilse sauve par la fosse.

    Ce cabinet était un véritable invalide de lavieille garde&|160;; il avait déjà servi loyalement plusieursgénérations de gendarmes. Pour l’instant Chvéïk se tenait là,serrant dans sa main la ficelle qui remplaçait la serrure absente,cependant que le brigadier dardait sur son derrière un regardvigilant, afin que le prisonnier ne s’avisât pas de creuser unesape dans la fosse.

    De son côté, l’adjudant regardait fixement laporte de la bicoque, tout en se demandant dans quelle jambe deChvéïk il tirerait, si celui-ci essayait de se sauver.

    Mais la porte s’ouvrit et, le plus candidementdu monde, Chvéïk en sortit en souriant.

    –&|160;Est-ce que je n’ai pas été trop long,je ne vous ai pas trop fait attendre&|160;? demanda-t-il.

    –&|160;Oh non, du tout&|160;! du tout&|160;!répondit l’adjudant, qui songeait avec admiration&|160;: Quel type,tout de même&|160;! Il sait bien le sort qui l’attend&|160;! Maisl’honneur avant tout&|160;! Quel est celui d’entre nous quitiendrait si noblement le coup&|160;?

    Flanderka s’assit dans la chambre à côté deChvéïk sur le lit de camp du gendarme Rampa. Ce dernier aurait dûaccomplir sa tournée dans les villages&|160;; en réalité, il jouaitau «&|160;chiacha&|160;» avec un cordonnier au «&|160;Canassonnoir&|160;», et il déclarait de temps à autre&|160;: «&|160;On lesaura&|160;».

    L’adjudant alluma sa pipe, et il permitégalement à Chvéïk de bourrer la sienne. Le brigadier mit ducharbon dans le poêle et la station de gendarmerie de Putim devintainsi le lieu le plus agréable du monde&|160;; l’endroit le plustranquille, une sorte de nid bien chaud dans la nuit tombanted’hiver, un merveilleux endroit pour bavarder amicalement.

    Cependant les trois hommes gardaient lesilence.

    –&|160;À mon avis, dit tout à coup l’adjudant,ce n’est pas juste de pendre les espions. L’homme qui se sacrifiepour sa patrie devrait être exécuté d’une façon moins ignominieuse.Passé par les armes, par exemple. Qu’en pensez-vousbrigadier&|160;?

    –&|160;Évidemment, il serait préférable de lesfusiller, approuva le brigadier. Admettons par exemple qu’on nousappelle chez le chef du district et qu’on nous dise&|160;:«&|160;Allez et tâchez de savoir le nombre de mitrailleuses que lesRusses ont foutu dans ce secteur. Service commandé&|160;!&|160;»Nous, on va se déguiser et en route. Est-ce qu’il faudrait pourcela nous pendre comme de vulgaires malfaiteurs&|160;? Nom deDieu&|160;! Non et non&|160;!

    Le brigadier se mit dans une telle colère qu’àla fin il se mit à crier&|160;: «&|160;J’exige qu’on me zigouilleet qu’on m’enterre avec les honneurs militaires&|160;!&|160;»

    –&|160;Seulement, voilà, fit remarquer Chvéïk,si on est malin, on a beau vous arrêter, on ne peut jamais rienprouver contre vous.

    –&|160;Il n’y pas de malin qui tienne,répondit avec force l’adjudant, on peut fort bien faire la preuved’une culpabilité, mais à condition, bien entendu, d’avoir uneméthode à soi, une sorte de méthode scientifique. Vous enconviendrez bientôt, mon ami. Vous ne tarderez pas à vous enapercevoir, ajouta-t-il en souriant. Chez nous, il n’y a rien àfaire, n’est-ce pas, brigadier&|160;?

    Le brigadier hocha affirmativement la tête etremarqua qu’il existe encore des types qui, quoique sachant queleur cause est perdue d’avance, prennent le masque d’une complèteindifférence.

    –&|160;Mais cela ne change rien, ajouta-t-il,à leur sort, au contraire. Plus ils font les je m’en-foutisse, etplus ils accumulent contre eux les preuves de leur culpabilité.

    –&|160;Je vois que vous êtes de mon école,brigadier, déclara le chef d’un ton satisfait. Cette innocencen’est à mes yeux qu’un «&|160;corpus delicti&|160;».

    Interrompant là ses réflexions, il demanda aubrigadier&|160;:

    –&|160;Au fait, qu’allons-nous nous faireservir ce soir pour dîner&|160;?

    –&|160;Est-ce que nous n’irons pas au café,mon adjudant&|160;?

    Cette question soulevait un grave problème quiexigeait cependant une solution immédiate.

    Et si le client, profitant de cette absence,réussissait à prendre le large&|160;? On ne pouvait avoir dans lebrigadier qu’une confiance très limitée, car il avait déjà laissés’évader deux vagabonds. En vérité, l’histoire s’était passéeainsi&|160;: le brigadier qui en avait assez de traîner derrièrelui dans la neige, jusqu’à Pisek, les deux vagabonds, les laissapartir. Et ce n’est que pour la forme qu’il tira un coup de fusilen l’air.

    –&|160;Bah, on enverra la vieille chercher ledîner, trancha le chef de poste. Ça la dégourdira un peu.

    Et la vieille Peizlerka fit, durant toute lasoirée, la navette entre le poste de gendarmerie et le cabaret deKotzeurek. Ses galoches tracèrent dans la neige un double sentierreliant les deux maisons.

    Et lorsque la vieille Peizlerka se rendit pourla nième fois chez le bistro avec un message deM.&|160;Flanderka affirmant que celui-ci présentait à Kotzeurek seshommages les plus empressés, en lui demandant par la même occasionune bouteille de bon touchovka, le bistro se sentit envahi par unedévorante curiosité.

    –&|160;Ce que nous avons chez nous&|160;? luirépondit Peizlerka, c’est un voyou quelconque, un suspect,quoi&|160;! Au moment où je les ai quittés, le patron et sonbrigadier étaient en train d’embrasser ce type-là. L’adjudant luicaressait la tête, en lui disant&|160;: «&|160;Oh&|160;! mon petitfrère slave, mon cher petit espion&|160;!&|160;»

    Lorsque minuit sonna, le brigadier s’étira surson lit et s’endormit en uniforme, remplissant le corps de garde deses ronflements sonores.

    En face de lui se trouvait l’adjudant quitenait d’une main ce qui restait de touchovka au fond de labouteille, et de l’autre Chvéïk serré contre lui tout en bégayant,pendant que des larmes abondantes coulaient le long de ses jouesbrunies et dans sa barbe souillée&|160;:

    –&|160;Avoue, mon brave, que vous n’avez pasen Russie une si bonne touchovka&|160;! Avoue, pour que je puissem’en aller dormir tranquillement&|160;! Avoue, comme un gentilhommeque tu es&|160;!

    –&|160;Ben sûr qu’ils n’en ont pas de sibonne&|160;!

    L’adjudant se rua sur Chvéïk.

    –&|160;Chéri, mon ange, tu m’as fait grandplaisir&|160;! Enfin, tu as avoué&|160;! C’est ainsi qu’il fautfaire. À quoi bon nier si on est coupable&|160;!

    Il se leva, et en zigzaguant, tenant toujoursla bouteille vide dans sa main, il se précipita dans sa chambre. Ilbalbutiait, ravi des résultats obtenus par ses méthodesscientifiques&|160;: si je ne m’étais pas égaré sur le mauvaischemin, tout ça pouvait tourner autrement…

    Et, avant de se jeter tout habillé sur sonlit, il ouvrit son bureau, en tira le rapport, et se mit à lecompléter dans ce sens&|160;:

    «&|160;J’ai l’honneur et le devoir d’ajouterqu’en vertu de l’article 126, la touchovka…&|160;», comme ilachevait d’écrire ce mot, une goutte d’encre tomba sur la feuille,qu’il s’empressa de lécher avec sa langue, puis il retomba enarrière, avec un sourire angélique et s’endormit comme unbienheureux.

    Au matin, le brigadier commença à faire un telconcert avec ses ronflements qu’il réveilla Chvéïk. Celui-ci seleva, secoua le brigadier comme un prunier et se recoucha aussitôt.Un instant plus tard, les coqs se mirent à chanter et lorsque lesoleil se leva, la bonne madame Peizler franchit la porte du postede gendarmerie. Fatiguée par les nombreuses courses qu’elle avaitdû faire dans la nuit, elle avait dormi plus longtemps que decoutume. Elle trouva cependant les portes ouvertes et les troishommes plongés dans un profond sommeil. La lampe à pétrole de lachambre de garde jetait une dernière lueur sur la table. LaPeizlerka sonna l’alerte et réveilla Chvéïk et son brigadier.

    Elle déclara brusquement à cedernier&|160;:

    –&|160;Vous n’avez pas honte de roupiller là,tout habillé comme des cochons&|160;! Quant à vous, dit-elle en setournant vers Chvéïk, vous pourriez au moins boutonner votrebraguette lorsque vous êtes en présence d’une femme&|160;!

    Puis elle bouscula le brigadier et luiconseilla d’aller vivement réveiller son adjudant.

    –&|160;Vous êtes bien tombé, dit-elle àChvéïk, ce sont deux poivrots. Ils avaleraient leur nez s’ilspouvaient le transformer en vodka. Ces cochons ne m’ont jamaispayée depuis que je fais le ménage chez eux, et chaque fois quej’en parle à l’adjudant il me dit&|160;: «&|160;Taisez-vous,vieille sorcière, ou je vous fais coffrer. Nous savons que votrefils fait du braconnage et qu’il vole du bois à la forêtseigneuriale.&|160;» – C’est comme ça que je peine chez eux pourrien depuis quatre ans.

    La vieille soupira amèrement etajouta&|160;:

    –&|160;Surtout, méfiez-vous de ce bougred’adjudant. Il est mielleux, et ça n’en est pas moins une canaille.S’il le pouvait, il ferait coffrer tous les gens qu’ilrencontre.

    Cependant, éveiller l’adjudant n’était pas unetâche facile. Le brigadier eut toutes les peines du monde à lepersuader qu’il faisait déjà grand jour.

    Lorsque le chef de poste se fut bien étiré,frotté les yeux, il se rappela brusquement les événements de laveille.

    –&|160;Il s’est sauvé&|160;! s’écria-t-il enbondissant.

    –&|160;Pour qui le prenez-vous&|160;? Vousoubliez, que c’est un gentilhomme&|160;! répondit sonsubordonné.

    Le brigadier se mit à marcher de long en largedans la chambre de son supérieur. Il prit en passant devant latable une feuille de papier pour la rouler en boule, ce quiindiquait clairement qu’il était gravement préoccupé.

    L’adjudant le suivit des yeux un instant,puis, il s’écria&|160;:

    –&|160;Paraît, brigadier, que j’ai encore faitdu pétard, quoi&|160;!

    Le brigadier répondit d’une voix pleine dereproche&|160;:

    –&|160;Si vous saviez ce que vous avezbaragouiné&|160;! Tout ce que vous nous avez raconté&|160;!

    Il se pencha vers l’adjudant etajouta&|160;:

    –&|160;Vous lui disiez que nous, les Tchèqueset les Russes, nous sommes des frères et que Nicolas Nikolaievitchentrerait à Prérov la semaine prochaine, que l’Autriche netiendrait pas longtemps et qu’il devait toujours nier, sans arrêt,jusqu’à la gauche, embrouiller les choses, gagner du temps jusqu’àce que les cosaques viennent le délivrer. Vous ajoutiez encore quetout craque chez nous, que tout se passera comme au temps de laguerre des Hussites, que les paysans, fléau en main, marcheront surVienne, que l’Empereur n’est qu’un vieil idiot, qu’il ne tarderapas à mordre la poussière, que le kaiser Guillaume n’est qu’unesale bête, et vous lui avez promis également de lui envoyer del’argent lorsqu’il serait en prison, afin qu’il puisse améliorerson ordinaire.

    Le brigadier fit quelques pas, puis ilajouta&|160;:

    –&|160;Tout cela, je l’ai bien entendu car audébut je n’étais pas encore saoul, mais ensuite je ne me rappelleplus très bien ce qui s’est passé.

    L’adjudant, alors, regarda sévèrement sonbrigadier.

    –&|160;Et moi, dit-il, je me souviens fortbien de ce que vous avez débité hier. Vous avez déclaré que nousn’étions pas de taille à lutter avec la Russie et vous vous êtesmis à hurler devant la porte, comme un possédé&|160;: «&|160;Vivela Russie&|160;!&|160;»

    Le brigadier poursuivit nerveusement sapromenade dans la chambre.

    –&|160;Et, en plus de cela, ajouta l’adjudant,vous vous êtes mis à vomir comme une bête, puis vous vous êtes jetésur votre plumard et vous avez ronflé toute la nuit comme unelocomotive.

    Le brigadier resta un instant muet devant lafenêtre, puis tambourinant du doigt sur les carreaux, ilrépondit&|160;:

    –&|160;Pour vous, ce qui est encore pire, monadjudant, c’est que vous avez raconté un tas de blagues devant lavieille. Je me rappelle de ce que vous lui avez déclaré&|160;:«&|160;Sachez, lui avez-vous dit, que les empereurs et les rois nesongent qu’à leur poche, et s’ils font la guerre, c’est pour mieuxles remplir.&|160;»

    –&|160;Vrai&|160;? c’est ce que j’aidit&|160;?

    –&|160;Parfaitement, c’est ce que vous luiavez dit avant d’aller à la cour pour rendre. Vous avez même crié àla Peizlerka&|160;: «&|160;Eh, vieille pantoufle&|160;! mets-moi ledoigt dans le gosier&|160;!&|160;»

    –&|160;Bon, coupa l’adjudant d’un ton sec,mais vous aussi vous avez raconté de jolies histoires. Où diableavez-vous péché cette idiotie&|160;: que Nicolaï Vitz serait roi deBohême&|160;?

    –&|160;Je… je ne me rappelle plus, répondit lebrigadier.

    –&|160;Ah&|160;! ah&|160;! vous ne vousrappelez plus&|160;! Réfléchissez donc un peu&|160;! Vous avez faitpar-dessus le marché des yeux de cochon à la vieille, et, au lieude sortir par la porte, vous êtes monté sur le fourneau.

    Le chef et le brigadier demeurèrent longtempssilencieux, puis l’adjudant déclara&|160;:

    –&|160;Je vous ai toujours dit que l’alcoolvous serait fatal. Vous n’êtes pas assez solide pour commettre desexcès de ce genre… et si le détenu nous avait plaqués&|160;? Bondieu, comme la tête me tourne…

    –&|160;Je pense, poursuivit l’adjudant,quelques instants après, que justement le fait qu’il n’a pascherché à se sauver prouve à quel point cet homme-là est dangereux.À l’interrogatoire, là-bas, il ne cessera de répéter qu’il avait laroute libre, que nous étions ivres-morts&|160;; et qu’il aurait pus’échapper mille fois s’il l’avait voulu, s’il avait été réellementcoupable… Heureusement, on ne prête pas trop attention aux dires deces gens-là, et si nous affirmons tous deux, sous serment, que toutcela n’est qu’un mensonge grossier, il aura beau invoquer le bonDieu lui-même, il ne fera qu’aggraver son cas. Évidemment, cela nechangera rien à son affaire… Mon dieu, la tête me faitmal&|160;!

    Au bout de quelques minutes, l’adjudant repritla parole&|160;:

    –&|160;Brigadier, appelez la vieille.

    –&|160;Mère Peizlerka, dit-il en regardantsévèrement la vieille dans les yeux, allez me chercher un crucifixsur un socle et apportez-le-moi ici.

    Comme la vieille femme le regardait avec desyeux à la fois effrayés et interrogateurs, il ajouta&|160;:

    –&|160;Allez, oust&|160;! et tâchez de revenirrapidement&|160;!

    L’adjudant retira deux cierges qui setrouvaient sur son bureau, et sur lesquels on voyait des traces decire à cacheter, il les posa sur la table et lorsque Peizlerkarevint avec le crucifix il lui dit d’un ton tragique en allumantles deux cierges&|160;:

    –&|160;Asseyez-vous, mère Peizler&|160;!

    La bonne femme s’affaissa sur le canapé et semit à regarder stupidement l’adjudant, les cierges et le crucifix.La peur l’envahissait peu à peu et ses mains nouées sur sontablier, ainsi que ses genoux, se mirent à trembler.

    L’adjudant alla droit vers elle et, s’arrêtantà un pas de la vieille femme, déclara d’un ton solennel&|160;:

    –&|160;Vous avez été témoin hier soir d’ungrand événement. Il est bien possible que, stupide comme vousl’êtes, vous n’ayez rien compris à ce que vous avez vu. Ce soldat,ajouta-t-il, est un indicateur ennemi, c’est un espion&|160;!

    –&|160;Jésus Marie&|160;! s’écria la vieille.Oh&|160;! Sainte Vierge de Skopchitz&|160;!

    –&|160;Silence, vieille&|160;! Pour obtenirdes aveux nous avons été obligés de lui raconter toutes sortes deboniments. Vous avez entendu toutes les balivernes que nous luiavons dites&|160;?

    –&|160;Ça, je les ai bien entendues, réponditla mère Peizlerka d’une voix blanche.

    –&|160;Mais sachez, mère Peizler, que tous cesbavardages avaient un but&|160;: celui de mettre l’espion enconfiance. Et nous y sommes parvenus, nous l’avons obligé à semettre à table. Il a mordu à l’appât.

    L’adjudant s’interrompit un instant pourrégler la flamme du cierge, puis il continua plus gravementencore&|160;:

    –&|160;Vous étiez là et vous connaissez parconséquent ce secret d’État. Car il ne s’agit de rien moins qued’un secret d’État. Vous devez garder un silence absolu sur cetteaffaire, même à votre lit de mort, sans quoi on vous refuseral’accès du cimetière.

    –&|160;Jésus Marie, sanglota la vieille, quelmalheur que le jour où j’ai mis le pied dans cette maisonmaudite&|160;!

    –&|160;Ne gueulez pas tant&|160;! Levez-vousplutôt et approchez-vous de ce crucifix. Mettez les deux doigts dela main droite dessus. Vous allez faire un serment. Répétez aprèsmoi.

    La Peizler se traîna tout en pleurant vers latable.

    –&|160;Pardonne-moi, larmoya-t-elle, sainteVierge de Skopchitz, d’avoir mis les pieds dans cette maison…

    Penchée sur le visage torturé du Christ,debout devant la flamme des cierges, tout ce cérémonial étrangeapparaissait à la bonne femme comme un terrifiant mystère.

    Elle leva deux doigts sur le crucifix etrépéta les paroles que l’adjudant lui dictait d’un ton pleind’importance et de solennité&|160;: «&|160;Je jure devant le Dieutout-puissant et devant vous, Monsieur l’adjudant, que je neparlerai jamais, même à l’heure suprême de ma mort, des événementsdont j’ai été témoin ici-même. Quand bien même je serais interrogéelà-dessus.&|160;»

    –&|160;Embrassez le crucifix, vieille, ordonnal’adjudant après que la Peizler eût juré en sanglotant.

    Puis elle se signa.

    –&|160;Bon. Et maintenant emportez ce crucifixoù vous l’avez pris et dites, si l’on vous interroge, que nous enavons eu besoin pour un interrogatoire.

    La Peizler, profondément émue, se retira surla pointe des pieds. Dans la rue, elle se retournait à chaque paspour regarder le poste de gendarmerie comme si elle voulait seconvaincre que tout ce qui venait de se passer n’était pas dudomaine du rêve, mais bien de la réalité.

    L’adjudant, après son départ, se mit àrecopier son rapport qu’il avait souillé la veille par cette tached’encre que, dans son ivrognerie, il voulait enlever avec salangue, léchant toute l’écriture comme si c’eût été de lamarmelade.

    Il s’aperçut, en le mettant définitivement aupoint, qu’un détail de cette affaire n’avait pas encore étéélucidé. Il fit appeler Chvéïk et lui demanda&|160;:

    –&|160;Connaissez-vous laphotographie&|160;?

    –&|160;Oui, mon adjudant.

    –&|160;Pourquoi ne portez-vous pas sur vous unappareil&|160;?

    –&|160;Parce que je n’en ai pas.

    –&|160;Et si vous en aviez un, est-ce que vousprendriez des photos&|160;?

    –&|160;Sans doute, peut-être… si j’en avaisun… répondit Chvéïk flegmatique, supportant sans sourciller leregard sévère de l’adjudant.

    Le chef de poste ressentait à ce moment-là sonmal de tête avec une telle violence qu’il se sentait incapabled’imaginer une nouvelle question. Aussi poursuivit-il en ces termesdans la voie où il s’était engagé&|160;:

    –&|160;Et dites-moi encore… vous serait-ildifficile de photographier une gare&|160;?

    –&|160;Mais pas du tout, répondit Chvéïk,puisqu’une gare ne bouge pas, qu’elle reste toujours à la mêmeplace et qu’on n’est même pas obligé de lui dire&|160;:Souriez.

    Après le départ de Chvéïk, l’adjudant se hâtade compléter son rapport&|160;:

    «&|160;J’ai l’honneur d’ajouter au présentquestionnaire n°&|160;2.172… que sous les questions serrées de moninterrogatoire, l’espion a reconnu qu’il connaît parfaitement laphotographie et qu’il tient surtout à des prises de vues de gares.Nous n’avons trouvé aucun appareil sur lui, mais tout fait supposerqu’il le dissimule quelque part. Toutes ces conclusions ont étéconfirmées par l’aveu même du détenu qui prétend qu’il voudraitbien photographier une gare s’il avait un appareil surlui.&|160;»

    L’adjudant, dont la tête devenait de plus enplus lourde, s’embrouillait terriblement dans cette affaire dephotographie&|160;:

    «&|160;Il paraît certain, surtout après l’aveudu détenu, qu’il n’a été empêché de photographier les gares etautres lieux d’importance stratégique, que par le fait qu’iln’avait pas d’appareil sur lui. Nul doute qu’il eût réalisé sondessein si l’appareil caché par ses soins, s’était trouvé à saportée. Par cette seule circonstance qu’il n’avait pas son appareilavec lui, s’explique le fait que nous n’avons pas trouvé sur lui dephotographies…&|160;»



    –&|160;Cela suffira, se dit l’adjudant.

    Et il s’appliqua à dessiner une bellesignature. Fort content de son œuvre il dit au brigadier&|160;:

    –&|160;C’est tout à fait réussi, voyez-vous,c’est comme ça que l’on doit rédiger un bon rapport, affirma-t-ilfièrement. Tout est dedans. L’interrogatoire, sans doute, n’est paschose facile, mais l’essentiel c’est surtout de rédiger un beaurapport qui fera pâlir d’envie, là-bas, ces messieurs de laProvinciale. Maintenant, ramenez-moi notre prisonnier pour terminernotre tâche.

    –&|160;Le brigadier va vous conduire à Pisek,déclara-t-il à Chvéïk, au commandant du district. Suivant nosinstructions, nous devrions vous mettre les menottes. Mais commej’ai l’impression que vous êtes un honnête homme, nous vous endispenserons. J’espère qu’en route vous ne ferez aucune tentativepour vous évader.

    L’adjudant, visiblement ému de l’expressioncandide de Chvéïk, ajouta&|160;:

    –&|160;Et ne m’en veuillez pas. Tenez,brigadier, voici le rapport.

    –&|160;Bien au plaisir, mon adjudant, saluaChvéïk, qui se sentait tout ému à l’idée de se séparer d’un hommeaussi charmant. Et merci pour tout ce que vous avez fait pour moi.Si j’en ai l’occasion, je vous écrirai, ou si je passe un jour parvotre village, je viendrai vous dire bonjour.

    Chvéïk referma doucement la porte derrière luiet s’éloigna dans la rue en compagnie du brigadier. Celui qui lesaurait vus marcher ainsi côte à côte, en train de deviseramicalement, aurait cru certainement qu’il s’agissait de deux bonscopains qui se rendaient ensemble à la ville et, peut-être même, àl’église.

    –&|160;Je n’aurais jamais supposé que lechemin était si compliqué pour se rendre à Budeiovitz, racontaitChvéïk au brigadier. Cela me rappelle l’histoire qui est arrivée àun certain boucher, nommé Chaura, de Kobylis. Il avait échoué unenuit au monument de Paleatsky, à Prague, et il n’a fait que tournerautour jusqu’au matin, car il croyait marcher le long d’un murinterminable. Au matin, il était tellement exténué de fatigue que,désespéra, il se mit à crier&|160;: «&|160;À moi,police&|160;!&|160;» Et lorsque les policiers sont arrivés encourant, il leur demanda simplement par où il devait passer pour serendre à Kobylis, car, disait-il, je trotte depuis 5 heures le longde ce mur et je n’arrive jamais au bout. Là-dessus, les agentsl’ont empoigné et amené au violon où ils l’ont si bien passé àtabac, qu’il en est resté estropié.

    Le brigadier garda le silence. Il secontentait de penser&|160;: «&|160;Tu as beau me raconter tout ceque tu voudras avec ton Budeiovitz et ton histoire de mur, avecmoi, ça ne prend pas&|160;!&|160;»

    Ils passèrent devant un lac et Chvéïk demandaavec curiosité s’il y avait beaucoup de gens qui se livraient à lapêche nocturne et si elle était interdite.

    –&|160;Chez nous, répondit le brigadier, toutle monde braconne. Les braconniers ont voulu noyer dans ce lac leprédécesseur de M.&|160;Flanderka. Le garde champêtre a beau tirerdans le derrière avec de la chevrotine, cela ne les dérange guère,car ils ont le fond de leur culotte doublé d’une plaque de tôle. Lebrigadier parla encore du progrès en général, des inventionsnouvelles, des attrape-nigauds avec lesquels les gens sedépouillent les uns les autres, puis il développa sa théorie,suivant laquelle la guerre était une excellente chose pour le genrehumain, car dans la tuerie générale, disait-il, à part quelqueshonnêtes hommes qui disparaîtront, cela permettra de nettoyer lemonde d’un grand nombre de voyous.

    –&|160;Il y a trop de monde sur la terre,déclara-t-il. Et, au fait, je pense qu’un petit verre ne pourraitque nous faire du bien. Mais ne dites à personne que je vousconduis à Pisek. Il s’agit d’un secret d’État.

    Le brigadier songea aux instructions querecevaient les postes de gendarmerie concernant les élémentssuspects ou subversifs que l’on devait conduire d’une ville àl’autre «&|160;en ayant soin de ne pas permettre qu’ils se mêlentau restant de la population, de les empêcher rigoureusement decauser avec qui que ce soit en cours de route.&|160;»

    –&|160;Surtout, recommanda le brigadier,gardez-vous bien de dire quelle sorte de type vous êtes&|160;! Celane regarde personne. Surtout ne semez pas la panique&|160;! Lapanique, c’est le plus grand malheur des temps de guerre&|160;!Vous dites un seul mot, et une heure après tout le patelin lerépète&|160;; vous comprenez&|160;?

    –&|160;Bien, je tâcherai de ne pas semer lapanique, déclara Chvéïk.

    Et il tint parole, car lorsque le patron dubistro commença à l’interroger, il lui répondit&|160;:

    –&|160;Mon frère, que voici, m’a dit que nousserions dans une heure à Pisek.

    –&|160;Ah&|160;! je comprends, répondit lepatron du bistro en s’adressant au gendarme. Votre frère est doncen permission&|160;?

    –&|160;Mais oui, il faut justement qu’ilrejoigne son corps aujourd’hui, répondit le brigadier sanssourciller.

    –&|160;Il a gobé la blague, fit-il observer enriant, lorsque le bistro les quitta tous deux pour aller servird’autres clients. Surtout, répéta-t-il, pas de panique&|160;!N’oublions pas que nous sommes en guerre&|160;!

    Le brigadier péchait vraiment par excès demodestie en déclarant à l’entrée du café qu’il allait boire unverre. Lorsqu’il arriva au douzième, il affirma que le commandantdu district restait toujours à table jusqu’à 3 heures del’après-midi, et qu’il était, par conséquent, inutile d’arriver àPisek avant ce moment-là. D’autre part, ajouta-t-il, il neige. Detoute façon, Pisek ne se sauvera pas. Nous pouvons nous déclarerheureux. Nous sommes dans un local bien chauffé, alors que là-bas,dans les tranchées, ils doivent en baver avec le temps de chienqu’il fait en cette saison.

    Le brigadier ajouta que cette chaleurextérieure devait être compensée par une chaleur intérieure et quela meilleure façon de l’obtenir c’était encore d’absorber certainesvieilles liqueurs. Le patron du cabaret, dans cet endroit perdu, enavait de huit sortes. Comme il s’ennuyait terriblement, il pritplace à côté du brigadier et de Chvéïk et se mit à boire avec eux,cependant que dehors la tempête faisait rage en ébranlant lamaison.

    Le brigadier invita le patron à lui tenirtête, le verre à la main. Il lui reprochait sans cesse de sedérober, ce que Chvéïk considérait comme une injustice, car lepatron qui ne pouvait même plus se tenir debout, voulait à toutprix jouer aux cartes. Il déclara avoir entendu la canonnade ducôté de l’est.

    Le brigadier balbutia en hoquetant&|160;:

    –&|160;Surtout, pas de panique&|160;! Nousavons reçu des instructions, des instructions secrètes…

    Et il se mit à expliquer de quoi ils’agissait. Le patron ne comprit pas grand’chose à toutes ceshistoires, mais il se leva pour déclarer que, de toute façon, on negagnerait pas la guerre avec des instructions de ce genre.

    La soirée était déjà fort avancée lorsque lebrigadier décida qu’ils allaient se remettre en route pour Pisek.Il neigeait si fort que Chvéïk et lui ne voyaient pas à un pasdevant eux. Le brigadier ne cessait d’encourager son compagnon enlui disant&|160;: «&|160;Toujours droit devant tonnez&|160;!&|160;»

    Comme il le répétait pour la troisième fois,sa voix ne parvint plus à Chvéïk de la hauteur d’où elle aurait dusortir, mais bien d’en bas, de quelque part, dans une sorte defossé. S’aidant de son fusil, le brigadier parvint pourtant à serelever, et il continua sa route en s’écriant&|160;:«&|160;Toboggan&|160;!&|160;»

    Chvéïk l’entendit tout à coup quihurlait&|160;: «&|160;Je tombe&|160;! Panique&|160;!&|160;» Mais,pareil à une fourmi courageuse qui se relève après chaque chute etse remet en route, le brigadier se remit debout sur ses jambes.Cinq fois, il dégringola dans le fossé et, à la cinquième,lorsqu’il rejoignit Chvéïk, il balbutia d’une voixdésespérée&|160;:

    –&|160;Je risque fort de vous perdre.

    –&|160;N’ayez pas peur, brigadier, réponditChvéïk, attendez, je vais vous donner un tuyau. On va s’attacher.Avez-vous des menottes sur vous&|160;?

    –&|160;Un gendarme doit toujours avoir desmenottes, déclara le brigadier. C’est comme qui dirait notre painquotidien.

    –&|160;Alors, on va se mettre les menottes,décida Chvéïk. Essayez mon système.

    Le brigadier s’exécuta et, en homme du métier,en un clin d’œil, tous deux étaient liés comme des frèressiamois.

    Ils avaient beau tomber sur la route, il leurétait désormais impossible de se séparer. Le brigadier entraînaChvéïk dans toutes ses chutes, et lorsqu’il dégringolait dans lefossé, son détenu le suivait comme son ombre. Mais cettegymnastique finit par leur briser les poignets. Le brigadierdéclara&|160;:

    –&|160;Ça ne peut pas durer comme ça. Il fautretirer les menottes.

    Mais, après de longs et laborieux efforts pourse libérer, il dut s’avouer impuissant&|160;:

    –&|160;Nous sommes liés pour toujours,déclara-t-il.

    –&|160;Amen&|160;! soupira Chvéïk.

    Et il continua stoïquement son douloureuxchemin.

    Lorsqu’ils arrivèrent à la caserne degendarmerie, tard dans la soirée, après de multiples avatars, lebrigadier, complètement abattu, confia à Chvéïk&|160;:

    –&|160;C’est terrible, nous ne pouvons plusnous séparer.&|160;»

    Et cela devint terrible, en effet, lorsquel’adjudant de service fit appeler le commandant, le RitmeisterKonig.

    –&|160;Faites sentir votre bouche&|160;!Telles furent les premières paroles du Ritmeister. Je comprendsmaintenant la situation, dit-il&|160;: rhum, kontouchovka, vieuxmarc, quetsch, anisette et vanille. Voyez-vous, adjudant, dit-il ausous-officier qui se tenait respectueusement à côté de lui, voilàprécisément la façon dont un gendarme ne doit jamais se conduire.Une telle attitude est une infraction à la discipline d’une tellegravité qu’elle ne peut être jugée que par le conseil de guerre. Selier avec un détenu et se soûler en cours de route&|160;; avoirl’audace de se présenter devant son supérieur ivre-mort&|160;! Ilsdevaient déambuler dans les rues comme deux cochons&|160;!Libérez-les&|160;! Eh bien&|160;! qu’avez-vous à dire pour votredéfense&|160;? demanda-t-il au brigadier qui levait sa mainengourdie pour le salut, d’un geste gauche.

    –&|160;Mon capitaine, j’ai un rapport à vousremettre.

    –&|160;Bon. Mais sachez que c’est sur voussurtout que nous ferons un rapport, répondit d’un ton sec leRitmeister. Adjudant, mettez-moi ces deux cochons aux arrêts et dèsdemain matin, vous les conduirez à l’interrogatoire. Prenez lerapport de Putim, étudiez-le un peu et faites-le moi parvenirensuite à la maison.

    *

    **

    Depuis le début de la guerre, de lourds nuagesassombrissaient l’horizon de la caserne de gendarmerie de Pisek.Une atmosphère sinistre y régnait. La foudre bureaucratiquefoudroyait adjudants, sergents, brigadiers et employés civils. Lamoindre peccadille était châtiée avec une rigueur féroce.

    –&|160;Si nous voulons gagner la guerre,répétait le Ritmeister, aux postes qu’il visitait, il faut qu’à laplace d’un A se trouve toujours un A, et que le point de l’I nesoit jamais absent.

    Il se croyait entouré de traîtres et il étaitpersuadé que chacun de ses subordonnés avait un crime sur laconscience.

    Le ministère de la défense nationale lebombardait d’observations indiquant que les soldats du district dePisek, suivant les informations recueillies, désertaient en bandesdevant l’ennemi.

    On l’avait obligé à organiser l’espionnageparmi la population de son district. Le Ritmeister savait de bonnesource que la plupart des femmes avaient accompagné leur mariappelé sous les drapeaux jusqu’à la porte de la caserne, en lespoussant au défaitisme. Le Ritmeister savait également que leshommes avaient fermement promis à leur compagne d’éviter de sefaire tuer pour sa majesté le Kaiser.

    Les nuages de la révolution avaient peu à peuassombri les couleurs impériales&|160;: noir et jaune. En Serbie etdans les Carpathes, certains bataillons étaient déjà passé avecarmes et bagages à l’ennemi, suivant l’exemple des 28eet 11e de ligne. Et ce 11e régiment,précisément, était composé en majorité des fils du district dePisek. Les gars de Vodnan avaient décoré leur boutonnièred’insignes noirs.

    Les soldats de Prague, qui passaient par lagare de Pisek, avaient jeté les cadeaux qui leur avaient étéofferts, à travers la figure des dames de la haute société dePisek.

    Un bataillon de marche avait été salué parquelques patriotes juifs aux cris de&|160;: «&|160;À bas lesSerbes&|160;! Vive la guerre&|160;!&|160;» Et les soldats, pour lesremercier, leur avaient flanqué une telle raclée que ces messieursne purent sortir de chez eux durant plusieurs semaines.

    Ces symptômes alarmants avaient démontré d’unefaçon éclatante que les hymnes nationaux, joués et chantéssolennellement dans les églises, ne pouvaient plus donner le changesur les sentiments de la population en face de la guerre. Lespostes de gendarmerie, cependant, avaient continué d’envoyer àPutim leur rapport optimiste. Les réponses aux questionnairesofficiels continuaient à affirmer que la mentalité de la populationdemeurait de la catégorie Ia&|160;; l’enthousiasme pour lacontinuation des hostilités de Ia et Ib.

    Cependant le Ritmeister faisait l’impossiblepour stimuler ses hommes.

    –&|160;Vous n’êtes pas des gendarmes,déclarait-il aux chefs de poste, tout au plus desgardes-champêtres, et il ajoutait&|160;: J’ai l’impression trèsnette que vous vous foutez de la guerre et des devoirs qu’on exigede vous&|160;!

    Là-dessus suivaient de longues péroraisons surles devoirs du gendarme en temps de guerre, une conférence sur lasituation générale, et enfin le commandant de gendarmeriesoulignait énergiquement la nécessité de prendre en main lesleviers de commandement d’une façon énergique pour assurer l’ordre.Après avoir fait à ses hommes la description du gendarme parfait,qui ne songe qu’à renforcer l’autorité de la monarchieautrichienne, il reprenait ses injures, ses menaces, appliquait sesmesures disciplinaires&|160;: déplacements, etc.

    Le Ritmeister, depuis qu’il a vu rappliquer legendarme en état d’ébriété, est plus fermement convaincu que jamaisque ses subordonnés, sans exception, ne sont qu’un tas de cochonset de paresseux, qui préfèrent fréquenter les bistros qu’assurerloyalement leur service. De plus, il était amené à cette déductionlogique&|160;: que ses subordonnés, étant assez mal payés, devaientse faire graisser la patte pour s’adonner à la boisson, et qu’ilétait impossible, avec de pareilles gens, de maintenir la paixintérieure en Autriche. Le Ritmeister se mit à étudier le rapportdu chef de poste de Putim sur Chvéïk. Devant lui se tenait son brasdroit, l’adjudant Matheika, qui se disait que le diable ferait biend’emporter le Ritmeister avec tous ses rapports, car on l’attendaitau café du coin pour faire une partie de «&|160;Chnops&|160;».

    –&|160;Il me semble vous avoir dit, Matheika,s’écria le Ritmeister, que le plus grand idiot que la terre portese trouve au poste de Putim. Le soldat qu’il a fait conduire cheznous, hier, n’est pas plus un espion que vous ou moi. Tout au plusun simple déserteur. Il note dans son rapport, ce sombre idiot, detelles balivernes que n’importe quel enfant, à première vue,pourrait s’apercevoir que ce chef de poste était soûl comme unPolonais lorsqu’il le rédigea.

    –&|160;Amenez-moi cet homme, ordonna-t-il,après avoir parcouru avec attention le chef-d’œuvre de l’adjudant.Il ne m’a jamais été donné de contempler une aussi belle collectiond’idioties que celle qui se trouve dans ce rapport. Et par-dessusle marché il me fait conduire cet individu par ce chameau debrigadier&|160;! Si ces messieurs ne me connaissent pas encore, jeleur apprendrai qui je suis&|160;! Je leur promets de leur en fairebaver&|160;!

    Et le Ritmeister s’étendit longuement surl’incompétence de ses subordonnés qui se moquent royalement desordres qu’ils reçoivent.

    –&|160;Lorsqu’ils rédigent un rapport,s’écria-t-il, ils n’y mettent que des inepties et, au lieud’éclaircir une question, se plaisent à l’embrouiller. Pour peu queleurs supérieurs attirent leur attention sur les dangersd’espionnage, ils se mettent à arrêter les premiers hommes quipassent à leur portée. Si la guerre devait durer encore quelquetemps, ajouta le commandant, notre district se transformerait parla faute de ces gens-là en une maison d’aliénés.

    Il donna ordre ensuite à l’adjudant Matheikade faire expédier un télégramme à ce chef de poste, le convoquantpour le lendemain à Pisek.

    –&|160;De quel régiment avez-vousdéserté&|160;? demanda-t-il à Chvéïk dès que celui-ci entra dansson bureau.

    –&|160;Je n’ai pas déserté, moncommandant.

    Le Ritmeister dévisagea attentivement Chvéïket il lut une telle candeur dans ses yeux qu’il le prit pour unvagabond et lui demanda&|160;:

    –&|160;Où avez-vous volé cetuniforme&|160;?

    –&|160;On m’a donné ce costume, réponditChvéïk, avec un bon sourire d’enfant, lorsque je suis arrivé au91e régiment de ligne, je n’ai pas plaqué mon régiment,au contraire…

    Cette déclaration de foi fut lancée d’unaccent si ferme que le Ritmeister, étonné, hocha la tête. Ildemanda avec curiosité&|160;:

    –&|160;Expliquez-moi alors comment vous avezété arrêté&|160;?

    –&|160;C’est tout simple, mon commandant,répondit Chvéïk. Je suis en route pour mon régiment, je m’efforcede parvenir à le rejoindre et je n’ai jamais eu l’intention dedéserter, d’autant plus que tout le régiment attend après moi. Maisc’est la faute de M.&|160;le chef de poste de Putim. Il m’a montrésur sa carte que Budeiovitz se trouve dans le sud et il m’envoiedans le nord…

    Le Ritmeister fit un mouvement de la maincomme pour indiquer qu’il savait à quoi s’en tenir sur sonsubordonné.

    –&|160;Vous êtes donc à la recherche de votrerégiment&|160;? demanda-t-il à Chvéïk, et vous ne parvenez pas à lerejoindre&|160;?

    Chvéïk le renseigna sur sa situation. Il nommaTabor et toutes les localités qu’il avait traversées en espérantparvenir enfin à Budeiovitz.

    Puis, il lui raconta avec un enthousiasmecroissant, sa lutte contre la malchance qui le poursuivait, lesefforts héroïques qu’il avait faits, bravant tous les obstacles,pour essayer d’arriver à son régiment, et les mauvais tours que lesort lui avait joués pour rendre vains ses efforts.

    Il parlait avec une telle ardeur, que leRitmeister vit clairement devant lui, le cercle magique quientourait le brave soldat Chvéïk, et dont celui-ci était incapablede sortir.

    –&|160;Mais c’est un véritable travaild’hercule&|160;! dit-il, après avoir écouté jusqu’à la fin lalongue histoire de Chvéïk.

    –&|160;On aurait pu déjà, à Putim, mettre finà cette affaire, remarqua Chvéïk, si pour mon malheur, je n’étaistombé sur M.&|160;l’adjudant Flanderka. Tout ce que je lui disaislui paraissait suspect. S’il m’avait fait conduire directement àBudeiovitz, on lui aurait expliqué, là-bas, que je suisvéritablement le soldat Joseph Chvéïk, et non un personnagesuspect. Si M.&|160;l’adjudant avait agi ainsi, j’accompliraisdepuis deux jours mes devoirs militaires.

    –&|160;Pourquoi n’avez-vous pas expliqué auchef de poste que vous étiez victime d’une erreur&|160;?

    –&|160;Parce que j’ai bientôt reconnu, moncommandant, que c’était inutile. Notre bon vieux bistro Rampa avaitl’habitude de dire que lorsque quelqu’un veut boire à crédit, tousles raisonnements du monde n’arriveront pas à lui prouver lecontraire.

    Le Ritmeister ne perdit pas son temps àréfléchir. Il se dit qu’un pareil manque d’orientation venant de lapart d’un homme qui, de toute apparence, était fermement décidé àrejoindre son corps ne pouvait être qu’un signe de dégénérescencetotale et il se mit à dicter le rapport suivant&|160;:

    «&|160;Au 91e régiment de ligneimpérial et royal, à Budeiovitz.

    «&|160;Nous vous remettons le soldat JosephChvéïk, appartenant, suivant ses affirmations, au régiment de ligneci-dessus nommé. Cet homme, arrêté par la station de gendarmerie dePutim, district de Pisek, nous paraît suspect de désertion. Lesusnommé déclare avoir voulu se rendre à son régiment. Signalementdu prisonnier&|160;:

    «&|160;Taille moyenne, visage normal, nezrond, yeux bleus, signe particulier néant.

    «&|160;À l’annexe B&|160;1, vous trouvereznotre note de service concernant les frais de nourriture du soldatChvéïk. Vous êtes instamment priés de nous rembourser parl’intermédiaire du ministère de la défense nationale. Nous vousprions également de bien vouloir signer la feuille remise audétenu. À l’annexe B&|160;2, vous voudrez bien vérifier la listedes objets militaires que le détenu avait sur lui au moment de sonarrestation.&|160;»

    Après sa longue odyssée, Chvéïk eutl’impression de se rendre à Budeiovitz avec la rapidité del’éclair. Son compagnon de route, un tout jeune gendarme, n’avaitpas osé durant tout le trajet, quitter Chvéïk tant il avait peurque son détenu lui échappât. Pendant tout le voyage ce problème lepréoccupa&|160;:

    –&|160;Et si par malheur, j’étais obligé de merendre au cabinet, comment diable ferais-je&|160;?

    Il décida, si cette éventualité se présentait,de placer Chvéïk en sentinelle devant la porte.

    Lorsqu’ils descendirent du train, le gendarmeentretint Chvéïk, comme par hasard, du nombre de balles qu’ungendarme doit avoir sur lui lorsqu’il escorte un détenu. Cesconfidences ne troublèrent pas Chvéïk, le moins du monde&|160;; ilrépondit d’un air convaincu qu’il tenait la chose pour impossible«&|160;car, ajouta-t-il, en tirant sur son détenu, le gendarmes’exposerait à tuer un passant&|160;».

    Le gendarme combattit vivement cette opinionet les deux hommes parvinrent à la caserne sans avoir pu se mettred’accord sur ce point délicat.

    Le lieutenant Lukach se tenait paisiblementdans son bureau lorsque la porte s’ouvrit et son ordonnance apparutdevant lui.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis rentré, dit Chvéïk d’un air solennel, en lesaluant.

    L’enseigne Kotatko était présent à cemoment-là. Il raconta plus tard qu’à la vue de Chvéïk, lelieutenant Lukach fit un bond, serra sa tête entre ses mains, ets’affaissa brusquement sur son siège. Revenant à lui, il prit d’unemain tremblante les papiers de Chvéïk, signa et pria l’enseigne dele laisser seul avec son ordonnance. Il déclara au gendarme quetout était en règle et il s’enferma dans son bureau.

    C’est ainsi que l’anabase de Budeiovitz setermina pour Chvéïk. Mais il est hors de doute que si Chvéïk avaitdisposé de toute sa liberté d’action, il n’en aurait pas moinsrejoint son corps en toute diligence. Si toutefois les autoritésmilitaires s’avisaient de prétendre que c’est à elles que revientl’honneur d’avoir ramené Chvéïk dans le droit chemin de ladiscipline, ce serait de leur part une odieuse vantardise.

    *

    **

    Une fois seuls, Chvéïk et le lieutenant Lukachse regardèrent fixement&|160;; la stupeur, l’horreur et ledésespoir se lisaient clairement dans les yeux du lieutenant,cependant que ceux de Chvéïk brillaient d’un regard affectueux ettendre.

    Durant quelques minutes, un silence de mortrégna dans le bureau.

    Dans le couloir voisin on entendait un bruitde pas. C’était un aspirant zélé qui, exempt de service pour unrhume, – ce que l’on pouvait constater par sa voix nasillarde, –était en train de réciter un paragraphe de son manuel concernant laréception de la famille impériale dans une forteresse.

    On l’entendit déclamer&|160;: «&|160;Dès quele haut personnage arrive à proximité du fort, les canons tirentune salve en son honneur. Le commandant de la place, à cheval, seprésente au galop, salue le haut personnage et seretire…&|160;»

    –&|160;Ta gueule, là-bas&|160;! s’écria lelieutenant en ouvrant brusquement la porte. Allez à tous lesdiables&|160;!

    L’aspirant se précipita à l’autre bout ducorridor et la voix nasillarde, qui continuait à réciter la leçon,ne parvint plus dans le bureau que d’une façon assourdie&|160;:«&|160;Au moment où-le commandant salue, une nouvelle salve decanons sera tirée à la descente de voiture du hautpersonnage…&|160;».

    Muet, le lieutenant Lukach et Chvéïk setenaient immobiles l’un en face de l’autre. Enfin, le lieutenants’écria, plein d’une ironie mordante&|160;:

    –&|160;Je vous souhaite la bienvenue àBudeiovitz, monsieur Chvéïk&|160;! il est écrit dans les SaintesÉcritures que celui qui doit être pendu ne se noie pas&|160;! Ons’occupait déjà de vous rechercher&|160;; vous serez présenté dèsdemain au colonel. Quant à moi, je ne veux plus être embêté à causede vous&|160;! J’en ai marre de vous et de vos histoires&|160;!Vous avez eu le bout de ma patience&|160;! Je me demande même àcette heure, comment j’ai pu vivre si longtemps en compagnie d’unidiot tel que vous&|160;!

    Et il se mit à marcher dans le bureau avecfureur.

    –&|160;Non, mais… c’est tout simplementabominable&|160;! Je me demande ce qui me retient de vousabattre&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

    –&|160;Nom de dieu&|160;! ne recommencez pas àvenir me raconter vos boniments&|160;! J’en ai assez, vous dis-je.Vous reculez les bornes de la bêtise&|160;! J’espère, d’ailleurs,que vous n’allez pas moisir ici. La prison vous attend.

    Le lieutenant Lukach se frotta les mains avecsatisfaction.

    –&|160;C’en est fini avec vous, mon vieux,dit-il.

    Il retourna à sa table, traça quelques motssur un formulaire, appela la sentinelle et lui ordonna de conduireChvéïk au geôlier.

    Lukach, avec une profonde joie, vit Chvéïktraverser la cour, le geôlier qui s’avançait vers lui, et quiouvrait toute grande ensuite la porte, sur laquelle était marqué enlettres noires, le mot&|160;: Prison.

    –&|160;Que Dieu soit loué&|160;! Je ne lereverrai pas de si tôt, fit le lieutenant Lukach en poussant unsoupir.

    *

    **

    En entrant dans les ténèbres de la tour dessupplices de la caserne Marie, Chvéïk fut salué par un aspirant,jovial et gras, qui s’étirait sur le bat-flanc d’une cellule. Ilétait le seul détenu et se mourait d’ennui. Chvéïk lui ayantdemandé pourquoi il se trouvait là, l’aspirant lui réponditqu’étant légèrement pris de boisson, il avait giflé par erreur unlieutenant d’artillerie, sur la place du Marché.

    –&|160;Si je considère l’affaire de plus près,dit-il, je ne l’ai même pas giflé pour de bon, je lui ai seulementpoussé le képi sur le nez.

    L’histoire s’était passée de la façonsuivante&|160;: le lieutenant d’artillerie attendait, sans doute,une poule quelconque. Il tournait le dos à l’aspirant et celui-cile prit par derrière, pour un de ses copains, un certain FrantzMaterna.

    –&|160;Je me suis gentiment faufilé derrièrelui, raconta l’aspirant, pour lui donner une tape amicale, et jelui ai simplement poussé le képi en lui disant&|160;: salut,Frantz&|160;! Et voilà que mon type se met à gueuler, à appeler lapatrouille à son secours, qui m’empoigne et me met en prison.

    Il est possible, avoua l’aspirant&|160;; aprèsavoir réfléchi pendant un instant, que je lui ai donné égalementquelques claques, mais, de toute façon, cela ne change rien àl’affaire, puisqu’il s’agissait d’une erreur. Il reconnaît lui-mêmeque j’ai dit&|160;: salut, Frantz&|160;! et son petit nom n’est pasFrantz, mais Ambroise. Tout cela est clair. Mais ce qui peut mecauser le plus de tort, c’est d’avoir filé de l’hôpital, surtout sil’on découvre mon truc avec le cahier des malades.

    Lorsque je suis arrivé au régiment,poursuivit-il, j’ai d’abord loué une chambre en ville, puis je mesuis arrangé pour avoir un bon rhumatisme. Je me saoulai trois foisde suite et je passai la nuit hors de la ville, dans un fossé, sousune pluie torrentielle. J’avais eu soin de retirer mes bottes. Maisil n’y a rien eu à faire. Ça n’a pas pris. Je n’ai rien eu. Alorsje me suis amusé à prendre des bains, en plein hiver, dans larivière Malche. Et c’est justement le contraire de ce quej’espérais qui s’est produit&|160;: ma peau s’est durcie d’unetelle façon que j’ai pu me mettre à poil et rester dans la cour dela maison où j’habitais, puis m’allonger dans la neige toute lanuit, et lorsque les locataires m’ont réveillé, le lendemain matin,j’avais les pieds aussi chauds que s’ils avaient été dans despantoufles fourrées.

    Pas la moindre angine, pas le moindre rhume.Pas même la goutte militaire, bien que j’aie rendu chaque jourvisite à la maison «&|160;Port Arthur&|160;», et pourtant tous mescopains ont attrapé là toutes sortes de coups de pied de Vénus.Avouez que c’était vraiment de la déveine, cher ami, la guigne,quoi&|160;? Enfin, je fais connaissance ici à Budeiovitz d’unréformé 100&|160;%. Il m’a dit de venir le voir un jour à Loubokéme disant que j’aurais le lendemain les pieds enflés comme desseaux. Il avait chez lui des seringues et c’est à peine si je pusrevenir à la caserne. Ce cher homme n’avait pas trompé mesespérances. J’avais enfin mes rhumatismes dans les jambes.

    Aussitôt je suis envoyé à l’hôpital et tout vabien. La chance me sourit encore une fois. Mon beau-frère, ledocteur Measak, a été transféré un beau jour à Budeiovitz, et,grâce à lui, je suis resté à l’hôpital jusqu’à ces derniers jours.Il voulait me faire réformer&|160;: par malheur voilà que jefabrique un cahier des malades. L’idée pourtant n’était pas mal. Jeme suis procuré un gros bouquin, j’ai collé dessus une étiquetteavec cette inscription en grands caractères&|160;: Cahier desmalades du 91e de ligne. Avec des rubriques dedans, desnoms inventés, des courbes de température, diagnostics, etc., etchaque après-midi, après les visites médicales, le «&|160;cahierdes malades&|160;» sous le bras je me faufilais par la grande portepour aller en ville.

    Ce sont de vieux territoriaux, qui montent lagarde, de ce côté-là, il n’y avait pas de danger. Il suffisait deleur montrer le cahier et ils me laissaient sortir. Ils merendaient même le salut. Tout allait pour le mieux. Je me rendaischez un ami qui était employé aux contributions indirectes. Là, jechangeais d’habits et nous allions au café où se tenaient desréunions clandestines. Plus tard, mis en confiance, je n’ai mêmeplus pris la peine de changer de costume&|160;; je me suis rendu enuniforme au café et me suis baladé comme cela dans la ville. Ilm’arrivait souvent de rentrer à l’aube et si, la nuit, unepatrouille venait à m’interpeller, je lui montrais mon cahier et onme laissait tranquille. Mais mon imprudence m’a perdu. Lacatastrophe arriva sous la forme de ce malentendu au marché. Lebonheur ressemble à la porcelaine, il se brise facilement. C’estainsi qu’Icare s’est brûlé les ailes. L’homme se croit un géant etil n’est qu’un peu de poussière, mon cher camarade. Il ne fautjamais se fier au hasard, et l’on ferait bien de se donner, matinet soir, une bonne tape sur la nuque pour se rappeler que laprévoyance est la mère de la sûreté, et que le mieux est l’ennemidu bien. Les grandes rigolades ont souvent des lendemainsamers&|160;! C’est une loi de la nature. Je m’en rends compte ensongeant que j’ai définitivement loupé le conseil de révision.Jamais cette occasion ne se représentera.

    L’aspirant termina sa confession par cesparoles, prononcées d’une façon solennelle&|160;:

    –&|160;Ainsi Carthage a été mise à sac&|160;!Ainsi Ninive a été démolie&|160;! Mais qu’importe, en avant quandmême et haut le cœur, mon ami&|160;! Que ces gens-là ne se fassentpas d’illusions&|160;: ils auront beau m’envoyer au front, je netirerai pas sur l’ennemi. J’ai été exclu de l’écoled’aspirant&|160;! Vive le crétinisme impérial et royal&|160;!Pensez-vous que je vais m’asseoir sur vos banquettes et préparerdocilement vos examens&|160;? Devenir enseigne, sous-lieutenant,lieutenant&|160;! et bien merde alors&|160;! Votre écoled’officiers de réserve, je m’en fous&|160;! Où est-ce que vousportez le fusil, sur l’épaule gauche ou droite&|160;? Combien degalons à un capitaine&|160;? Et leur truc debureaucratie&|160;!

    Nous n’avons pas un brin de tabac&|160;! Etmaintenant, que désirez-vous&|160;! Un bock&|160;? Tenez, voici lacruche d’eau, il y a la goutte à boire dedans. Si vous avez faim jevous recommande vivement ce croûton. Si vous vous ennuyez, je vousconseille d’écrire des poèmes, ainsi que je le fais moi-même. Voicile poème épique que je viens de composer&|160;:

    Où est le geôlier&|160;? dort-il encore, ce bravehomme,

    Sait-il qu’il est le pivot central de l’armée&|160;?

    Mais qu’il se lève avant que la bonne

    Nouvelle arrive d’un désastre pour notre renommée.

    Il ne lui restera qu’à dresser des barricades

    À l’aide de nos bat-flanc pour s’opposer à l’ennemi.

    Comment oses-tu camarade

    Ronfler au moment du péril&|160;!

    Comment oses-tu camarade

    Ronfler au moment du péril&|160;!

    –&|160;Eh bien voilà, cher ami, continual’aspirant, qui oserait dire après cela que le respect du peuplepour notre chère monarchie fout le camp&|160;? Un homme, du fond desa prison, qui n’a même pas une cigarette, que leconseil de guerre attend, écrit de sa propre main des poèmes enl’honneur de son loyalisme. On lui retire sa liberté, et sa bouche,bien loin de faire retentir des imprécations, ne donne naissancequ’à des hymnes pleins d’enthousiasme. «&|160;Morituri te salutant,César&|160;!&|160;» Ceux qui vont mourir te saluent. Mais legeôlier n’est qu’une fripouille&|160;! Majesté, tu as desserviteurs dignes de toi&|160;! Avant-hier, j’ai donné à cepolisson cinq couronnes pour qu’il m’achète des cigarettes et cematin le bonhomme me déclare qu’il est interdit de fumer ici etque, s’il le tolérait, cela lui attirerait des ennuis. Quant auxcinq couronnes, il n’a pas l’air pressé de me les rendre. Je n’aiplus confiance en personne&|160;! On foule ici aux pieds les droitsles plus sacrés du genre humain. Il est honteux qu’on trouve desgens assez dénués de scrupules pour dépouiller un détenu&|160;! Etle misérable, par dessus le marché, chante toute la journée.

    Ayant terminé le récit de son histoire,l’aspirant demanda à Chvéïk la raison pour laquelle il avait étéincarcéré.

    –&|160;Ainsi, dit-il, après le récit deChvéïk, vous avez passé plusieurs jours à la recherche de votrerégiment&|160;? «&|160;Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beauvoyage&|160;!&|160;» Et vous aussi, vous devez vous rendre aurapport du colonel&|160;? Bravo, frère&|160;! Nous allons donc nousretrouver ensemble sur le lieu de notre supplice. Notre colonel vapouvoir s’amuser. Vous n’avez pas idée de la façon dont il présideaux destinées de ce régiment. Il cavale toute la journée dans lacour de la caserne comme un chien enragé, et la langue lui sort dela bouche, comme s’il était une vulgaire charogne. Il a la manie dedébiter des sentences, des discours, tandis qu’il vous éclaboussede sa bave. Je le connais bien, car j’ai déjà eu à faire avec luiune fois, au rapport.

    En arrivant au régiment, je n’avais, bienentendu, que des vêtements civils&|160;: chapeau haut de forme etbottines à boutons. Comme mon tailleur ne m’avait pas encore livrémon uniforme j’ai dû courir à la section des aspirants dans cettetenue. C’est ainsi que je me suis placé dans les rangs et que je mesuis mis en marche avec les copains. Le colonel se rue sur moi avecune telle violence que son cheval fait un brusque écart. «&|160;Nomde Dieu, hurla-t-il d’une telle voix que l’on devait l’entendredans tout Budeiovitz, qu’est-ce que vous foutez ici, espèce debourgeois.&|160;»

    Je lui ai poliment répondu que j’étaisaspirant candidat à l’école des officiers de réserve, et quej’étais en train de faire mon devoir. Si vous l’aviez vu&|160;! Ilm’a engueulé pendant une demi-heure, tandis que je le saluais enlevant ma main à la hauteur de mon chapeau haut de forme.Là-dessus, il m’a dit qu’il allait me citer au rapport lelendemain. Puis, blême de fureur, il galope je ne sais où. Uneminute après il revient à la même vitesse, il se remet à gueuler età faire un chambard du diable en se frappant la poitrine et enordonnant qu’on m’amène aussitôt en tôle.

    –&|160;Un aspirant, hurlait-il, est quelquechose de sacré&|160;! Vous êtes nos espoirs de gloire militaire, defuturs héros, comme par exemple cet aspirant, nommé Wohltat, qui,dès qu’il a été nommé caporal, a demandé aussitôt à être envoyé aufront. Deux jours après, il faisait à lui seul 15 prisonniers. Aumoment où il les ramenait dans nos lignes, un obus l’a déchiqueté.Cinq minutes après on le nommait au grade d’enseigne. Vous pouvezavoir une carrière aussi brillante que la sienne. Les décorationset l’avancement vous attendent. Votre nom peut être un jour inscritdans le Livre d’Or du régiment.

    L’aspirant cracha de dégoût&|160;:

    –&|160;Vous voyez, mon cher, continua-t-il,quelles sortes d’animaux bizarres se promènent sur notre terre. Jeme fous pas mal de leurs galons et de leurs avancements&|160;!Quelle belle distinction, en effet, que la sienne lorsqu’ilm’interpellait en ces termes&|160;: «&|160;Aspirant, vous n’êtesqu’un sombre idiot.&|160;» Quel vieil abruti que ce type-là. Moncher, je tiens à vous dire que le bœuf a sur nous un énormeavantage. C’est que, lorsqu’on le traîne vers l’abattoir, on nel’insulte pas auparavant.

    L’aspirant s’étira, puis ilcontinua&|160;:

    –&|160;Il est bien évident que ça va exploserun jour, que ça ne peut plus durer longtemps. Lorsqu’on m’enverraau front, j’inscrirai sur mon wagon les deux verssuivants&|160;:

    On engraisse la terre de notre peau

    Vivent les quarante hommes et six chevaux.

    Comme il achevait ces mots, la sentinelleapparut, apportant une demi-boule de pain et une cruche d’eau. Sansse lever de son bat-flanc, l’aspirant l’interpella en cestermes&|160;:

    –&|160;Salut, notre ange gardien au cœur pleinde pitié. Tu plies sous le poids du panier chargé de toutes sortesde vivres pour nous sustenter, nous rafraîchir et chasser nospeines. Je n’oublierai jamais vos bienfaits. Vous êtes dans cettesombre cellule le clair rayon du soleil qui vient nouséveiller.

    –&|160;Nous verrons un peu la gueule que tuferas demain au rapport, grogna la sentinelle.

    –&|160;Ne fais pas le méchant, mon gros,riposta le l’aspirant, toujours allongé sur son bat-flanc.Explique-nous plutôt la façon dont tu t’y prendrais pour ramenerdix prisonniers des tranchées ennemies. Connais-tu la loid’Archimède&|160;? Non&|160;? Eh bien, je vais tel’expliquer&|160;: Indique-moi un point fixe dans l’univers et jefais culbuter la terre, si tu me sers de levier. Espèce dechameau&|160;!

    La sentinelle ouvrit de grands yeux étonnés,puis dédaigneusement referma la porte.

    –&|160;Ici, nous devrions former entre détenusune association de secours mutuels pour l’extermination desgeôliers, dit l’aspirant, tout en faisant de la boule de pain deuxparts égales. D’après l’article 16 du règlement de la prison, lesdétenus, jusqu’au jour de la sentence, ont droit à l’ordinairemilitaire, mais chez nous, c’est la loi du bon plaisir qui règletout.

    Chvéïk et l’aspirant s’assirent au bord de labanquette et se mirent à casser la croûte.

    –&|160;C’est sur les geôliers, continual’aspirant, que l’on voit le mieux les effets abrutissants de laguerre. Il est à peu près certain que notre gardien, avant departir pour l’armée, était un jeune homme plein de beauxsentiments, tendre, affectueux, un défenseur de la veuve et del’orphelin. Il était sans doute estimé de tous, et aujourd’hui… sije pouvais lui flanquer ma main sur la gueule&|160;! Voilà mon amiles tristes effets de l’abrutissement du métiermilitaire&|160;!

    Et l’aspirant se mit à chanter à pleinevoix&|160;:

    Elle ne craignait même pas le diable,

    Mais un jour elle rencontra un cavalier…

    –&|160;Mon cher ami, continua l’aspirant,après ce court intermède vocal, si nous nous plaisions à considérertout cela du point vue de l’intérêt de notre chère monarchie, nousarriverions à cette conclusion que le cas de cet homme estexactement le même que celui de l’oncle de Poutchkine. Ce poète aécrit quelque part que le vieil ivrogne est un hommeirrémédiablement perdu&|160;:

    Qu’il soupire et se dise&|160;: Vieille corde

    Quand est-ce donc que le diable t’emporte&|160;!

    À ce moment, les clefs du geôlier cliquetèrentdans le couloir. La lampe à pétrole fut allumée.

    –&|160;La lueur dans l’abîme&|160;! s’écrial’aspirant. Enfin, la lumière pénètre dans l’armée&|160;! Bonnenuit, cher geôlier, et saluez, de notre part vos supérieurs. Jevous souhaite de faire de beaux rêves&|160;! lorsque vous m’aurezrendu cependant les cinq couronnes que je vous avais données pourm’acheter des cigarettes.

    Dès que le geôlier fut parti&|160;:

    –&|160;Enfin seul, s’exclama l’aspirant. Avantde m’endormir, j’ai pris l’habitude de faire de sérieuses études enmatière de zoologie. Je m’amuse à étudier nos supérieurs. Pouravoir sur la guerre des vues originales, il est indispensabled’étudier d’une façon approfondie l’histoire naturelle ou bienl’ouvrage intitulé&|160;: «&|160;Les sources de la fortune&|160;»édition Kotchi, où à chaque page l’on peut lire&|160;: Bestiaux,volailles, cochons etc. Nous constatons en effet que ces vocablessont fort employés dans les milieux militaires un peu avancés pourdésigner les nouvelles recrues. À la 11e compagnie, lecaporal Althorf se sert souvent de l’expression&|160;:«&|160;Chèvres d’Engadine&|160;», le brigadier Muller préfèreappeler ses hommes&|160;: Putois. Le feldwebel Sondernummeraffectionne tout particulièrement les expressions de&|160;: crapaudou cochons de Yorkshire, et il leur promet gentiment de les faireempailler.

    Il donne tant de précisions sur cette besogneque l’on pourrait croire qu’il descend d’une famille denaturalistes. Tous les galonnards s’efforcent de cette façon denous inculquer l’amour de la patrie. Dès que les bleus arrivent cesgens-là se mettent à faire un tapage de tous les diables et àdanser sauvagement autour des nouvelles recrues, une danse barbarequi rappelle fort celle des cannibales, au moment où ceux-ci sepréparent à écorcher une pauvre antilope, ou à rôtir unmissionnaire, qu’ils se proposent de dévorer à belles dents. Bienentendu, ces injures sont réservées aux soldats tchèques, lesAllemands en sont exempts. L’adjudant Sondernummer n’oublie jamaisd’ajouter lorsqu’il les traite de «&|160;bandes de cochons&|160;»le «&|160;qualificatif&|160;» tchèque, afin que les Allemandssachent bien que ces insultes ne leur sont pas destinées. Lesgalonnés de la 11e compagnie sont si souvent en proie àune telle fureur, que l’on croirait à les voir que les yeux vontleur sortir de la tête&|160;; ils ressemblent à des chiens gloutonsqui ayant avalé précipitamment une éponge en croyant qu’ils’agissait d’une friandise, ne peuvent ni la vomir ni la fairedescendre dans leur bide. Mon cher ami, il m’est arrivé d’entendreun jour, une conversation édifiante entre le caporal Althorf et lebrigadier Muller au sujet de l’instruction des bleus de laterritoriale. Les mots «&|160;raclée, claque&|160;», «&|160;on vales dresser&|160;» revenaient sans cesse. J’ai cru tout d’abord,avec une naïveté touchante, qu’une dispute avait surgi entre eux ouqu’ils avaient entrepris une controverse au sujet de l’uniténationale allemande en danger. Mais c’était une grossière erreur dema part. Il s’agissait, comme je l’ai compris par la suite, del’éducation des bleus.

    –&|160;Et si un cochon de Tchéco, disait lecaporal Althorf, après trente «&|160;couchez-vous&|160;!&|160;» nese tient pas au «&|160;fixe&|160;!&|160;» droit comme un cierge, nete contente pas de le gifler, donne-lui un vigoureux coup de poingdans le ventre, envoie-lui une raclée, puis ordonne-lui de faire«&|160;demi-tour&|160;» et dès qu’il t’a tourné le dos applique-luiun bon coup de pied dans le cul. Tu verras qu’il se tiendra droit,et l’enseigne Dauerling te félicitera.

    –&|160;Maintenant, camarade, poursuivitl’aspirant, il faut que je vous dise quelques mots sur ceDauerling. À la 11e compagnie, les bleus parlent de luien tremblant, exactement comme une vieille tante, perdue au finfond du Far-West, défaille de frayeur en songeant à un bandit degrand chemin. Dauerling a une renommée de mangeur d’homme, de latribu des anthropophages australiens qui passent leur temps à sebouffer les uns les autres. L’histoire de son enfance est trèscaractéristique. Peu après sa naissance la nurse le laissa choir etle petit Conrad Dauerling est tombé sur la tête. On en voit encoreles traces&|160;: la sphère de son crâne est aplatie sur un côté,exactement comme si une comète avait heurté le pôle nord. Tout lemonde pensait qu’il ne survivrait pas à cette blessure et que, detoute façon, s’il en réchappait, il resterait idiot pour le restantde sa vie. Au milieu de cet affolement général seul son père, lecolonel Dauerling, a gardé son sang-froid, déclarant que son filsserait toujours assez intelligent pour embrasser la carrièremilitaire.

    Le petit Dauerling mena une lutte farouchepour apprendre le rudiment de ce qu’on lui enseignait au lycée, ens’aidant de leçons particulières, au cours desquelles un de sesprofesseurs perdit ses cheveux de désespoir, tandis qu’un autreachevait ses jours dans une maison d’aliénés et qu’un troisièmefaillit se précipiter du haut de la tour du dôme Saint-Étienne àVienne&|160;! Après cette lutte héroïque, Dauerling entra à l’écolemilitaire de Haindirg. Fort heureusement, dans ces écoles-là, on nese soucie peu des matières enseignées aux vulgaires pékins,indignes d’intéresser les officiers de profession. Une éducationquelque peu sérieuse et profonde, soulevant des problèmesphilosophiques, peut avoir sur la formation d’une âme militaire desinfluences néfastes. N’oubliez pas, mon cher ami, que plus unofficier est abruti et mieux il est capable de faire sonmétier.

    Dauerling, élève de l’école militaire, étaitincapable de comprendre quoi que ce soit à quoi que ce soit. Lesprofesseurs officiers se rendirent eux-mêmes compte que lamalheureuse chute dont avait été victime leur élève, l’avait misdans un grave état d’infériorité en face de ses condisciples.

    Les réponses qu’il fit aux examensdémontrèrent d’une façon catégorique qu’une telle imbécillitéatteignait à une profondeur extraordinaire. Aussi ses professeursne l’appelaient-ils entre eux que «&|160;notre brave idiot&|160;».Son abrutissement prit par la suite un développement si éclatantqu’il fut question, pendant quelque temps, d’expédier le jeuneDauerling à l’école supérieure de l’état-major ou-de le faireentrer dans un ministère.

    Lorsque la guerre a éclaté, le nom de ConradDauerling était tracé en toutes lettres sur la liste desnominations des cadets officiers. C’est pour cette raison que nousl’avons vu arriver un jour au 91e de ligne.

    L’aspirant poussa un soupir et continua en cestermes&|160;:

    –&|160;Aux éditions du ministère de la guerre,un livre vient de paraître&|160;: «&|160;Entraînement ouÉducation&|160;», Dauerling avait potassé ce traité et il en avaitassimilé surtout le passage où l’on indique que l’on peut exercersur ses hommes une autorité salutaire par la crainte qu’on leurinspire. La puissance de la terreur que l’on exerce sur eux est enrelation étroite avec les bons résultats de l’entraînement. Aussiceux qu’il a obtenus furent-ils excellents. Plutôt que d’êtreobligés de subirdurant toute la journée ses engueulades, lessoldats se présentèrent en masse à la visite médicale. Mais cestentatives de dérobade n’eurent aucun succès. Car, quelques joursaprès que les soldats avaient imaginé ce truc pour échapper à leurpersécuteur, automatiquement, tout homme qui se présenta à lavisite fut puni de trois jours de salle de police. Or, vousconnaissez sans doute, cher ami, ces sortes d’endroits&|160;!Durant toute la journée on vous fait faire la pelote et, la nuit,pour vous reposer de ces fatigues, vous dormez sur un bat-flanc. Decette façon on est venu à bout, dans la compagnie commandée parDauerling, des tireurs au flanc.

    Dauerling possède à fond le riche vocabulairede la caserne. Il commence toujours ses diatribes par un sonore«&|160;bande d’andouilles&|160;». À part cela, c’est un homme trèslibéral. Il donne en effet le choix à ses soldats&|160;: «&|160;Quepréfères-tu, espèce de crétin, leur demande-t-il, une bonne tapesur la gueule ou trois jours de clou&|160;?&|160;» Si le malheureuxs’avise de choisir le clou, il reçoit également, en rabiot quelquesclaques, accompagnées de l’explication suivante&|160;:«&|160;Dégonfleur que tu es&|160;! tu as la frousse pour tagueule&|160;! Que viens-tu faire alors ici et que deviendras-tulorsque l’artillerie lourde t’arrosera&|160;!&|160;»

    Un jour que Dauerling avait crevé l’œil à unbleu et que, pour la forme, on l’avait mis pendant deux jours auxarrêts de rigueur, il s’écria&|160;: «&|160;Pourquoi fait-on tantde chinoiseries pour si peu de chose&|160;? De toute façon cetanimal est destiné à aller crever au front&|160;!Alors&|160;?&|160;» Et il avait raison. Le chef d’état-major ConradVon Hoetzendorf disait exactement la même chose&|160;: «&|160;Lesoldat est là pour crever&|160;!&|160;»

    La méthode favorite de Dauerling consistaitsurtout à rassembler de temps à autre les soldats tchèques de sacompagnie, pour leur faire une conférence sur les problèmesmilitaires concernant l’Autriche. Il en profitait pour développerses vues personnelles sur les principes de l’éducation militaire,depuis la façon de boutonner une capote jusqu’au pelotond’exécution. Au début de l’hiver, avant d’être admis à l’hôpital,j’ai participé aux manœuvres de la 11e compagnie. Unjour, pendant le repos, Dauerling adressa aux soldats tchèques lediscours suivant&|160;:

    –&|160;Je sais fort bien que vous n’êtes qu’untas de voyous et qu’il est nécessaire de chasser par la violenceles folles idées qui vous remplissent la tête. Tout d’abord avecvotre maudite langue tchèque vous ne parvenez même pas à mettre unephrase d’aplomb. Notre auguste seigneur le Kaiser est Allemand.Voulez-vous m’écouter&|160;! Sacré Himmel laudon&|160;! À platventre&|160;! Couchez-vous&|160;!

    Et lorsque nous fûmes tous couchés dans laboue, Dauerling se mit à se promener de long en large devantnous.

    –&|160;Restez à plat ventre, couchés&|160;! Jecomprends qu’il ne soit pas agréable de demeurer dans laboue&|160;; mais pour une bande de cochons comme vous… Sachez quele plat ventre existait déjà au temps des Romains. À cette époquetous les citoyens, de 17 à 60 ans, étaient à la disposition desautorités militaires, et durant les guerres on demeurait enpremière ligne pendant trente ans. Les officiers à ce moment-làn’avaient pas de temps à perdre avec des idiots de votre genre.Aussi ne connaissait-on qu’une langue officielle à l’armée.Croyez-vous que l’officier romain se serait donné la peined’apprendre l’étrusque par exemple&|160;? Je veux que vous merépondiez en allemand et non dans votre patois. Vous vous apercevezvous-même, par votre propre expérience, combien il est agréabled’être allongé dans les flaques de boue. Maintenant, imaginons quel’un d’entre vous perde patience et s’avise de se lever. Savez-vousce que je ferais, de lui&|160;? Eh bien je lui casserais toutsimplement la gueule, car cet homme, en agissant ainsi, se rendraitcoupable d’indiscipline, de refus d’obéissance, il commettrait unattentat contre ses devoirs de bon soldat, et surtout un acteirrespectueux en face des règlements, c’est vous dire qu’un telbougre serait immédiatement mis à l’ombre.

    L’aspirant se tut une minute, puis ilreprit&|160;:

    –&|160;Tout cela se passait sous lecommandement du capitaine Adamitchka, un homme complètementamorphe. Lorsqu’il était dans son bureau il regardait fixement dansle vide devant lui, pendant des heures, comme un parfait idiot, etde temps à autre il s’écriait&|160;: «&|160;Venez, mouches,bouffez-moi&|160;!&|160;» Dieu seul pouvait savoir à quoi ilpouvait songer durant ces longs instants d’immobilité. Un jour, unsoldat de la 11e compagnie se présente à son rapportpour se plaindre d’avoir été apostrophé la veille dans la rue, parl’enseigne Dauerling, de la façon suivante&|160;: «&|160;cochon deTchèque&|160;!&|160;»

    Ce soldat avant de venir au régiment étaitrelieur et il avait le vif sentiment de sa dignité.

    «&|160;Bon, si c’est comme cela… répondit àvoix basse le capitaine&|160;» Il vous a dit cela dans la rue, hierau soir&|160;? Vous en êtes sûr&|160;? Bien&|160;! Nous allons voird’abord si vous aviez la permission de sortir en ville.Rompez.&|160;»

    Deux heures plus tard, le capitaine faisaitappeler le relieur&|160;:

    –&|160;Nous avons établi, dit-il, toujoursd’une voix à peine perceptible, que vous aviez la permission derester dehors jusqu’à 10 heures. Pour cette fois, ça va, vous neserez pas puni. Rompez&|160;!

    Et l’on disait pourtant de ce capitaine qu’ilavait vaguement le sens de la justice&|160;! C’est la raison pourlaquelle on l’a rapidement expédié au front. C’est le commandantWenzl qui l’a remplacé. Celui-là était le diable même lorsqu’ils’agissait d’embêter ses hommes. Il cloua le bec un jour àl’enseigne Dauerling lui-même&|160;! La femme du commandant Wenzlest une Tchèque&|160;; pour cette raison il était tenu à un certainménagement des minorités nationales. On racontait que lorsqu’ilétait capitaine à la garnison de Kouthna-Hora, il avait traité dansun moment d’ivresse le garçon de son hôtel de salaud de Tchèque. Jevous ferai remarquer en passant, que le commandant ne parlaitd’habitude que cette langue et qu’il avait mis ses fils dans uneécole tchèque. Le journal local apprit la chose et, quelques joursaprès, un député nationaliste quelconque avait déposé uneinterpellation au Parlement viennois pour protester contre l’injureadressée au garçon d’hôtel, disant que tout le peupletchèque avait été offensé en sa personne. Wenzl a eu de ce faittoute une série d’ennuis, d’autant plus que cette histoire s’étaitpassée à l’époque de la discussion au Parlement du budget del’armée. Cet ivrogne de capitaine avait vraiment mal choisi sonmoment.

    Wenzl apprit par la suite qu’un aspirant,nommé Zitko, avait été l’instigateur de toute cette affaire. C’estlui qui avait suggéré au journal le fameux article, car il avaitune vieille dent contre le capitaine. Leur inimitié datait du jouroù l’aspirant, emporté par une vague de lyrisme, s’était mis àparler à la fin d’un bon repas, de la nature, de ses beautés, desnuages qui courent à l’horizon, des montagnes lointaines, descabarets et des oiseaux. «&|160;Que représente, je vous le demande,s’écria l’aspirant à la fin de son poème en prose, un capitaine, unsimple capitaine en face de la majestueuse nature&|160;? Un zéro,un vulgaire zéro, ainsi qu’un aspirant&|160;!&|160;»

    Or, comme les officiers s’en étaient mis cejour-là plein la lampe, Wenzl s’est jeté sur le malheureuxphilosophe et s’est mis à le frapper comme un chien. L’affaire n’enest pas restée là, et le capitaine, depuis ce jour, n’a pas laissépasser une occasion de punir son philosophe. Il était d’autant plusvexé de cette histoire que les paroles de Zitko connurent unepopularité extraordinaire. Tout Kouthna-Hora les citait à toutpropos. Les gens s’abordaient dans la rue en se disant&|160;: Quereprésente le capitaine Wenzl en face de la majestueusenature&|160;?

    –&|160;Je vais traquer la rosse jusqu’ausuicide, déclara Wenzl.

    Mais Zitko lui échappa en abandonnant lacarrière militaire pour s’occuper uniquement de philosophie. Depuisce temps-là, le commandant n’a pas cessé de tempêter contre lesjeunes officiers. Un lieutenant lui-même n’est pas en sûreté danssa compagnie, à plus forte raison les enseignes et autresaspirants.

    –&|160;Je vais l’écraser comme unepunaise&|160;! avait promis Wenzl, en parlant d’un jeune officierqui avait eu l’audace d’envoyer un de ses hommes au rapport pourune peccadille. Wenzl se refusait farouchement à considérer commedes crimes tout autre fait que, par exemple&|160;: s’endormir à lapoudrière en étant de garde, enjamber les murs de la caserne, selaisser arrêter par une patrouille du régiment d’artillerie, brefil fallait que le délinquant commit des incartades de cet ordre,pouvant nuire à la bonne renommée du régiment, pour qu’il se mît encolère.

    –&|160;Ah&|160;! nom de dieu, s’écria-t-il unefois dans la cour de la caserne, cet imbécile s’est laisséempoigner pour la troisième fois par une patrouille de laterritoriale&|160;? eh bien jetez-le immédiatement au clou, cetimposteur, doublé d’un imbécile, qu’il fiche le camp de chez nous,qu’il aille pousser les brouettes de fumier. Et tu n’as même pasessayé de leur casser la gueule&|160;! Ça, des soldats&|160;?Allons donc&|160;! De vulgaires cantonniers&|160;! Ne pas luidonner à bouffer avant demain soir, pas de matelas, et mettez-ledans le cachot, sans couvertures, cette infecte nouille&|160;!

    –&|160;Figurez-vous, maintenant, cher ami,poursuivit l’aspirant, que cet imbécile de Dauerling, le lendemainmême de l’arrivée du commandant, envoya à son rapport un de seshommes. Motif&|160;: le soldat avait omis de le saluer un dimancheaprès-midi, alors que l’enseigne se promenait en voiture avec unejeune fille. Ainsi qu’un sous-off le raconta plus tard, ce rapporten appelait à tous les tonnerres de dieu du jugement dernier. Dèsque Wenzl eut le rapport en main, nous voyons le sergent debataillon, qui sort de son bureau comme un fou, son registre sousle bras, et qui se met à appeler Dauerling, comme un perdu, tout lelong des couloirs.

    –&|160;Non, mais qu’est-ce que celasignifie&|160;? Himmel donner wetter&|160;! Voulez-vous me ficherla paix, lui dit le commandant, avec des boniments de cegenre&|160;! Savez-vous, enseigne, ce que c’est qu’un rapport debataillon&|160;? Sachez que ce n’est pas une foire aux puces&|160;?Comment voulez-vous que cet homme vous voie lorsque vous traversezle marché en voiture&|160;? Croyez-vous qu’un soldat n’ait pasautre chose à faire que de scruter l’horizon pour y découvrir unpetit enseigne qui se promène en voiture avec sa donzelle&|160;?Taisez-vous&|160;! Le rapport du bataillon c’est une affairesérieuse&|160;! Le soldat vous a bien dit, lui-même, qu’il ne vousavait pas vu pour l’excellente raison qu’au moment même où vouspassiez il était en train de me saluer, moi, vous comprenez, moi,le commandant Wenzl, par conséquent il aurait fallu qu’il eût desyeux à son derrière pour apercevoir la voiture dans laquelle vousvous trouviez&|160;! À l’avenir, veuillez me laisser en paix avecdes histoires de ce genre&|160;!

    Depuis ce jour l’enseigne Dauerling aradicalement changé, ajouta l’aspirant tout en bâillant.

    –&|160;Il faudrait essayer de roupiller un peuavant le rapport du colonel, ajouta-t-il. J’ai voulu vous informercomme ça, grosso modo, de ce qui se passe chez nous. Le colonelSchroder n’a pas beaucoup d’estime pour le commandant. Ce sont destypes rigolos d’ailleurs. Le capitaine Sagner, commandant l’écoledes aspirants, considère le colonel comme le type accompli dusoldat, bien que celui-ci ait une frousse épouvantable d’aller aufront. En ce qui concerne Sagner lui-même, c’est un roublard, et ildéteste, tout comme son colonel, les officiers de réserve. Il ditque ce sont de sales pékins. L’école, il la considère comme unesorte de ménagerie où l’on dresse des bêtes sauvages que l’onenvoie au front en leur collant quelques galons pour se faire tuerà la place des officiers de métier dont la race doit êtresoigneusement conservée.

    D’ailleurs, ajouta encore l’aspirant, ens’enveloppant dans sa couverture, tout n’est que pourriture dansnotre armée. Les masses, trop effrayées, n’ont pas encore prisconnaissance d’elles-mêmes. Elles se laissent sabrer, et siquelqu’un est frappé par une balle, il tombe en s’écriant comme unimbécile&|160;: «&|160;Maman&|160;!&|160;» Il n’y a pas de héros,mon vieux, il n’y a que des bestiaux que l’on conduit à l’abattoir,et des bouchers galonnés dans les états-majors. Mais, j’espère quetoute cette passivité prendra fin un jour et alors nous en verronsdes histoires.

    En attendant, vive l’armée&|160;! Et,bonsoir.

    L’aspirant se tut. Il se mit à se tourner sansarrêt sous sa couverture, puis il demanda&|160;:

    –&|160;Vous dormez, camarade&|160;?

    –&|160;Non, répondit Chvéïk, je réfléchis.

    –&|160;À quoi, mon ami&|160;?

    –&|160;À cette grande médaille d’or qu’unmenuisier de la rue Vavrova, avait obtenue, un certain Militchko.Il avait été le premier grand blessé de son régiment. Un obus luiavait enlevé une jambe et on lui en avait collé une en bois. Depuisce jour, il s’était mis à se poser partout en héros, étant lepremier grand blessé de son village. Un soir, il était venu àl’Apollo et il fut mêlé à une rixe avec des gars de la GrandeBoucherie. Ceux-ci lui ont arraché sa jambe de bois et lui ontcogné la tête avec. Celui qui lui avait arraché la jambe ne s’étaitpas trop rendu compte de ce qu’il faisait, mais, en voyant ce qu’iltenait en main, il est tombé dans les pommes. On a remis àMilitchko le lendemain, au poste de police, sa jambe de bois, mais,depuis ce jour, il a été dégoûté de la gloire, et il est alléporter sa médaille au clou. Mais cela lui a attiré toutes sortesd’ennuis, car il existe pour les invalides une espèce de tribunald’honneur, qui l’a condamné à reprendre sa médaille, et à la pertede sa jambe de bois…

    –&|160;Comment&|160;?

    –&|160;Voici. Un jour, une commissionquelconque se rendit chez lui pour l’avertir qu’il n’était plusdigne de porter sa jambe artificielle. À la fin de cette entrevue,ces messieurs lui ont emporté sa guibole. Ce qui n’est pas mal nonplus comme rigolade, continua Chvéïk, c’est que, lorsque lesparents d’un soldat tué à la guerre héritent d’une telle médaille,on leur donne un document leur indiquant que la médaille leur estconfiée pour qu’ils la mettent à une place d’honneur dans leurmaison. Or, dans la rue Bozetchov à Vychegrade j’ai connu un homme,qui avait perdu son fils à la guerre, il la trouvait mauvaise et sedisait que ces messieurs de l’Hôtel de Ville se foutaient un peu delui en lui donnant un ordre pareil. Il prit donc la médaille, serendit aux w.&|160;c. et la cloua contre le mur. Un policier, quihabitait la même maison, et qui fréquentait les mêmes chiottes,dénonça le vieux, pour intelligence avec l’ennemi. Et le pauvrevieux la sentit passer.

    –&|160;Cela prouve, répondit l’aspirant, quela chance et le verre sont également fragiles. On vient de publierà Vienne un bouquin intitulé&|160;: «&|160;Journal d’unaspirant&|160;». J’ai découvert là-dedans le poème ravissant quevoici&|160;:

    Il y avait un jeune aspirant

    Qui se fit tuer pour son roi.

    Il a donné le brave, en expirant,

    L’exemple des héros d’autrefois.

    On transporte son corps sur un fourgon

    Son capitaine le décore d’une médaille,

    Des prières montent, l’orgue bourdonne

    Autour de ce héros de la grande bataille

    –&|160;Il me semble, dit l’aspirant, après unecourte pause que cette lamentable poésie nous prouve suffisammentla décadence de l’esprit guerrier. Je vous propose donc, cher ami,de chanter avec moi, au beau milieu de cette nuit calme et obscure,le lied du canonnier Gabourek. Cela nous remontera le moral. Maisil faut bien gueuler pour que toute la caserne Marie en profite.Pour cette raison, je vous invite à vous mettre avec moi devant laporte.

    Et bientôt, retentit de la prison, un telhurlement que les vitres des fenêtres du couloir entressaillirent.

    Là-bas, à son canon,

    Debout se tient un homme

    Là-bas à son canon,

    Debout se tient un homme&|160;!

    Mais voici qu’une marmite éclate,

    Et lui arrache les pattes&|160;!

    Qu’importe&|160;! À son canon,

    Toujours debout, se tient cet homme&|160;!

    Là-bas à son canon

    Debout se tient un homme&|160;!

    De la cour, des bruits de pas et de voixrépondirent bientôt à ce concert.

    –&|160;C’est le geôlier, remarqua l’aspirant,et le sous-lieutenant Pelikan, qui est de service aujourd’hui,l’accompagne. C’est un réserviste, un copain à moi, membreégalement de la «&|160;Ressource tchèque&|160;». Dans le civil, ilest comptable dans une maison d’assurances. Il me donnera descigarettes. Mettons-nous à hurler davantage.

    Et les murs de la caserne répercutèrent enéchos les fameuses strophes&|160;:

    Là-bas à son canon,

    Debout se tient un homme…

    À ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas, etle geôlier, dont le zèle était décuplé par la présence del’officier, cria dans la cellule&|160;:

    –&|160;Eh là-bas&|160;! Est-ce que vous vouscroyez dans une ménagerie&|160;?

    –&|160;Permettez, répondit l’aspirant, ils’agit simplement d’une filiale de la chorale du«&|160;Rudolphinum&|160;» qui donne un concert au profit despauvres prisonniers. Le premier numéro du programme, la Symphoniemartiale, vient d’être exécuté.

    –&|160;Voulez-vous vous taire&|160;! réponditle sous-lieutenant Pelikan, en se donnant un air sévère. Vousdevriez savoir qu’à neuf heures du soir, ce que vous avez de mieuxà faire est de roupiller en paix. Votre concert a réveillé tout lequartier autour de la caserne.

    –&|160;Il se livre à de pareilles cochonnerieschaque soir, s’empressa d’intervenir le geôlier. Il ne se conduitpas comme un homme intelligent.

    –&|160;Mon sous-lieutenant, dit l’aspirant, jevoudrais rester seul un instant avec vous.

    Le geôlier sortit dans le couloir, etl’aspirant s’adressa alors amicalement à l’officier.

    –&|160;Passe-moi quelques cigarettes, Franto.Des bleues&|160;? C’est tout ce que tu as de mieux&|160;? Pour unsous-lieutenant… Enfin, merci. As-tu également quelquesallumettes&|160;?

    –&|160;Du bleu&|160;! répéta l’aspirant enfaisant la moue, lorsque l’officier fut parti. Il ne faut pas êtredégoûté. Sachez, mon ami, – dit-il à Chvéïk, – que même dansl’infortune nous devons conserver notre dignité. En voici une,camarade, ajouta-t-il en lui tendant une cigarette. Et n’oublionspas que demain nous attend le jugement dernier.

    Mais avant de s’endormir, l’aspirant n’oubliapas de chanter encore une strophe.

    Monts, vallées, rochers sauvages,

    Ce sont-là mes meilleurs amis

    Pourtant, ils ne peuvent me donner du courage

    Pour supporter ta perte, ô Marie&|160;!

    *

    **

    L’aspirant, en déclarant que le colonelSchroder n’était qu’une brute, commettait une erreur. Le colonel,en effet, n’était pas entièrement dénué d’un certain sens de lajustice.

    Pendant que l’aspirant critiquait avecvéhémence les conditions de vie faites aux soldats de la caserneMarie, le colonel écoutait, résigné, au Casino des officiers, ceque lui racontait le lieutenant Kretchman, récemment revenu dufront avec une blessure à la jambe. Il disait qu’il avait suivi duposte de l’état major auquel il était attaché, l’attaque déclenchéecontre les positions serbes.

    –&|160;Bon… Ils sortent des tranchées… Surtoute la ligne, longue devant nous de deux kilomètres, ilsescaladent les parapets, traversent la zone des fils de ferbarbelés et se jettent sur l’ennemi. Ils portent des grenadesaccrochées à leurs ceintures&|160;; ils ont leur masque, leur fusilà la main, prêts à tirer. Des balles sifflent de toutes parts. Unsoldat à peine sorti de la tranchée tombe. Un deuxième s’écroulesur un tas de terre. Un troisième est fauché après avoir faitquelques pas. Mais nos hommes se jettent de l’avant, tout de même,en poussant des «&|160;hourras&|160;!&|160;» Ils s’élancent dans unnuage de poussière et de fumée. L’ennemi les mitraille de toutesparts. Il se défend dans ses tranchées, dans les entonnoirs, avecacharnement. Les mitrailleuses crépitent autour de nos hommes. Nossoldats tombent. Une escouade s’élance pour s’emparer desmitrailleuses ennemies. Elle est fauchée. Mais nos hommess’élancent courageusement à l’assaut. Hourrah&|160;! un officiertombe, une escouade disparaît entièrement, et les mitrailleusesennemies recommencent à faucher nos rangs. Alors… pardonnez moi,camarade je n’en peux plus… j’ai trop bu…

    Et l’officier qui avait été blessé à la jambepar la corne d’une vache se tut.

    Le colonel sourit avec cordialité et se tournavers le capitaine Spiro, qui venait de frapper brusquement sur latable, en répétant une phrase dont personne ne pouvait deviner lesens.

    –&|160;Mais réfléchissez bien, messieurs,disait-il, nous avons mobilisé les uhlans, les territoriaux etchasseurs autrichiens, les chasseurs de Bosnie, l’infanterie deligne autrichienne, l’infanterie de ligne hongroise, les chasseurstyroliens du kaiser, l’infanterie de ligne bosniaque, les homvedsmagyars, les hussards magyars, les hussards territoriaux, leschasseurs à cheval, les dragons, les infirmiers et brancardiers,l’artillerie, les marins, vous comprenez&|160;? Et laBelgique&|160;? La première et deuxième classe forment l’armée enligne, la troisième protège nos derrières…

    Le capitaine Spiro frappa sur la table avecplus de violence encore&|160;:

    –&|160;Oui, l’armée territoriale est chargéed’assurer l’ordre en temps de paix&|160;!

    Un jeune officier s’efforçait pendant ce tempsde persuader le colonel que son énergie militaire étaitinébranlable. Il déclarait à haute voix à son voisin&|160;:

    –&|160;D’abord, il faudrait envoyer au fronttous les tuberculeux. Le grand air leur ferait beaucoup de bien, etnous avons intérêt également à ce que les éléments malsainsdisparaissent de la population.

    Le colonel lui sourit amicalement. Tout àcoup, il s’assombrit et dit au commandant Wenzl&|160;:

    –&|160;Il me semble que le lieutenant Lukachévite notre compagnie. Depuis son arrivée au régiment, il ne s’estpas encore montré parmi nous.

    –&|160;Il passe ses journées à faire despoèmes, remarqua le capitaine Sagner, ironiquement. À peineétait-il arrivé ici qu’il s’éprit de Mme&|160;Schreiber,la femme de l’ingénieur, dont il fit la connaissance authéâtre.

    Le colonel regarda dans son verre avecmélancolie&|160;:

    –&|160;Il paraît qu’il chante très bien,dit-il.

    –&|160;À l’École militaire, il nous a beaucoupamusés avec ses chansons, répondit le capitaine Sagner. Lelieutenant Lukach connaît une foule d’anecdotes et c’est unvéritable plaisir que de l’écouter. Je regrette qu’il ne vienne pasplus souvent parmi nous.

    Le colonel hocha tristement la tête.

    –&|160;Hélas&|160;! dit-il, il n’y a plus devraie camaraderie entre nous. Je me rappelle les beaux joursd’autrefois où chaque officier faisait de son mieux pour brillerparmi nous. L’un par exemple, un certain lieutenant Dankl, s’étaitmis à poil un jour&|160;; il se fixa la queue d’un hareng dans lederrière et nous joua une scène inénarrable où il tenait le rôled’une sirène. Un autre, le lieutenant Schleiszner, savait dresserles oreilles comme un chien et imiter à merveille le hennissementdes chevaux, le miaulement des chats et le bourdonnement desabeilles. Et je me souviens également d’un capitaine Skolay.Celui-là, chaque fois que nous le lui demandions, nous amenait despoules au casino. Il y avait parmi elles trois sœurs qui étaientstupides comme des oies. Un soir, il les fit monter sur une tableoù elles se déshabillèrent en dansant. Un autre jour, il fitapporter une baignoire pleine d’eau chaude au milieu de la salle etil nous obligea, l’un après l’autre, à nous baigner avec ces dames.C’est ainsi qu’il nous a photographiés.

    Visiblement, le colonel était fort ému enévoquant ces souvenirs.

    –&|160;Et les paris que nous avons engagésdans les baignoires&|160;! continuait-il en faisant claquer lalangue de plaisir. Mais aujourd’hui on ne sait vraiment pluss’amuser. Ce chanteur ne se montre même pas. Ah&|160;! les jeunesgens d’aujourd’hui ne savent pas boire. Il est à peine minuit etnous avons déjà cinq convives complètement saouls. Dans majeunesse, il m’est arrivé de passer deux jours à table, et plusnous buvions, mes amis et moi, plus nous étions lucides. Fini lebon vieil esprit militaire&|160;! Le diable seul sait où il estparti. Pas une blague&|160;! On n’entend que des discours ennuyeuxet interminables. Écoutez donc ce qu’on raconte là-bas del’Amérique, au bout de la table.

    Les convives qui entouraient le colonel, setournèrent de ce côté-là, et ils entendirent une voix stridente quicriait&|160;:

    «&|160;L’Amérique ne se mêlera pas de cetteguerre. L’Angleterre est son ennemie irréductible. D’autre part,l’Amérique n’est pas préparée pour une guerre…&|160;»

    Le colonel soupira et dit&|160;:

    –&|160;Voilà tout ce qu’on peut obtenir desofficiers de réserve. Que le diable les emporte&|160;! Ceshommes-là faisaient hier encore des calculs dans une banque, oubien ils servaient aux clientes des oignons, du poivre rouge ou ducirage pour les bottes, ou bien ils enseignaient à leurs élèves quela famine fait sortir le loup du bois, et aujourd’hui, ilss’aviseraient de se mettre sur le même rang que les officiers del’active, de se donner pour des gens au courant des chosesmilitaires, et ils prennent l’habitude de fourrer leur nez dans untas d’histoires qui ne les regardent pas. Par-dessus le marché, sinous avons des officiers qui savent chanter, comme le lieutenantLukach, on ne les voit jamais…

    Le colonel sortit de là de fort mauvaisehumeur. Et lorsqu’il se réveilla le lendemain, il était plus sombreencore. Il lut son journal, au lit comme d’habitude, et ilrencontra à plusieurs reprises, dans les communiqués d’état-major,la phrase fatale&|160;: «&|160;Nos troupes ont été ramenées sur despositions préparées à l’avance.&|160;»

    L’armée autrichienne connaissait des jourshistoriques.

    C’est en emportant ces tristes impressions quele colonel Schroder se rendit à 10 heures du matin à ce fameuxrapport que l’aspirant avait comparé la veille au jugementdernier.

    Chvéïk et l’aspirant, alignés dans la cour dela caserne, attendaient patiemment son arrivée. L’officier deservice, les secrétaires du colonel et l’adjudant-chef tenant lecahier des punitions sous le bras, étaient également à leurplace.

    Enfin le colonel apparut, sombre, accompagnédu capitaine Sagner, commandant l’École des aspirants, qui frappaitses bottes montantes d’un mouvement nerveux de sa cravache.

    Tout en écoutant le rapport, le colonels’approcha sans dire un mot de Chvéïk et de l’aspirant, il fitquelques pas autour, d’eux, tandis que les deux hommes tournaientla tête à droite et à gauche, suivant, ainsi que l’exige lerèglement militaire, le colonel des yeux. Ils exécutèrent cemouvement avec une telle précision que la tête leur tournaitlorsque le colonel se fixa enfin devant l’aspirant qui seprésenta&|160;:

    –&|160;Mon colonel, l’aspirant…

    –&|160;Je sais, interrompit le colonel. Unélève de l’École des aspirants. Que faites-vous dans lecivil&|160;? Vous étudiez la philosophie&|160;? Capitaine Sagner,ordonna-t-il, amenez-moi toute l’École des aspirants. Bien entendu,continua-t-il, en s’adressant de nouveau au prévenu, vous êtes unde ces philosophes dont nous sommes obligés de nettoyer laculotte&|160;! Demi-tour&|160;! Je m’en doutais&|160;! Les plis dela capote en désordre&|160;! Comme s’il venait directement dubordel&|160;! Attendez un peu&|160;! Je vais vousapprendre&|160;!…

    L’École des aspirants pénétra à ce moment dansla cour.

    –&|160;En carré&|160;! commanda lecolonel.

    Et les aspirants se rangèrent autour desaccusés et du colonel.

    –&|160;Regardez-moi un peu cet homme-là&|160;!hurla le colonel, en montrant l’aspirant de sa cravache. Il avaittellement soif qu’il a bu toute honte&|160;! Il ne se rend même pascompte de l’honneur qu’on lui a fait en l’admettant dans les cadresqui doivent nous fournir des officiers pleins de cran, capablesd’entraîner leurs hommes sur le champ de bataille. Mais, je vous ledemande, où diable est-il capable de conduire un régiment, cetivrogne&|160;? D’un cabaret à l’autre. Pouvez-vous dire quelquechose pour votre défense&|160;? Non. Regardez-le bien. C’est unhomme qui fréquente les philosophes et qui n’est même pas capablede trouver un mot pour se justifier.

    Le colonel souligna ces mots en hurlant d’unefaçon significative et, à la fin, pour mieux marquer son mépris, ilcracha à deux pas de l’aspirant.

    –&|160;Un philosophe classique qui, ivre mort,s’avise d’insulter ses officiers en leur tripotant familièrement leképi. C’est une véritable abomination&|160;! Heureusement encoreque cet officier appartenait à l’artillerie&|160;!

    Dans ces paroles se marquait la haine que lesgens du 91e de ligne nourrissaient à l’égard du régimentd’artillerie de Budeiovitz. Malheur au canonnier qui, la nuit,tombait entre les mains d’un patrouille du 91e, ouvice-versa. Cette haine se poursuivait à la façon d’une vendetta,creusant plus profondément son lit d’année en année, nourried’histoires traditionnelles sur des soldats qui avaient étéprécipités dans la Voltova par des artilleurs, ou des fantassins,et de récits de batailles que s’étaient livrés, au«&|160;Port-Arthur&|160;» ou au «&|160;Café de la Rose&|160;», lesfrères ennemis.

    –&|160;Ce crime doit être châtié d’une façonexemplaire, s’écria le colonel. Cet homme-là sera exclu de l’Écoledes aspirants. Nous en avons assez de ces soi-disantintellectuels&|160;! Adjudant chef&|160;!

    Le secrétaire du colonel s’avança, avec un airimportant, ses cahiers sous le bras et tenant dans sa main touteune série de crayons de couleur. Dans la cour régnait un silencecomparable à celui d’une salle d’un tribunal au moment où les jugess’apprêtent à lire la sentence condamnant à mort un assassin.

    De la même voix accusatrice, le coloneldéclara&|160;:

    –&|160;L’aspirant Marek sera puni de 21 joursde salle de police et, après l’expiration de sa peine, il seraattaché à la cuisine pour le nettoyage.

    Se tournant vers les aspirants de l’école, illeur ordonna de se retirer.

    À ce propos, le colonel fit durement observerau capitaine Sagner que ses hommes ne marchaient pas en ordre, etqu’il serait absolument nécessaire de leur apprendre à marcherdroit.

    –&|160;Je ne veux pas entendre leurs pasrouler comme ça, capitaine. Attendez, encore quelque chose quej’allais oublier&|160;! Flanquez-leur cinq jours de consigne àtous, quand ils arriveront à la caserne, afin qu’ils n’oublient pasla scène à laquelle ils viennent d’assister.

    Cependant, cette fripouille de Marek regardaittranquillement devant lui, sans paraître s’en faire le moins dumonde. Il se réjouissait au contraire de la sentence qui venait dele frapper. Il vaut mieux mille fois, songeait-il, aller éplucherles pommes de terre ou nettoyer les casseroles que de se fairecasser la gueule sur le front.

    Lorsque le colonel se tourna vers le capitaineSagner, il découvrit brusquement Chvéïk et, se plantant devant lui,le regarda attentivement.

    Le visage candide de Chvéïk conservaittoujours son sourire bon enfant. Il donnait l’impression d’avoir laconscience parfaitement tranquille. Ses yeux interrogeaient lecolonel et paraissaient demander&|160;:

    «&|160;Mais quel crime ai-jecommis&|160;?&|160;»

    Le colonel, après l’avoir observéattentivement, résuma ses pensées dans cette seulequestion&|160;:

    –&|160;C’est un idiot&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncolonel, que je suis un idiot, répondit tranquillement Chvéïk.

    Le colonel le regarda un instant avec des yeuxégarés. Puis il appela son secrétaire et se mit à causer avec lui àvoix basse.

    Les deux hommes étudièrent ensemble les piècesqui formaient le dossier de Chvéïk.

    –&|160;Ah bon&|160;! fit le colonel, il s’agitdu fameux tampon du lieutenant Lukach qui s’est soi-disant égaré àTabor. Je pense que messieurs les officiers feraient bien des’occuper eux-mêmes de l’éducation de leur ordonnance. Si lelieutenant Lukach accepte pour le servir un imbécile, c’est tantpis pour lui. Par-dessus le marché, ce monsieur dédaigne notresociété. Est-ce que vous l’avez jamais rencontré à notremess&|160;? Non, n’est-ce pas&|160;? À quoi passe-t-il son tempsalors&|160;? Il devrait avoir assez de loisirs pour dresser sonordonnance&|160;!

    Le colonel s’approcha de Chvéïk et,considérant un instant son visage candide, déclara&|160;:

    –&|160;Espèce d’imbécile&|160;! Vous aureztrois jours de salle de police et, dès qu’on vous aura libéré, vousreprendrez votre service auprès du lieutenant Lukach.

    Quelques instants plus tard, Chvéïk seretrouva à nouveau à la prison du régiment, à côté de son amil’aspirant.

    Mais le lieutenant Lukach fit une drôle detête lorsque le colonel le fit appeler pour lui annoncer&|160;:

    –&|160;Lieutenant, vous m’avez adressé, troisjours après votre arrivée au régiment, une demande pour obtenir uneordonnance. Vous m’aviez dit que la vôtre s’était égarée à la garede Tabor. Cet homme vient de rentrer… par conséquent…

    –&|160;Mais, mon colonel&|160;! suppliaLukach.

    –&|160;J’ai décidé, continua le colonel sanspitié, que dès qu’il sera libéré cet homme sera mis à votredisposition.

    Le lieutenant Lukach s’éloigna en chancelantdu bureau du colonel.

    Durant les trois jours qu’il passa en prisonen compagnie de l’aspirant, Chvéïk s’amusa follement. Tous deuxs’ingénièrent à organiser chaque soir une petite fête patriotiquedans leur cellule.

    Par les fenêtres grillées de la prison, onentendit retentir chaque nuit&|160;: l’hymne impérialGotterhalte, la Ballade sur le Prince Eugène ettoute une série de chansons militaires.

    Lorsque le geôlier venait pour leur imposersilence, ils le saluaient par le couplet suivant&|160;:

    Salut au geôlier

    Honneur et laurier

    En attendant que le diable

    Vienne et le charge

    Sur sa brouette.

    Ah&|160;! vraiment, ce sera chouette&|160;!

    Puis ils dessinèrent contre le mur le portraitdu geôlier attaché à une potence. Ils écrivirent dessous le texted’une vieille chanson populaire légèrement modifié&|160;:

    En partant pour Prague chercher du boudin

    J’ai rencontré en route un méchant galopin.

    Ce maudit galopin n’était autre que le geôlier.

    Je me suis sauvé en courant, car il voulait mecoffrer.

    Et, pendant qu’ils se distrayaient ainsi, lelieutenant Lukach comptait avec anxiété et tristesse le peu dejours qui le séparaient encore du retour de Chvéïk.

     

     

     

     

     

    Chapitre 3

    CE QU’IL ARRIVA À CHVÉÏK À KIRALYHIDA

     

     

    Le 91e régiment d’infanterie futtransféré à Kiralyhida que traverse la rivière de Litha.

    Trois heures avant sa libération, Chvéïk futconduit sous bonne escorte, en compagnie de l’aspirant, vers lagare.

    –&|160;On parlait déjà depuis longtemps denous transférer en Hongrie, confia Marek à son compagnon. On vanous apprendre encore un peu à manier le fusil puis, après quelquescombats d’entraînement avec les Magyars, nous partirons pleinsd’enthousiasme pour les Carpathes. À Budeiovitz, on enverra à notreplace un régiment hongrois et, de la sorte, on fera croiser lesraces. Nous connaissons déjà une théorie disant que pour combattrela dégénérescence d’une race, il n’y a pas de meilleur moyen que devioler les filles d’une autre nation. C’est ce système que lesSuédois et les Espagnols ont appliqué avec succès durant la guerrede Trente ans, ainsi que les Français sous Napoléon.

    Maintenant, ce sont les Magyars qui sechargeront de cette tâche dans la région de Budeiovitz, et je pensemême qu’ils n’auront pas toujours besoin de recourir à la violence.Le temps adoucit peu à peu les méthodes. En fin de compte, il nes’agit que d’une transfusion du sang. Le soldat tchèque coucheraavec une fille magyar, et les poules de Tchécoslovaquie recevrontchez elles les gars du Homved hongrois.

    Les gens qui s’occupent d’anthropologie sedemanderont dans les siècles à venir comment il se fait qu’au bordde la rivière Malcho, patelin tchèque par excellence, on découvredes types mongols.

    –&|160;Il arrive des histoires curieuses avecce mélange des races, poursuivit Chvéïk. À Prague, j’ai connu ungarçon de café, un nègre du nom de Christian, dont le père avaitété roi en Abyssinie. Celui-ci s’exhiba pendant quelques semaines àla foire de Prague dans un cirque. Une institutrice qui écrivaitdes vers dans le journal Lada, sur les bergers et sur lespetites rivières des bois, en eut un béguin fou. Elle se renditavec lui à l’hôtel et, suivant le langage des Saintes Écritures,elle commit le péché capital. Neuf mois plus tard elle fut trèsétonnée lorsqu’elle accoucha d’un bébé blanc. Oui, mais au bout dequatorze jours, la peau du petit bonhomme commençait à brunirterriblement, et elle devint de plus en plus noire. À six mois, legosse était devenu un nègre comme son père, le roi d’Abyssinie.

    Elle avait couru avec son bébé à une cliniquespécialisée dans le traitement des maladies de la peau, afin defaire décolorer son fils. Mais là, on lui a répondu que c’était unvéritable gosse noir, et qu’il n’y avait rien à faire. Elle étaittellement affolée, qu’elle se précipita dans les rédactions dejournaux pour y déposer des annonces demandant la recette d’un bondécolorant. Finalement, on l’a enfermée dans une maison de fous, àKaterjinek. Quant au petit nègre, il a été confié à l’Assistancepublique où on a pas mal rigolé avec lui. C’est ainsi qu’il devintgarçon de café plus tard, et danseur ensuite dans des boîtes denuit. Un étudiant en médecine qui fréquentait notre café «&|160;LaCoupe&|160;», disait que ces histoires de croisement ne sont pasaussi simples qu’on pourrait le croire. «&|160;Avec des genspanachés, disait-il, on peut avoir des surprises, car, tout à coup,dans une génération de blancs un nègre peut apparaître.&|160;»Figurez-vous ce malheur&|160;: Vous épousez une belle poule, elleest blanche comme la neige et, un beau jour, sans crier gare, ellevous met au monde un petit nègre. Et, si par hasard, neuf moisavant, elle avait assisté à un match de boxe où combattaient desnègres, alors vous pourrez vous demander si vous n’êtes pascocu.

    –&|160;Le cas de votre nègre Christian,répondit Marek, devrait être envisagé également du point de vue dela guerre. Admettons qu’il soit cité devant le conseil de revision,il est de Prague, donc il appartient au 28e régimentd’infanterie. Vous avez certainement entendu dire que les gars du28e avaient passé dans les lignes russes avec armes etbagages. Imaginez la tête qu’ils feraient en voyant qu’ils ontcapturé un nègre du plus beau noir&|160;! Les journaux de là-basvont expliquer, à coup sûr, que les Autrichiens en sont arrivés àmobiliser leurs troupes coloniales, alors que vous savez comme moique l’Autriche n’a pas de colonies.

    –&|160;On nous racontait une fois, réponditChvéïk, que l’Autriche possède une colonie quelque part dans ladirection du Pôle Nord. Un pays qui s’appelle la terreFrançois-Joseph.

    –&|160;Voulez-vous vous taire, interrompit undes soldats de l’escorte, c’est très imprudent par les temps quicourent de bavarder de choses comme ça. Vous feriez mieux de ne pasappeler les choses par leur nom…

    –&|160;Mais regardez donc la carte, réponditvivement l’aspirant, vous saurez qu’il existe vraiment un paysnommé, après notre auguste empereur, François-Joseph. Il paraîtqu’on y produit beaucoup de glaces, qui viendront alimenter lesglacières municipales de Prague. Les étrangers eux-mêmes estimentbeaucoup cette industrie, car elle est très fructueuse, bienqu’elle présente en même temps quelque danger. Savez-vouspourquoi&|160;?

    Le soldat de l’escorte pour toute réponse,grommela quelques paroles incompréhensibles, et le caporal quicommandait le convoi s’approcha pour mieux écouter les explicationsde l’aspirant.

    –&|160;Cette unique colonie autrichienne,poursuivit celui-ci, est capable de suffire aux besoins de glace detous les pays d’Europe et, pour cette raison, elle est un facteurimportant de l’économie mondiale. Pourtant la colonisation sedéveloppe assez lentement, car les colons ne tiennent pas às’aventurer dans cette région déserte, et ceux qui y vonts’exposent à mourir congelés. Néanmoins, les ministères du Commerceet des Affaires étrangères n’ont pas renoncé à l’espoir de pouvoirexploiter les immenses richesses que représentent les icebergs. Deplus, ils se proposent de construire là-bas quelques hôtelsmodernes et d’y attirer les touristes étrangers. On s’occupe deremettre à neuf les chemins et les routes, et de poser des poteauxindicateurs. Malheureusement, les Esquimaux sabotent ce travail etrendent vain l’effort de nos autorités. Ces voyous ne veulent pasapprendre l’allemand, ajouta l’aspirant, tandis que le caporal serapprochait encore, en dressant une oreille attentive.

    C’était un engagé, garçon d’écurie dans lecivil, soldat jusqu’au fond de l’âme, et dont la soupe assurée àchaque repas était le suprême idéal.

    –&|160;Le ministère de l’Instruction publiquefit construire une école à grands frais et sacrifices, car cinqarchitectes sont morts de froid…

    –&|160;Pas tous, interrompit Chvéïk, carquelques-uns se sont sauvés, en se chauffant les mains à leurpipe…

    –&|160;Vous oubliez de dire, brave soldatChvéïk, objecta l’aspirant, que deux d’entre eux avaient oubliéd’aspirer et que leur feu s’était éteint. Il fallut les enfouirdans la glace. Bref, on est tout de même parvenu à construire pourles Esquimaux une école faite entièrement avec des blocs de glace,mais ces gens-là se sont amusés à faire du feu autour et l’école decette façon a été détruite, car la glace a fondu en quelquesheures. Les professeurs et les représentants du gouvernement,arrivés la veille des fêtes de l’inauguration, ont été précipitésdans la mer. On entendit le représentant du gouvernement qui,plongé dans l’eau jusqu’au cou, s’écriait avant dedisparaître&|160;: «&|160;Que Dieu punissel’Angleterre&|160;!&|160;» J’espère qu’on enverra là-bas des forcesmilitaires, ajouta l’aspirant, pour rétablir l’ordre. Il est bienévident que cette guerre présenterait d’énormes difficultés pournous, car le pays est peuplé d’ours redoutables.

    –&|160;Ah&|160;! c’est ce qui nous manqueencore&|160;! soupira le caporal, des ours apprivoisés. Etpourtant, on a inventé depuis la guerre beaucoup de choses. Parexemple, les masques à gaz. On nous a expliqué à l’école dessous-officiers que tu n’as qu’à les mettre pour être immédiatementasphyxié.

    –&|160;On veut nous faire peur, réponditChvéïk, mais un vrai soldat n’a jamais la frousse. Même si aumilieu de la bataille tu tombes dans une latrine, tu n’as qu’àt’essuyer et à te jeter de nouveau dans la lutte. Pour ce quiconcerne les gaz asphyxiants, on nous fait déjà faire del’entraînement à la caserne lorsqu’on nous donne de la barbaquefaisandée. Mais voilà maintenant que les Russes ont inventé quelquechose contre nos officiers…

    –&|160;Ce sont probablement des rayonsélectriques, s’empressa d’ajouter l’aspirant, pour compléter lesinformations de Chvéïk. Dès qu’ils se poseront sur les étoiles denos officiers, ils les feront exploser aussitôt, car ces étoiles,comme vous ne l’ignorez pas, sont en celluloïd. Ah, seigneur&|160;!quelles nouvelles catastrophes&|160;!

    Bien que le caporal ne fût pas une lumière del’esprit, il commença à se douter, alors, que Chvéïk et l’aspirants’amusaient à le mettre en boîte, et il les quitta pour se placer àla tête du cortège.

    Lorsqu’ils arrivèrent devant la gare, leshabitants se rassemblèrent sur le quai, pour adresser un suprêmeadieu à leur régiment. La foule était considérable. Tandis que lesbraves soldats étaient refoulés dans les wagons à bestiaux, Chvéïket l’aspirant prirent place dans le wagon spécial des détenus, quiétait accroché à la voiture du commandant du régiment. Chvéïk, dela portière du wagon, retira son calot, et fit retentir le salutnational tchèque «&|160;Na’Zdar&|160;!&|160;» Et la foule répéta enchœur&|160;: «&|160;Na’Zdar&|160;!&|160;»

    Le caporal de l’escorte se mit à crier àChvéïk&|160;:

    –&|160;Ta gueule&|160;!

    Mais il était déjà trop tard pour enrayer lamanifestation.

    Aux fenêtres des hôtels qui se trouvaient enface de la gare, des femmes apparurent, souriantes, agitant leursmouchoirs.

    Aux «&|160;Na’Zdar&|160;» anti-autrichiens desTchèques, les cris de «&|160;Heil&|160;!&|160;» (Vive laguerre&|160;!) se joignirent. Un patriote qui voulut réagir, enpoussant le cri de&|160;: «&|160;À bas les Serbes&|160;!&|160;»,fut violemment pris à partie.

    L’orchestre de «&|160;l’Association desTireurs&|160;», qui était un peu ahuri par cette manifestationanti-autrichienne, se préparait à jouer l’hymne impérial, ce quipouvait amener de graves désordres.

    Heureusement, le révérend père Latsina,aumônier principal de la 7e division de cavalerie, sechargea de rétablir l’ordre.

    Le révérend père Latsina, gros mangeur etgrand buveur, comme la plupart de ses confrères, assistait à lafête d’adieu organisée par les officiers du 91e deligne. Il y mangea et but autant que dix convives, et, à la fin durepas, se rendit à la cuisine pour demander s’il y avait du rabiot.Il nettoya les casseroles, acheva de dévorer ce qui restait depoulet, et finit par découvrir une bouteille de rhum, qu’il écoulajusqu’à la dernière goutte. À la 7e division decavalerie, on savait à quoi s’en tenir sur le compte de ce sainthomme.

    Donc, comme le chef d’orchestre se disposait àjouer l’hymne national, il accourut, lui arracha la baguette desmains, et s’écria&|160;: «&|160;Halte-là, ne faites rien sans meconsulter&|160;!&|160;»

    Après ces paroles énergiques, il se précipitasur le quai.

    –&|160;Où allez-vous&|160;? demanda-t-il aucaporal qui dirigeait l’escorte.

    Comme celui-ci, tremblant, n’osait répondre,Chvéïk prit la parole à sa place.

    –&|160;On nous conduit à Kiralyhida. Si vousvoulez, vous pouvez monter avec nous.

    –&|160;C’est ce que je vais faire, déclaral’aumônier. Allez, ouste, en avant&|160;!

    Aussitôt installé dans le wagon des détenus,l’aumônier s’allongea sur la banquette. Le brave soldat Chvéïk ôtasa capote et la glissa sous la tête du révérend père.

    Le père Latsina déclara alors&|160;:

    –&|160;Le ragoût aux champignons, messieurs,est excellent, et plus il y a de champignons, meilleur il est. Maisencore faut-il savoir préparer ce plat. Vous prenez quelquesoignons, vous y ajoutez des feuilles de laurier, puis desoignons…

    –&|160;Mais vous en avez déjà mis, observal’aspirant, à la grande indignation du caporal, qui ne comprenaitguère que l’on se permît de faire des objections de ce genre à unsupérieur, même s’il se trouvait dans un état d’ébriétémanifeste.

    –&|160;Mais parfaitement, remarqua Chvéïk,monsieur l’aumônier principal a raison. Plus on met d’oignons etmeilleur devient le ragoût. Il y avait, à Pakomerjitz, un brasseurqui mettait des oignons partout, même dans sa bière, car ildisait…

    Cependant, l’aumônier continuait à rêver touthaut sur sa banquette&|160;:

    –&|160;Tout dépend des épices qu’on y met, etdans quelles proportions. Pas beaucoup de poivre, et pas trop depaprica…

    Sa langue devenait pâteuse. Les parolessortaient difficilement de sa bouche&|160;:

    –&|160;… Pas… trop… de… piments… pas trop decitron… pas trop…

    Il ne put achever sa phrase et s’endormitprofondément, cependant que les soldats de l’escorte se mettaient àrigoler.

    –&|160;Il ne s’en remettra pas de sitôt,déclara Chvéïk en hochant la tête. Il est complètement saoul.

    Le caporal lui fit signe de se taire, mais iln’en continua pas moins&|160;:

    –&|160;Il est mûr, le vieux frère. Cesaumôniers ont l’habitude de s’en mettre plein la lampe chaque foisqu’une occasion se présente. J’ai été en service chez l’aumônierKatz, qui buvait tout ce qu’il gagnait. Il aurait même bu son nez,s’il avait été potable. Ce que nous avons sous les yeux n’est rienen comparaison de ce que j’ai vu chez celui-là. Nous avons bazardé,pourboire, l’ostensoir et le calice, et nous aurions bu le bon Dieului-même, si quelqu’un avait pu nous avancer sur sa peau un bonlitre de rouge.

    Chvéïk s’approcha de l’aumônier, l’empoigna,le tourna de l’autre côté, puis d’un ton solenneldéclara&|160;:

    –&|160;Il va ronfler jusqu’à Kiralyhida.

    Puis il reprit sa place, tandis que le caporalle suivait d’un regard furieux.

    –&|160;Faudrait peut-être avertir lesautorités militaires… hasarda-t-il d’un ton incertain.

    –&|160;Pensez donc, répondit l’aspirant, vousêtes le chef, ici, vous n’avez pas le droit de nous quitter. Etmême, suivant les règlements, vous n’avez pas le droit d’envoyer unhomme de votre escorte pour prévenir vos supérieurs, avant que vousen ayez un autre pour le remplacer. Il est formellement interditpar les règlements de laisser entrer qui que ce soit dans lecompartiment des détenus, à part bien entendu les prisonniers etles hommes chargés de les surveiller. D’autre part, fairedisparaître l’aumônier en le précipitant par la portière, seraitune solution simpliste, parce qu’il y a trop de témoins qui l’ontvu monter dans ce wagon où il n’avait rien à faire. Ceci est grave,caporal, pour vos galons&|160;!

    Le caporal se défendit comme un beau diable,en disant qu’il n’était pour rien dans toute cette affaire, qu’iln’avait nullement invité l’aumônier à monter dans le wagon, et quede plus, celui-ci étant son supérieur, il ne pouvait l’empêcherd’agir comme bon lui semblait.

    –&|160;Ici, c’est vous qui commandez, déclarad’un ton péremptoire l’aspirant.

    Chvéïk approuva ces paroles de cettefaçon&|160;:

    –&|160;Même si Sa Majesté l’Empereur voulaitse joindre à notre détachement, vous n’auriez pas le droit de lelui permettre. C’est comme si vous êtes en sentinelle, et quel’officier de service vienne vous voir pour vous demander d’allerlui chercher des cigarettes et que vous quittiez votre poste, c’estBiribi qui vous attend.

    Le caporal, effrayé, fit remarquer que c’étaitChvéïk, le premier, qui avait conseillé à l’aumônier de venir aveceux.

    –&|160;Je peux bien me permettre cela,repartit Chvéïk, car je suis un imbécile notoire. Mais vous,caporal…

    –&|160;Vous êtes déjà depuis longtemps aurégiment&|160;? lui demanda l’aspirant.

    –&|160;Ça fait trois ans. Je dois être nommésergent prochainement.

    –&|160;Vous pouvez en faire votre deuil, fitremarquer l’aspirant avec cynisme. Comme je vous l’ai dit tout àl’heure, je crois que vous êtes dans de sales draps, et ça nem’étonnerait pas le moins du monde que l’on vous cassât de votregrade.

    –&|160;Ne vous en faites pas, continua Chvéïk.Que vous soyez tué à l’ennemi comme gradé ou comme simple soldat,ça n’a pas une grande importance. Il est vrai, ajouta-t-il, quel’on envoie de préférence aux endroits dangereux ceux qui ont étécassés de leur grade.

    L’aumônier, à ce moment, s’étira sur labanquette.

    –&|160;Il ronfle, déclara Chvéïk, il doitfaire de beaux rêves. Seulement j’ai peur qu’il se mette àdégueuler. Mon ancien aumônier, quand il était noir, n’avait plusconscience de rien. Une fois…

    Et Chvéïk se mit à raconter les exploits deson aumônier d’une façon si détaillée que personne ne s’aperçut quele train se mettait en route. Les hurlements de la population, quicontinuaient à s’élever du quai, parvenaient dans une lointainerumeur.

    Les gars de l’Oémesie, composés exclusivementd’Allemands, lancèrent leur cri de guerre&|160;:

    Wann ich kumm, wann ich kumm,Wann ich wieda, wieda kumm…

    &|160;

    (Lorsque je viens, lorsque je viens. Lorsqueje vous reviens, reviens…)

    Et des autres wagons, un chant nostalgiques’éleva qui clamait ses adieux à Budeiovitz&|160;:

    Et toi, mon trésor.

    Tu restes bel et bien là,

    Hollario, hollario, hola&|160;!

    –&|160;Ce qui m’étonne, dit l’aspirant aucaporal, c’est que nous n’ayons pas encore vu d’officiers deservice. Suivant les règlements, vous auriez dû vous présenter auchef du convoi plutôt que de vous compromettre avec un aumônierivre-mort.

    Le malheureux caporal garda farouchement lesilence et se mit à contempler les poteaux télégraphiques quidéfilaient de chaque côté de la portière.

    –&|160;Lorsque je songe, continua l’aspirantimplacable, que nous n’avons donné de rapport à personne, à lagare, et qu’à la prochaine station le commandant du train viendravous demander des comptes, je sens un frisson me glisser dans ledos. Nous sommes là comme…

    –&|160;Comme des vagabonds, répliqua Chvéïk.Il me semble que nous fuyons devant le courroux de Dieu, comme sinous avions peur d’un châtiment terrible.

    –&|160;D’autre part, reprit l’aspirant, ilaurait fallu tenir compte également des instructions del’ordonnance du 21 novembre 1879 concernant le transport desdétenus&|160;: 1° le wagon des détenus doit être muni de grilles.Pour cela nous sommes en règle&|160;; 20 suivantl’ordonnance complémentaire du 21 novembre 1879, un cabinet doitêtre à la disposition des détenus dans les wagons grillés. Au casoù le wagon ne serait pas pourvu d’un cabinet, l’autorité militaireest chargée de mettre à la disposition des détenus et des hommeschargés de les surveiller, un seau avec un couvercle, pour leursgrands et petits besoins. Or, chez nous, par exemple, cet ustensilefait absolument défaut. On nous a tout simplement flanqués dans uncompartiment isolé du monde extérieur.

    –&|160;Vous n’avez qu’à vous mettre à laportière, répondit d’un ton désespéré le caporal.

    –&|160;Je vous ferai remarquer, mon caporal,dit Chvéïk, qu’il est rigoureusement interdit aux détenus de semontrer aux portières.

    –&|160;Troisièmement, continua impitoyablementl’aspirant, nous devrions avoir à notre disposition une carafed’eau fraîche. Où est-elle&|160;? Voilà encore une preuve, caporal,de votre négligence. Pourriez-vous nous dire également quand et oùla soupe nous sera servie&|160;? Vous n’en savez rien&|160;?Naturellement&|160;! Je m’en doutais&|160;! Vous vous fichez detout&|160;!

    –&|160;Voyez-vous, caporal, remarqua Chvéïk,ce n’est pas toujours drôle d’assurer la garde des prisonniers.Vous devez nous surveiller avec autant de soins que la prunelle devos yeux, car nous ne sommes pas de simples soldats comme vous,mais bien des détenus. Vous êtes obligé de mettre à notredisposition tout ce qui nous est nécessaire, car tout cela estréglé d’avance par les instructions que l’on vous donne et qu’ilfaut rigoureusement respecter. Sans cela, que deviendraitl’ordre&|160;? «&|160;Un homme en prison est quelque chose d’aussisacré qu’un bébé au maillot&|160;», disait toujours un chemineau dema connaissance. Je vous prierai également de me prévenir lorsqu’ilsera onze heures…

    Le caporal regarda Chvéïk avec des yeuxétonnés.

    –&|160;Vous semblez vous demander pourquoi,mon caporal, c’est parce que, lorsque onze heures sonneront, jen’appartiendrai plus à ce wagon de détenus et je devrai rejoindreun compartiment à bestiaux, déclara Chvéïk solennellement. Puis ilajouta&|160;: J’ai été puni de trois jours de salle depolice&|160;; j’ai commencé à purger ma peine à onze heures dumatin, et ce matin, à onze heures, je dois être libéré. À partir dece moment-là, je n’ai plus rien à faire ici. Le soldat ne peut êtreretenu en prison lorsque sa peine est terminée, ainsi que lerèglement le prescrit, car, n’est-ce pas, mon caporal, sans cela,que deviendraient l’ordre et la discipline…

    Le caporal demeura muet pendant quelquesminutes. Puis il objecta simplement qu’il n’avait reçu aucun ordreconcernant les détenus.

    –&|160;Mais, mon cher caporal, s’écrial’aspirant, les ordres ne sont jamais venus tout seuls aucommandant d’une escorte. Vous vous trouvez en face d’une situationtout à fait imprévue. En effet, d’une part, suivant le règlementqui régit le transport des détenus, ce wagon ne peut être quittépar aucun de nous avant notre arrivée à destination. D’autre part,vous n’avez pas le droit de garder un homme qui a terminé sa peine.Je me demande comment vous allez vous débrouiller. Chaque minutequi passe aggrave votre cas. Et songez qu’il est déjà dix heures etdemie.

    L’aspirant sortit sa montre etajouta&|160;:

    –&|160;Je suis très curieux de savoir ce quevous allez faire dans une demi-heure.

    –&|160;Dans une demi-heure, je dois rejoindrele wagon à bestiaux, répéta Chvéïk d’un ton ému.

    Le caporal se crut dans l’obligation de letranquilliser&|160;:

    –&|160;Si notre société ne vous dérange pastrop, dit-il d’une vois douce, vous pourriez bien continuer levoyage dans ce compartiment, je pense…

    Il fut interrompu, comme il achevait ces mots,par un cri que poussa le Révérend Père, qui était en train derêver&|160;:

    –&|160;Ajoutez de la sauce&|160;!

    –&|160;Dors, dors, lui dit Chvéïk doucement,fais de jolis rêves.

    L’aspirant se mit à chanter&|160;:

    Fais dodo petite poulette

    Fais dodo t’auras du gâteau.

    Le caporal, très abattu, laissa faire. Ilregardait, morne et muet, le paysage, et laissait les détenus seconduire comme bon leur semblait. Cependant les soldats del’escorte jouaient à «&|160;tape-cul&|160;» et, de leur coin, onentendait retentir des claques sonores.

    Comme le caporal se retournait pour lesregarder, le derrière d’un poilu se dressa en face de lui. Lecaporal soupira tristement et tourna à nouveau son regard vers laportière.

    L’aspirant prit la parole et, s’adressant aucaporal écrasé par ses responsabilités, il lui demanda&|160;:

    –&|160;Connaissez-vous un journal quis’appelle&|160;: le Monde des Animaux&|160;?

    Le caporal, visiblement joyeux de cettediversion, répondit vivement&|160;:

    –&|160;Je le connais très bien, car mon patrons’y était abonné, chez nous. Il aimait beaucoup les chèvres Angoraet comme toutes celles qu’il élevait étaient brusquement mortes, ils’était adressé au journal pour demander conseil au sujet del’élevage.

    –&|160;Cher ami, reprit l’aspirant, ce que jevais vous raconter vous prouvera, d’une façon indiscutable, que nuln’est sans défaut. Je pense même, messieurs, qui jouez là-bas àtape-cul, que mon histoire vous intéressera également, surtout àcause des expressions techniques dont vous pourrez enrichir votrevocabulaire. Je vais vous raconter l’histoire du Monde desAnimaux, pour vous faire oublier les soucis de la guerreactuelle.

    Comment suis-je devenu le rédacteur en chefd’un journal aussi intéressant&|160;? Voilà qui a toujours été pourmoi une énigme. Je crois me rappeler que c’est pour rendre serviceà mon vieil ami Haiek, qui dirigeait jusque-là cette revue d’unefaçon fort honorable, que j’avais assumé cette responsabilité.Haiek s’était noblement épris de la fille de l’éditeur du journal,d’un certain monsieur Fuchs, qui, dès qu’il a appris la chose, l’aimmédiatement renvoyé, non sans avoir auparavant mis mon ami dansl’obligation de lui procurer un nouveau rédacteur en chef. Commevous voyez, il y avait à cette époque d’étranges conditionsd’embauche…

    Lorsque mon ami m’a présenté à l’éditeur, ilme reçut très cordialement et me demanda si j’avais quelquesnotions d’histoire naturelle. Il fut très content de ma réponse,déclarant qu’il était très heureux de la sympathie que je portaisaux animaux, que je considérais à ce moment-là comme des étapesreprésentatives de l’évolution du genre humain. Aussi ai-jetoujours approuvé les ligues qui se proposent de défendre lesanimaux. Les bêtes, en effet, ne demandent pas autre chose qued’être traitées humainement avant d’être égorgées et mangées.L’habitude de certains chefs de cuisine, qui tordent le cou auxpoules, se trouve en contradiction avec les principes mêmes de laLigue pour la défense des animaux.

    Ce brave homme me demanda si j’avais quelquesconnaissances sur les mœurs des oiseaux, des chiens, des lapins,des abeilles et toutes sortes d’autres animaux et insectes. Il medemanda également si j’étais habile à manier les ciseaux, pour endétacher les photographies des autres feuilles concurrentes, pourillustrer notre journal, et si j’étais en mesure de traduire lesarticles des revues étrangères qui s’occupaient des mêmes sujetsque notre canard.

    Il me conseilla de m’inspirer du fameuxouvrage de Brehm sur les animaux, pour en tirer de bons sujetsd’éditoriaux, qu’il me proposait de rédiger en collaboration aveclui.

    Il m’a demandé également si j’étais capable depondre des articles sur la météorologie, sur les concourshippiques, sur la chasse, sur l’éducation des chiens policiers, surles fêtes nationales et religieuses, bref, si j’étais à la page enmatière journalistique.

    Je lui ai déclaré que je m’étais déjà occupéde la direction d’un journal de ce genre, et je répondis à toutesses questions d’une façon affirmative. Je lui assurai que le sien,sous ma direction éclairée, ne tarderait pas à élever son niveau àune hauteur prodigieuse, et j’ajoutai que je me proposais deréorganiser sa rédaction par la création de nouvelles rubriques,comme par exemple&|160;: le coin humoristique des animaux&|160;;les opinions des animaux sur leurs semblables, etc., tout cela entenant compte de la situation politique. Je vais préparer, luidis-je, quelques surprises à vos lecteurs, pour que leur attentionet l’intérêt qu’ils portent à votre journal ne se relâchent pas enpassant d’un animal à un autre. La rubrique&|160;: la journée desbestiaux, doit alterner avec un nouveau programme destiné àéclaircir la solution des problèmes qui se posent pour l’élevagedes animaux domestiques et du mouvement des bêtes à cornes.

    Il m’a répondu alors, en déclarant que mesprojets le satisfaisaient pleinement que si je réussissais àréaliser seulement la moitié de mon programme, il m’offrirait unepaire de pigeons Wyandot-nains, qui avaient obtenu le premier prixà la dernière Exposition de Berlin, et pour lesquels leurpropriétaire avait été décoré de la médaille des Accouplementsréussis.

    Je puis vous dire en toute modestie que j’aifait de sérieux efforts pour réaliser entièrement mon programme.J’ai mis toutes mes capacités en jeu et je puis vous affirmer que,bien souvent même, mes articles dépassaient largement les ditescapacités. Comme je m’étais promis d’offrir coûte que coûte dunouveau à mes lecteurs, j’ai inventé des noms d’animaux. J’avaisfait le raisonnement suivant&|160;: que les éléphants, les tigres,les lions, etc., étant depuis longtemps bien connus de notrepublic, il était nécessaire de lui présenter autre chose. J’aicommencé par lui parler de la baleine au ventre sulfurique. Cenouveau type de baleine que je leur décrivais, n’était pas plusgrand qu’un squale scie, mais avec cette particularité qu’il étaitpourvu d’une vessie particulière remplie d’acide sulfurique que lecétacé pouvait répandre à volonté sur les petits poissons pour lesparalyser avant de les bouffer. Un savant anglais, dont le nomm’échappe, bien qu’il soit également de mon invention, avaitexaminé, écrivais-je, ce liquide, qu’il avait dénommé&|160;:sulfate de baleine. L’huile de baleine était déjà fort connue, maisle sulfate a vivement intrigué certains de nos lecteurs qui m’ontécrit pour me demander l’adresse de la maison qui s’occupait detraiter ce nouveau produit industriel.

    Je puis vous assurer, messieurs, que leslecteurs du Monde des Animaux étaient des gens fortimpatients de s’instruire. Peu après la baleine sulfurique, j’aiélargi leurs connaissances en leur présentant plusieurs nouvellesespèces d’animaux. Comme par exemple&|160;: le phoque-traque, unmammifère du genre kangourou&|160;; le bœuf-séculaire, que je leurai présenté comme une vache du type préhistorique&|160;; lerat-sépia, une sorte de rat vagabond qui aspergeait de sépia toutce qui l’entourait.

    Bref, les animaux se multipliaient de jour enjour. J’étais étonné moi-même du succès que j’obtenais avec eux. Jerévélais les lacunes de l’histoire naturelle et les négligences deBrehm qui avait oublié dans son bouquin, faisant pourtant autoritéen la matière, toutes les sortes d’animaux que je décrivais. Car nilui ni aucun de ses disciples, n’avait eu en effet l’idée de parlerde ma chauve-souris d’Islande, de mon chat-domestique du nom deKilimandjaro, que j’avais dénommé&|160;: chat-cerf-sauvage.

    Les savants qui s’occupaient de ces sortes dechoses n’avaient jamais soupçonné non plus l’existence de ma puceaveugle qui vivait sur le dos d’une taupe préhistorique, aveugleégalement, car son arrière-grand’mère avait épousé un parent pauvredans les grottes d’Adelsberg, lesquelles grottes se prolongeaient àcette époque jusqu’à la Mer Baltique.

    Mes découvertes provoquèrent une polémiquepassionnée entre les journaux Tchas et Tchèkh de Prague. Le Tchèkh,organe clérical, en citant mon article sur la puce aveugle, l’avaitrésumé de la sorte&|160;: «&|160;Ce que Dieu fait est toujours bienfait&|160;». Le Tchas, au contraire, organe des radicaux, publia unarticle de démolition pour écraser, en même temps que ma puce,l’honorable journal catholique. C’est depuis ce jour que lamalchance commença à s’acharner sur mes découvertes. Les lecteursdu Monde des Animauxse mirent également à réagir.

    Ils avaient été surtout choqués par lescommunications que j’avais faites au sujet de l’apiculture et del’aviculture, où j’avais développé mes théories qui provoquèrentune stupéfaction générale. Un grand apiculteur, du nom de Pazourek,ayant suivi mes conseils, avait été foudroyé par une apoplexie,cependant que les abeilles de toute la région de la forêt de Bohêmeet des Monts Géants étaient décimées.

    Les basses cours connurent le même sort. Ellesfurent frappées d’une série d’épidémies qui détruisirent sans pitiétous les volatiles qui les peuplaient. Les lecteurs envoyèrent à ladirection du journal une quantité de lettres remplies d’invectivesen retournant le canard.

    J’ai changé alors mon fusil d’épaule, et je mesuis lancé dans l’étude des oiseaux sauvages. Je me souviens encorede l’affaire que j’ai eue avec le rédacteur en chef du journalagricole, Cetsky Obsor, le député clérical Kadeltchak.J’avais découpé dans une revue anglaise un oiseau quelconque qui setenait sur une branche de noyer. Je l’avais dénommé&|160;:pic-noyer, ce qui était logique, puisqu’il se trouvait sur l’arbreque l’on appelle ainsi. S’il s’était trouvé sur un sapin, jel’aurais nommé naturellement&|160;: pic-sapin.

    Vous n’imagineriez jamais tous les embêtementsque j’ai eus à cause de cet animal d’oiseau&|160;!

    M.&|160;Kadeltchak prit la liberté dem’envoyer une carte postale pour m’apprendre que le pic-noyer enquestion n’était point un pic, mais une pie-de-chêne, que cette piepossédait déjà un nom en allemand et qu’il aurait fallu trouver unéquivalent dans la langue tchèque.

    Je lui répondis, le même jour, pour luidévelopper mes théories sur la famille des pic-noyer, et jetruffais ma lettre de citations inventées, disant qu’ellesprovenaient de l’Histoire naturelle classique deBrehm.

    M.&|160;le député me répondit par un éditorialdans son Cetsky Obsor.

    Mon patron, M.&|160;Fuchs, qui se trouvait cejour-là comme d’habitude, assis sur la banquette de son café, où ilétudiait les journaux de province, avait découvert une quantitéconsidérables d’articles qui faisaient des allusions fréquentes auxpapiers sensationnels que je donnais dans le Monde desAnimaux.

    Lorsque je vins le rejoindre dans le dit café,il me montra la réponse du député, avec un regard attristé.

    Pour l’édification des consommateurs qui nousentouraient, je lus l’article à haute voix&|160;:

    «&|160;M.&|160;le Directeur. Je vous ai déjàindiqué que votre journal, depuis quelque temps, avait prisl’habitude d’user d’une terminologie inexacte pour tout ce quiconcerne les animaux, qu’il néglige, d’autre part, les règlesélémentaires de notre langue tchèque et qu’il s’amuse à inventerdes animaux fantaisistes. Je donne comme preuve de ce que j’avancele cas de cette fameuse pie-de-chêne que votre rédacteur s’étaitpermis de présenter à ses lecteurs sous le nom de pic-noyer.

    –&|160;Pie-de-chêne&|160;! soupira monpatron.

    Je poursuivis ma lecture&|160;:

    «&|160;J’ai reçu en réponse à unerectification que j’avais envoyée à votre rédacteur en chef, unelettre fort impolie, dans laquelle ce monsieur me traitait«&|160;d’ignorant criminel&|160;» et «&|160;stupide bête&|160;». Onne répond pas de cette façon à un honnête homme qui se permet devous faire des observations purement scientifiques. Il me seraitfacile, ridiculement facile de démontrer lequel de nous deux n’estqu’une «&|160;bête ignorante&|160;».

    –&|160;J’avoue, fit observer l’aspirant, quej’avais peut-être un peu manqué aux usages, en lui envoyant unesimple carte postale, mais, étant surchargé de besogne, je n’avaisguère le temps de m’occuper de la forme sous laquellej’écrivais.

    «&|160;Après l’attaque brutale du rédacteur enchef du Monde des Animaux, ajoutait la lettre, je me voisdans l’obligation de clouer ce rédacteur au pilori.

    «&|160;Sachez que je fais, monsieur, desétudes et cela non seulement à l’aide de livres, mais en observantla nature elle-même. Sachez, monsieur, qu’il y a plus d’oiseaux encage dans ma maison, que votre rédacteur n’en a vu dans sa vie, carj’imagine que ce monsieur pour rédiger des articles dans le genrede ceux qu’il sert à ses lecteurs passe son temps à étudier lesanimaux dans les cafés de Prague.

    «&|160;Mais tout cela n’est à mes yeux quechose secondaire, bien qu’il eût été fort utile, sans doute, àvotre rédacteur en chef, de prendre quelques renseignements sur moiavant de se mêler de me traiter de «&|160;bête ignorante&|160;».Mais il s’agit moins d’une polémique personnelle avec un personnagequi me paraît un peu timbré que de questions scientifiques, et jetiens à répéter qu’il est stupide d’inventer de nouveaux noms pourdésigner des oiseaux connus comme la pie-de-chêne en question.

    –&|160;Ah, oui, la pie-de-chêne&|160;! soupiraencore mon patron d’un ton désespéré.

    Mais, sans me laisser décourager, jepoursuivis ma lecture&|160;:

    «&|160;On n’a pas idée de se permettre depareilles libertés avec des sujets scientifiques. Votre rédacteuren chef ne connaît absolument rien aux choses de cet ordre etsachez que je le considère comme un vulgaire voyou. Commentose-t-on nommer pic-noyer une simple pie-de-chêne&|160;?

    «&|160;Votre rédacteur sera bien obligé dereconnaître que ma science est de beaucoup supérieure à la sienne,qu’il sache que le pic-noyer est appelé par le docteur Bayer&|160;:meucifrga carycatectes B et ce B ne signifie nullementcomme votre rédacteur en chef pourrait le supposer&|160;: bêteignorante. Les Ornithologues tchèques ignorent absolument tout devotre pic-noyer que ce monsieur s’est permis d’inventer de toutespièces. Qu’il me traite de bête ignorante, cela ne changeabsolument rien au fait.

    «&|160;Une pie-de-chêne&|160;» reste toujoursune pie-de-chêne, même si le rédacteur en chef du Monde desAnimaux s’obstine à le nier. Tout cela, hélas&|160;! estsurtout à mes yeux une nouvelle preuve des libertés qu’à notreépoque se permettent de prendre envers la science un grand nombrede gribouilleurs et d’ignorants comme ce malhonnête homme qui sepermet de citer un passage tiré soit disant de l’Histoirenaturelle de Brehm, contenant, d’après lui, un fragment del’étude sur la pie-de-chêne, alors, qu’à la place indiquée ontrouve une étude sur l’échassier noir (lanius minor). De plus, cetignorant crétin pousse l’audace jusqu’à vouloir me faire croire quele grand savant nommé plus haut a classé la pie-de-chêne dans le15e groupe des corbeaux, alors que Brehm a classé lescorbeaux dans la 18e famille des oiseaux&|160;».

    –&|160;Pie-de chêne&|160;! s’écria mon patron,en se prenant la tête à deux mains. Passez-moi cet article. Je veuxle lire moi-même.

    Je fus effrayé par sa voix, qui avait pris unton sombrement désespéré, pendant qu’il continuait la lecture de lalettre&|160;:

    «&|160;Le colibri ou merle turc, ajoutait moncorrespondant, demeure dans toutes les langues un colibri, comme lapie-de-pin demeure toujours une pie-de-pin…

    –&|160;La pie-de-pin devrait être nommée«&|160;pinavore&|160;», remarquai-je, car elle se nourrit avec lesfruits du pin.

    M.&|160;Fuchs jeta violemment le journal surla table et se mit tout à coup à quatre pattes pour se dissimulersous le billard, en criant d’une voix rauque&|160;:

    –&|160;Turdus&|160;! Colibri&|160;! Pas depie-de-chêne&|160;! Non, c’est un pic-de-noyer&|160;! Attendez, jevais vous mordre&|160;!

    Enfin, on l’a empoigné et, trois jours après,il succombait à une méningite.

    Les dernières paroles qu’il prononça, à un deses rares moments de lucidité, furent celles-ci&|160;: «&|160;Il nes’agit pas de mon intérêt personnel, mais de la justice.&|160;»

    L’aspirant, ayant terminé son histoire, setourna vers le caporal pour lui dire sèchement&|160;:

    –&|160;Je vous ai raconté tout cela pour vousprouver qu’il y a des situations où chacun est amené à commettredes erreurs.

    Le caporal baissa la tête d’un air confus etse tourna vers la portière pour admirer le paysage qui fuyait.

    Chvéïk avait écouté l’histoire de l’aspirantavec un intérêt passionné, cependant que les soldats de l’escortese regardaient avec un air ahuri.

    Chvéïk prit la parole et dit&|160;:

    –&|160;Rien ne demeure caché dans ce monde. Lavérité finit toujours par éclater, comme vous venez de le voir àl’aide de l’exemple précédent, qui nous montre qu’une pie-de-chênene peut pas devenir un pic-de-noyer. C’est toujours trèsintéressant de voir comment on se fait duper. Inventer des animaux,évidemment, c’est pas facile&|160;; mais présenter ces animauximaginés, c’est plus difficile encore. Il y a quelques années, nousavons connu un certain Mestek, qui inventa une sirène pourl’exhiber dans la rue Havlitchkova, dans le quartier de Vilohrade,derrière une tapisserie. Il avait ouvert un trou dans cettetapisserie et on pouvait voir à travers, un long divan tout à faitordinaire, sur lequel une dame de Zijkov était allongée comme sielle apprenait à nager. Ses jambes étaient enveloppées dans uneécharpe d’indienne vert argenté, imitant la queue d’une sirène. Sescheveux étaient teints en vert aussi, elle portait des gants enforme de nageoires en carton vert et, dans le dos, on lui avait misaussi une sorte de nageoire qu’elle pouvait bouger comme ungouvernail, à l’aide d’une ficelle cachée.

    L’entrée était interdite aux jeunes gens demoins de quinze ans. Mais au-dessus de seize ans, on pouvait allervoir le miracle, moyennant une entrée, et tout le monde était fortcontent, car la sirène avait une croupe qui se posait un peu là, etsur laquelle on avait fixé un écriteau où était écrit&|160;:«&|160;Au revoir&|160;!&|160;»

    Quant à la poitrine, elle était beaucoup moinsdéveloppée. À sept heures du soir, M.&|160;Mestek avait fermé laboutique et dit à la sirène&|160;: «&|160;Mademoiselle, vous pouvezretourner chez vous&|160;». Là-dessus, elle s’habilla et à dixheures du soir, nous la vîmes se promener dans la rue principale deTabor. À chaque monsieur qu’elle rencontrait, elle adressait, trèsaimablement, cette invitation&|160;: «&|160;Mon petit, veux-tuvenir chez moi&|160;?&|160;» Mais comme elle n’était pas en carteM.&|160;Drascher la fit monter dans le panier à salade, et ill’envoya au dépôt, ce qui obligea M.&|160;Mestek à fermerboutique.

    Comme Chvéïk achevait de conter cellehistoire, l’aumônier dégringola tout à coup de la banquette. Il nese réveilla pas pour si peu et continua à dormir, étendu, sur leplancher.

    Le caporal le regarda, d’un air penaud, puisil s’approcha de lui et, sans demander qu’on l’aidât, le remit surla banquette. Il était clair qu’il avait perdu le sentiment de sonautorité, et lorsqu’il dit d’une voix brisée&|160;: «&|160;Enfin,vous pourriez tout de même me donner un coup de main&|160;!&|160;»les soldats de l’escorte continuèrent à regarder avec indifférencedans le vide, et personne ne bougea le petit doigt.

    –&|160;Il aurait fallu le laisser roupiller oùil était, fit observer Chvéïk. Je n’agissais pas autrement avec monaumônier. Une fois, je l’ai laissé dormir au cabinet, une autrefois dans une armoire, un autre jour je l’ai trouvé endormi dansune grande lessiveuse. Dieu sait que messieurs les aumôniersronflent comme des bienheureux.

    Le caporal manifesta, à ces mots, une certaineindignation et il voulut montrer son autorité, fortcompromise&|160;:

    –&|160;Ta gueule, dit-il, et ferme ça&|160;!Ces tampons sont comme des concierges, ils passent leur temps àbavarder. C’est une race de punaises…

    –&|160;Mais oui, naturellement, et vous, vousêtes un ange, mon caporal, répondit Chvéïk calmement, avec laplacidité d’un philosophe qui, s’étant proposé comme tâche laréalisation de la paix mondiale, se serait heurté à de violentesobstructions, vous êtes semblable à la mère douloureuse dedieu…

    –&|160;Seigneur tout-puissant&|160;! s’écrial’aspirant en joignant pieusement ses mains comme pour une prière,fais que nous n’ayons dans notre cœur que de l’amour pour nosgalonnés&|160;! Que dieu bénisse notre séjour dans cette prisonroulante&|160;!

    Le caporal se mit à hurlersérieusement&|160;:

    –&|160;Je vous défends de m’adresser lamoindre observation&|160;! vous m’entendez&|160;?

    –&|160;Mais, mon cher, vous n’êtes pas lemoins du monde visé, répondit d’un ton conciliateur l’aspirant. Ily a toutes sortes de créatures de par le monde auxquelles la naturea refusé l’intelligence. Si l’on vous ôtait les galons qui vousrevêtent d’un peu de prestige, vous seriez en tout point semblableà ces milliers de pauvres bougres que l’on abat chaque jour sur lefront. D’autre part, on aurait beau vous flanquer un galon de pluset même davantage, soyez assuré que votre horizon intellectuel nes’agrandirait pas le moins du monde. Songez que lorsque vousdisparaîtrez de cette planète pas une personne sur terre ne verseraune larme sur vous.

    –&|160;Vous aurez à faire à moi lorsque nousarriverons à destination&|160;! cria le caporal furieux.

    L’aspirant se mit à rire&|160;:

    –&|160;Vous voulez dire que vous me dénoncerezpour vous avoir offensé&|160;? Mais êtes-vous capable de comprendrece qui est blessant pour vous dans ce que je viens de dire&|160;?Je parie que vous n’avez pas retenu un traître mot de notreconversation. Si je vous déclarais, avec juste raison, que vousn’êtes qu’un être embryonnaire, vous l’oublieriez aussitôt, je nedis pas avant d’arriver à la prochaine station, mais avant même quede voir défiler le prochain poteau télégraphique. Vous êtesestropié de cervelle, mon ami&|160;! Je ne peux même pas imaginerque vous soyiez capable de vous souvenir du tiers de la moitié duquart de ce que nous avons dit ensemble. D’ailleurs vous pouvezinvoquer le témoignage des camarades présents, qu’ils disent s’ilsm’ont entendu prononcer un seul mot d’injure vousconcernant&|160;?

    –&|160;Bien entendu, répondit Chvéïk, personnene vous a dit un mot que vous pourriez mal interpréter. C’esttoujours malheureux de voir quelqu’un qui se fâche. Ainsi parexemple, un soir que je me trouvais dans le café au«&|160;Tunnel&|160;», et que nous étions en train de discuter,entre nous, sur les orangs-outangs, il y avait dans notre société,un type de la marine qui nous raconta qu’il avait vu, un jour, unorang-outang et qu’on pouvait à peine le distinguer d’un bourgeoisbarbu, «&|160;car il avait, ajouta-t-il, une barbiche comme parexemple… par exemple, ce monsieur qui est là, à la tablevoisine&|160;», nous nous sommes mis à regarder le monsieur que cecamarade nous indiquait et, tout à coup, le type se lève de satable, s’approche de notre marin et lui fout une baffe.

    Là-dessus le matelot se dresse, comme s’ilavait eu un ressort dans le derrière, et lui brise la tête avec unebouteille de bière. Le monsieur à la barbe d’orang-outang tombaraide à la renverse. Sur le moment, nous l’avons cru mort, ce quevoyant notre marin prit le large. Alors, nous nous sommesprécipités vers ce monsieur pour essayer de le faire revenir à lui.Ça ne nous a pas beaucoup réussi, car dès que le type a repris sessens, voilà qu’il se met à gueuler et à appeler la police. Bref,pour finir, on nous a tous emmenés au commissariat. Là, devant lecommissaire, le bonhomme ne fait que répéter que nous l’avons prispour un orang-outang, que nous avons raconté un tas de blagues surson compte, etc. J’ai demandé au commissaire qu’il ait l’obligeanced’expliquer à ce monsieur son erreur. Mais le cochon n’était pasfacile à convaincre&|160;; il s’est mis à accuser le commissaired’être notre complice. Alors celui-ci, dégoûté, le fit mettre auviolon. Nous, nous nous apprêtions à retourner au«&|160;Tunnel&|160;» mais nous avons dû prendre le même chemin quel’orang-outang. Vous voyez donc, mon caporal, qu’il peut arriverqu’un malentendu insignifiant entraîne un tas d’ennuis, et quecertaines paroles mal interprétées peuvent créer des«&|160;piquo-pros&|160;». Ainsi, par exemple, un autre jour, àKroleitsikh, j’ai connu un autre bourgeois qui s’était fâché luiaussi parce qu’on lui avait dit, une fois, à Nemetsky-Brode, qu’ilétait un serpent-tigre. Je crois qu’il ne faut pas attacherbeaucoup d’importance aux mots. Si je me permettais, par exemple,de vous dire que vous êtes un rat, est-ce que vous vousfâcheriez&|160;?

    Le caporal bondit de la banquette et se mit àhurler. Des cris de rage, de désespoir, sortirent de sa bouche enune vaste rumeur&|160;; c’était une avalanche de cris sauvages quidominaient même le ronflement de l’aumônier.

    Puis, brusquement, le caporal se calma. Iltomba dans une morne prostration et, assis sur sa banquette, sesyeux fixèrent à nouveau, derrière la portière, les monts et leschamps qui défilaient.

    –&|160;Mon caporal, lui dit l’aspirant,l’attitude dans laquelle vous vous trouvez me rappelle la sombrefigure de Dante. Vous avez la noble expression de ce poète, d’unhomme de cœur et d’esprit, auquel aucune subtilité ne peutéchapper. Restez, je vous en prie, dans cette attitude. Ce regardnostalgique, ces yeux ahuris fixés sur le paysage sont un des plusbeaux spectacles qu’il m’ait été donné de contempler. Vous songez,sans doute, à ce que deviendra cette campagne, lorsque le printempsla recouvrira d’un tapis de fleurs parfumées…

    –&|160;… et dans ce tapis coulera une petitesource, ajouta Chvéïk, qui venait de se sentir submergé tout à couppar une vague poétique.

    Cependant, le caporal gardait un mornesilence. L’aspirant fit remarquer qu’il avait certainement aperçula tête du caporal dans une exposition de sculpture.

    –&|160;Permettez-moi de vous demander, moncaporal, si vous n’avez jamais servi de modèle au célèbre sculpteurSaurza&|160;?

    Le caporal le regarda tristement etrépondit&|160;:

    –&|160;Non.

    L’aspirant secoua la tête et s’allongea sur labanquette, cependant que les soldats de l’escorte se mettaient àjouer aux cartes avec Chvéïk.

    Le caporal, pour chasser les sombres idées quile harcelaient, se plaça derrière lui en spectateur, se permettantmême de faire des observations à son détenu. Il fit remarquer àChvéïk qu’il n’aurait pas dû jouer pique&|160;: «&|160;Qu’il avaitcommis ainsi une grosse faute car il aurait dû garder son sept pourle coup final.&|160;»

    –&|160;Dans les restaurants de chez nous, luirépondit Chvéïk, il y avait autrefois de jolies affiches pour cessortes de spectateurs qui se mêlent de donner des conseils à ceuxqui jouent. Je me rappelle encore de ces deux vers&|160;:

    Bon spectateur ferme-la

    Sinon, tu dérouilleras…

    Le train s’arrêta brusquement et l’officier deservice monta dans le compartiment pour inspecter le wagon desdétenus.

    –&|160;Ah&|160;! Ah&|160;! nous y voici&|160;!dit l’aspirant en souriant.

    Le commandant du train était en l’occurrence,le docteur Mraz, lieutenant de réserve. Ces travaux fastidieux desurveillance étaient en général confiés à des réservistes. Ledocteur Mraz ne savait plus où donner de la tête. Bien qu’il fûtprofesseur de mathématiques, en temps de paix, il n’arrivait jamaisà trouver le nombre exact de wagons qui composaient le train. Illui arrivait souvent d’égarer dans ses listes, un ou plusieurshommes. En compulsant ses notes il était stupéfait en s’apercevantqu’il trouvait deux cuisines de plus que celles qu’il y avait enréalité, ou il constatait, parfois, que le nombre de chevaux,depuis le départ de Budeiovitz, avait augmenté d’une façon tout àfait extraordinaire. Sur la liste des officiers il cherchait envain deux cadets sans pouvoir deviner ce qu’ils étaient devenus. Aubureau du colonel on recherchait inutilement une machine à écrirequi avait disparu. Tous ces comptes embrouillés lui avaient donnéune migraine épouvantable. Bien qu’il eût pris, déjà, depuis ledépart, trois cachets d’aspirine, il avait en montant dans lecompartiment une mine de martyr.

    Debout dans le wagon des détenus, il écouta,impassible, le rapport du caporal. Celui-ci lui annonça qu’il étaitchargé de la surveillance des deux prisonniers, qu’il disposait detant de soldats, etc.

    Le lieutenant compara son rapport avec seschiffres et jeta autour de lui un regard attentif.

    –&|160;Quel est cet oiseau-là&|160;?demanda-t-il sévèrement en apercevant l’aumônier étendu sur labanquette, et dont le derrière se dressait irrespectueusement enface de l’officier.

    –&|160;Mon lieutenant, balbutia le caporal,c’est que… je veux dire… que…

    –&|160;Que voulez-vous dire&|160;? grogna ledocteur Mraz. Expliquez-vous clairement&|160;!

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, répondit Chvéïk à la place du caporal, que ce monsieurqui dort là, couché sur le ventre, c’est l’aumônier du régiment. Ilest complètement noir. À notre départ de Budeiovitz, il a voulu àtout prix nous accompagner et il a grimpé dans notre wagon. Vu quec’était un gradé supérieur, nous n’avons pas osé le foutre à laporte, pour ne pas commettre le crime d’insubordination contre ladiscipline. Il a dû se tromper et prendre notre wagon de détenuspour celui de l’état-major.

    Le docteur Mraz prit alors une mesureénergique. Il ordonna au caporal de retourner l’aumônier sur lacouchette en déclarant qu’il était impossible de reconnaîtrel’identité de celui-ci en ne voyant que la partie qu’il montrait deson individu. Après des efforts acharnés, le caporal réussit àretourner sur le dos le révérend père qui se réveilla. Voyant unofficier devant lui, il le salua amicalement&|160;:

    –&|160;Tiens, bonjour Fredy&|160;! Quoi deneuf&|160;? Le dîner est prêt&|160;?

    Là-dessus, il referma aussitôt les paupières,se retourna et se rendormit.

    Le docteur Mraz avait reconnu le pochard de laveille, le même qui s’était empiffré au mess des officiers. Ilsoupira et dit tout bas&|160;:

    –&|160;Caporal, pour cette affaire, vous irezdemain au rapport.

    Puis il tourna les talons, mais comme ils’apprêtait à partir, Chvéïk lui dit&|160;:

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je ne devrais pas être ici. J’aurais dû quitter laprison à dix heures et demie, puisque c’est à ce moment-là que mapeine se termine. Ma place devrait être dans le wagon à bestiaux,parmi les copains de ma compagnie. Étant donné que onze heures ontsonné, je vous serais fort reconnaissant si vous me faisiez mettreen liberté et si vous me faisiez conduire, soit dans mon wagon àbestiaux, soit chez le lieutenant Lukach, dont je suisl’ordonnance.

    –&|160;Comment vous appelez-vous&|160;? luidemanda le docteur Mraz.

    –&|160;Joseph Chvéïk.

    –&|160;Ah, voici donc ce fameux Chvéïk, grognale lieutenant. Vous auriez dû en effet sortir de prison à dixheures et demie, mais le lieutenant Lukach m’a demandé de vousgarder ici jusqu’à notre arrivée à destination. Comme çà noussommes sûrs que vous ne ferez pas de nouvelles blagues enroute.

    Lorsque le lieutenant fut parti, le caporals’écria avec satisfaction&|160;:

    –&|160;Vous vouliez m’attirer des embêtements,Chvéïk&|160;! Mais vous voyez que cela ne vous a pas réussi. Sij’avais voulu, c’est moi qui aurais pu vous mettre en mauvaiseposture.

    –&|160;Mon caporal, riposta l’aspirant, vousparlez sans réfléchir. Ce n’est pas avec des arguments de ce genreque vous arriverez à vous relever dans notre estime. Un hommeintelligent comme vous, même s’il est furieux, doit dire des chosessensées. Je digère mal également votre vantardise odieuse. Vousauriez pu, avez-vous dit, nous mettre en mauvaise posture. Etpourquoi alors ne l’avez-vous pas fait&|160;? Auriez-vous vouluainsi nous donner la preuve du haut degré de délicatesse auquelvous pouvez atteindre&|160;?

    –&|160;En voilà assez, s’écria le caporal. Sivous continuez à vous foutre de moi, je vous fais passer en conseilde guerre&|160;!

    –&|160;Mais pour quelle raison, monpetit&|160;? demanda l’aspirant.

    –&|160;C’est mon affaire&|160;! répondit lecaporal d’un ton décidé.

    –&|160;Votre affaire&|160;? dit l’aspirant ensouriant, votre affaire et la nôtre sans doute&|160;! Je comprends,mon ami, la raison de votre mauvaise humeur. Mais ce n’est pas uneraison, parce que vous irez demain au rapport, pour vous permettrede nous engueuler au mépris de tous les règlements.

    –&|160;Vous n’êtes que des voyous&|160;!s’écria le caporal.

    –&|160;Je vais vous dire une bonne chose, fitChvéïk. Je suis déjà un vieux soldat, j’ai fait mes trois ans avantla guerre, et je vous assure que ces engueulades ne rapportent pasgrand chose. Lorsque j’étais encore bleu, nous avons eu un juteux àla compagnie, un certain Schreiter. C’était un rengagé&|160;; ilavait dû se cogner la tête quelque part et perdre son bon sens pourchoisir un métier pareil. Or, cet homme-là ne cessait pas de noustraquer, il trouvait partout des sujets d’observations. Ça, cen’est pas réglementaire, ça ce n’est pas ce qui convient à unmilitaire, vous n’êtes pas des soldats, vous n’êtes que des gardeschampêtres. Un jour j’en ai eu assez, je me présente au rapport dela compagnie.

    –&|160;Que voulez-vous&|160;? me demanda lecapitaine.

    –&|160;Mon capitaine, je vous déclare avecobéissance, que je viens me plaindre au sujet de notre adjudant.Nous sommes des soldats de sa majesté impériale et royale et nonpas des gardes champêtres. Nous sommes au service du kaiser et nonpas de simples bourgeois, que je lui réponds.

    –&|160;Tâche de déguerpir d’ici, espèced’imbécile&|160;! me dit le capitaine.

    Alors, je lui ai répondu que je demandais àêtre conduit au rapport du bataillon.

    Au rapport du bataillon lorsque j’ai expliquéque nous n’étions pas des gardes champêtres, mais des soldats de SaMajesté Impériale et Royale, le lieutenant-colonel m’a collé deuxjours de salle de police.

    Là-dessus, j’ai demandé qu’on m’amène aurapport du régiment.

    Au rapport du régiment, le colonel m’a d’abordengueulé, en me disant que j’étais un idiot et qu’il me souhaitaitd’aller au diable. Là-dessus je répondis&|160;:

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncolonel, que je demande à être présenté au rapport du régiment.

    Alors, il a eu la frousse, et il a fait venirl’adjudant Schleiter au bureau du régiment, et le juteux a étéobligé de me faire des excuses devant tous les officiers pourm’avoir outragé en me traitant de garde champêtre. Mais en sortantdu bureau, cet enfant de salaud m’a rejoint dans la cour et m’adéclaré qu’à partir de ce jour il ne m’adresserait plus la parole,mais qu’il s’arrangerait tout de même pour me faire coffrer.

    J’ai eu beau me tenir peinard, un jour quej’étais en sentinelle devant le magasin aux munitions, où lessoldats avaient pris l’habitude de se distraire en écrivant sur lemur du bâtiment, le juteux m’a eu. Lorsque je suis arrivé pourprendre ma faction, il y avait déjà sur le mur, dessiné à la craie,un sexe de femme, et dessous on avait écrit un vers.

    Moi, j’avais pas grand’chose comme idée,aussi, je n’ai fait que mettre ma signature sousl’inscription&|160;: «&|160;Le juteux Schleiter est unchameau.&|160;» Et voilà-t-il pas que ce chameau de Schleiter m’adénoncé, car il m’avait espionné, le traître&|160;!

    Mais, par malheur, au-dessus de l’inscriptionqui concernait le juteux, il y en avait encore une autre&|160;:«&|160;Penses-tu que nous irons faire la guerre&|160;? Ah&|160;!merde alors&|160;!&|160;»

    Ça se passait en 1912, cette même année où, àcause de notre consul Prochaska, qui avait été assassiné, on avoulu marcher contre la Serbie. Aussi on m’a immédiatement envoyé àTérésina, au tribunal régional. Les messieurs du tribunal sontvenus photographier au moins quinze fois le mur, avec les dessinset inscriptions. Ils m’ont fait faire plusieurs pages d’écriturepour savoir comment j’écrivais&|160;: «&|160;Penses-tu que nousirons faire la guerre&|160;? Ah merde alors&|160;!&|160;»

    Puis il m’a fallu écrire une quinzaine de foisau moins que «&|160;le juteux Schleiter est un chameau&|160;».Ensuite un graphologue est venu et il m’a fait encore écrire&|160;:«&|160;C’était le 29 juin 1897, l’année où Kralov Dur sur l’Ebbe aconnu les terreurs de l’inondation…&|160;»

    Mais, comme disait le capitaine-rapporteur,tout cela n’était pas encore suffisant, car il ne s’agissait passeulement de se rendre compte si les N, les I, les R que je faisaisétaient pareils à ceux de l’inscription mais il fallait également,d’après lui, savoir comment j’écrivais toutes les lettres dont secompose le mot&|160;: merde. Alors, l’expert s’est mis à medicter&|160;: moche, melon, madame, mardi. Ce graphologue-expert afini par devenir dingo avec toutes ces histoires. Il regardait toutle temps derrière lui, où se tenait un soldat baïonnette au canon.Enfin il a déclaré que toutes mes pages d’écriture, accompagnées dephotographies, devaient être envoyées à Vienne, et il me fit encoreécrire cette phrase&|160;: «&|160;Qui va lentement vasûrement&|160;». Là-dessus, toutes ces paperasses ont été expédiéesà Vienne et, pour finir, ces messieurs ont reconnu que lesinscriptions n’étaient pas de mon écriture, mais que la signatureétait la mienne, ce que j’ai d’ailleurs reconnu volontiers.

    J’ai écopé de six semaines de prison pouravoir gribouillé mon nom sur le mur d’un bâtiment appartenant àl’armée, et le jugement ajoutait&|160;: «&|160;Que pendant quej’écrivais sur le bâtiment de Sa Majesté, je n’avais pas fait mondevoir de sentinelle.&|160;»

    –&|160;Eh bien, vous voyez&|160;! remarquaavec satisfaction le caporal, que ces sortes de cochonneries nerestent jamais impunies&|160;! À cette époque, vous étiez déjà bonpour la potence. Si j’avais été à la place du tribunal, c’est passix semaines que je vous aurais collées, mais plutôt sixans&|160;!

    –&|160;Allons, allons, mon cher, ne vousfaites pas plus méchant que vous ne l’êtes, fit l’aspirant. Songezplutôt à ce qui vous attend, avant de vouloir condamner les autres.Nous venons d’avoir la visite de l’officier de service qui vous apromis de vous faire passer au rapport. Vous feriez bien de vous ypréparer, en méditant pieusement sur le peu de solidité desgrandeurs d’un caporal. Pensez à ce que vous êtes dans l’univers,où l’astre le plus proche de notre train de transport militaire est275 fois plus loin que le soleil. Même si vous étiez un astre fixe,vous seriez encore si peu de chose, que l’on ne pourrait pas vousvoir, même avec les meilleurs instruments astronomiques. Iln’existe pas d’expression assez puissante pour exprimer le peu deplace que nous tenons dans le monde. Songez, caporal, que la courbeque vous pourriez former en marchant pendant six mois serait uneellipse tellement insignifiante que son axe parallèle ne pourraitmême pas être mesuré.

    –&|160;Dans ce cas, remarqua Chvéïk, notrecaporal va devenir fier qu’on soit incapable de mesurer soninsignifiance. Si les émotions qui l’attendent au rapport lerendent un peu malade, je lui conseille de ne pas s’en faire poursi peu, car nous sommes maintenant en guerre et il n’y a que leshommes valides qui vont sur le front.

    Si même on vous mettait en taule, mon caporal,continua Chvéïk avec son sourire le plus aimable, il ne faut pasperdre la raison pour cela. Inutile de raconter à tout le monde ceque vous pensez. J’ai connu un marchand de charbon, un certainFrantisek Chkvor, lequel, au début de la guerre, était en prisonavec moi à la Préfecture de Prague. Il était inculpé de hautetrahison. Plus tard, je crois même qu’on l’a pendu parce qu’ilavait été compromis dans une sorte de complot. Donc, lorsqu’onl’interrogeait et qu’on lui demandait s’il n’avait pasd’observations à faire, il répondait&|160;:

    –&|160;Les choses sont arrivées ainsi, parcequ’elles ne pouvaient pas arriver différemment, si elles avaientété différentes, elles ne seraient pas arrivées ainsi.

    Pour cette déclaration, il a eu deux jours decachot, sans manger ni boire. Puis on l’a ramené àl’interrogatoire, où il n’a cessé de répéter&|160;: Les choses sontarrivées ainsi, parce qu’elles ne pouvaient arriver différemment,etc.

    Il devait répéter cela même en se rendant à lapotence.

    –&|160;Oh&|160;! on en zigouille pas mal cestemps-ci, dit un homme de l’escorte. On nous lisait, il y aquelques jours, une ordonnance au sujet d’un réserviste du nom deKudrna, qu’on a zigouillé à Motol. Lorsque sa femme était venue luifaire ses adieux à la gare, en portant son gosse sur les bras, lecapitaine de son régiment, devenu subitement furieux, a flanqué uncoup de sabre sur la tête de l’enfant. Mais ceux qu’on zigouille leplus, ce sont les gens qui s’occupent de politique. Ainsi, on apassé par les armes un journaliste en Moravie, et notre capitainedit toujours que les autres ne perdent rien pour attendre.

    –&|160;Tout a une fin&|160;!

    –&|160;Là-dessus, vous avez bien raison,déclara le caporal. On devrait en faire autant à tous lesjournalistes, ils ne font qu’exciter le peuple. Il y a deux ans,lorsque je n’étais que premier soldat, j’avais dans mon escouade unjournaliste qui m’appelait toujours&|160;: «&|160;Épouvantail del’armée&|160;!&|160;» Oui, mais je lui en ai fait baver. Je lui aifait tremper sa liquette de sueur. Et alors, le bougre a changé deton&|160;: «&|160;Pardon, monsieur, qu’il me disait, respectez enmoi l’homme.&|160;» Je lui ai montré mon respect en l’obligeant àse coucher dans la cour de la caserne, après un orage. Je l’aiconduit devant une mare, puis je lui ai ordonné&|160;: Couche-toi,s’pèce de salaud&|160;! Il était aussi mouillé que s’il venait desortir d’une piscine. Et j’exigeai qu’une heure plus tard il seprésente à moi, propre comme un sou neuf. Vos boutons, que je luiai dit, doivent briller comme une glace. Il a passé toute lamatinée à se débarbouiller et à pousser des gueulements, et lelendemain je recommençais la même comédie. Puis je lui aidemandé&|160;: Qu’en pensez-vous&|160;? Qui est le plus fortici&|160;: l’épouvantail de l’armée ou le journaliste&|160;?C’était un vrai type de l’intellectuel…

    En disant ces mots, le caporal regardal’aspirant d’un air triomphal, puis poursuivit&|160;:

    –&|160;Lui aussi, il avait été exclu del’école des aspirants pour son intelligence, car il avait eu leculot de mettre dans les journaux que l’on maltraitait les soldats.Non, mais, sans blagues&|160;! Cet homme-là n’était même pascapable de démonter son fusil, et il aurait voulu qu’on lui foutela paix. Si je lui disais&|160;: à gauche, il tournait la tête,comme qui dirait exprès, à droite&|160;; et il faisait une gueulede baleine en bas âge. C’est comme pour le maniement du fusil, ilne savait jamais par quel bout le prendre, et il me regardait commeun jeune veau lorsque j’essayais de lui apprendre la façon de faireun bon&|160;: Présentez armes&|160;! Il ne savait même pas surquelle épaule on porte le fusil, et il saluait comme un gorille.Pour le dresser, je lui ai collé un fusil rouillé, afin qu’ilapprenne à le nettoyer. Il a eu beau frotter du matin au soir,dépenser tout son argent en huile et en toile émeri, c’était peineperdue. Plus il s’acharnait, et plus la rouille ressortait. Aurapport, quelques jours après, le fusil passa de mains en mains, ettout le monde en bavait de voir une arme aussi sale. Notrecapitaine lui disait toujours&|160;: Vous ne serez jamais unsoldat, vous bouffez inutilement la soupe du Kaiser, etc., etc. Unjour, on découvrit dans sa valise toute une masse de bouquinsremplis de balivernes sur le désarmement, la paix entre lespeuples, etc. Pour cela, on l’a mis pour quelques semaines enprison et il ne nous embêta plus, jusqu’au jour où, pour sedébarrasser de lui, on l’a chargé de faire des écritures pour qu’ilne puisse pas contaminer les soldats. Voilà comment a fini cethomme intelligent&|160;! Et pourtant, il aurait pu devenirofficier, s’il n’avait pas lu, écrit et dit tant de bêtises sur sondésarmement et sa paix mondiale&|160;!

    Le caporal soupira et ajouta d’un airattristé.

    –&|160;Il ne savait même pas plierconvenablement sa capote. Il avait fait venir toutes sortes deproduits pour astiquer ses boutons, et, malgré cela, ils étaienttoujours noirs comme le cul d’un cochon. Mais pour raconter desboniments, il s’y connaissait, l’animal&|160;! Au bureau, il nefaisait que philosopher. C’était son dada, car, comme il le disait,il était toujours «&|160;un être humain&|160;». Je me rappellequ’un jour, en le faisant allonger dans une mare, je lui aidit&|160;: En vous écoutant radoter, cela me rappelle que j’ai lu,un jour, que l’homme avait été fait avec de la boue, parconséquent, vous retournez d’où vous êtes sorti, inutile degueuler&|160;!

    Le caporal se tut, fort content delui-même.

    Il s’attendait à ce que l’aspirant luirépondit, mais ce fut Chvéïk qui prit la parole à saplace&|160;:

    –&|160;Pour les mêmes tracasseries, dit-il, etpour de pareilles chicanes, un certain Konitchev, du 35ede ligne, avait lardé son caporal à coups de baïonnette. J’ai lul’histoire dans le Courrier.Le caporal n’avait pas moinsde trente coups de baïonnette dans le ventre, dont douze étaientmortels. Le soldat, son crime accompli, s’assit sur sa victime ets’égorgea lui-même. Je connais un autre cas, qui est arrivé enDalmatie où on a égorgé un caporal, et l’on n’a jamais pu mettre lamain sur le coupable. Je me souviens aussi de l’histoire qui étaitarrivée à un caporal du 75e de ligne&|160;; quis’appelait Roilan…

    Chvéïk, à ce moment, fut interrompu par ungémissement que poussa l’aumônier. Le révérend père, très grave ettrès digne, venait de se réveiller. Ce réveil fut accompagné desmêmes incidents qui illustrèrent celui de Gargantua, que le pèreRabelais nous a contés avec des détails amusants.

    Le saint homme rota et péta en même temps,puis il se mit à bâiller à se décrocher la mâchoire. Lorsqu’ils’aperçut de l’endroit où il était, il se leva brusquement ets’écria&|160;:

    –&|160;Mais, nom de Dieu&|160;! où est-ce queje suis&|160;?

    Le caporal lui réponditrespectueusement&|160;:

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que vous vous trouvez dans le wagon desdétenus.

    L’aumônier demeura muet un instant, pouressayer de voir clair dans cette énigme. Mais ce fut vainementqu’il essaya de se rappeler les événements qui l’avaient conduitsur la banquette où il se trouvait. Tout ce qu’il avait vécu durantla nuit précédente et pendant la matinée s’était complètementeffacé de sa mémoire.

    Enfin, s’adressant au caporal qui se tenaittoujours au garde-à-vous devant lui, il lui demanda&|160;:

    –&|160;Eh, dites donc, qui est-ce qui vous apermis…

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier…

    L’ecclésiastique, sans même l’écouter, se levaet se mit à déambuler dans le wagon. On l’entendit murmurer&|160;:«&|160;Tout cela est incompréhensible.&|160;» Puis il s’assit etdemanda&|160;:

    –&|160;Où allons-nous&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que nous allons à Bruck-Kiralyhida.

    –&|160;Pourquoi diable allons-nouslà-bas&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que tout le 91e régiment de ligneest transféré dans cette garnison.

    À peu près complètement dessaoulé, l’aumônierparvint à distinguer l’aspirant des autres soldats et il luidemanda&|160;:

    –&|160;Dites donc, vous qui me paraissez êtreun homme intelligent, voulez-vous m’expliquer, et sans détour, sansvous taire sur quoi que ce soit, comment il se fait que je metrouve en votre compagnie&|160;?

    –&|160;Très volontiers, répondit l’aspirantd’un ton cordial. Vous vous êtes joint à notre détachement cematin, à la gare de Budeiovitz, et vous paraissiez avoir la tête unpeu lourde.

    Le caporal regarda l’aspirant avecindignation.

    –&|160;Ensuite, vous êtes monté dans ce wagon,poursuivit ce dernier, vous vous êtes allongé sur la banquette, etmon ami Chvéïk, que voici, a eu la touchante attention de placer sacapote sous votre tête pour qu’elle vous serve d’oreiller. À ladernière station, nous avons eu la visite de l’officier de service,qui vous a inscrit sur son registre. Et, à cause de cela, lecaporal que voilà doit se rendre demain au rapport.

    –&|160;Tiens, tiens&|160;! soupira le révérendpère. À la station prochaine, il ne me restera plus qu’à me rendredans le compartiment des officiers d’état-major. Vous ne savez passi le déjeuner a déjà été distribué&|160;?

    –&|160;Pas encore, monsieur l’aumônier,répondit le caporal, le déjeuner sera servi à Vienne seulement.

    –&|160;Ainsi c’est vous qui m’avez mis votrecapote sous ma tête&|160;? demanda l’aumônier à Chvéïk. Je vousremercie bien.

    –&|160;Il n’y a pas de quoi, répondit Chvéïk,je n’ai fait que mon devoir, ce que chaque soldat doit faire enpareille circonstance, c’est-à-dire lorsqu’il voit qu’un de sessupérieurs n’a rien qui puisse lui servir d’oreiller et qu’il estun peu rond. Le soldat doit respecter son supérieur, même sicelui-ci s’en est mis plein la lampe. Les aumôniers, ça me connaît,car j’ai été l’ordonnance, à Prague, de M.&|160;l’aumônier Katz. Cesont des gens très rigolos et très gentils.

    L’aumônier, pour se faire pardonner sadébauche de la veille, tendit une cigarette à Chvéïk&|160;:

    –&|160;Tiens, et fume ça, lui dit-il. Quant àtoi, ajouta-t-il, en s’adressant au caporal, qui dois aller demainau rapport à cause de moi, n’aie pas peur, j’arrangerai cela. Toi,dit-il en se tournant vers Chvéïk, je te prends à mon service, tuseras mon brasseur, et tu vivras comme un coq en pâte.

    Pris d’une véritable frénésie de bonté, ildistribua des promesses à droite et à gauche. Il promit àl’aspirant, de lui offrir une boîte de chocolat, aux soldats del’escorte une bouteille de rhum, et au caporal, de le fairetransférer au service photographique de la 27e divisionde cavalerie&|160;! Bref, il n’oublia personne.

    Ensuite, il offrit des cigarettes à tous, endéclarant aux détenus qu’il leur donnait la permission de fumer etque, du reste, il s’arrangerait pour qu’on les libère le plus tôtpossible.

    –&|160;Je ne veux pas que vous gardiez de moiun mauvais souvenir, dit-il. Je veux vous prendre sous maprotection. Vous avez l’air très sympathique. Vous appartenez àcette catégorie de gens que Dieu aime. Si même vous avez commisquelques péchés, je vois que vous en supportez allègrement lesconséquences.

    –&|160;Pour quelle raison avez-vous été puni,mon fils&|160;? demanda-t-il à Chvéïk.

    –&|160;Le bon Dieu m’a foutu une punition parl’intermédiaire du colonel, répondit Chvéïk pieusement, parce quej’avais du retard en rentrant à mon corps.

    –&|160;La grâce de Dieu est infinie&|160;!répondit le révérend père d’un ton solennel. Rien n’échappe à satoute-puissance et à sa prévoyance. Et vous, aspirant, qu’avez-vousfait&|160;?

    –&|160;Je suis ici, répondit ce dernier, parceque la grâce du Seigneur ayant bien voulu me procurer unrhumatisme, cette bienveillance me rendit orgueilleux. Après avoirpurgé ma peine, je passerai mon temps à éplucher des pommes deterre.

    –&|160;Ce que Dieu fait est bien fait&|160;!s’écria l’aumônier, que l’idée de cuisine venait de subitemententhousiasmer. Un homme de talent peut faire une belle carrièredans la cuisine. Je pense même qu’il faudrait réserver à cet emploiles gens les plus intelligents, car ne l’oublions pas, savoir bienpréparer à manger est un véritable art&|160;! Ce que l’on prépare àla cuisine importe peu, mais ce qui compte c’est l’amour aveclequel on fait ce travail&|160;! Prenons, par exemple, unesauce&|160;! Un homme intelligent, s’il prépare une soupe àl’oignon, prend toutes sortes de légumes et les fait cuire dans dubeurre, sur un feu doux, puis il ajoute quelques épices comme dupoivre, du clou de girofle, de la muscade, du gingembre&|160;;tandis que l’homme ordinaire et stupide fait bouillir toutsimplement les oignons dans de la margarine. Je voudrais beaucoupvous voir nous préparer la cuisine pour le mess des officiers. S’ilest des métiers dans lesquels on peut faire une belle carrière touten étant démuni d’intelligence, on n’en saurait dire autant de lacuisine. Hier soir, à Budeiovitz, au vin d’adieu des officiers, onnous a servi des rognons à la sauce madère. Eh&|160;! bien, celuiqui les a préparés a eu tous ses péchés pardonnés d’avance. C’estun chef épatant&|160;! Naturellement c’était un instituteur, deSkoutch&|160;! J’ai déjà mangé des rognons à la sauce madère aumess, du 64e de ligne. C’était tout ce qu’il y avait deplus ordinaire. On y avait même mis de la croûte de pain râpée,comme dans les restaurants. Savez-vous quel était le chef qui avaitcommis un pareil crime&|160;? C’était un garçon de ferme,naturellement&|160;!

    L’aumônier fit tout un discours sur la façonde préparer certains plats. Il parla du vieux et du nouveauTestament où il y avait de nombreuses recettes de cuisine quiavaient servi dans l’antiquité pour préparer des banquets auxquelsdonnaient lieu les fêtes religieuses. Puis, tout égayé par cespropos, il demanda à ses auditeurs de lui chanter quelque chose.Chvéïk, avec sa maladresse habituelle, se mit à chanter la romancesuivante&|160;:

    La fille est allée au puits.

    Voici notre abbé qui la suit

    En portant une bouteille de pinard…

    Mais l’aumônier ne se fâcha pas.

    –&|160;Si nous avions au moins une bouteillede rhum, dit-il en soupirant, nous n’aurions pas besoin d’unebouteille de pinard. En ce qui concerne les filles, poursuivit-ild’un ton jovial, il vaut mieux les tenir à l’écart. Elles sont toutjuste bonnes à nous pousser à la débauche.

    Le caporal allongea le bras dans la profondeurde sa capote et en retira une bouteille de rhum.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, dit-il d’une voix étranglée qui trahissait lalutte intérieure qui se livrait en lui pour consentir à cesacrifice, si vous voulez bien ne pas vous fâcher, permettez-moi devous offrir…

    –&|160;Diable&|160;! répondit avecenthousiasme le révérend père, il n’y a rien là qui puisse mefâcher&|160;! Permettez-moi de boire à votre santé et à votre bonvoyage à tous&|160;!

    –&|160;Mon Dieu&|160;! soupira le caporal envoyant que la moitié du contenu de la bouteille disparaissaitsubitement dans le gosier du révérend père.

    –&|160;Tenez, dit l’aumônier en se tournantvers l’aspirant, goûtez-moi ça&|160;! Vous m’en direz desnouvelles&|160;!

    Ensuite ce fut le tour de Chvéïk à quil’aumônier ordonna&|160;:

    –&|160;Goûtez-moi ça&|160;!

    –&|160;À ta santé, mon vieux&|160;! dit Chvéïkd’un ton consolateur, en remettant la bouteille vide au caporal,qui lui lança un regard furieux.

    –&|160;Maintenant, je vais encore un peu mereposer, dit l’aumônier, et je vous prie de me réveiller avant quenous arrivions à Vienne. Et vous, continua-t-il en s’adressant àChvéïk, vous irez à la cuisine du mess des officiers et vousm’apporterez mon déjeuner. Vous n’aurez qu’à dire que c’est pourMonsieur l’aumônier principal Latsina, et tâchez d’avoir uneportion double. Si l’on vous donnait du knedni au gratin,n’acceptez pas de croûtons. Puis faites-vous donner une bouteillede pinard et n’oubliez pas non plus une bonne ration de rhum.

    Le révérend père Latsina fouilla dans sespoches.

    –&|160;Écoutez, caporal. Je n’ai pas demonnaie sur moi, prêtez-moi un florin. Merci. Tenez mon ami,comment vous appelez-vous&|160;?

    –&|160;Joseph Chvéïk, pour vous servir monaumônier.

    –&|160;Ce florin n’est qu’une avance. Vous enaurez encore un second, soldat Chvéïk, lorsque vous aurezponctuellement exécuté mes ordres. On vous remettra également, pourmoi, des cigarettes et des cigares. S’il y a une distribution dechocolats tâchez d’en obtenir deux parts&|160;; si on vous donnedes conserves n’oubliez pas de dire que j’aime surtout les languesfumées et le foie gras. S’il y avait du fromage de gruyère, exigezque l’on vous coupe ma part dans le milieu et qu’on laisse de côtéla croûte&|160;; vous agirez de même si l’on faisait unedistribution de salami hongrois. Demandez toujours le milieu carc’est la partie la plus juteuse.

    L’aumônier s’allongea sur la banquette, setourna sur le ventre et s’endormit comme un bienheureux.

    –&|160;Je pense, caporal, dit l’aspirant,lorsque l’aumônier se fut mis à ronfler, que vous êtes satisfait devotre enfant trouvé.

    –&|160;C’est un bébé qui a du cran, n’est-cepas caporal&|160;! ajouta Chvéïk. Il tète gentiment labouteille&|160;!

    Le caporal luttait depuis un moment contre lessentiments d’indignation qui montaient en lui, mais, tout à coup,l’amertume déborda.

    –&|160;Ah&|160;! oui, tu parles d’unsapeur…

    –&|160;Il me rappelle, remarqua Chvéïk, avecsa façon d’emprunter de l’argent, un certain Mileitchko, deDeivitz, ce pauvre diable était toujours fauché, à tel point queses créanciers ont fini par le faire coffrer.

    –&|160;Avant la guerre, au 75e deligne, raconta un homme de l’escorte, il y avait un capitaine qui abouffé la caisse du régiment, de sorte qu’il a dû abandonner lacarrière, et maintenant, depuis la guerre, il est de nouveau là, ettoujours capitaine&|160;; nous avons eu un sergent qui a volé lesdraps et les étoffes du magasin&|160;; par-dessus le marché, ilavait barboté également une vingtaine de colis, et ce bandit esttout de même revenu au régiment depuis la guerre avec le grade desergent-major&|160;! Mais en Serbie, on a zigouillé un soldat quiavait bouffé sa boîte de singe en une seule fois au lieu de lafaire durer pendant trois jours…

    –&|160;Cela n’a rien à voir avec notreaffaire, déclara le caporal d’une voix sévère, mais il est vrai quetaper un pauvre cabot de deux florins c’est tout de même…

    –&|160;Tenez, voilà votre florin, dit Chvéïk.Je ne veux pas m’enrichir au détriment des autres. Et lorsqu’il medonnera le second, je vous le rendrai également pour ne pas vousentendre pleurer. Vous devriez être fier que vos supérieurs vousfassent l’honneur de vous demander de l’argent. Mais vous, je vousvois venir, dans le fond vous n’êtes qu’un égoïste. En somme, il nes’agit là que de deux misérables florins. Je me demande ce que vousferez lorsqu’il s’agira d’offrir votre vie, pour sauver celle devotre officier, lorsqu’il sera blessé et que vous aurez la missiond’aller le chercher en face des tranchées ennemies et de lerapporter dans nos lignes.

    –&|160;Vous commencez à m’emmerder&|160;! luirépondit le caporal. Vous…

    –&|160;Chaque fois qu’il y a une bataille,remarqua un des hommes de l’escorte, il y en a plus d’un qui fontdans leur culotte. Un copain m’a raconté l’autre jour quelorsqu’ils s’élancèrent à l’attaque, il avait rempli trois fois sonfalzar&|160;; la première fois lorsqu’on lui donna l’ordre degrimper hors de la tranchée, la deuxième en arrivant devant lesbarbelés, et la troisième lorsque les Russes firent unecontre-attaque à la baïonnette en hurlant&|160;:«&|160;Hourra&|160;!&|160;» comme des diables. Ils furent refoulésdans leurs tranchées, et là, ils s’aperçurent qu’ils avaient tousle cul sale. Un homme dont la tête avait été fendue en deux par unshrapnel, s’était soulagé, lui aussi, dans son froc, et la moitiéde son crâne qui avait été arrachée se trouvait juste dessus. Il ya un tas de choses terribles&|160;! On ne sait même pascomment…

    –&|160;Il arrive, reprit Chvéïk, qu’onrencontre dans les batailles des choses vraiment dégoûtantes,lorsque j’étais encore à Prague, un convalescent, qui venait dePrezemysr, nous racontait à la Belle Vue de Pohojeletz, qu’il avaitparticipé à une attaque à la baïonnette. En face de lui se trouvaitun Russe, un gros bonhomme sous le nez duquel pendait une grossegoutte luisante.

    –&|160;C’était un simple poilu ou uncaporal&|160;? demanda l’aspirant.

    –&|160;C’était un caporal, répondit gravementChvéïk.

    –&|160;Ah&|160;! cela aurait pu arriver àn’importe quel aspirant&|160;! répliqua le caporal en jetant unregard triomphal sur Marek comme s’il voulait dire&|160;:«&|160;Est-ce qu’il t’est arrivé souvent de rencontrer un type quià la répartie aussi prompte que moi&|160;?&|160;»

    L’aspirant se tut et s’allongea sur labanquette. Le train approchait de Vienne, Ceux qui ne dormaient pasobservaient par les portières les fortifications et les largeszones de fil de fer barbelé dont la vue seule commençait à lesabattre.

    Les hurlements des bergers de KasperskyHora&|160;: «&|160;Wann ich kumm, wann ich wiedakumm…&|160;» diminuaient d’ardeur devant ce spectacle.

    –&|160;Tout est bien en ordre, dit Chvéïk enregardant les tranchées. Tout cela est très bien, seulement lesViennois feront bien de prendre quelques précautions s’ils neveulent pas déchirer leurs pantalons. Vienne est une ville trèsimportante, continua-t-il. À eux seuls, les animaux du jardinzoologique sont une merveille. Lorsque j’ai été à Vienne, il y aquelques années, je suis souvent allé rendre visite aux singes, etsi par hasard un membre de la famille impériale se promenait parlà, les flics formaient un barrage et il n’y avait plus moyend’entrer. Un tailleur du 10e arrondissement a été arrêtéde cette façon, car il voulait à tout prix passer à travers lesflics, pour voir les singes.

    –&|160;Avez-vous vu le palais impérial&|160;?demanda le caporal.

    –&|160;Ah&|160;! ça c’est joli&|160;! réponditChvéïk. Je n’y suis jamais allé, mais un de mes amis l’a vu et ilm’a raconté là-dessus toutes sortes de merveilles. Et ce qui estplus beau encore, c’est la Garde du Bourg. Chaque soldat de lagarde a au moins deux mètres, et lorsqu’ils ont fini leur serviceon leur donne une licence pour tenir un bureau de tabac. Et desprincesses il y en a autant là-dedans que ce que j’ai de cheveuxsur mon crâne.

    Le train traversa une gare et l’on putentendre un orchestre qui jouait l’hymne impérial. Tous les soldatspensaient que c’était pour fêter leur arrivée, mais l’orchestreavait dû se tromper de station, car le train ne s’arrêta qu’à lagare suivante. On distribua la soupe au 91e de ligne etune réception solennelle eut lieu en leur honneur.

    Mais ces fêtes n’avaient plus autant d’éclatqu’au début de la guerre, lorsqu’on bourrait les soldats defriandises et qu’ils étaient reçus dans chaque gare par des essaimsde jeunes filles, vêtues de robes blanches.

    Trois représentants de la croix rouged’Autriche, deux déléguées d’une association patriotique de femmeset de jeunes filles, et des représentants de la municipalité et ducommandement de la place attendaient le 91e régiment surle quai. Tous et toutes paraissaient très fatigués. Des trainstransportant des troupes ou des blessés traversaient nuit et jourla gare de Vienne et lesdits représentants devaient être présentsau passage de chaque convoi. Ces sortes de manifestationsspontanées finissaient par faire bâiller d’ennui les soldats.

    Des dames s’approchèrent et distribuèrent danschaque wagon des pains d’épices décorés avec des inscriptions ensucre de ce genre&|160;: Que Dieu punisse l’Angleterre&|160;! –Victoire et vengeance&|160;! – L’Autrichien aime sa patrie, carelle est digne d’être aimée, etc.

    On voyait des montagnards de Kaspersky Horaqui dévoraient à pleine bouche les pains d’épices avec une minedésespérée.

    L’ordre arriva enfin d’aller chercher la soupepar compagnie, aux cuisines de la gare où se trouvait également lemess des officiers. C’est là que Chvéïk se rendit.

    L’aspirant attendait tranquillement dans soncompartiment qu’on le servît, car deux hommes de l’escorte avaientété chargés par le caporal d’aller chercher les portions pour lewagon des détenus.

    Chvéïk s’acquitta à merveille de sa mission.Comme il était en train de traverser les voies, il aperçut lelieutenant Lukach qui se promenait le long du quai en attendant sondéjeuner. Sa situation n’était pas brillante, car il avaitprovisoirement à son service l’ordonnance du lieutenant Kirschner,et le gaillard s’occupait uniquement des affaires de son officier,se souciant peu de celles du lieutenant Lukach.

    –&|160;À qui portez-vous tout cela&|160;?demanda-t-il à Chvéïk en le voyant déposer à ses pieds une quantitéd’excellentes choses.

    Chvéïk, tout ahuri, le regarda un instant avecstupéfaction, mais il se remit aussitôt de son émotion, et sonvisage se mit à rayonner de joie.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que c’est pour vous. Seulement je ne sais pas où estvotre compartiment et j’ai peur que le commandant du train se metteà m’engueuler s’il me voit avec vous. Il paraît que cet officierest un sale type.

    Le lieutenant Lukach jeta un regardinterrogateur sur Chvéïk qui continua d’un air candide&|160;:



    –&|160;Mais oui, mon lieutenant, c’est un vraicochon&|160;! Lorsqu’il est venu faire l’inspection des détenus jelui ai déclaré immédiatement que onze heures avaient sonné, quej’avais purgé ma peine, et que je devais rejoindre un wagon àbestiaux pour venir vous retrouver, mais il m’a envoyé me promeneren me déclarant que je devais rester avec les prisonniers pouréviter que je vous attire en route des embêtements.

    Chvéïk prit une figure de martyr pourajouter&|160;: comme si pareille chose m’était jamaisarrivée&|160;! Le lieutenant Lukach soupira.

    –&|160;Des embêtements, continua Chvéïk, jen’ai jamais cherché à vous en donner. Si quelques ennuis vousarrivèrent ce fut toujours par accident, par un caprice de Dieu,comme disait le vieux Vanichek de Pelkarimov, lorsqu’il était entrain de purger son 36e emprisonnement. Je n’ai jamaisvoulu vous faire du tort, mon lieutenant, au contraire, j’aitoujours cherché à vous être agréable, et ce n’est vraiment pas dema faute si, durant notre précédent voyage, nous avons eu toutessortes d’ennuis et de misères.

    –&|160;Ne vous en faites pas, Chvéïk, réponditLukach d’une voix émue, je vais m’arranger pour que vous restiezavec moi.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis trop grand pour pleurer. Mais cela me faittout de même du chagrin quand je me rends compte que vous et moisommes les gens les plus malheureux sur cette terre, bien qu’il n’yait pas de ma faute ni de la vôtre. Toutes ces misères qui nousarrivent, c’est tout de même d’une injustice effroyable, surtoutquand on songe que je suis l’homme le plus soucieux de l’honneur etdu devoir…

    –&|160;Tranquillisez-vous, Chvéïk.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que si je ne craignais pas de faire un affront à ladiscipline, je vous dirais que je ne peux jamais avoir l’âmetranquille lorsque je suis seul, et qu’il me suffit de vousentendre pour que vos paroles me consolent.

    –&|160;Alors, grimpez dans ce wagon,Chvéïk&|160;!

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis déjà sur le marche-pied.

    *

    **

    Dans le camp régnait le profond silence de lanuit. Dans les baraquements il faisait un froid de loup et leshommes grelottaient. En revanche dans le pavillon des officiers onavait tellement chauffé que ces messieurs avaient été obligésd’ouvrir les fenêtres.

    On n’entendait que le pas des sentinellesmontant la garde devant certains bâtiments. Là-bas, au bord de laLeitha, brillait la lumière de la fabrique de Conserves Impérialeset Royales. C’est là que les détritus les plus divers setransformaient en conserve. Le vent apportait des odeurs de boyaux,de tripes, et autres ordures de boucherie dans les avenues du campmilitaire pour apprendre aux soldats la façon dont on préparait lesinge.

    Au balcon d’un pavillon abandonné, on voyaitles lampions rouges de la maison de tolérance réservée auxofficiers, qui fut même honorée, un jour, de la visite du princeÉtienne à l’époque des grandes manœuvres de 1908. C’est là que seréunissaient chaque soir un grand nombre d’officiers.

    L’entrée en était formellement interdite auxsimples soldats. Pour eux on avait installé «&|160;la Maison desRoses&|160;» dont les lampions jetaient devant la porte une lueurverte.

    Même pour les choses de ce genre, lesdifférences de classe se faisaient sentir à l’arrière comme aufront, et plus tard, lorsque la monarchie n’eut plus rien d’autre àoffrir à ses héros que des bordels ambulants attachés à chaquebrigade, les fameux «&|160;Pouffs&|160;», il y eut des«&|160;Pouffs&|160;» d’officiers, de sous-officiers et de simplestrouffions.

    Bruck, de l’autre côté de la Leitha, commeKiralyhida du côté hongrois, étaient chaque nuit des lieuxd’orgies. Dans les deux villes, dans la hongroise comme dansl’autrichienne, se trouvaient de nombreux cafés avec des orchestrestziganes. Les restaurants rayonnaient de lumière. Les bourgeois etles fonctionnaires y amenaient leurs femmes et leurs filles, et lesdeux villes acquirent rapidement la réputation d’être chacune unvaste bordel.

    Dans les baraquements des officiers, Chvéïkattendait le retour de son lieutenant qui était allé au théâtre.Chvéïk se tenait assis sur le lit de son supérieur, cependant qu’enface de lui l’ordonnance du commandant Wenzl était négligemmentallongée sur la table.

    Le commandant Wenzl était revenu au régimentaprès avoir brillamment démontré son incapacité totale sur le frontserbe. On racontait qu’il avait fait démolir un ponton au momentmême où la moitié de son bataillon, qui battait en déroute, setrouvait encore de l’autre côté de la rivière Drina. On l’avaitaffecté depuis au commandement de la place et il travaillait avecl’intendance. Dans les milieux d’officiers, des bruits couraient,affirmant que Wenzl était en train de faire fortune.

    Les deux chambres – celles du commandant et dulieutenant – s’ouvraient sur le même couloir. Mikoulachek, lebrosseur du commandant, bavardait&|160;:

    –&|160;Je m’étonne que cette crapule de Wenzl,disait-il, ne soit pas encore crevé. Je me demande où diable cettefripouille peut passer ses nuits. Il aurait dû me laisser au moinsla clé de sa chambre, afin que je puisse aller boire un coup. Chezlui, ce n’est pas le pinard qui manque.

    –&|160;Il ne fait que voler, remarqua Chvéïk,qui était en train de fumer les cigarettes de son lieutenant, carcelui-ci lui avait interdit de fumer la pipe dans sa chambre. Tudois bien savoir où il le prend tout ce pinard.

    –&|160;Je vais où il m’envoie, réponditMikoulachek de sa voix flûtée. Il me donne un bon, je vais chercherdu vin pour les malades et je le rapporte ici.

    –&|160;Et si un jour il t’envoie cambrioler lacaisse du régiment, tu le feras aussi&|160;? Quand tu es avec moitu gueules toujours contre lui, mais si tu le vois tu tremblescomme une feuille.

    Mikoulachek cligna ses petits yeux et réponditd’un air crâneur&|160;:

    –&|160;T’en fais pas&|160;! la prochaine fois,je vais lui dire&|160;: Attendez-moi, mon colon, je vaisréfléchir…

    –&|160;Jamais tu n’oseras dire cela&|160;!cria Chvéïk, mais il se tut aussitôt, car la porte s’ouvritbrusquement et le lieutenant Lukach pénétra dans la chambre.

    Il paraissait de bonne humeur et il portaitson képi complètement de travers sur la tête.

    Mikoulachek fut tellement surpris qu’il oubliade sauter de la table et salua tout en restant assis.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que tout est en règle, annonça Chvéïk en prenant uneattitude rigoureusement réglementaire, bien qu’il eût oublié deretirer sa cigarette de sa bouche.

    Le lieutenant ne prêta aucune attention à sesparoles et il marcha tout droit sur Mikoulachek qui suivait avecdes yeux effrayés les moindres gestes de l’officier.

    –&|160;Je suis le lieutenant Lukach, ditcelui-ci en arrivant un peu chancelant devant la table. Et vous,qui êtes-vous&|160;?

    Mikoulachek garda un silence atterré&|160;:Lukach prit une chaise, s’assit en face du tampon et, le regardantdans les yeux, ajouta d’une voix sombre&|160;:

    –&|160;Chvéïk, passez-moi mon revolver. Il estdans la malle.

    Pendant que Chvéïk fouillait dans la malle,Mikoulachek demeurait silencieux, comme cloué de terreur sur latable, et fixait des yeux effrayés sur le lieutenant.

    –&|160;Eh bien, comment vousappelez-vous&|160;? cria à nouveau l’officier.

    Mais l’ordonnance garda un silence de mort.Comme il le raconta plus tard, il éprouva, à l’entrée inopinée deLukach, une sorte de paralysie qui l’empêchait de se mouvoir et deparler. Il aurait voulu sauter de sa place et il se sentaitincapable de faire un geste, il aurait voulu répondre et neparvenait pas à ouvrir la bouche, il aurait voulu abaisser sa mainqui saluait mais il s’en sentait incapable.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que le revolver n’est pas chargé, dit Chvéïk.

    –&|160;Alors, chargez-le&|160;!

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que nous n’avons pas de cartouches à la maison. Et jepense qu’il serait difficile, même en tirant dessus, de fairebouger cet animal-là. Je me permets de vous faire remarquer, monlieutenant, que cet homme est le tampon du commandant Wenzl. Dèsqu’un officier lui parle, il perd sa langue. Il a le parler trèsdifficile en général. Il n’est qu’un imbécile. Le commandant, quandil sort en ville, le laisse traîner dans les couloirs de labaraque, et le pauvre diable s’en va causer avec des tamponsvoisins. Il a toujours peur, l’animal, bien qu’il n’ait commis riende criminel.

    Chvéïk cracha. Le ton sur lequel il parlait deson collègue montrait clairement le mépris qu’il avait pour cettesorte de lâcheté.

    –&|160;Permettez-moi, mon lieutenant, d’allerun peu le renifler.

    Chveik fit descendre Mikoulachek de la tableet se mit à le flairer.

    –&|160;Ça commence à venir, commença-t-il. Cesalaud est en train de tout lâcher. Voulez-vous que je le foutedehors&|160;?

    –&|160;Foutez-le dehors, Chvéïk&|160;!

    Chvéïk conduisit l’homme dans le couloir,ferma la porte derrière lui, et lui confia&|160;:

    –&|160;Je t’ai sauvé la vie, imbécile&|160;!Bien entendu, tu m’apporteras une bouteille de pinard aussitôt queton commandant sera rentré. Sans blague, je t’ai vraiment sauvé lavie. Lorsque mon lieutenant est noir il est terrible et personned’autre que moi ne peut le retenir.

    –&|160;Je suis…

    –&|160;Tu n’es qu’une lavette, répondit Chvéïkdurement, va devant ta porte et attends ton maître.

    –&|160;Enfin, vous voici, Chvéïk&|160;!s’écria le lieutenant dès que son ordonnance fut de retour. Je veuxvous parler. Laissez-moi de côté ce garde à vous idiot,asseyez-vous et fichez-moi la paix avec vos déclarationsd’obéissance. Fermez-là, et faites bien attention&|160;! Savez-vousoù se trouve la rue Soproni-Utsa à Kiralyhida&|160;? Je vous répètede ne pas me raser constamment avec vos&|160;: «&|160;je vousdéclare avec obéissance&|160;». Vous n’en savez rien&|160;? Alorsdites simplement que vous ne savez pas et ça suffit&|160;! Marquezsur un bout de papier&|160;: 16, Soproni-Utsa, 16. Il y a uneboutique de quincaillerie dans cette maison.

    »&|160;Savez-vous ce que c’est unequincaillerie&|160;? Mais, nom de Dieu, ne me dites pas toujours«&|160;je vous déclare avec obéissance&|160;». Vous le savez&|160;?Bon&|160;! Ça suffit&|160;! Cette quincaillerie appartient à unMagyar, à un certain Kakonyi. Vous savez ce que c’est qu’unMagyar&|160;? Nom de Dieu&|160;! le savez-vous ou non&|160;? Vousle savez&|160;! Bon&|160;! Il a son appartement au premier étage decette maison. Vous le savez&|160;? Mais, sacré bougre, comment lesavez-vous puisque c’est moi qui vous le dis&|160;! Donc, il habitedans cet appartement. Bon. Ça vous suffit&|160;? Non&|160;? Nom deDieu, je vais vous faire coffrer dès demain. Avez-vous déjà notéque le type en question s’appelle Kakonyi&|160;? Bien. Donc, demainmatin, vers une heure environ, vous vous rendrez à cette maison,vous monterez au premier et vous donnerez cette lettre à MadameKakonyi.

    Lukach fouilla dans ses poches et remit àChvéïk un pli.

    –&|160;C’est une affaire très importante,Chvéïk, ajouta-t-il. On ne saurait trop prendre de précautions,c’est pour cette raison que je n’ai pas mis d’adresse dessus. Je mefie à vous. J’espère que vous ferez parvenir sans encombre malettre à cette dame. Notez encore que cette dame s’appelle Etelka.Écrivez&|160;: Etelka Kakonyi. J’ajoute que vous devez garder unediscrétion absolue et que vous devez attendre la réponse. C’est dureste écrit dans la lettre que l’on doit vous remettre une réponse.Que voulez-vous dire encore&|160;?

    –&|160;Mais si la dame ne veut pas me donnerde réponse&|160;? Qu’est-ce que je dois faire alors&|160;? objectaChvéïk.

    –&|160;Mon vieux, si tu ne m’apportes pas laréponse que je veux à tout prix, tu sauras de quel bois se chauffele lieutenant Lukach. Mais, pour l’instant, je veux dormir. Je mesens un peu fatigué. Dieu sait ce que j’ai bu dans la soirée. Jepense que peu de gens seraient capables de résister à un pareilrégime.

    Le lieutenant Lukach n’avait pas prévu qu’ilresterait si longtemps en ville. Il avait quitté le camp militairepour aller voir une opérette que l’on jouait au théâtre hongroisavec des vedettes juives, des actrices fort grasses. On lui avaitraconté que le passage le plus amusant de la pièce était le momentoù ces dames lançaient les jambes en avant, très haut. Et on luiavait même confié qu’elles ne portaient pas de culottes. Le publicde la galerie ne jouissait pas, naturellement, de ces attractions,mais les officiers d’artillerie placés au premier rang du parterren’avaient pas oublié d’apporter leur jumelle de campagne.

    Ce spectacle avait pourtant laissé lelieutenant Lukach relativement froid, car les jumelles qu’il avaitlouées au théâtre n’étaient point de bonne qualité.

    À l’entr’acte son attention avait été attiréepar une dame qui, accompagnée d’un monsieur d’une quarantained’années, se dirigeait vers le vestiaire en déclarant qu’ellevoulait rentrer chez elle immédiatement&|160;; qu’elle en avaitassez de regarder des cochonneries pareilles. Elle disait cela enallemand&|160;; son compagnon lui répondit en magyar&|160;:

    –&|160;Mais oui, mon ange, tu as raison, c’estdégoûtant.

    –&|160;C’est écœurant, répéta la dame, tandisque le monsieur l’aidait à mettre son manteau.

    Elle avait de beaux yeux noirs qui brillaientd’indignation. Elle regarda Lukach bien en face, comme si elle luiparlait et s’écria de nouveau&|160;:

    –&|160;C’est dégoûtant, écœurant&|160;!

    Et le lieutenant s’était subitement épris dela dame. Suivant les renseignements que lui avait donnésl’ouvreuse, il s’agissait là du ménage Kakonyi, dont le mari tenaitune quincaillerie qui se trouvait au numéro 15, dans laSoproni-Utsa.

    –&|160;Et Mme&|160;Etelka habiteavec lui au premier étage, ajouta-t-elle avec des précisionsd’entremetteuse. C’est une Allemande, elle est de Sopron, et sonmari est magyar. Chez nous tous les couples sont panachés.

    Le lieutenant prit également son manteau auvestiaire et s’en alla par la ville. Il rencontra, aucafé-restaurant «&|160;Prinz Albrecht&|160;», quelques officiers deson régiment.

    Il ne perdit pas son temps à bavarder, mais ilen but d’autant plus, tout en réfléchissant à ce qu’il devaitécrire à cette belle dame aux mœurs si sévères et qui l’attiraitdavantage que toute la ménagerie de singes. C’est ainsi que sescopains appelaient les acteurs du théâtre hongrois.

    Tout à son amour, il éprouva le besoin des’isoler et découvrit un petit café «&|160;À la Couronne deSaint-Étienne&|160;», où il se retira dans un salon, non sans avoirauparavant été obligé de chasser de là une Roumaine qui voulait àtout prix se déshabiller devant lui.

    Il demanda de quoi écrire, une bouteille decognac, puis après mûres réflexions, il rédigea la lettre suivante,qu’il jugea la mieux réussie qu’il eût écrite dans savie&|160;:

    «&|160;Madame,

    «&|160;J’assistais hier soir au spectacle quia provoqué de votre part une si juste indignation. Je vous avaisdéjà observée toute la soirée, vous et monsieur votre mari…

    –&|160;Mais vas-y carrément, se dit lelieutenant. De quel droit cet homme s’approprie-t-il une femmeaussi charmante&|160;!

    Et il continua&|160;:

    «&|160;J’ai remarqué que monsieur votre mari asuivi avec le plus grand intérêt le spectacle obscène qui sedéroulait sur la scène, lequel n’a éveillé dans votre esprit que dudégoût, parce que cela n’était point de l’art mais une bassespéculation sur les sentiments les plus bas de l’homme.

    –&|160;Cette petite a une gorge épatante,songea-t-il. Et il continua à écrire&|160;:

    –&|160;Pardonnez-moi, Madame, cet excès desincérité. J’ai connu dans ma vie un grand nombre de femmes, maisaucune n’a exercé sur moi une aussi forte impression que vous. Jeme suis aperçu, au cours de cette soirée que nous avions, vous etmoi, la même conception de l’art et de la vie. Je suis persuadé,d’autre part, que votre mari est un homme très égoïste qui voustraîne après lui…

    –&|160;Non, se dit le lieutenant Lukach, ça neva pas. Il faut que je biffe ces mots&|160;: «&|160;vous traîneaprès lui&|160;». Et il écrivit&|160;:

    «&|160;… est un homme très égoïste, quin’obéit qu’à son propre penchant, en vous obligeant à allerassister à des spectacles qui n’intéressent que lui. J’aime,par-dessus tout, la sincérité, et certes, je ne m’aviserai pas deme mêler de vos affaires de ménage. Ce que je voudrais obtenirsurtout de vous, c’est une suite de conversations sur des questionsartistiques.

    –&|160;Elle n’osera jamais me suivre dans unhôtel de cette ville, de peur de se compromettre, songea lelieutenant Lukach. Il faudra que je la mène faire une excursion àVienne. Je demanderai une permission de 48 heures.

    «&|160;C’est uniquement pour ces raisons queje vous prie, Madame, de vouloir bien m’accorder quelques instantsd’entretien, afin que nous puissions faire connaissance. J’espèreque vous aurez la bonté de ne pas refuser cette grâce à un hommequi doit partir prochainement pour le front, et qui, s’il obtientune entrevue avec vous, gardera, même au milieu des plus duresbatailles, le magnifique souvenir d’une âme qui l’a compris parcequ’elle était près de la sienne. J’attends votre réponse avecimpatience. Soyez assurée, Madame, qu’elle comptera parmi lesinstants les plus heureux de ma vie.&|160;»

    Le lieutenant Lukach traça sa signature au basde la page, but son verre de cognac, en redemanda d’autres et, aubout d’une heure, c’est presque en pleurant qu’il relut salettre.

    Neuf heures venaient de sonner lorsque Chvéïkréveilla son lieutenant&|160;:

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que vous avez déjà loupé votre service du matin, et queje dois aller porter votre lettre à Kiralyhida. J’ai déjà essayé devous réveiller à sept heures, puis à sept heures et demie&|160;; àhuit heures, j’ai fait une nouvelle tentative lorsque j’ai entendupartir la compagnie pour le terrain de manœuvres, mais vous nem’avez répondu qu’en vous retournant du côté du mur. Monlieutenant, allô&|160;! allô&|160;!…

    Le lieutenant, tout endormi encore, voulait serecoucher, mais, cette fois il n’y parvint pas, car Chvéïk letenait fermement dans ses bras et le secouait comme un prunier.

    –&|160;Mon lieutenant, lui hurla-t-il àl’oreille, je vais à Kiralyhida avec votre lettre.

    Le lieutenant bâilla et demanda avecétonnement&|160;:

    –&|160;Quelle lettre&|160;? Que me racontes-tuavec ton histoire de lettre&|160;? Puis, se souvenant tout à coupdes incidents de la veille, il ajouta vivement&|160;: Ah oui, c’esttrès important&|160;! Je vous recommande une très grandediscrétion, Comprenez-vous&|160;? Filez&|160;!

    Dès que Chvéïk eut tourné les talons, lelieutenant s’enveloppa à nouveau dans sa couverture et se rendormitprofondément.

    Trouver le n°&|160;16 de la rue Soproni-Utsan’était pas, somme toute, une opération si compliquée. Mais lemalheur voulut que Chvéïk rencontra en chemin, un de ses vieuxcopains, le sapeur Voditchka, affecté à un bataillon du génie deStirit qui appartenait également au camp militaire. Voditchka avaithabité, il y avait quelques années de cela, à Prague, dans lequartier Na Boïchti, qui avait été celui de Chvéïk. Il était doncnaturel que, dans leur joie de se revoir, les deux hommes, pourfêter cet heureux événement, se rendissent à la «&|160;BrebisRouge&|160;», où une amie de Voditchka, la Roujenka, qui étaittchèque également, servait comme fille de salle.

    Les aspirants tchèques, heureux de retrouverune de leurs compatriotes, fréquentaient ce cabaret, où ils avaientfait quelques dettes.

    Voditchka, depuis son arrivée, jouait le rôled’homme d’affaires. Il surveillait le départ des bataillons demarche et il s’efforçait, pour le compte de la Roujenka, de leurfaire payer leurs dettes avant qu’ils quittent le pays.

    –&|160;Où vas-tu de ce pas&|160;? demanda-t-ilà Chvéïk, après que tous deux eurent vidé une bouteille du bonpinard de la «&|160;Brebis Rouge&|160;».

    –&|160;C’est un grand secret, répondit Chvéïk,mais puisque tu es un vieux copain, je vais t’expliquer de quoi ils’agit.

    Là-dessus, il lui raconta toute l’affaire dansses moindres détails, et Voditchka lui déclara qu’un vieux sapeurcomme lui ne pouvait laisser un de ses meilleurs copains accomplirune mission d’une si haute importance sans l’accompagner.

    Ils passèrent leur matinée attablés aucabaret, à se conter de bonnes vieilles histoires des annéespassées et, lorsque midi se mit à sonner, ils se rappelèrent tout àcoup la mission dont ils étaient chargés et ils quittèrent la«&|160;Brebis Rouge&|160;».

    Les histoires qu’ils avaient racontées et levin qu’ils avaient bu leur avaient donné une très grande confiance.Les deux amis avaient l’impression qu’il leur serait ridiculementfacile de vaincre toutes les difficultés qu’ils pourraientrencontrer.

    Tout en marchant, Voditchka révéla à Chvéïk lahaine irréductible qu’il nourrissait contre les Magyars, et ilconta longuement les rixes quotidiennes qui avaient lieu contre cesennemis héréditaires, comment et où il avait déjà bataillé contreeux, et il expliqua également la façon dont les autoritésmilitaires avaient essayé de mettre fin à ces combats de rues.

    –&|160;Un jour, dit-il, nous avons eu la peaud’un Magyar à Pandorf, où nous étions allés, toute l’équipe desapeurs, pour boire un petit picolo qu’on nous avait recommandé.C’est à cet endroit que j’ai empoigné mon homme à la gorge et queje lui ai administré une bonne raclée avec mon ceinturon. Tout cecis’est passé dans l’obscurité car, par prudence, nous avions dès ledébut de la bagarre mis la lampe en miettes à coups de bouteilles.Tout à coup notre client se met à crier&|160;:

    –&|160;Eh&|160;! Tondo, c’est moi lePourkrabek du 16e territorial…

    –&|160;Tu vois de quelle façon les accidentsarrivent, ajouta-t-il. Il s’en est fallu de peu pour que nousassommions le copain. Mais nous avons pris notre revanche au lac deNejider, où nous étions allés en excursion il y a trois semaines.Il y avait là, dans un village qui se trouve au bord du lac, undétachement de mitrailleurs honveds, et le hasard a voulu que nousallions dans le cabaret où ils se trouvaient. Comme nous étions là,ils se mirent à danser leur tcharda en faisant un tapage de tousles diables. Ensuite, et de plus en plus excités, ils se mirent àgueuler leur chanson «&|160;Uram, uram, birô uram ou lanyok,lanyok faluba&|160;». Nous nous sommes installéstranquillement en face d’eux, mais nous avons eu soin auparavant dedéfaire nos ceinturons et de les placer devant nous, sur la table.Nous nous sommes dit&|160;: attendez un peu, espèces de salauds,nous allons vous en montrer des&|160;: «&|160;Lanyok, lanyok,faluba.&|160;» Et l’un des nôtres, un certain Meistrik, quiavait un dos aussi large que le mont Bila, a décidé d’aller danserpour faucher une poule aux Magyars. Et ces filles étaientdiablement belles. Elles avaient des jambes un peu là, des fessesrondes et de beaux yeux noirs. Lorsque ces salauds de Magyars lesécrasaient contre eux en dansant, on voyait qu’elles avaient unepoitrine ferme comme du marbre et que ça ne leur déplaisait pasd’être serrées ainsi. Donc, notre bon Meistrik se jette au milieudes danseurs et se met en devoir d’enlever la plus bath de cespoules à un honved. Comme celui-ci se mettait à rouspéter, Meistriklui colle aussitôt une de ces gifles dont il a le secret. Et voilàle honved qui se fout la gueule par terres et juste à cemoment nous nous levons aussitôt, nous empoignons les ceinturonsque nous avions attachés à nos poignets pour empêcher la baïonnettede glisser. Nous bondissons dans le tas et je me mets àgueuler&|160;: Pas de quartier&|160;! chacun sa part&|160;! Tuaurais vu si ça bardait&|160;! Nous en avons assommé quelques-unsau moment même où ils essayaient de se sauver par la fenêtre.

    Comme nous faisions un chambard terrible, onest allé avertir les autorités. Bon&|160;! Le bourgmestrerapplique, accompagné d’une douzaine de gendarmes, mais nous noussommes mis à les tabasser, eux aussi, nous avons même passé lecabaretier à tabac, car ce cochon s’était mis à nous insulter enallemand. Lorsque nous avons été les maîtres du champ de bataille,nous avons fait la chasse à ceux qui s’étaient sauvés dans levillage. Nous avons découvert un sergent, qui s’était embusqué chezun paysan dans le grenier au foin. C’était sa poule qui l’avaittrahi par jalousie, car il avait dansé avec une autre durantl’après-midi. Elle avait eu tout à coup un béguin fou pour notreMeistrik, et cette rosse l’a même accompagné sur la route deKiralyhida en disant qu’il y avait par là-bas beaucoup d’arbres etque l’on pouvait regarder la feuille à l’envers. C’est ainsiqu’elle a attiré avec elle notre Meistrik dans un tas de foin, maisaprès, comme elle avait le culot de lui réclamer 5 couronnes poursa petite affaire, notre copain lui a flanqué une baffe sur lagueule. Quand il nous a rejoints, juste à l’entrée du camp, il nousa raconté qu’il s’était rudement trompé avec cette poule, car ilcroyait, d’après ce qu’on lui avait dit, que les Magyares étaientpleines de feu, alors que celle-ci s’était simplement couchée dansle foin comme une truie et n’avait cessé de bavarder pendant toutle temps qu’ils restèrent ensemble.

    –&|160;Bref, les Magyars sont tous des voyous,affirma Voditchka en achevant de raconter son histoire.

    Chvéïk objecta, en haussant lesépaules&|160;:

    –&|160;Qu’est-ce que tu veux, il y a desMagyars qui n’y sont pour rien, s’ils sont Magyars.

    –&|160;Comment&|160;? s’écria Voditchka avecindignation, ils n’y sont pour rien&|160;? La belle blague&|160;!Ils y sont bien pour quelque chose, cette bande de salauds. Je tesouhaite de faire avec eux la même parade que moi les premiersjours que je suis arrivé au cours d’entraînement. Le premier jour,on nous a conduits comme un troupeau de bestiaux à l’école, et là,un type s’est mis à dessiner toutes sortes d’idioties au tableau età nous expliquer ce que c’est que le ciment armé et un tas defoutaises de ce genre. Et ceux qui ne se rappelaient pas tout cequ’il avait raconté étaient mis en taule.

    –&|160;Sacré nom de Dieu&|160;! je me suisdit. Est-ce que c’est pour t’embusquer ou pour t’asseoir sur unebanquette avec un crayon et un cahier que tu t’es sauvé dufront&|160;! La colère me prend, et si j’avais suivi mon idéej’aurais tout démoli dans la baraque. J’ai même pas attendu lasoupe. Je me suis mis en route pour aller à Kiralyhida. J’étaisdans une telle fureur que je ne pensais qu’à trouver un bon petitbistro, pour me saouler, et coller une bonne claque au premier venuet rentrer ensuite, apaisé, à la baraque de la compagnie. Maisl’homme prévoit et Dieu décide. Arrivé au bord de la rivière, jetrouve un petit local, silencieux comme une chapelle. Je medis&|160;: Nom de Dieu, tu vas aller faire du pétardlà-dedans&|160;! J’entre et je trouve deux clients quis’entretenaient en magyar, ce qui n’a fait que me mettre un peuplus en rogne. Mais, tout en buvant, je ne m’étais pas aperçu quecette vache de mastroquet avait encore une salle à côté de celle oùje me trouvais et, dès que je me suis mis à tabasser mes deuxpékins, huit hussards, qui étaient arrivés sans que je les voie, mesont tombés dessus. J’ai pris quelque chose pour mon rhume&|160;!Ils m’ont fait cavaler par les jardins et par les champs, de sorteque je n’ai retrouvé le campement que vers la fin de la matinée et,en arrivant, j’ai dû me rendre aussitôt à la visite médicale. Là jeleur ai raconté que j’étais tombé dans la fosse d’une tuilerie.Pendant une semaine, ils m’ont gardé à l’hôpital enveloppé dans desdraps humides, pour m’éviter, à ce qu’ils disaient, une congestion.Je ne te souhaite pas d’avoir affaire à ces salauds de Magyars. Cene sont pas des hommes, c’est tout simplement une bande devaches&|160;!

    –&|160;Mon vieux, répondit Chvéïk, il y a unvieux proverbe qui dit&|160;: Qui pèche par l’épée périra par leglaive. Il ne faut pas que tu t’étonnes si ces clients t’ontflanqué une trempe. Par-dessus le marché, tu les as obligés àabandonner leur pinard sur la table pour te poursuivre dans lesténèbres. À mon avis, ils auraient dû te régler ton compte surplace et te foutre dehors ensuite. Ç’aurait été plus raisonnable.J’ai connu un bistro du nom de Paroubka, à Libné. Un jour, unmarchand ambulant qui vendait de la quincaillerie s’est saoulé chezlui avec du kirsch. Voilà notre bonhomme qui se met à engueuler lebistro en lui disant que son kirsch ne vaut rien, que soneau-de-vie est anémique et que, s’il ne buvait que ça à ses repas,il se sentait capable d’aller au cirque pour y faire l’équilibristeen portant le bistro dans ses bras. Il ajoute encore que notreParoubka n’était qu’un chien pouilleux. Là-dessus, notre bonParoubka l’attrape et lui flanque tout son barda à travers lafigure. Tu aurais vu voler les casseroles… Puis il l’a mis dehors,et l’a chassé devant lui avec une trique jusqu’à la place desInvalides. Mais comme il trouvait que ce n’était pas encore assez,il a continué de le poursuivre jusqu’à la Karnina, puis à traversZijkov. Ensuite, par la Jidovska jusqu’à Malechitz. Arrivé là, il abrisé sa trique sur le dos du Slovaque. Sa colère un peu apaisée,il rentra à Libné. Seulement, il avait oublié dans sa fureur qu’ilavait laissé sa boutique pleine de clients. Or, ces copains firentà ses frais une petite fête pendant son absence, ce que le bistroput constater en arrivant chez lui. Il trouva deux agents devant saporte, assez mûrs eux aussi, car ils avaient été obligés d’entrerdans le café pour y remettre de l’ordre. Tout avait été vidé àl’intérieur pendant l’absence du propriétaire. Ces cochons avaientroulé un tonneau de rhum devant la porte et ils avaient bu tout cequ’il y avait dedans. Sous le comptoir, deux clients ronflaient,complètement noirs. Les policiers ne les avaient pas aperçus et,lorsqu’ils revinrent à eux, ils voulaient payer à tout prix laconsommation qu’ils avaient bue. Ils tendaient deux sous aucabaretier, en soutenant qu’ils n’avaient pas bu davantage. Voilàoù peut conduire la colère&|160;! C’est à peu près pareil à laguerre. Tu te bats contre l’ennemi, tu cours après lui, toujours deplus en plus échauffé, et ensuite tu es tellement fatigué que, s’ilreprend l’offensive, tu n’as plus la force de courir pour tedébiner.

    –&|160;T’en fais pas, répondit Voditchka, jeles ai repérées ces fripouilles de hussards, et je n’attends que labonne aubaine qui en amènera un sur mon chemin. Alors, je luirendrai la monnaie de sa pièce. On ne badine pas comme ça avec unsapeur de ma compagnie. Nous ne sommes pas des soldats comme lesautres. Lorsque nous étions près du fort de Przemysl, nous avionsun capitaine, un certain Jetzbacher. C’était un cochon comme il yen a peu&|160;: il nous a tellement emmerdés, qu’un type de notrecompagnie, un certain Bitterlich, un allemand, mais un brave copaintout de même, s’est suicidé à cause de lui. Alors, nous avons juréde le venger, et nous nous sommes dit&|160;: Aussitôt que lesRusses recommenceront de nous tirer dessus, le capitaine Jetzbacheraura de nos nouvelles.

    Et nous l’avons fait, comme nous l’avions dit.À peine les Russes nous ont-ils flanqué quelques balles dans leparapet de notre tranchée, que nous avons aussitôt balancé cinqcoups de flingot dans la peau de cette ordure de capitaine. Il fautcroire que le client avait la vie dure, il devait descendre d’unefamille de chats, car nous avons été obligés de lui refiler encoredu rabiot pour l’achever. Mon vieux, il n’a pas eu le temps degueuler. C’est à peine s’il a grogné un peu. Je t’assure que devoir la bouille qu’il faisait, c’était plutôt marrant…

    Et Voditchka se mit à rire à belles dents.

    –&|160;Ça, c’est du boulot&|160;! ajouta-t-il.Et c’est arrivé plusieurs fois. Un camarade de notre compagnie m’araconté, l’autre jour, que lorsqu’il était encore avecl’infanterie, du côté de Belgrade, il a zigouillé son lieutenantpendant une attaque, parce que celui-ci avait tiré sur deux de sescopains qui étaient à bout de force.

    Tout en devisant de la sorte, Chvéïk etVoditchka arrivèrent au n°&|160;16 de la Soproni Utsa.

    –&|160;Tu n’as qu’à rester en bas devant laporte, dit Chvéïk. Je n’en ai que pour deux minutes. Je monte aupremier, je remets la lettre et on me donnera la réponseaussitôt.

    Mais Voditchka se mit à rouspéter.

    –&|160;Comment&|160;? Tu veux que je te laisseseul&|160;? Mais, mon vieux, tu ne connais pas les Magyars&|160;!Non, non&|160;! Il faut que nous prenions nos précautions. Je monteavec toi, et je vais leur coller une baffe&|160;!

    –&|160;Écouté Voditchka, lui répondit Chvéïkgravement, ici il n’est pas question d’un Magyar, il s’agit d’unedame. Je t’ai pourtant dit, lorsque nous étions au Cabaret, quej’avais une lettre de mon lieutenant à remettre et que c’étaitconfidentiel. Mon lieutenant a bien insisté sur ce point. C’est uneaffaire, m’a-t-il dit, que personne au monde ne doit savoir. Tu asd’ailleurs entendu toi-même la fille de Roujenka affirmer que leschoses devaient se passer ainsi et que, dans ces sortesd’histoires, il faut être discret. Tu comprends que mon lieutenantserait ennuyé si l’on venait à savoir qu’il échange des billetsd’amour avec une femme mariée. Mon vieux, je t’ai clairementexpliqué qu’il s’agissait d’une mission secrète et confidentielle.Et maintenant tu viendrais me mettre des bâtons dans les roues envoulant monter avec moi chez cette femme&|160;!…

    –&|160;Tu ne me connais pas encore, mon petit,répondit Voditchka gravement, je t’avais bien dit que je ne voulaispas te laisser seul, et ma parole en vaut une autre. Parconséquent, que tu veuilles ou non, nous allons monter ensemblechez cette poule. Quand on est deux, c’est toujours plus sûr…

    –&|160;Oui, eh bien, mon vieux Voditchka, jevais te dire moi aussi une bonne chose. Tu connais peut-être la rueEnklanova à Prague&|160;? Eh bien, c’est dans cette rue queVobornik avait son atelier de serrurerie. C’était un grand honnêtehomme. Un matin, il était rentré chez lui après avoir fait unelongue tournée dans les bistros de la ville, en amenant un copainavec lui pour lui donner l’hospitalité, eh bien, mon vieux, que tule croies ou non, le Vobornik a été obligé de rester pendant unesemaine au plumard à cause de son copain. Et chaque fois que safemme le pansait, elle n’oubliait pas de lui dire&|160;:«&|160;Vois-tu, Tom, si tu étais rentré seul, ce jour-là, tu enaurais été quitte pour que je t’engueule et je ne t’aurais pasbrisé le manche à balai sur le crâne…&|160;» Et lorsque Vobornik aété guéri et qu’il a pu se remettre à parler, il lui arépondu&|160;: «&|160;T’as raison, ma chérie, la prochaine fois, sije vais m’amuser quelque part je n’inviterai plus personne à venircoucher à la maison…&|160;»

    –&|160;C’est ce que je voudrais voir&|160;!s’écria Voditchka, que ce sacré bougre de magyar s’avise de nousfrapper&|160;! S’il s’avise de faire cela, je l’attrape par lagorge et je lui fais dégringoler l’escalier. Avec ces salauds deMagyars, il n’y a que la manière forte qui compte&|160;! Pasd’hésitation et en avant&|160;!

    –&|160;Allons, allons, Voditchka, tu n’as pastellement bu. Je me suis enfilé deux demi-setiers de plus et tu asl’air beaucoup plus noir que moi. Réfléchis un peu. Tu sais que jesuis chargé d’une mission discrète et confidentielle et que nous nesommes pas venus ici pour faire du scandale. N’oublie pas qu’ils’agit d’une poule de la haute…

    –&|160;Mon vieux, ça m’est égal, je vais luifoutre aussi sa part de baffes&|160;! Tu connais pas encore tonVoditchka. Un jour, que j’étais avec des copains à l’Île-des-Roses,à Zabeihitz, à une fête de bienfaisance, une poule a refusé devenir danser avec moi parce qu’elle disait que j’avais la gueulegonflée. Et c’était vrai, car je m’étais tabassé la veille dans unbal, à Hostitl. Et tu t’imagines que j’ai avalé comme ça cetteinjure d’une petite putain de bourgeoise&|160;? «&|160;Eh bien, envoilà une pour vous aussi, mademoiselle&|160;! que je lui ai dit,en lui administrant une telle baffe que voilà ma gonzesse qui partà la renverse en entraînant la table, les chaises, les bouteilles,et même son père et ses frères qui s’amusaient en sa compagnie.Ceux qui étaient là se sont mis à gueuler, mais penses-tu que j’aieu la frousse&|160;? J’avais quelques copains avec moi qui sejettent à mes côtés, à la rescousse. Nous avons réglé les comptes àcinq familles y compris les gosses. On les entendait hurler à deuxkilomètres à la ronde. Et tous les journaux, le lendemain, ontparlé de cette fête de bienfaisance&|160;! Pour cette raison, commeces gars de Vershovitz qui m’ont aidé, je veux aussi secourir lescamarades, tu peux me raconter ce que tu voudras, je ne tequitterai pas d’une semelle. Non, mais sans blague, tu ne voudraispas me faire l’affront de me laisser tomber maintenant que nousnous sommes revus après tant d’années et dans des circonstances siextraordinaires&|160;! Et puis, tu ne sais pas ce que valent cescochons de Magyars&|160;!

    –&|160;Eh bien, mon vieux, lui répondit Chvéïken soupirant, puisque tu y tiens tant que cela, viens avec moi.Mais attention&|160;! surtout pas de scandale&|160;!

    –&|160;T’en fais pas, vieux frère, chuchotaVoditchka en montant l’escalier, tu vas voir ce qu’ils vont prendrepour leur rhume. Je vais aplatir ton magyar comme unegalette&|160;!

    Et Voditchka se mit à pousser son cri deguerre&|160;: «&|160;À bas ces salauds de Magyars&|160;!&|160;»

    *

    **

    Chvéïk et Voditchka arrivèrent devant la portedu ménage Kakonyi. Avant de presser sur le bouton de la sonnette,Chvéïk fit un dernier appel à la sagesse de son ami&|160;:«&|160;Souviens-toi de ce qu’on t’apprenait à l’école&|160;:Prévoyance est mère de la sagesse&|160;!

    –&|160;Je m’en fous, répondit Voditchka, iln’aura même pas le temps d’ouvrir le bec. Je ne suis pas venu icipour parlementer.

    Chvéïk sonna et Voditchka déclara touthaut&|160;:

    –&|160;Une… deuss… tu vas le voir dégringolerl’escalier&|160;!

    Comme il achevait ces mots la porte s’ouvritet une bonne leur demanda en hongrois ce qu’ils désiraient.

    –&|160;Nem ludom, fit Voditchka avecmépris, apprends à parler tchèque, ma fille.

    –&|160;Verstehen Sie Deutsch&|160;? demandaChvéïk.

    –&|160;Ein bissehen, réponditcelle-ci.

    –&|160;Ben, alors, dites à madame que jevoudrais lui parler. Dites à madame que j’ai une lettre pour elled’un monsieur.

    –&|160;Ça me fait pitié, dit Voditchka enentrant derrière Chvéïk dans le vestibule, de te voir perdre tontemps à discuter avec des grenouilles de ce genre.

    Chvéïk fit remarquer&|160;:

    –&|160;C’est assez joli chez eux. Vise un peutous les parapluies qui sont dans ce coin, et cette image deJésus-Christ n’est pas si moche que ça.

    Comme il achevait ces mots la bonne sortitd’une pièce d’où parvint un bruit de fourchettes, de cuillères, etelle dit à Chvéïk&|160;:

    –&|160;Si vous avez quelque chose à remettre àmadame, vous n’avez qu’à me le donner.

    –&|160;Eh bien, déclara Chvéïk solennellement,voilà la lettre pour madame. Mais de la discrétion, je suis enmission confidentielle.

    Et il lui remit la lettre du lieutenantLukach.

    –&|160;Et moi, continua-t-il, dans un allemandpetit nègre, j’attends ici, dans l’antichambre, la réponse.

    –&|160;Pourquoi tu ne t’assieds pas&|160;?demanda Voditchka en se laissant tomber dans un fauteuil. Nous nesommes pas des mendiants. Tu crois que nous allons nous abaisserdevant des magyars&|160;! Nom de Dieu, tu vas voir que nous auronsencore des ennuis avec eux&|160;! et où as-tu apprisl’allemand&|160;?

    –&|160;Je l’ai appris tout seul, réponditChvéïk.

    Les deux amis attendirent quelques instants ensilence puis, tout à coup, un vaste tumulte retentit dans la pièceoù la bonne avait disparu en emportant la lettre. Parmi des éclatsd’une voix d’homme on pouvait entendre des cris et des sanglots defemme. On entendit une soupière et des assiettes qui se brisaienten tombant sur le plancher. Et, dominant ce vacarme, un hurlementd’homme s’éleva&|160;: Bassam az anyad istenit, a kristusmariadat, bassam az apad istenit[4]&|160;!&|160;»

    La porte s’ouvrit brusquement à deux battantset un monsieur d’une cinquantaine d’années, avec sa servietteautour du cou, agitant la lettre du lieutenant dans sa main, seprécipita sur Chvéïk et son compagnon comme un fou.

    Comme Voditchka était assis tout près de laporte c’est à lui que s’adressa d’abord le personnagefurieux&|160;:

    –&|160;Qu’est-ce que cela veut dire&|160;?Quel est le voyou qui a osé apporter cette lettre&|160;?

    –&|160;Ne crie pas tant, vieux frère, luirépondit Voditchka en se levant tranquillement. Je te conseille defermer ta gueule si tu ne veux pas dégringoler immédiatementl’escalier.

    Ce fut au tour de Chvéïk d’essuyerl’avalanche. Le monsieur bondit sur lui et se mit à lui raconter untas de choses sans intérêt. Il lui expliqua entre autres qu’ilétait justement en train de déjeuner lorsque…

    –&|160;Oui, nous avons bien entendu que vousétiez en train de déjeuner, répondit Chvéïk dans son allemandestropié, et il est vrai que ce n’était peut-être pas le moment devous déranger pendant que vous étiez à table.

    –&|160;Pas de compliments inutiles&|160;! luicria Voditchka.

    Le monsieur, de plus en plus furieux, se mit àgesticuler des mains, des pieds, tandis que sa serviette flottaitautour de son cou. Il déclara qu’il avait d’abord cru qu’ils’agissait d’une lettre des autorités militaires lui demandantd’héberger de la troupe.

    –&|160;En effet, lui répondit Chvéïk, ce n’estpas la place qui manque ici, mais il ne s’agit pas de cela.

    Le monsieur lui répondit avec fureur qu’ilétait lieutenant de réserve, qu’il ne demanderait pas mieux qued’offrir sa vie pour la patrie si un malencontreux mal aux reins nele retenait chez lui.

    –&|160;De mon temps, ajouta-t-il, lesofficiers n’auraient pas commis la goujaterie d’aller porter letrouble dans les foyers des bons citoyens.

    Il se proposait de faire porter la lettre aucolonel du régiment, au ministère même et de la faire publier dansles journaux.

    –&|160;Monsieur, répondit Chvéïk avec dignité,j’ai écrit moi-même cette lettre. Le nom et la signature sont faux.J’aime votre femme. Je l’ai dans la peau, comme dirait le poèteVrhlitzki.

    À ces mots, le monsieur, écarlate de fureur,voulut se jeter sur Chvéïk qui se tenait tranquillement devant lui,calme et digne. Mais le vieux sapeur Voditchka qui ne le perdaitpas de vue, lui donna un croc en jambe, arracha des mains deMonsieur Kakonyi la précieuse lettre et la mit dans sa poche, puisil attrapa le bonhomme par la gorge, ouvrit la porte d’une main etle précipita dans l’escalier.

    Tout cela se passa aussi rapidement quelorsqu’on décrit dans les contes populaires l’enlèvement dequelqu’un par le diable.

    Il ne resta plus dans l’antichambre que laserviette de Kakonyi. Chvéïk la ramassa, alla frapper à la ported’où était sorti cinq minutes auparavant le maître de céans et,avec un geste très noble, il dit&|160;:

    –&|160;Voilà, madame, la serviette de votremari. Je préfère vous la donner parce que nous aurions pu la saliren marchant dessus… mes compliments, madame…

    Il fit le salut militaire, tourna sur sestalons, et regagna le vestibule. Dans l’escalier, aucune trace delutte n’était visible. Voditchka avait tenu parole. Ainsi qu’ill’avait déclaré&|160;: tout s’était déroulé le plus correctement dumonde. Seul, devant la porte, gisait un faux-col tout froissé.C’était à cette place, sans doute, que Kakonyi essaya vainement derésister à la poigne de Voditchka.

    Mais lorsque les deux amis arrivèrent dans larue, l’incident prit une tournure plus grave. Monsieur Kakonyiavait été transporté dans une maison d’en face où on l’aspergeaitabondamment pour essayer de le faire revenir à lui. Voditchka, aumilieu de la chaussée, soutint une lutte acharnée contre troishussards qui étaient accourus pour défendre leur compatriote. Levieux sapeur combattait comme un lion en faisant un moulinet avecson ceinturon. Rapidement d’autres soldats tchèques passaient parlà se rangèrent à ses côtés. Comme Chvéïk le raconta plus tard, ilne sut même pas comment il se fit qu’il se trouva au beau milieu dela bagarre. N’ayant pas de baïonnette sur lui, il arracha la canned’un passant pour se précipiter au secours de son copain.

    La lutte durait depuis un long moment déjà etdemeurait indécise lorsqu’une patrouille survint qui ramassa tousles combattants.

    Chvéïk marchait en tête du groupe, tenantfièrement la canne à sa main comme une épée, à côté de Voditchka,cependant que les soldats de la patrouille les escortaient.

    Le vieux sapeur garda un silence farouchedurant tout le chemin. Il n’en sortit que pour déclarer à Chvéïkd’un ton mélancolique, au moment où ils franchissaient la porte ducorps de garde de la garnison&|160;:

    –&|160;Eh bien, mon vieux, je te l’avais biendit&|160;! On a toujours des embêtements avec ces salauds deMagyars&|160;!

    *

    **

    Le colonel Schroder observait du milieu de sonbureau, avec un plaisir intense, le visage pâle et les yeux cernésdu lieutenant Lukach. Celui-ci, pour dissimuler sa gêne, évitaitsoigneusement de regarder en face le colonel. À le voir, on auraitcru que tout son intérêt était concentré sur de savants dessinsplacardés contre le mur, qui représentaient la disposition duquartier de son régiment, seules décorations du cabinet de sonchef.

    Le colonel Schroder avait étalé devant lui,sur son bureau, une quantité de journaux où certains articlesavaient été marqués au crayon rouge. Il les contempla en silencedurant quelques minutes puis, fixant son regard sur Lukach, ildit&|160;:

    –&|160;Ainsi, vous n’ignorez pas que votreordonnance se trouve en prison et qu’il sera fort probablementdéféré au conseil de guerre de la division&|160;?

    –&|160;Oui, mon colonel.

    –&|160;Vous n’ignorez pas également,poursuivit le colonel en détachant chaque syllabe, que cetteaffaire a eu un retentissement énorme. La stupidité de votreordonnance a fortement contribué à agiter l’opinion publique etvotre nom est gravement mêlé à ces incidents. Le général dedivision nous a fait parvenir les documents qui sont devant vous.Voilà quelques journaux qui vous font l’honneur de s’occuper devous, lieutenant. Lisez-moi à haute voix un de ces articles marquésau crayon rouge.

    Le lieutenant Lukach prit un des journaux auhasard.

    –&|160;C’est le Pester Lloyd&|160;?demanda le colonel.

    –&|160;Oui, mon colonel, répondit Lukach et ilse mit à lire&|160;:

    «&|160;Pour mener cette guerre jusqu’à lavictoire, la monarchie austro-hongroise a besoin de lacollaboration de tous ses peuples. Si nous voulons sauver notrepatrie, les nations qui la composent ont le devoir de s’entr’aider.Les graves sacrifices de nos vaillants soldats qui marchenttoujours et sans discontinuer en avant, seraient vains si dansl’hinterland, la division commençait à régner, si des élémentssubversifs paraissaient se proposer pour but de détruire l’unité del’État et de ruiner l’autorité de notre monarchie, en dressant lespeuples de notre fédération les uns contre les autres. Nous nepouvons donc considérer sans inquiétude ces groupements d’individusqui, pour des raisons fallacieuses, se proposent de jeter ledésaccord parmi nos peuples et d’affaiblir ainsi le magnifique élanqui pousse notre population tout entière vers nos frontières, afinde rejeter les misérables qui ont osé nous attaquer dans l’espoirde nous dépouiller de nos richesses culturelles et matérielles.Nous avons déjà eu l’occasion de signaler certains événements quiont obligé le conseil de guerre à prendre des mesures énergiquescontre certains individus appartenant à des régiments tchèques, quitrahissent leur pays en répandant parmi la nation tchèque la hainede tout ce qui est magyar.

    «&|160;Or, cette nation nous a donné toute unesérie de chefs militaires d’une réputation glorieuse. Qu’il noussuffise de citer le nom du maréchal Radetzki. À côté de ces hérosnous avons de louches individus qui cherchent à jeter le désaccordentre les peuples qui composent notre grande nation. Nous avonscité ici même, les agissements abominables du… de ligne (censuré) àDebretzen. Ces manœuvres ont été flétries à juste titre par leParlement hongrois, et le drapeau du même régiment, au front…(censuré). Quels sont les responsables de ces actes&|160;?…(censuré). Quels sont ceux qui excitent les soldats tchèques(censuré). Nous voyons un exemple éclatant de l’audace aveclaquelle ces éléments étrangers essayent de jeter la désunion parminous dans les incidents qui eurent lieu ces jours derniers àKiralyhida. À quelle nation appartiennent les soldats du campementmilitaire qui ont fait violence à la personne de l’honorablecommerçant Gyula Kakonyi&|160;? Les autorités responsables ont ledevoir pressant de suivre cette affaire avec une attention toutespéciale.

    «&|160;Aussi nous espérons que les minoritésresponsables sauront demander des comptes à un certain lieutenantLukach qui a, paraît-il, joué un rôle de premier plan dans lesévénements que nous venons de décrire. Notre correspondant a réuniune masse considérable de documents à ce sujet, documents d’uneportée exceptionnelle, surtout si l’on songe aux jours historiquesque nous vivons.

    «&|160;Les lecteurs du Pester Lloydsuivront, nous l’espérons, avec un intérêt tout particulier, lamarche de l’instruction, et nous pouvons les assurer, d’ores etdéjà, que nous ne manquerons pas de les informer avec exactitudesur le développement de cette affaire. Mais, dès maintenant nousposons la question aux autorités&|160;: Quand dénoncera-t-on, d’unefaçon officielle, l’attaque ignoble qui a été perpétrée contre lapopulation magyare de Kiralyhida&|160;? Le parlement de Budapestdoit s’occuper également de cette affaire. Il y a lieu, enfin,d’expliquer aux soldats tchèques qui traversent notre pays pour serendre au front que le royaume de la couronne deSt-Étienne n’est pas entièrement livré à leur merci. Etsi certains éléments de cette nation persistaient dans leurssentiments fratricides, il conviendrait alors de les rappeler ausens des réalités, c’est-à-dire que nous sommes en guerre et que ladiscipline peut être rappelée au moyen des pelotons d’exécution etdes potences. Leur seul devoir, c’est de se soumettre loyalement,sans attendre des mesures de justice.&|160;»

    –&|160;Qui est-ce qui a signé cet article,lieutenant&|160;?

    –&|160;C’est Béla Barabas, le député, mon,colonel.

    –&|160;En somme, il ne s’agit que d’une bêtisede chauvin magyar, mais sachez que ce même article a été publié lemême jour dans le Pesti Hirlap. Maintenant, veuillez melire la traduction de l’article du journal hongrois, le SoproniNaplo.

    Le lieutenant Lukach se mit à lire l’article àhaute voix. L’auteur s’était abandonné à une phraséologie de cegenre&|160;:

    «&|160;L’exigence de la raison d’État –l’ordre social, dignité et sentiments humains – une fête sanglantede Cannibales, une civilisation mise en péril, etc.,etc.&|160;»

    L’article donnait l’impression que les soldatstchèques avaient assailli le rédacteur de l’article, l’avaient jetéà terre et s’étaient amusés à le piétiner longuement avec leurslourdes bottes, tandis que ledit rédacteur, hurlant de douleur,s’empressait de dicter son article à une dactylo présente au momentmême du massacre.

    «&|160;On passe sous silence, ajoutait leSoproni Naplo, certains faits très importants. Nous savonstrès bien tous les méfaits que les Tchèques ont déjà commis à notredétriment. Le point essentiel est de savoir quels sont lesresponsables et de frapper les meneurs. L’attention de nosautorités est évidemment, à l’époque que nous vivons, fort absorbéepar d’autres devoirs. Néanmoins, il convient de ne pas fermer lesyeux sur les événements de Kiralyhida. L’article que nous avonspublié hier a été mutilé par la censure. Cependant, notrecorrespondant envoyé sur les lieux nous téléphone que les autoritéslocales s’occupent d’éclaircir cette affaire. Ce qui nous étonneprofondément, c’est que les instigateurs de ce massacre se trouventencore en liberté. Nous songeons surtout, en écrivant ces lignes, àun certain lieutenant qui, d’après nos informations, continue à sepromener librement dans le campement militaire, en portantl’insigne de son régiment. Son nom a déjà été révélé au public dansla journée d’hier par le Pester Lloyd et par le PestiNaplo.

    «&|160;Nos lecteurs auront déjà reconnu lefameux chauvin tchèque, Lukach, dont les agissements serontprochainement dénoncés devant le parlement hongrois, par le députéde la circonscription de Kiralyhida.&|160;»

    –&|160;De la même façon charmante, dit lecolonel, le journal hebdomadaire, le Kiralyhida, et lapresse de Pozsony vous rendent célèbre. Enfin, vous me comprenez,lieutenant, ces articles sont inspirés par de vieilles rancunes.Peut-être cela vous amusera également de lire l’article duJournal du soir de Komarom, où l’on affirme en touteslettres que vous avez tenté de violer madame Kakonyi dans sa salleà manger, au moment même du déjeuner et en présence de son mari.Vous avez forcé, d’après ce journal, ce malheureux cocu àbâillonner son épouse avec sa serviette de table, afin del’empêcher de hurler. Ceci est le dernier article qui nous estparvenu sur vous, lieutenant.

    Le colonel se mit à rire et ajouta&|160;:

    –&|160;Les autorités ont trahi leur devoir, lacensure de la presse locale est entièrement aux mains des Magyars,qui font tout ce qu’ils peuvent pour nous embêter. Nos officiers nesont pas assez protégés contre les diffamations de ces fripouillesde rédacteurs, et ce n’est qu’après des démarches énergiques, surl’insistance du conseil de guerre de notre division, que nous avonsréussi en partie à obtenir satisfaction. Le procureur général deBudapest vient d’ordonner l’arrestation des rédacteurs coupables.Je vous assure que le rédacteur en chef du Journal du soir deKomarom aura de nos nouvelles.

    D’autre part, j’ai été chargé en ma qualité devotre supérieur de vous soumettre à un interrogatoire. Le conseilde guerre qui m’a donné cet ordre m’a fourni également desdocuments concernant votre affaire, et tout serait déjà réglé àl’amiable, si cet idiot de Chvéïk n’était pas intervenu dansl’histoire. On avait arrêté avec lui un sapeur nommé Voditchka.Après la rixe au poste de garde de la garnison, on a retrouvé dansla poche de sa capote, la lettre que vous aviez envoyée à MadameKakonyi. Or, comme on interrogeait Chvéïk, il a déclaré àl’instruction que ce n’était pas vous qui aviez rédigé la lettre,mais lui-même. Et, lorsqu’on lui a présenté le document, et que lejuge d’instruction l’a pressé de le copier pour comparer les deuxécritures, votre ordonnance s’est emparée de la lettre et l’aavalée. Le secrétariat du régiment a dû mettre à la disposition dujuge d’instruction des rapports rédigés par vous-même pour comparervotre écriture avec celle de Chvéïk. Et voici le résultat de leursrecherches…

    Le colonel chercha quelques instants dansl’amoncellement de feuilles qui se trouvaient sur son bureau, puisil tendit au lieutenant Lukach un papier sur lequel celui ci putlire&|160;:

    «&|160;Le détenu Chvéïk s’est refusé à écrireles phrases qu’on lui dictait, en déclarant pour sa défense quedepuis la veille, à la suite des émotions subies, il ne savait plusécrire&|160;».

    –&|160;Tout ce que Chvéïk ou le sapeurVoditchka pourront dire au conseil de guerre n’a aucune importance,lieutenant. Chvéïk et le sapeur affirment qu’il ne s’agit danstoute cette affaire que d’une sorte de farce, qu’ils furentcontraints eux-mêmes de se défendre parce qu’ils avaient étéattaqués par des civils. L’instruction a du reste établi que votreChvéïk est un drôle de personnage. Voici la façon par exemple dontil a répondu à ses juges, lorsque ceux-ci le pressaient d’avouer.Je lis sur le procès-verbal&|160;:

    «&|160;Je me trouve justement dans la mêmesituation que le célèbre prince Palouchka, à cause d’un portrait dela Sainte-Vierge. Lorsqu’on lui a demandé de quelle façon ils’était approprié certains tableaux, il n’a pu que répondre&|160;:«&|160;Voulez-vous me faire cracher le sang&|160;?&|160;»

    –&|160;Bien entendu, poursuivit le colonel,j’ai fait des démarches au nom du régiment pour faire paraître dansles journaux une rectification au sujet de ce que ces saligauds ontpublié à notre sujet. Les communiqués seront expédiés ce soir même,et je pense avoir fait tout ce qui était nécessaire pourréhabiliter notre régiment. Écoutez un peu ce que je leurécris&|160;:

    «&|160;Le conseil de guerre de la divisionn°X. et le commandant du 91e régiment de ligne déclarentque les articles publiés dans la presse locale sur les soi-disantattaques et outrages aux mœurs commis par des soldats du régimentsusnommé sont de pures calomnies, que les faits qu’ils dénoncentont été inventés de toutes pièces, et que l’instruction militairedéjà ouverte contre les journaux en question saura combattreénergiquement de pareilles manœuvres.&|160;»

    –&|160;Le conseil de guerre a tenu à nousfaire part de son opinion, continua le colonel. Il est d’avis qu’ilne s’agit dans toute cette histoire que d’une campagne haineusecontre les troupes qui se rendent d’Autriche en Hongrie. Calculezun peu combien de soldats nous avons déjà envoyés au front, etcomparez-les au nombre des soldats magyars. Je vous le dis,lieutenant, en toute franchise, j’aime cent fois mieux le soldattchèque que ces canailles de Magyars. Je me souviens encore tropbien que, sous Belgrade, ces salopards de Hongrois ont eu le culotde tirer sur notre 2e bataillon de marche. Les nôtres,ne sachant pas que c’étaient les Magyars qui leur tiraient dessus,se mirent à bombarder l’aile droite des Deutschmeister de Viennequi, à leur tour, ouvrirent le feu sur un régiment de Bosnie qui setrouvait près d’eux. Imaginez cette situation&|160;! J’étais justeà ce moment-là à l’état-major de la brigade et nous étions encore àtable. La veille, nous avions eu un dîner assez frugal&|160;: dujambon et de la soupe. Mais ce jour-là le menu était épatant&|160;:Consommé de volaille, un filet de bœuf au rizzoto et des tartes àla crème. La veille au soir, nous avions fait pendre un marchand devins serbe, et nos cuisiniers avaient découvert dans ses caves desvins vieux de trente ans. L’eau nous venait à la bouche en nousmettant à table. Eh bien, à peine avions-nous avalé la soupe que lapétarade commence, et, pour comble de malheur, notre artillerie,ignorant que nos pauvres poilus se massacraient entre eux, se mit àenvoyer des marmites dans nos lignes. Un de ces obus éclate à dixpas de notre état-major. Les Serbes, croyant qu’il s’agissait cheznous d’une rébellion, se mettent à nous attaquer de tous côtés. Legénéral de brigade est appelé au téléphone. Le général de divisionse met à l’engueuler en lui disant qu’il vient de recevoir l’ordrede préparer une attaque sur l’aile gauche de l’ennemi pour 2 h 35,et que, puisque nous sommes en réserve, nous n’avons qu’à cesser lefeu immédiatement, nom de Dieu&|160;! etc.… Mais comment aurait-ilvoulu que nous fassions pour donner l’ordre de cesser le feu dansde pareilles circonstances&|160;? La centrale téléphonique de labrigade nous fait savoir à ce moment-là qu’elle ne peut obteniraucune communication, que la seule qui lui est parvenue est celledu 75e de ligne, qui déclare qu’il vient de recevoirl’ordre de la division de tenir à tout prix. Puis lescommunications sont absolument interrompues, on nous demanded’envoyer un bataillon en hâte pour rétablir les filstéléphoniques. Mais les Serbes ont déjà occupé les hauteursnos 212, 226 et 327. Nous avons essayé également deparler avec le commandant de la division, mais nous n’avons puobtenir la communication. Évidemment, puisque les Serbes avaientrompu nos lignes sur les deux ailes et qu’ils nous avaientencerclés. Finalement, ils sont parvenus à refouler notre brigadedans un triangle et nous sommes tous tombés entre leurs mains. Noshommes de l’infanterie, l’artillerie, le parc à voitures, et mêmel’infirmerie.

    J’ai dû cavaler deux jours durant sansdescendre de selle, et l’état-major de la division et de la brigadeont été faits prisonniers. Et tout cela nous est arrivé par lafaute de ces salauds de Magyars, qui s’étaient mis à tirer surnotre 2e bataillon de marche. Bien entendu, ils ont nié,et même nous ont mis en cause.

    Le colonel cracha&|160;:

    –&|160;Vous avez pu vous rendre compte parvous-même, ajouta-t-il, grâce à votre aventure de Kiralyhida, de labonne foi de ces gens-là&|160;!

    Le lieutenant Lukach, fort embarrassé, se mità tousser.

    Le colonel se pencha vers lui et lui demanda,confidentiellement&|160;:

    –&|160;Dites-moi, lieutenant, votre paroled’officier, combien de fois avez-vous couché avec cette madameKakonyi&|160;?

    Le colonel Schroder était de bonne humeur.

    –&|160;Non, mon cher, vous ne voudriez tout demême pas me faire croire que vous vous en êtes tenu à cette lettre.Lorsque j’avais votre âge, j’ai suivi un cours de géométrie enHongrie, à Eger et, durant les trois semaines que je suis resté là,j’ai couché avec des Magyares&|160;: une jeune fille, une femmemariée, et bien d’autres encore. Je prenais tout ce qui seprésentait à ma portée. Je me suis si bien amusé qu’en rentrant aurégiment, je n’avais même plus la force de remuer les jambes. Mais,parmi toutes ces femmes, celle d’un avocat m’avait particulièrementvidé. Ah, celle-là, mon cher, je vous assure, me fit voir ce queles Hongroises sont capables de faire&|160;! J’ai cru qu’elleallait me dévorer. Dans sa rage amoureuse, elle allait jusqu’à memordre, et je n’ai pu fermer l’œil de la nuit.

    –&|160;Cette histoire de lettre m’amuse,ajouta le colonel, en donnant une tape cordiale sur l’épaule deLukach. Allons, allons, ne dites rien, je vois clair dans toutevotre affaire. Le mari vous surveillait, et cet idiot de Chvéïk…Mais, à vrai dire, lieutenant, votre ordonnance a du cran. Il atout de même bouffé votre lettre. Dans le fond, c’est un bravetype. Ce geste me plaît. Nous tâcherons de le tirer de là. Le plusennuyeux, c’est que vous avez été compromis, lieutenant Lukach, parcette campagne de presse. Vous ne pouvez plus rester ici. Dans lecourant de la semaine, une compagnie de marche partira pour lefront russe. Vous êtes le plus âgé des officiers à la11e compagnie, vous en prendrez le commandement. J’aidéjà tout arrangé à la brigade. Dites au chef de la compagnie qu’ilvous donne un nouveau tampon à la place de Chvéïk. Lukach jeta unregard plein de reconnaissance sur le colonel et celui-cicontinua&|160;:

    –&|160;Eh bien, vous voyez que tout est réglépour le mieux. Je vous souhaite bonne chance. Tâchez de me reveniravec de nombreuses décorations, et lorsque nous aurons l’occasionde nous revoir, ne fuyez pas notre compagnie, comme vous le faisiezà Budeiovitz.

    Le lieutenant Lukach en sortant du bureau ducolonel ne cessait de se répéter&|160;: «&|160;Commandant decompagnie… nouveau tampon…&|160;»… et le candide visage de Chvéïklui apparut dans toute sa beauté.

    Lorsqu’il ordonna au sergent-major Vanek delui chercher une ordonnance, le sergent montra un grandétonnement.

    –&|160;J’avais toujours cru, mon lieutenant,que vous étiez très content de votre brave soldat Chvéïk, luidit-il.

    *

    **

    Dans les cellules du conseil de guerre de ladivision, les prisonniers se levaient régulièrement à 7 heures dumatin. Ils rangeaient les paillasses recouvertes de poussière, cardans ces prisons improvisées, il n’y avait pas de bat-flanc. Lesdétenus se trouvaient dans des baraquements en bois et, après avoirrecouvert leurs paillasses de la façon réglementaire, ils allaients’asseoir sur les banquettes appuyées contre le mur. Les uns, quirevenaient du front, s’occupaient à exterminer leurs poux, tandisque les autres se divertissaient en se racontant des histoires.

    Chvéïk et son copain, le bon vieux sapeurVoditchka, prirent place au milieu d’autres soldats de diversrégiments sur une banquette qui se trouvait près de la porte.

    –&|160;Regarde-moi ce client-là, s’écriaVoditchka, c’est encore un salaud de Magyar&|160;! Écoutez donc lesprières qu’il fait, l’animal, pour obtenir la protection deDieu&|160;! Vous parlez d’un plaisir que j’aurais à lui fendre lagueule d’une oreille à l’autre&|160;!

    –&|160;C’est un brave type, lui réponditChvéïk, il est là car il ne veut pas faire la guerre. Il est d’unesecte quelconque et on veut le zigouiller, précisément parce qu’ilne veut zigouiller personne. Il ne fait que se conformer aux ordresde son Dieu. Mais ici, on va lui en foutre du bon Dieu. J’ai connuen Moravie avant la guerre un certain Nemrava, qui se refusait mêmeà porter le flingot. Lorsque le conseil de révision le prit pour leservice armé, il déclara qu’il ne voulait pas être soldat, carc’était contraire à ses principes. On s’est empressé de le coffrer,et au bout de quelque temps, on l’a conduit devant le conseil deguerre pour prêter serment. Et voilà le bonhomme qui se met à direqu’il ne prêtera pas serment, car c’est contre ses principes. Et ilen resta là.

    –&|160;C’était un imbécile, réponditVoditchka, il aurait dû prêter serment et se dire qu’il s’enfichait pas mal du serment et de tout ce qui s’ensuit.

    –&|160;J’ai prêté serment trois fois, dit unfantassin, et je suis en tôle pour la troisième fois pourdésertion. Et, si les experts médicaux n’avaient pas prouvé quej’ai assommé ma tante il y a quinze ans, par crétinisme, j’auraisété zigouillé peut-être pour la troisième fois. Mais voilà, matante bien-aimée me tire toujours du pétrin. C’est grâce à elle quej’ai évité le poteau et que je m’en retournerai peut-être la peauintacte de la guerre.

    –&|160;Et pourquoi diable as-tu assommé tatante&|160;? demanda Chvéïk.

    –&|160;Drôle de question, répondit l’homme ensouriant. Pourquoi est-ce qu’on tue les gens&|160;? Pour leurargent parbleu&|160;! La vieille sorcière avait des rentes, et ellevenait de palper un tas de galette lorsque je suis venu, tout enloques et affamé, lui rendre visite. C’était la seule parente quej’avais dans tout l’univers. Je l’ai priée de me venir en aide, enlui disant que j’étais fauché, et cette vipère m’a envoyé promeneren me disant que j’étais assez grand pour boulonner, que j’étais uncostaud, que je n’avais qu’à trouver du travail. Un mot a suivil’autre et, finalement, je lui ai administré une correction&|160;:deux ou trois coups de hache sur la tête et cela l’avait tellementdéfigurée que je ne savais même plus si c’était ma tante. Je mesuis assis à côté d’elle par terre, et je ne cessai de medemander&|160;: Est-ce que c’est ma tante ou non&|160;? Et c’estcomme ça que le lendemain matin, les voisins m’ont découvert, assisprès d’elle. Alors, on m’envoya d’abord à Slupi, dans une maisond’aliénés. Au début de la guerre, on m’a présenté à une commissiond’experts, qui m’ont déclaré guéri. Et, là-dessus, ils m’ont envoyéau régiment pour y faire mon service militaire que j’avaisloupé.

    Comme il achevait ces mots, un homme grand etmaigre, à l’aspect misérable, passa devant eux en tenant dans samain un balai.

    –&|160;C’est un instituteur de notre dernièrecompagnie de marche, dit un soldat d’un ton mélancolique à unchasseur qui se trouvait près de Chvéïk. Il va balayer la salle.C’est un brave homme, et on l’a coffré parce qu’il avait fait desvers.

    –&|160;Eh, dis donc, instituteur, cria lechasseur, veux-tu nous réciter tes vers sur les poux&|160;?

    L’homme s’approcha, avec une mine grave,déposa son balai à ses pieds et, après avoir toussé une ou deuxfois, se mit à déclamer&|160;:

    Tout est pouilleux chez nous. Ça démange…

    Ce n’est qu’un pou énorme qui nous gouverne

    Même nos officemars tressaillent dans les granges

    Ou dans d’autres quartiers, dans les cavernes

    En se grattant. Pour les poux, tout va bien chez nous

    Personne ne peut s’en défaire, ni lui, ni moi.

    Tenez, voilà une belle demoiselle-pou

    Russe qui se rend à la noce avec un pouhongrois&|160;!

    Le pauvre instituteur s’assit sur la banquetteet poussa un long soupir&|160;:

    –&|160;Voilà, dit-il, c’est tout. Et c’estpour cela qu’on m’amène pour la quatrième fois àl’interrogatoire.

    –&|160;Cela ne vaut vraiment pas quatreinterrogatoires, déclara Chvéïk avec conviction. Tout dépend de ceque vous avez désigné par ce vieux pou hongrois. L’allusion auxnoces des poux vous aidera peut-être à vous tirer d’affaire. Celava les embrouiller tellement que vos juges en deviendront dingo.Dites simplement que c’était pas votre intention de faire de lapropagande pour la fraternisation russo-hongroise, car vous n’aimezpas les Hongrois&|160;; c’est l’unique chance de vous sauver. Dureste, dites que vous n’avez voulu insulter personne et que vousavez fait cette petite poésie pour votre propre plaisir.

    L’instituteur soupira de nouveau.

    –&|160;Oui, dit-il, mais le juge d’instructions’est mis à chercher la petite bête dans mon poème, afin de pouvoirm’accuser du crime de lèse-majesté.

    –&|160;Bref, dit Chvéïk, vos affaires ne sontpas brillantes. Mais, du courage, mon vieux, il ne faut jamaisdésespérer, comme disait le tzigane Yanetchek lorsqu’on lui a misen 1879, pour un double assassinat, la corde au cou. Et il avaitraison puisqu’il a été reconduit dans sa prison, étant donné quec’était justement l’anniversaire de Sa Majesté l’Empereur.

    En l’honneur de cette fête on renonçaprovisoirement à la pendaison. Le lendemain, on le conduit ànouveau sous la potence, lorsque les fêtes de l’anniversaireétaient passées&|160;; mais il avait de la chance, ce type-là. Il aété gracié trois jours après. Naturellement c’était un peu tardpuisqu’il était mort. Mais tout de même, on a ordonné la révisionde son procès. Et les juges ont établi que c’était un autre tziganequi avait commis l’assassinat. Aussi il a été transporté en grandepompe du cimetière des forçats au cimetière catholique de Pilsenavec toute la cérémonie de la réhabilitation. Malheureusement on aappris, deux jours plus tard, qu’il n’avait jamais été catholique,mais protestant. Alors on l’a retransporté au cimetière protestantlorsque…

    –&|160;T’as pas fini de nous embêter&|160;!s’écria le vieux sapeur Voditchka, ou veux-tu que je te colle unebaffe&|160;! Tout de même il a du culot, ce frère&|160;! On a latête pleine de soucis pour le conseil de guerre et hier encore,lorsque nous sommes allés à l’interrogatoire, il se met à meraconter ce que c’est que la rose de Jéricho.

    –&|160;Mais c’est pas moi qui ai dit ça,répondit Chvéïk pour sa défense. C’est Meatthei, le valet del’artiste peintre Pamouchka qui l’a raconté à une vieille femme unjour qu’elle lui demandait ce que c’était qu’une rose de Jéricho.Il le lui expliqua de la façon suivante&|160;: tenez, madame,prenez un bon morceau de merde bovine, bien sèche, mettez ça surune assiette, aspergez-la avec de l’eau fraîche et vousverrez&|160;; cela poussera. Vous aurez une rose de Jéricho. C’esttout. Mais ce n’est pas moi qui ai inventé cette idiotie. J’aipensé que je faisais bien de te consoler en allant àl’interrogatoire…

    –&|160;Me consoler&|160;? Voditchka crachaavec un air profondément méprisant. La tête me tourne quand jeréfléchis pour savoir comment je dois faire pour me débiner et pouraller régler leur compte à ces salauds de Magyars. Et pendant cetemps-là, cette andouille vient me consoler avec ses histoires demerde de vache&|160;! Mais comment veux-tu que je rende la monnaiede leur pièce à ces voyous de Magyars, si je suis enferméici&|160;? Et par-dessus le marché, le juge d’instruction veutm’obliger à dire que je n’en veux pas aux Magyars. Chienne devie&|160;! Mais attendez&|160;! Aussitôt qu’un de ces gredins metombera sous les mains, je vais l’assommer comme un chien enragé.Je vais leur apprendre à danser la czarda. Je vais leur régler leurcompte. Ne vous en faites pas, vous aurez encore de mesnouvelles&|160;!

    –&|160;T’as raison, faut pas s’en faire,l’approuva Chvéïk. Tout reviendra dans l’ordre. L’essentiel, quandon est déféré en justice, c’est de ne jamais dire la vérité. Chaquefois qu’on se laisse entraîner à faire un aveu, on est perdu. Celuiqui ne sait pas mentir aux juges ne sera jamais bon à rien. Lorsquej’ai travaillé à Ostrova en Moravie, j’ai vu un cas pareil. Unouvrier mineur avait rossé son ingénieur. L’avocat qui le défendaitlui avait bien recommandé de nier toujours, et le président dutribunal l’a gentiment prié d’avouer, en lui disant que ça luiserait compté comme circonstance atténuante, mais le bougre a tenubon, répétant qu’il ne pouvait rien avouer puisqu’il n’avait rienfait. Et pour finir, il a été acquitté. Car il avait réussi àproduire un alibi. Et le même jour, à Brno…

    –&|160;Jésus-Marie&|160;! s’écria Voditchka,il devient empoisonnant ce vieux frère&|160;! Pourquoi raconte-t-iltout cela&|160;? Hier nous avons vu un type dans son genre chez lejuge d’instruction. Comme le juge-capitaine lui demandait ce qu’ilfaisait dans la vie civile, il lui a répondu&|160;: «&|160;Je faisde la fumée chez Kreuz.&|160;» Et une demi-heure durant, il n’acessé de répéter cela. Au lieu de dire tout simplement qu’ilmaniait le soufflet chez le forgeron Kreuz. Lorsque le capitainelui cria&|160;: «&|160;Pourquoi ne dites-vous pas que vous êtesmanœuvre&|160;? – Il répondit&|160;: Mais comment donc, manœuvrier,c’est le franta Hibsch.

    À ce moment, du corridor on entendit des paset le cri d’un garde&|160;: Un nouveau&|160;! Un&|160;!

    Chvéïk annonça joyeusement&|160;: Nous allonsavoir un copain de plus. Peut-être qu’il nous apporte quelquesmégots.

    La porte s’ouvrit et l’aspirant Marek, lecompagnon de prison de Chvéïk à Budeiovitz, qui avait été affectédepuis à la cuisine d’une compagnie de marche, pénétra dans lacellule.

    –&|160;Que le Seigneur soit loué&|160;!s’écria-t-il en entrant.

    Et Chvéïk, au nom de tous ses compagnons, luirendit son salut&|160;:

    –&|160;Amen&|160;!

    Marek regarda Chvéïk avec un air joyeux,déposa la couverture qu’il portait sur les bras, s’assit sur labanquette de la colonie tchèque, déroula les bandes molletières quientouraient ses jambes et en retira des cigarettes qu’ildistribua&|160;; puis, retirant ses brodequins, il releva une deses semelles et en sortit quelques allumettes qui avaient étécoupées en deux avec une précision parfaite. Il alluma unecigarette, donna du feu à ses compagnons, tira quelques bouffées,puis il dit de l’air le plus calme du monde&|160;:

    –&|160;Je suis inculpé de rébellion.

    –&|160;Ah&|160;! ce n’est rien, réponditChvéïk avec une mine consolatrice, ce n’est que de la blague.

    –&|160;Naturellement, répondit l’aspirant,s’imaginent-ils gagner leur guerre avec des procédés pareils&|160;?Si ces idiots aiment tellement leur comédie de justice, grand bienleur fasse&|160;! Mais en tout cas, cela ne changera rien à lasituation.

    –&|160;Et comment qu’t’as fait larébellion&|160;? demanda le vieux sapeur en fixant un regard pleinde sympathie sur Marek.

    –&|160;Mon cher, j’ai refusé péremptoirementde nettoyer les cabinets de la garde de service. À cause de cetincident sans importance, on m’a conduit devant le colonel quin’est qu’un vieux cochon. Ce sombre idiot s’est mis à m’engueuleren hurlant que je devrais être en taule, que l’on m’avait puni aurapport du régiment, que j’étais un criminel de droit commun etqu’il était profondément étonné de la patience de la terre quicontinuait à me porter, bien que j’eusse infligé au genre humain lapire des hontes. Il me reprochait surtout d’avoir endossél’uniforme de l’armée et d’avoir nourri la folle prétention dedevenir un officier. Je lui ai répondu que la rotation de la terrene saurait être arrêtée par la présence d’un petit aspirant tel quemoi, que les lois de la nature étaient supérieures à la dignitéd’officier, et, pour terminer, je lui ai déclaré que je serais fortheureux de savoir quelle puissance pourrait bien me forcer ànettoyer un cabinet que je n’avais pas sali. J’ajoutai que,pourtant, il m’aurait été facile de le faire, après avoir avalécette odieuse saloperie que l’on prépare à la cuisine du régimentet que l’on décore du nom pompeux de choucroute. J’ai encore ajoutéque les paroles de monsieur le colonel concernant ma présence surterre m’étonnaient fortement, mais que je me sentais absolumentincapable d’occasionner un séisme…

    Pendant mon discours, le colonel claquait desdents telle une jument qui aurait mangé de la carotte gelée. À lafin il me hurla&|160;: Alors, voulez-vous aller nettoyer lescabinets, oui ou non&|160;? – Je vous déclare avec obéissance, moncolonel, que c’est non. – Et moi je vous déclare, aspirant, quevous allez les nettoyer sur-le-champ. – J’ai le regret de vousdéclarer avec obéissance, mon colonel, que je n’en ferai rien. –Nom de Dieu&|160;! par le Christ et la Vierge, vous allez menettoyer non pas un, mais cent cabinets, et tout de suite&|160;! –J’ai le regret de vous déclarer avec obéissance, mon colonel, queje ne nettoierai ni un, ni cent cabinets.

    Et cela continua longtemps de la sorte. Lecolonel continuant à me demander&|160;: Voulez-vous nettoyer lescabinets&|160;? cependant que je m’obstinais à répondre&|160;: Jene nettoierai rien du tout.

    Le colonel marchait le long du bureau comme untaureau furieux. Finalement, il prit la décision de s’asseoir enface de moi pour me dire&|160;: Réfléchissez encore avant qu’ilsoit trop tard. Savez-vous que vous êtes passible du conseil deguerre, et croyez-vous par hasard que vous seriez le premieraspirant que j’aurais supprimé. Sachez que nous avons pendu deuxaspirants de la 10e compagnie, peu de jours après enavoir fait passer un de la 9e par les armes, car ils’était refusé à marcher en prétendant qu’il avait des engeluresaux pieds. Enfin, voulez-vous nettoyer les cabinets oui ounon&|160;? – Je vous déclare avec obéissance, mon colonel, quec’est non&|160;! – Le colonel me fixa un instant dans les yeux,puis il me demanda&|160;: – Ne seriez-vous pas par hasardslavophile&|160;? – Non, mon colonel. – Là-dessus, on m’a reconduiten prison et on m’a fait l’honneur de m’inculper de«&|160;rébellion&|160;».

    –&|160;Tu ferais bien, déclara Chvéïk, dedéclarer que tu étais idiot. Lorsque j’étais aux arrêts à lagarnison, nous avions avec nous un très brave homme, trèsintelligent, un professeur à l’École commerciale. Il avait désertéson régiment pendant qu’il était au front et on a voulu lui faireun grand procès, comme exemple. On voulait le condamner à êtrependu. Et pourtant, il a réussi à se débrouiller et à se tirer despattes. Il s’est mis à faire le crétin, et lorsque le major l’aexaminé, il lui a déclaré qu’il n’avait pas déserté, mais quedepuis son enfance il aimait à voyager, qu’il avait toujours eu lanostalgie d’aller quelque part, très loin, qu’une fois il s’étaitretrouvé à Hambourg, une autre fois à Londres, sans pouvoir serendre compte comment cela lui était arrivé.

    Il déclara que son père avait été unalcoolique, décédé à l’hôpital avant sa naissance, que sa mèreexerça longtemps le métier de prostituée, et qu’elle buvaitégalement et qu’elle était morte à la maison des aliénés. Ensuite,que sa sœur cadette s’était noyée. L’aînée s’était jetée sous unelocomotive, et son frère avait sauté du haut du pont dans unerivière. Quant à son grand-père, après avoir assassiné sa femme, ils’était aspergé de pétrole pour se brûler vif. Sa deuxièmegrand’mère était allée se balader avec des tziganes et, finalement,elle se donna la mort en prison en avalant le phosphore d’une boîted’allumettes. De plus, un de ses neveux avait été condamné pourpyromanie et s’était suicidé dans la prison de Kartouze, ens’ouvrant les veines à l’aide d’un morceau de verre. Puis, une deses cousines s’était jetée du sixième étage d’une maison à Vienne.Enfin, il ajouta qu’il n’était lui-même qu’un enfant abandonné,qu’il avait reçu une mauvaise éducation et que, par-dessus lemarché, lorsqu’il était un bébé de six mois, il était tombé de latable et s’était cogné gravement la tête. Il a déclaré encore qu’ilavait de temps à autre un mal à la tête formidable et que, dans cesmoments-là, il ne savait plus ce qu’il faisait, que ce devait êtreà un moment pareil qu’il était parti du front et qu’il n’avaitrepris ses sens qu’au moment où la patrouille l’a découvert chezFleck. Ah&|160;! mes bons amis, si vous aviez vu avec quel plaisiron l’a renvoyé de la prison en le libérant même de tout servicemilitaire. Aussi, les cinq poilus qui étaient ses compagnons decellule lui ont demandé sa combine, et tous l’ont inscrite sur unbout de papier. Ils avaient marqué&|160;: père alcoolique&|160;;mère prostituée&|160;; une sœur noyée&|160;; l’autre sœur&|160;:locomotive. Frère, du pont&|160;: grand-père tué sa femme&|160;;grand’mère couchée avec des tziganes, allumettes, etc., etc. Etlorsqu’on s’est mis à interroger l’un d’eux, le major l’ainterrompu au moment où il était au chapitre du grand-père en luidisant&|160;: «&|160;Assez, mon brave&|160;! tu es déjà letroisième de l’espèce aujourd’hui. Permets-moi de continuer à taplace&|160;: ta cousine s’est jetée du 6e étage, tu asété un enfant abandonné et, pour cette raison, on fera bien de tecorriger un peu.&|160;» Là-dessus, il fit reconduire le pauvrediable aux arrêts, on l’a mis au fer et au cachot, et il asubitement oublié son grand-père brûlé, sa mauvaise éducation, etil demanda sur-le-champ à être envoyé au front.

    –&|160;On ne croit plus aujourd’hui, soupiral’aspirant, chez nous, au crétinisme héréditaire. On aurait troppeur d’enfermer pour cette raison tous les généraux dans lesmaisons d’aliénés.

    Derrière la porte lourdement ferrée, onentendit le cliquetis des clefs du geôlier qui entraaussitôt&|160;:

    –&|160;Le soldat Chvéïk et le sapeurVoditchka&|160;?

    –&|160;Présents.

    –&|160;Au juge d’instruction.

    Tous deux se levèrent, et Voditchka dit toutbas à Chvéïk&|160;:

    –&|160;Tu parles d’une bande de crapules.Encore un interrogatoire. Pourquoi diable toutes ces chinoiseries,au lieu de nous condamner tout de suite. On ne fait que nous faireperdre notre temps pendant que les Magyars courent dans lesrues…

    Tout en marchant vers le bureau du conseil deguerre qui se trouvait dans l’autre baraquement, Voditchka dit àChvéïk&|160;:

    –&|160;Si au moins on voyait où ça va aboutir.Ils noircissent un tas de papiers, ils nous emmerdent à la fin. Nonmais, sans blagues&|160;! Ils nous donnent de la soupe immangeable,de la choucroute pourrie, nom de Dieu&|160;! Je m’imaginaisautrement une grande guerre&|160;!

    –&|160;Pour moi, répondit Chvéïk, je suiscontent. Il y a quelques années, lorsque j’ai fait mon service,notre sergent, un nommé Soltera, avait l’habitude de répéter que lesoldat doit être toujours conscient de son devoir, et, pour que tune l’oublies pas, en disant cela il te flanquait une baffe. Notrelieutenant, un nommé Kvaisler, lorsqu’il examinait les fusils, nousexpliquait toujours que le soldat doit avoir un cœur dur et fort,car il n’est qu’une bête de somme que l’État nourrit, lui donnantdu jus pour boire et du tabac pour fumer, mais à condition qu’ilsoit entièrement à la merci de messieurs les supérieurs.

    Le sapeur Voditchka, qui paraissait plongédans de profondes réflexions, dit à ce moment&|160;:

    –&|160;Lorsque tu seras interrogé par le juged’instruction, fais bien attention de ne pas te gourrer. Répètetoujours ce que tu as dit la dernière fois. Tu te rappelles&|160;:Ce sont les Magyars qui nous ont assaillis.

    –&|160;N’aie pas peur, Voditchka, déclaraChvéïk, garde bien ton sang-froid et ne t’emballe pas. Qu’est-ceque c’est pour nous que ces pouilleux du conseil de guerre&|160;?Ah&|160;! si tu avais vu comment ils travaillaient autrefois, tuparles d’un système D. Nous avons eu à notre compagnie uninstituteur, et comme nous étions justement consignés, il nousraconta qu’il avait vu au musée de Prague un livre dans lequel onparlait des conseils de guerre sous le règne de Marie-Thérèse. Àcette époque, chaque régiment avait son bourreau qui exécutait lestrouffions l’un après l’autre pour recevoir une indemnité d’un écupar tête, et suivant ce bouquin, le bourreau gagnait certains joursjusqu’à 5 écus. Bien entendu, ajouta Chvéïk d’un ton sérieux, lesrégiments à cette époque avaient de nombreux effectifs et onrecrutait continuellement dans les villages.

    –&|160;Et moi quand j’étais en Serbie,répondit Voditchka, on a fait pendre des comitadjis par desvolontaires. On touchait dix cigarettes pour chaque pendaison, sic’était un homme, et cinq cigarettes pour les femmes et lesenfants. Puis, un beau jour, à l’intendance, ils ont trouvé que çarevenait trop cher et on les a fait massacrer à la mitrailleuse.J’ai eu un copain tzigane qui, on ne savait pourquoi au débutdisparaissait chaque nuit. Nous étions à cette époque au bord de laDrina, et une fois, la nuit, lorsqu’il était dehors, nous avons eul’idée de fouiller dans son havresac et nous y avons découvert plusde trois paquets de cent cigarettes. Alors, quand il est rappliquéun matin dans notre hangar, nous lui avons réglé son compte. Ça étévite fait. Nous l’avons renversé, et un type de notre peloton l’aétranglé avec une lanière. Il tenait à la vie, l’animal, il nous adonné du boulot… Deux lui ont pris la tête, deux l’ont attrapé parles pieds et lui ont brisé l’échine, puis nous lui avons attachéson havresac autour du cou et nous l’avons jeté dans la Drina.Personne n’a voulu de ces cigarettes gagnées de la sorte et, lematin, on l’a cherché partout…

    –&|160;Fallait dire qu’il avait disparu,répondit Chvéïk. Vous auriez dû raconter qu’il avait depuislongtemps l’intention de s’en aller, qu’à plusieurs reprises ilavait voulu se cavaler.

    –&|160;Penses-tu qu’on y a songé, réponditVoditchka, nous avons accompli notre devoir, et pour le reste ons’en foutait. C’était pas rigolo là-bas, chaque jour nous avionsdes disparus. De temps à autre, on voyait flotter dans la Drina uncomitadji, gonflé comme une outre. De voir un pareil spectacle,quelques bleus en avaient attrapé la jaunisse.

    –&|160;Fallait leur donner de la quinine, fitobserver Chvéïk.

    Comme il achevait ces mots, ils pénétrèrentdans le bâtiment réservé au conseil de guerre. L’escorte lesconduisit immédiatement dans le bureau n°&|160;8 où, derrière unelongue table chargée de gros bouquins, se tenait le capitaine-jugeRuller. Il avait devant lui un volume du Code pénal sur lequel setrouvait un verre de thé. À sa droite, se trouvait un crucifix enimitation d’ivoire. Le Christ, recouvert de poussière, paraissaitregarder avec désespoir le bois de sa croix qui avait été déshonorépar des mégots.

    Le capitaine Ruller venait justement de jeterdans ce cendrier d’un nouveau genre un bout de cigarette qui fumaitencore. Puis il essaya de soulever son verre de thé du bouquin surlequel il s’était collé.

    Pendant qu’il s’efforçait de mener à biencette opération délicate, il feuilletait un livre qu’il avaitemprunté au Casino des officiers. C’était l’œuvre d’un certain Fr.S. Kraus, sur les «&|160;Observations concernant la moralesexuelle&|160;». Il regardait avec une grande attention les dessinsnaïfs illustrant le livre&|160;; l’un d’eux représentait le sexed’un homme et celui d’une femme qui avaient été relevés sur le murd’un cabinet de la gare du Nord à Berlin&|160;: des légendes riméesles accompagnaient. Il était tellement absorbé par cettecontemplation qu’il ne vit pas les prévenus qui venaient depénétrer dans son bureau. Il ne s’arracha de ses savantes étudesque lorsque Voditchka eut attiré son attention par quelquestoussotements.

    –&|160;Qu’est-ce qu’il y a&|160;?demanda-t-il, tout en continuant à feuilleter son bouquin, sanslever la tête.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncapitaine, dit Chvéïk, que mon camarade Voditchka s’estenrhumé.

    À ce moment le capitaine-juge releva la têteet fixa Voditchka dans les yeux. Il s’efforçait visiblement de sedonner un air sévère.

    –&|160;Enfin, vous voici, espèces de gredins,dit-il en fouillant dans le tas de pièces qui encombraient sonbureau pour y puiser les documents qui concernaient l’affaire desdeux détenus. Je vous ai ordonné de venir à neuf heures et il enest onze déjà. Eh&|160;! là-bas s’écria-t-il en s’adressant àVoditchka, vous appelez ça un garde à vous&|160;? Jusqu’à ce que jevous dise «&|160;repos&|160;», je vous ordonne de garder l’attituderéglementaire.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncapitaine, que mon camarade Voditchka a des rhumatismes, réponditChvéïk.

    –&|160;Toi, je te conseille de fermer tagueule jusqu’à ce qu’on t’adresse la parole, lui cria hors de luile capitaine. Tu es venu trois fois à l’interrogatoire, et chaquefois les idioties sortaient de ta bouche comme d’un réservoirinépuisable. Sacré nom de Dieu&|160;! Est-ce que je trouverai votredossier ou non&|160;! C’est tout de même malheureux d’avoir unboulot aussi formidable à cause de deux idiots de votre genre.Ah&|160;! voici, dit-il tout joyeux en retrouvant les pièces quiformaient un paquet volumineux sur lequel était écrite, en belleslettres rouges, l’inscription suivante&|160;: «&|160;Affaire Chvéïket Voditchka&|160;».

    –&|160;Vous en avez de l’audace. Ainsi, vousvous imaginiez que, pour quelques malheureux coups échangés dans larue, vous alliez alerter tout le conseil de guerre. Ne fais pascette gueule d’enterrement, Chvéïk, poursuivit-il, on te ferapasser, lorsque tu seras au front, l’habitude de te battre enpleine rue. Sachez que l’instruction concernant votre affaire estterminée par un non-lieu. Mais vous serez tout même présentés aurapport pour y recevoir la punition à laquelle vous avez droit.Puis, vous filerez immédiatement au front avec la compagnie demarche. Mais si, par malheur, j’avais encore à m’occuper de vous,soyez assurés que ça ne se passera pas aussi bien que cettefois-ci. Tenez, voilà votre billet de levée d’écrou, et tâchez dene pas recommencer.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncapitaine, dit Chvéïk, que nous vous remercions de tout cœur pourvos bonnes paroles. Si nous étions de simples pékins, je mepermettrais de vous dire que vous avez un cœur d’or. Et, en mêmetemps, nous vous prions de nous excuser de vous avoir tellementembêté avec nos affaires. Vraiment nous n’avons pas mérité…

    –&|160;Allez-vous-en à tous les diables&|160;!s’écria le capitaine. Si le colonel Schroder n’intervenait pas envotre faveur, je crois que cela tournerait mal pour vous&|160;!

    Voditchka ne reprit ses sens que dans lecouloir, lorsque l’escorte les conduisit dans le bureau n°&|160;2.Il se dit alors, en se redressant fièrement, qu’il était de nouveauredevenu le vieux sapeur Voditchka. Le soldat qui les accompagnaitétait extrêmement pressé, car il craignait de manquer la soupe demidi.

    –&|160;Allons, les gars, grouillez-vous, leurdit-il&|160;; vous vous traînez comme des limaces.

    Voditchka lui déclara qu’il ferait bien de lafermer et qu’il pouvait remercier le ciel de l’avoir fait naîtreTchèque plutôt que Magyar, car sans cela il l’aurait déchiqueté enpetits morceaux.

    Comme les soldats affectés aux bureaux étaientdéjà sortis pour aller à la soupe, la sentinelle se vit dansl’obligation de reconduire les deux détenus dans leur cellule, cequ’il ne fit pas sans maugréer et vouer aux tourments de l’enfermessieurs les ronds-de-cuir.

    –&|160;Les copains vont tout bouffer, dit-ild’un air tragique. Ils vont prendre les bons morceaux, et moi jevais me l’accrocher… Hier encore, j’ai escorté deux types au campmilitaire et, pendant mon absence, un copain m’a bouffé la moitiéde ma boule de pain.

    –&|160;Vous ne songez qu’à bouffer ici,grommela Voditchka.

    Lorsqu’ils eurent raconté à l’aspirant laconclusion de leur affaire, Marek s’écria&|160;:

    –&|160;Alors, nous allons partir. Cela merappelle un roman que j’ai lu dans un journal tchèque quis’occupait de choses touristiques. Cela s’appelait&|160;: BonneChance. Tous les préparatifs de notre voyage sont terminés, lahaute direction de l’armée aura soin de tout. Vous êtes invités àfaire une excursion en Galicie, allez-y, messieurs, d’un cœurjoyeux et confiant. Admirez surtout le pays des tranchées. Il estbeau et très intéressant. Vous vous sentirez là-bas, dans ces payslointains, comme chez vous, dans un patelin ami, presque comme dansvotre patrie. Haut les cœurs, mes amis&|160;! et mettez-vous enroute pour le pèlerinage dans ce pays qui a inspiré au grandHumboldt ces lignes&|160;: «&|160;Je n’ai jamais vu dans le mondeentier un pays aussi imposant que cette stupide Galicie.&|160;» Lesrenseignements précieux que notre armée a recueillis, au cours deses nombreuses retraites effectuées en Galicie, seront probablementlargement utilisés dans les préparatifs de notre nouvelle campagne.Un dernier conseil&|160;: Toujours en avant pour la Russie, ettirez en l’honneur de ce beau voyage toutes vos cartouches enl’air&|160;!

    Avant de retourner au bureau du conseil deguerre, l’instituteur, le malchanceux auteur du poème sur les Poux,s’approcha de Chvéïk et de Voditchka, pour leur dire d’un tonconfidentiel&|160;: «&|160;N’oubliez pas surtout, aussitôt que vousarriverez dans le voisinage des Russes, de leur dire&|160;:Zdravtouite rouskie bratia, my bratia, Tchesky, m’y nietaoustriitsi…&|160;»

    Lorsqu’ils eurent quitté la prison, Voditchka,pour manifester sa haine irréductible et sa volonté de lutteinflexible contre les Magyars, marcha volontairement sur les piedsdu Hongrois qui avait refusé de faire son service militaire, en luicriant&|160;: «&|160;Tu es toujours au milieu alors&|160;! S’pèced’imbécile&|160;!&|160;».

    –&|160;S’il avait osé me répondre, confiait-ilà Chvéïk, s’il avait eu le culot d’ouvrir son bec, je lui auraisfendu la gueule d’une oreille à l’autre. Mais, penses-tu, cedégonfleur, on lui marche sur les pieds, il ne répond même pas. Jet’assure, mon vieux Chvéïk, que je suis très ennuyé de n’avoir pasété condamné. Vraiment, ces gens-là ont l’air de se foutre de nous.Comme nous n’avons pas été punis, notre histoire avec les Magyarsprend l’allure d’une rigolade, et pourtant nous nous sommes battuscomme des lions. C’est ta faute à toi, Chvéïk, si nous filons d’icisans être condamnés. Maintenant que nous sommes graciés, tous lesgens vont croire que nous ne sommes pas même capables de tabasserquelqu’un. Quoi&|160;? Qu’est-ce qu’on va penser de nous. Pourtantnous nous sommes battus en pleine rue, et nous n’y sommes pas allésavec le dos d’une cuiller.

    –&|160;Mon cher copain, répondit Chvéïk avecson air candide, je ne comprends pas pourquoi cela te chagrine quele conseil de guerre de la division nous traite comme des gensbien. On ne peut rien nous reprocher. Il est vrai qu’àl’interrogatoire, j’ai tâché de me débrouiller. Mais mentir c’étaitmon devoir, comme le disait toujours l’avocat Bass à ses clients.Lorsque le capitaine-juge m’a demandé pourquoi nous nous étionsintroduits chez M.&|160;Kakonyi, j’ai dit que nous avions voulusimplement faire sa connaissance, et le capitaine ne m’a pasdemandé autre chose. Remarque bien, continua Chvéïk, qu’il ne fautjamais avouer au conseil de guerre. Lorsque j’étais à la garnisonde Prague, un soldat avait avoué dans la chambre qui se trouvait àcôté de la mienne. Or en rentrant, il a été sévèrement rossé, etensuite nous l’avons obligé à aller se rétracter.

    –&|160;Naturellement, s’il s’agit d’uneaffaire malhonnête, répondit le brave Voditchka, je nierai jusqu’àla mort. Mais, si on me demande&|160;: Tu t’es battu avec lesMagyars&|160;? – Je ne peux que répondre&|160;: Oui, je me suisbattu. – Vous avez tabassé un Magyar&|160;? – Mais oui, moncapitaine. – Vous avez blessé un Magyar. – Bien sûr, mon capitaine.– Il faut qu’il sache à qui il a à faire. Et veux-tu savoir mafaçon de penser&|160;? Eh bien, le vrai scandale, c’est qu’on nousait accordé un non-lieu. Cela me pousse, à croire qu’il n’a pas étéconvaincu que j’aie tabassé réellement les Magyars. Mais, dis, tuétais pourtant à mes côtés, toi, lorsque j’avais trois de cesgredins sur le dos&|160;? Tu as vu toi-même qu’au bout de quelquesminutes, je les avais aplatis par terre comme des galettes, et queje leur dansais sur le ventre.

    Nom de Dieu&|160;! Et après cela, un jugecapitaine vient te dire que ce n’est rien. Comme s’il voulaitinsinuer que je suis incapable de me mêler à une rixe. Mais,attends, aussitôt que je retournerai dans la vie civile, jeviendrai trouver ce voyou et je lui ferai voir si je suis incapablede me tabasser. Je prendrai un billet de chemin de fer pourKiralyhida, et je ferai ici un tapage tel que le monde n’en ajamais vu de pareil. Il faut que tous les pékins se cachent dansles caves, lorsqu’ils apprendront que je suis venu voir ce gredinde juge du conseil de guerre qui a eu l’audace de nousacquitter.

    Au bureau, nos personnages furent expédiés enmoins de deux. Un sergent-major, dont la bouche était encoreluisante de graisse, remit à Chvéïk et à Voditchka leurs papiers,avec une mine sévère. Comme il était d’une province polonaise de laGalicie Occidentale, il orna son discours de quelques fleurs derhétorique de son dialecte&|160;: «&|160;Marekvium, glupi,Motmopsie&|160;», etc.

    Ensuite ce fut un moment pathétique. Chvéïk etVoditchka durent se séparer, chacun d’eux devant retourner à sonrégiment. Chvéïk dit&|160;:

    –&|160;Alors, mon vieux, une fois la guerrefinie, n’oublie pas de venir me voir. Tu me trouveras chaque soir,à partir de six heures, au «&|160;Calice&|160;» de la rue NaBoïchti.

    –&|160;Bien sûr que j’y viendrai, lui réponditVoditchka. Est-ce qu’on rigole bien là-dedans&|160;?

    –&|160;T’en fais pas, lui promit Chvéïk, on nes’embête pas. Mais si par hasard c’était trop calme, je compte surtoi pour animer la situation.

    Ils se séparèrent, mais, au bout de quelquespas, Voditchka se retourna et cria à Chvéïk&|160;:

    –&|160;Et n’oublie pas d’arranger d’ici là unebonne petite rigolade.

    Et Chvéïk lui répondit&|160;:

    –&|160;T’en fais pas, tu peux venir à coupsûr&|160;!

    Ils se dirigèrent vers leur campementrespectif. Mais, alors qu’ils étaient déjà à une bonne distance, aucoin même de la deuxième allée des baraques, Voditchka se retournade nouveau et s’écria d’une voix tonnante&|160;:

    –&|160;Eh&|160;! dis donc, Chvéïk, quellesorte de bière buvez-vous au «&|160;Calice&|160;»&|160;?

    –&|160;C’est de la Velkopopovitz.

    –&|160;Je croyais que c’était de laSmikhov&|160;! lui cria Voditchka, après avoir fait encore quelquespas.

    –&|160;Il y a aussi des poules, lui confiaChvéïk, en mettant ses deux mains en porte-voix.

    –&|160;Bien&|160;! Entendu&|160;! À six heuresdonc, après la guerre&|160;!

    –&|160;Écoute, lui cria Chvéïk, viens plutôtvers six heures et demie, parce qu’il est possible que j’arrive enretard.

    La voix de Voditchka retentit de plus en plusloin&|160;:

    –&|160;Tu ne pourrais pas venir à six heuresjuste, car je n’aime pas beaucoup attendre.

    –&|160;Bien, hurla Chvéïk, je tâcherai d’yêtre à six heures juste.

    C’est de cette façon touchante que le bravesoldat Chvéïk se sépara de son bon vieux copain, le sapeurVoditchka.

     

     

     

     

    Chapitre 4

    LE DÉPART DE KIRALYHIDA POUR SOKAL

     

     

    Le lieutenant Lukach marchait nerveusementdans le bureau de la 11e compagnie de marche. Ce bureauétait situé dans un coin du baraquement de la compagnie. C’était untrou noir, séparé du couloir par une cloison de planches. Unetable, deux chaises, une couchette en composaientl’ameublement.

    Le sergent-major Vanek se trouvait égalementdans ce bureau. Il était en train de dresser la liste des prêts àpayer. C’était également lui qui était chargé de tenir lacomptabilité de la cuisine. Bref, le sergent-major Vanek n’étaitrien de moins que le ministre des finances de la compagnie. Ilpassait ses journées dans le bureau en question et il y couchaitégalement.

    Près de la porte se tenait un gros fantassin,pourvu d’une de ces barbes monumentales que les vieux écrivains sesont amusés à décrire dans leurs contes populaires. C’était Baloun,le nouveau tampon du lieutenant Lukach. Dans le civil, il étaitmeunier au village de Krumlova.

    –&|160;Je vous remercie pour le nouveaubrosseur que vous m’avez procuré, maugréa le lieutenant Lukach d’unton sarcastique, en s’adressant au sergent-major Vanek. C’est làtout ce que vous avez trouvé de mieux&|160;? Le premier jour que jel’ai envoyé au mess pour chercher mon dîner, ce cochon m’en abouffé la moitié en route.

    –&|160;Je l’ai renversé par hasard, balbutiale gros bonhomme.

    –&|160;Tu prétends avoir renversé la soupe etla sauce, mais comment t’es-tu arrangé également pour renverser lerôti de bœuf, puisque tu m’en as rapporté un tout petit bout. Etqu’as-tu fait des macaronis&|160;?

    –&|160;Je les ai…

    –&|160;Allons, pas d’histoire, tu les asmangés.

    Le lieutenant Lukach proféra cette dernièrephrase avec un tel accent accusateur, que le géant barbu recula dedeux pas.

    –&|160;J’ai demandé aujourd’hui, à la cuisine,ce qu’ils t’avaient donné pour mon dîner. Il y avait du potage auxKnédli, qu’en as-tu fait&|160;? Tu les as péchés un à un dans lacasserole et tu les as mangés. Il y avait également du bœuf grossel aux cornichons. J’aimerais bien savoir ce qu’il est devenu. Ila achevé sa carrière dans ta gamelle, bien entendu. Et sur deuxtranches de rôti, tu ne m’en as apporté que la moitié d’une. Et latarte aux fruits, où l’as-tu renversée&|160;? Dans ton estomac,espèce de cochon, de goinfre, de bête sauvage&|160;! Tu dis quetout ça est tombé au milieu de la route&|160;? Veux-tu me montrerl’endroit exact. Puis tu me racontes ensuite qu’un chien t’a suiviet que, à peine les tartes avaient-elles touché le sol qu’il les aavalées, Nom de Dieu&|160;! Si tu t’amuses à me raconter de tellesidioties je vais te flanquer une gifle qui te fera enfler la tête,elle deviendra aussi grosse que ton ventre insatiable. Et ce cochonose nier encore&|160;! Ne sais-tu pas que le sergent-major Vanekt’a vu au moment même où tu étais en train de bouffer la nourritureque tu étais chargé de m’apporter. C’est lui-même qui est venu medire&|160;: «&|160;Mon lieutenant, ce cochon de Baloun est en trainde dévorer votre dîner. Je viens de regarder par la fenêtre, et jele vois en train de se taper la cloche comme s’il n’avait rienmangé depuis huit jours&|160;». Seulement, écoutez-moi, chef, il nesuffit pas de dénoncer ce goinfre, il faudrait encore m’expliquercomment il se fait que vous l’ayez choisi pour mon ordonnance.N’auriez-vous pas pu trouver un autre homme que celui-ci&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que Baloun m’a paru être le plus honnête homme de lacompagnie. De plus, il est tellement crétin, qu’il ne peut pasapprendre le maniement d’armes. On craint de lui mettre un flingotdans la main, de peur qu’il ne fasse un malheur. Aux dernièresmanœuvres, il a failli brûler les yeux de son voisin, et pourtantles cartouches étaient chargées à blanc. C’est pour cette raisonque j’ai pensé qu’il était tout juste bon à faire un tampon.

    –&|160;Et qui s’empressera à chaque repas dedévorer mon dîner, ajouta Lukach amèrement. Dis donc, voleur, as-tutellement faim que ça&|160;! Ta ration ne te suffit-ellepas&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que si quelqu’un a un morceau de croûte de reste, à lacantine, je cours après lui pour le lui demander. Mais tout celan’arrive pas à me rassasier. Qu’est-ce que vous voulez, ce n’estpas moi qui me suis fait. Je me dis toujours&|160;: Avec ça, tu enas assez. – Mais il n’y a rien à faire, j’ai beau manger, à la findu repas j’ai le même appétit qu’au commencement. Mon estomac ne melaisse pas une minute de répit. Il m’arrive de croire que je l’aiassez bourré et qu’il ne m’embêtera plus. Erreur&|160;! Il mesuffit de voir quelqu’un qui mange, ou de sentir l’odeur d’un plat,pour qu’il s’éveille et recommence de nouveau à réclamer sa pâtée.Je voudrais bouffer du fer pour le digérer plus lentement. Monlieutenant, je vous déclare avec obéissance que j’ai déjà demandéune double ration. Je suis allé également chez le major àBudeiovitz, qui m’a gardé à l’infirmerie durant trois jours, et ilne me donnait à becqueter qu’un peu de soupe matin et soir&|160;;«&|160;Tu apprendras, canaille, me disait-il, à avoir faim. Si tureviens me voir, la prochaine fois tu auras de mesnouvelles&|160;». Mon lieutenant, il n’est pas nécessaire que jevois des plats fins. Les mets les plus ordinaires me font monter lasalive à la bouche. Je vous en supplie, mon lieutenant, faitesqu’on me double ma ration. Si l’on n’a plus de viande à la cuisine,au moins que l’on me donne des pommes de terre, des fayots, despâtes, ou ce que bon leur semblera…

    –&|160;Cela suffit&|160;! J’ai assez entendutes balivernes&|160;! répondit le lieutenant. Dites-moi, chef,avez-vous jamais rencontré pareille impudence&|160;! Cet oiseau-làme vole mon dîner et il me demande par-dessus le marché de luifaire doubler sa ration. Attends, mon vieux, je vais te fairedigérer. Chef, conduisez cet homme au caporal Wiederhofer, pourqu’on le mette au poteau bien ligoté, près de la cuisine, pendantdeux heures, au moment où l’on distribuera le goulach. Vous lelaisserez là jusqu’à ce que toutes les rations aient étédistribuées, et vous direz au chef de cuisine qu’il peut disposerde celle de Baloun.

    –&|160;À vos ordres, mon lieutenant. Baloun,allons, oust&|160;!

    Comme le géant se préparait à sortir, lelieutenant lui dit&|160;:

    –&|160;Je te ferai passer ton appétit. Et laprochaine fois que tu mangeras mon dîner, je t’enverrai devant leconseil de guerre.

    Un instant plus tard, Vanek pénétra dans lebureau en annonçant que Baloun était déjà solidement attaché aupoteau.

    Le lieutenant lui répondit&|160;:

    –&|160;Vous me connaissez, Vanek, et voussavez que je n’aime guère ce genre de spectacle, mais il m’estimpossible de faire autrement. Comment voulez-vous que jefasse&|160;? Vous connaissez le proverbe qui dit&|160;: Le chiengrogne lorsqu’on lui retire son os. Je ne veux pas avoir chez moide voleur. Et du reste, j’espère que le sévère châtiment infligé àBaloun servira d’exemple aux autres hommes de la compagnie. Nospoilus sont devenus intraitables depuis qu’ils ont appris qu’ilsallaient partir prochainement pour le front.

    Le lieutenant en disant ces mots paraissaittrès abattu. Il continua tristement&|160;:

    –&|160;Avant-hier, aux manœuvres de nuit, nousavons eu comme adversaires les élèves de l’École des aspirants. Lapremière escouade, envoyée en éclaireurs, marchait encore assezconvenablement, car c’était moi-même qui la conduisais&|160;; maisla seconde, chargée de protéger notre flanc gauche et de surveillerla sucrerie, s’est comportée comme une bande de touristes quirentrent d’une excursion. Ils ont tellement chanté et ils ont faitun tel tapage que cela s’entendait du bureau du colonel. Latroisième escouade, chargée de reconnaître la forêt, nous précédaitde dix minutes. Ces hommes marchaient avec leurs pipes et leurscigarettes allumées, de sorte que l’on voyait une quantité depoints brillants dans la nuit. Mais la plus extraordinaire detoutes, c’était sans doute la quatrième, qui formaitl’arrière-garde. Elle s’est présentée brusquement en face de nousde telle façon que nous avons cru avoir affaire aux adversaires etque nous nous sommes retirés devant elle. Et voilà&|160;! Ce sontde tels types qui composent notre 11e compagnie demarche dont j’assume le commandement. Que diable voulez-vous qu’ilsdeviennent lorsqu’il s’agira de batailles véritables&|160;!

    Le lieutenant Lukach, machinalement, croisases mains en soupirant.

    Vanek s’empressa de le tranquilliser.

    –&|160;Ne vous en faites pas, mon lieutenant,pas la peine de vous casser la tête pour si peu. J’ai déjàaccompagné au front trois compagnies de marche. Les Russes nous lesont écrasées les unes après les autres. Nous avons dû retourner àl’arrière pour former de nouvelles compagnies, et aucune d’ellesn’était plus brillante que la vôtre, mon lieutenant. Mais la pireque j’aie vue, celle qui s’est dégonflée de la façon la pluslamentable, c’était la deuxième. Elle s’est rendue avec armes etbagages, avec tous ses sous-officiers et même ses officiers, àl’armée russe. Quant à moi, c’est par le plus grand des hasardsqu’on ne m’a pas ramassé. À ce moment-là, j’étais allé àl’intendance pour y chercher de la gnole et du pinard.

    Et vous ne savez pas encore, mon lieutenant,qu’à cette même manœuvre de nuit dont vous me parlez, l’École desaspirants, qui avait pour tâche d’envelopper notre compagnie, s’estégarée jusqu’au lac de Néjider&|160;! Elle a marché toute la nuit,et ses éclaireurs ne se sont arrêtés que devant les marécages. Etpourtant ces hommes étaient sous la direction du capitaineSagner&|160;! Ils auraient sans doute poursuivi leur route jusqu’àSopron si, à l’aube, le soleil ne s’était levé. Vous n’ignorez pas,mon lieutenant, poursuivit Vanek, visiblement amusé par cesincidents, que le capitaine Sagner sera désigné pour commandernotre bataillon de marche. On avait d’abord songé à vous, monlieutenant, car vous êtes sans nul doute l’officier le plusqualifié pour cette tâche, mais, comme me l’a dit l’adjudantHegner, l’ordre est venu de la division et on ne peut pas allercontre.

    Le lieutenant détourna son regard et allumaune cigarette. Il n’ignorait rien de tout cela et il étaitconvaincu qu’on avait commis une injustice à son égard. C’était ladeuxième fois que le capitaine Sagner le supplantait dansl’avancement, mais la discipline lui interdisait de dire ce qu’ilpensait à ce sujet.

    –&|160;L’adjudant Hegner, poursuivit le chefd’un ton confidentiel, nous a raconté l’autre jour que le capitaineSagner, dans l’espoir d’obtenir quelque décoration, avait faitmassacrer ses compagnies l’une après l’autre, par les mitrailleusesserbes, bien qu’il fût évident que l’infanterie était incapable defaire quoi que ce soit, étant donné que les positions de l’ennemiétaient solidement retranchées. Quatre-vingts hommes seulementdemeurèrent de notre régiment. Le capitaine Sagner récolta mêmedans l’aventure une blessure à la main. De plus, à l’hôpital, ilfut atteint de dysenterie. Dès qu’il fut sur pied, il revint àBudeiovitz et hier, il a déclaré au mess des officiers, qu’il étaittrès heureux de retourner au front et qu’il ferait crever plutôttout le bataillon que de revenir de là-bas sans une distinctionhonorifique. Il râle d’autant plus que lors de cette fameuseattaque contre les Serbes, il a été sérieusement engueulé. Et cettefois, il se propose de se rattraper. Peu lui importe que lebataillon crève, pourvu qu’il soit nommé lieutenant-colonel&|160;!L’adjudant nous a raconté aussi, l’autre jour, que vous n’êtes pasen très bons termes avec le capitaine et qu’il s’empressera sansdoute de flanquer votre onzième compagnie dans le secteur où çabardera le plus.

    Le chef ajouta en soupirant&|160;:

    –&|160;Je suis d’avis que dans une guerre dugenre de celle ci, où il y a un front d’une pareille étendue et unequantité considérable de combattants, on arriverait à un meilleurrésultat plutôt par de savantes manœuvres que par des attaquesdésespérées. J’en ai vu un exemple à la 10e compagnie demarche, dans le défilé de Dukla. Tout allait pour le mieux, nousavions reçu l’ordre de cesser le feu, et nous nous tenions bienpeinards en attendant que les Russes avancent. Nous étionsadmirablement placés pour les cerner, lorsque nos voisins degauche, les «&|160;Mouches de fer&|160;», ont eu une telle frousseen voyant les Russes avancer qu’ils se mirent à tirer avant qu’onleur en donne l’ordre. Et, par leur faute, nous avons été obligésde battre en retraite. 120 hommes seulement sont revenus, lesautres s’étaient égarés chez les Russes. Si, à ce moment-là, unheureux hasard n’avait pas voulu que je me rende à la brigade pourfaire viser ma comptabilité, j’étais bon, moi aussi, comme laromaine. Ah&|160;! c’est terrible, mon lieutenant, de voirça&|160;! Les Russes se sont emparés des meilleures positions, etle capitaine Sagner…

    –&|160;Fichez-moi la paix avec votre capitaineSagner, s’écria avec impatience le lieutenant Lukach. Je sais toutcela depuis longtemps. Quant à vous, ne vous imaginez pas que lorsdu prochain engagement vous irez chercher du rhum ou du pinard, oufaire viser votre comptabilité. On m’a déjà dit que vous buviezcomme une éponge, et il suffit en effet de regarder votre nez rougecomme une lanterne, pour se rendre compte qu’on ne vous a pascalomnié.

    –&|160;Ça, c’est un souvenir des Carpathes,mon lieutenant, répondit le chef. Nos tranchées étaient creuséesdans la neige, et pas moyen de faire du feu&|160;; sans le rhum,nous serions tous morts, gelés. Je me suis débrouillé pour fournirde la gnole à mes hommes et, de cette façon, j’en ai sauvé desquantités. Seulement, un jour nous avons reçu l’ordre de ne pasenvoyer en patrouille les hommes qui avaient le nez rouge.

    –&|160;Tout ça, ce sont des boniments,répondit le lieutenant. Et, d’ailleurs, l’hiver est finimaintenant.

    –&|160;La gnole fait du bien dans n’importequelle saison, observa le chef. C’est elle qui maintient le moralde nos troupes. Pour un litre de vin ou pour un quart de rhum, leshommes se battraient comme des lions. Quel est encore cet idiot quifrappe à la porte&|160;? Il ne sait donc pas lire. J’ai pourtantécrit en toutes lettres&|160;: Entrez sans frapper&|160;!

    Le lieutenant vit tout à coup la porte quis’ouvrait avec lenteur et, tout doucement, le brave soldat Chvéïkpassa sa tête dans l’entrebâillement, en faisant le salutréglementaire.

    Ce salut rehaussait son expression candide etheureuse. Le lieutenant Lukach, affolé, tourna de grands yeux dansla direction du brave soldat Chvéïk, cependant que celui-ci leregardait avec tendresse.

    C’est sans doute de ce même regard attendri etconfiant que l’enfant prodigue contempla son père, en train defaire rôtir un mouton en l’honneur de son retour.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je suis de nouveau à votre service, lui annonçaChvéïk d’une voix joyeuse.

    Le lieutenant sursauta d’horreur sur sachaise. Depuis le moment où le colonel Schroder lui avait annoncéque Chvéïk était de nouveau affecté à la compagnie, il essayait dese préparer à ce retour avec courage. Cependant, comme les joursavaient passé sans qu’il vînt, Lukach avait peu à peu reprisconfiance.

    –&|160;Pourvu, mon Dieu, qu’il ne reviennepas&|160;! songeait-il chaque matin à son réveil.

    Et voici que, tout à coup, l’entrée sisympathique de Chvéïk avait réduit à néant tous ses espoirs.

    Le brave soldat Chvéïk se tourna ensuite versle chef, et lui remit, avec un sourire amical, les papiers qu’ilretira des profondeurs de sa capote.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monadjudant, que je dois vous remettre ces papiers qu’on m’a donnés aubureau du régiment. Ils concernent mes prêts et ma nourriture…

    Chvéïk se réhabituait très rapidement à ladouce atmosphère de la onzième compagnie. À le voir et àl’entendre, on eût cru qu’il avait toujours été un des meilleurscamarades de Vanek. Celui-ci crut bon de tenir Chvéïk à distancerespectueuse, en lui répondant avec sécheresse&|160;:

    –&|160;Mettez ça sur mon bureau.

    –&|160;Je vous prierai maintenant, dit lelieutenant Lukach au chef, de me laisser seul un instant avecChvéïk.

    Vanek se retira alors et colla son oreillecontre la porte pour écouter ce qui allait se dire dans le bureau.Cependant, durant les premières minutes de son attente, il en futpour ses frais d’espionnage, car Lukach et Chvéïk gardèrent unsilence de mort. Ils se contentaient de se contempler l’un etl’autre. Lukach dardait son regard sur Chvéïk, comme s’il avaitvoulu l’hypnotiser, pareil à un coq qui fixe une poule avant de luisauter sur le dos. Chvéïk fixait sur son lieutenant un regardcandide et bon, qui paraissait vouloir dire&|160;: nous sommes unisencore une fois, mon amour de lieutenant, et rien ne pourra plusnous séparer.

    Mais en voyant que Lukach gardait le silence,l’expression du regard de Chvéïk devint encore plus tendre. Touteson attitude exprimait clairement&|160;: Mais vas-y donc, monbien-aimé, parle, dis ce que tu as sur le cœur.

    Le lieutenant Lukach se décida à rompre cesilence.

    –&|160;Je suis charmé de vous revoir, dit-ild’un air railleur, vous êtes bien gentil d’être venu…

    Mais à ce moment-là, il ne put se contenir ettoute la colère amassée en lui, durant les jours précédents, fitexplosion. Il donna un terrible coup de poing sur la table, avecune telle violence que l’encrier sauta en l’air et macula la listedes prêts.

    En même temps Lukach s’était levé d’un bondet, se plaçant devant Chvéïk, il lui hurla dans la figure, toutsecoué de rage&|160;:

    –&|160;Animal&|160;!

    Puis il se mit à marcher avec fureur dans sonbureau.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, dit Chvéïk, lorsqu’il vit que Lukach ne cessait pas dese promener et de jeter à droite et à gauche, rageusement, lesboules de papier qu’il roulait dans ses mains nerveuses, que j’aibien remis la lettre, sans faute, ainsi que vous me l’aviezrecommandé. J’ai même vu madame Kakonyi, et je vous assure quec’est une bien jolie personne. Il est vrai que quand je l’ai vue,elle avait un peu pleuré…

    À ce moment-là, Lukach se jeta brusquement surla couchette de Vanek, en hurlant&|160;:

    –&|160;Quand donc en aurai-je fini avec vous,Chvéïk&|160;?

    Mais celui-ci continua, comme s’il n’avaitrien entendu&|160;:

    –&|160;Cette histoire de lettre, évidemment, aentraîné quelques petites histoires. Et il se hâta d’ajouter&|160;:Mais j’ai tout pris sur ma conscience. Comme on ne voulait pascroire que j’avais eu de la correspondance avec madame Kakonyi,j’ai avalé votre lettre à l’interrogatoire pour la fairedisparaître. Puis, je suis tombé, par un hasard que je ne peux pasm’expliquer, au milieu d’une petite bagarre. Je me suis débrouillé,là-dedans aussi, le plus gentiment du monde, et le conseil deguerre lui-même m’a reconnu innocent, puisque l’instructionconcernant mon affaire s’est terminée par un non-lieu. Je n’ai étéau bureau du régiment que pendant quelques minutes. Monsieur lecolonel m’a engueulé un tout petit peu, pour la forme, puis il m’aordonné de me présenter de nouveau chez vous, comme ordonnance, etil m’a dit de vous dire qu’il vous invite à venir immédiatementdans son bureau, pour une affaire de la compagnie de marche. Il y aplus d’une demi-heure de cela, car le colonel ignorait sans douteque l’on allait me traîner encore dans les bureaux de lacomptabilité, où j’ai dû attendre. Vous savez, mon lieutenant, toutest tellement confus et désordonné chez eux, qu’il y aurait de quoidevenir dingo…

    Lorsque Lukach apprit qu’il était attendu parle colonel depuis plus d’une demi-heure, il dit à Chvéïk ens’habillant en hâte&|160;:

    –&|160;Nom de Dieu&|160;! vous m’avez flanquéencore dans de beaux draps&|160;!

    Il dit cela d’un ton si désespéré que Chvéïkcrut bon de le consoler, en lui criant&|160;:

    –&|160;Ne vous en faites pas, mon lieutenant,le colonel vous attendra&|160;; il n’a pas autre chose à faire…

    Dès que Lukach se fut éloigné, l’adjudant-chefVanek pénétra dans le bureau.

    Chvéïk s’était assis sur une chaise et s’étaitmis à tisonner le poêle, tout en jetant dans le foyer des pelletéesde charbon. Le bureau ne tarda pas à être envahi par la fumée.Chvéïk, sans accorder la moindre attention à Vanek, continua às’amuser à ce petit jeu, pendant que l’adjudant le regardait,scandalisé. Finalement, le chef perdit patience et, repoussant d’uncoup de pied la porte du poêle, il intima à Chvéïk l’ordre deficher le camp.

    –&|160;Mon adjudant, répondit Chvéïk avecdignité, j’ai l’honneur de vous faire savoir que je ne peux pasexécuter vos ordres, car je suis affecté ici par ordre supérieur.Je suis ordonnance à la onzième compagnie, ajouta-t-il fièrement.Le colonel Schroder, lui-même, m’a désigné pour être l’ordonnancedu lieutenant Lukach. J’ai toujours été son tampon, mais, par monintelligence héréditaire, j’ai attiré sur moi l’attention de messupérieurs. Nous nous connaissons bien, le lieutenant Lukach etmoi. Que faisiez-vous, mon adjudant, dans la vie civile&|160;?

    Le ton familier de Chvéïk surprit à tel pointl’adjudant, que celui-ci répondit avec simplicité, comme s’il avaitété un subordonné de l’ordonnance&|160;:

    –&|160;Je suis le droguiste Vanek, deKralup.

    –&|160;J’ai fait, moi aussi, un petit boutd’apprentissage chez un droguiste, dit Chvéïk, chez un certainKokochka au Perchtine. C’était un drôle de type. Il m’arrivad’allumer par erreur, dans sa cave, un tonneau d’essence, et toutela boutique s’est mise à flamber. Alors, il m’a balancé, et leSyndicat de la droguerie aussi. Pour cette raison, à cause d’unidiot de tonneau d’essence, je n’ai pas pu terminer monapprentissage. Est-ce que vous fabriquez, vous aussi, des droguespour les vaches&|160;?

    Vanek répondit non de la tête.

    –&|160;Chez nous, on en fabrique avec desimages bénies, car notre chef Kokochka était un homme très pieux,et il avait lu quelque part que saint Pérégrine avait guéri desvaches. Donc, il a fait imprimer quelque part, à Smikhov, despetites images qui représentaient saint Pérégrine, puis il les afait bénir au couvent de Memaus pour la somme de deux centscouronnes. Et ensuite il en a enveloppé les paquets de droguesdestinées aux bestiaux. Il suffisait de verser cela, après l’avoirfait dissoudre auparavant dans un peu d’eau chaude, dans lamangeoire de la bête malade, et de réciter une prière à saintPérégrine, rédigée par M.&|160;Tauchen, notre commis. Mais il fautque je vous raconte l’histoire de cette prière&|160;: Notre vieuxKokochka appela un soir M.&|160;Tauchen et lui ordonna de rédiger,avant le lendemain matin dix heures, c’est-à-dire avant la venue dupatron, une belle petite prière rimée, afin qu’elle soit prêteavant midi pour qu’on puisse la donner à l’imprimeur, car ilprétendait que les vaches attendaient impatiemment leur prière. Illui avait donné à choisir, ou il ferait la prière en vers et ilaurait pour cela deux couronnes en plus de sa semaine, ou ilrefuserait de faire la prière et il serait foutu à la porte.Monsieur Tauchen veilla toute la nuit, mais bien qu’il mît soncerveau à la torture l’inspiration ne venait pas. Le lendemainquand il ouvrit la boutique il avait les yeux cernés et les cheveuxen broussaille, il avait même oublié comment s’appelait le saintdes vaches&|160;; alors Ferdinand, notre garçon de course, vint àsa rescousse. Il était très calé dans les affaires de laboutique.

    Il fauchait les pigeons au grenier, il nous aappris aussi comment il fallait s’y prendre pour ouvrir la caissedu patron et un tas de choses très utiles dans le commerce. Donccelui-là s’est efforcé de tirer M.&|160;Tauchen de l’embarras.«&|160;Laissez-moi faire et ne vous en faites pas&|160;» qu’il luidit. M.&|160;Tauchen qui était très content qu’on le tire de cettetriste situation envoya aussitôt chercher de la bière pour lui. Etavant même qu’on ait apporté le demi, notre Ferdinand avait déjàterminé son poème qu’il nous a lu&|160;:

    Je viens du haut du ciel,

    Mon remède est comme du miel.

    Veaux et vaches, je vous le dis,

    Par moi se guérissent des maladies.

    Les potions de Kokochka

    Chassent les maux

    N’en doutez pas.

    Puis, après avoir avalé son premier demi, ils’est remis au travail et il a achevé son poème en cinq sec. Il aajouté&|160;:

    C’est le grand et bon saint Pérégrine

    Qui se disait que ça le chagrine

    De voir les vaches si sympathiques

    Souffrant de maux et de coliques.

    Achetez donc les poudres du saint homme

    Cela ne coûte que deux couronnes.

    Bon saint, ayez pitié des bestiaux

    Priez pour nous et pour nos agneaux.

    Lorsque M.&|160;Kokochka est arrivé, Tauchenl’a suivi dans son cabinet et, en sortant, il nous a montré deuxpièces de deux couronnes que le patron lui avait données au lieud’une, ainsi qu’il avait été convenu. Tauchen voulait partager lebénéfice avec Ferdinand, mais notre Ferdinand, à la vue del’argent, a été pris d’un accès d’orgueil. Il a répondu qu’ondevait lui donner tout ou qu’il n’accepterait rien. Alors,M.&|160;Tauchen glissa les deux pièces dans sa poche et ne donnarien du tout. Puis il m’a appelé dans le fond de la boutique et ilm’a collé une baffe, en me déclarant que j’en aurais encore unecentaine si j’osais dire, à qui que ce soit, que ce n’était pas luiqui avait composé les prières. «&|160;Si M.&|160;Kokochka te faittémoigner, qu’il m’a dit, tu n’auras qu’à dire que Ferdinand n’estqu’un menteur.&|160;»

    Puis il m’a demandé de prêter serment, ce quej’ai fait devant un tonneau de vinaigre. Mais notre Ferdinand, quila trouvait mauvaise, s’est mis à se venger sur les drogues auxvaches. Comme nous préparions les remèdes pour les bestiaux augrenier, Ferdinand ramassait toutes les crottes de souris qu’iltrouvait et il les y mêlait. Puis il a ramassé le crottin deschevaux dans la rue, il l’a fait sécher et l’a broyé dans unmortier et il l’a mélangé dans la drogue recommandée par saintPérégrine. Mais cela ne lui a pas suffi. Il a pissé dedans, etautre chose aussi, et avec tout cela il a fabriqué une sorte depâte.

    À ce moment le téléphone se mit à sonner. Lechef prit le récepteur et le raccrocha un instant après enjurant&|160;: On m’appelle d’urgence au régiment. Tout desuite&|160;! grogna-t-il. Je n’aime pas cette hâte suspecte.

    Chvéïk demeura seul. Une minute après ledépart du chef le téléphone se mit à sonner de nouveau. Chvéïk seprécipita vers l’appareil.

    «&|160;Vanek&|160;? il vient de partir àl’instant… Au bureau du régiment. Qui est-ce qui me parle&|160;?Ici&|160;! c’est l’ordonnance de la 11e compagnie. Etqui est-ce qui me parle&|160;? L’ordonnance de la12e&|160;? bravo&|160;! salut, cher confrère&|160;? Monnom&|160;? Chvéïk. Et toi, comment tu t’appelles&|160;?Braun&|160;! très bien. Tu ne serais pas par hasard un parent duchapelier de la rue Boberjny, à Karlina&|160;? Non, tu ne leconnais pas&|160;? Moi non plus. Il m’est arrivé de passer entramway devant sa boutique et c’est pour cette raison que je merappelle de son enseigne. Quoi de nouveau&|160;? Je n’en sais rien.Quand est-ce que nous partons&|160;? Je n’ai entendu parler d’aucundépart. Où diable devons-nous partir encore&|160;?

    –&|160;Mais au front, espèced’abruti&|160;?

    –&|160;Je n’en ai point entendu parler.

    –&|160;Alors, mon vieux, tu es une drôled’ordonnance. Tu ne sais même pas si ton sous-lieutenant…

    –&|160;Chez nous, il n’y a pas plus desous-lieutenant que de…

    –&|160;C’est du pareil au même. Alors, tu nesais pas si ton lieutenant a été appelé chez le colonel&|160;?

    –&|160;Si, il y est allé tout à l’heure…

    –&|160;Eh bien, voici, notre commandant estaussi chez le colonel&|160;; je viens de parler à son ordonnance.Tous ces va-et-vient ne me disent rien qui vaille. Tu ne sais pasnon plus si on prépare quelque chose à la fanfare durégiment&|160;? Non&|160;? Fais donc pas l’idiot&|160;! Votre chefa déjà reçu son avis de départ&|160;? Combien d’hommes avez-vous àla compagnie&|160;?

    –&|160;Je n’en sais rien.

    –&|160;Et, espèce d’imbécile, tu as peur queje te bouffe ton nez&|160;?

    Chvéïk entendit, à ce moment-là, soninterlocuteur dire à quelqu’un qui se trouvait à côté de lui&|160;:«&|160;Tiens, écoute, toi aussi. Ils ont un drôle de type commeordonnance à la 11e.

    Puis la conversation se poursuivitainsi&|160;:

    –&|160;Allo&|160;! tu dors&|160;? maisréponds-moi donc&|160;! Donc, tu ne sais encore rien&|160;? Sansblague&|160;? Le chef ne vous a-t-il pas dit que vous deviez allerchercher des conserves aux magasins&|160;? Que tu es nouille, monvieux frère&|160;! Quoi&|160;? cela ne te regarde pas&|160;?

    On entendit des rires à l’extrémité dufil.

    –&|160;Non&|160;? Mais tu es dingo&|160;!Enfin, si tu apprends quelque chose à ce sujet, téléphone tout desuite à la 12e. Entendu&|160;? Un mot encore&|160;!…D’où est-ce que tu viens&|160;?

    –&|160;De Prague.

    –&|160;Alors, mon gars, tu devrais être plusdébrouillard. Et dis donc&|160;: quand est-ce que ton chef est alléchez le colon&|160;?

    –&|160;On vient de l’appeler.

    –&|160;Ah&|160;! tu vois, ils sont en train decomploter quelque chose. Et toi tu n’en sais rien. Tu es là commeune nouille.

    –&|160;Je suis sorti de taule il y a à peineune heure pour venir au Conseil de guerre.

    –&|160;Ah&|160;! si c’est comme ça… çachange&|160;! Plus tu m’en diras&|160;! Je viendrai tout à l’heurete voir. Salut&|160;!

    Chvéïk était en train d’allumer sa pipelorsque le téléphone recommença à sonner.

    –&|160;Que le diable vous emporte avec votretéléphone&|160;! s’écria Chvéïk. Si vous croyez que je vais passermon temps à bavarder.

    Mais le téléphone continua à retentir avec unetelle insistance que Chvéïk perdit patience et décrocha à nouveaule récepteur.

    –&|160;Qui est là&|160;? Ici&|160;? Chvéïk,ordonnance de la 11e compagnie.

    –&|160;Qu’est-ce que vous fichez là&|160;?répondit une voix que Chvéïk reconnut comme étant celle de sonlieutenant. Où est Vanek&|160;? Appelez-moi tout de suite Vanek autéléphone.

    Chvéïk, tout ému d’entendre la voix de sonlieutenant, répondit&|160;:

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

    –&|160;Écoutez, Chvéïk, je n’ai pas de temps àperdre avec vous. Les communications téléphoniques, surtoutlorsqu’elles sont militaires, doivent être brèves et claires, aussije vous dispense de vos préambules, de vos&|160;: je vous déclareavec obéissance, etc., je vous demande simplement, soldat Chvéïk,si vous pouvez dire à Vanek de venir immédiatement autéléphone&|160;?

    –&|160;Je ne l’ai pas à portée de ma main, monlieutenant. Je vous déclare avec obéissance qu’il vient d’aller aubureau du régiment, il n’y a même pas un quart d’heure.

    –&|160;Chvéïk, Chvéïk, quand apprendrez-vous àvous exprimer brièvement&|160;! Attendez que je rentre et vousaurez de mes nouvelles&|160;! Maintenant, écoutez bien ce que jevais vous dire. Vous m’entendez bien, n’est-ce pas&|160;? Je neveux pas avoir avec vous une de ces fameuses explications dont vousavez le secret, je ne veux pas que vous me racontiez que vousn’avez pas compris ce que je vous avais dit parce que ma voix étaitbrouillée ou d’autres histoires de ce genre. Aussitôt que vousaurez raccroché l’appareil…

    Là, Chvéïk n’entendit plus rien. Le téléphonesonna de nouveau. Chvéïk s’empara de la manivelle et se mit àtourner à toute vitesse. Lorsqu’il approcha son oreille durécepteur ce fut pour recevoir une bordée d’injures&|160;: idiot,voyou, fripouille, pourquoi interrompez-vous notreconversation&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que vous m’avez dit de raccrocher…

    –&|160;Dans une heure, je suis de retour. Jevous réglerai votre compte&|160;! En attendant, vous allez mechercher immédiatement un sergent de la compagnie, le sergentFuchs, dites-lui qu’il prenne dix hommes avec lui et qu’il sedépêche d’aller chercher des conserves au magasin du régiment.Avez-vous compris&|160;? Répétez ce que vous devez faire&|160;?

    –&|160;Aller chercher avec dix hommes de lacompagnie des conserves au magasin.

    –&|160;Enfin&|160;! pour la première fois,vous avez un peu de mémoire&|160;! Je vais téléphoner à Vanek pourqu’il aille également contrôler les comptes. S’il venait tout desuite à la compagnie dites-lui qu’il n’a qu’à courir au magasin. Etmaintenant vous pouvez raccrocher.

    Chvéïk s’empressa de sortir et de se mettre àla recherche du sergent. Il trouva un groupe de sous-officiersrassemblés à la cuisine où ils étaient en train de manger. En faced’eux se trouvait le pauvre Baloun. Ils l’avaient solidementattaché à un poteau, mais pas aussi cruellement cependant que ladiscipline l’aurait prescrit. Un des cuisiniers lui avait placédans la bouche un os auquel adhérait encore un peu de viande, et lepauvre diable faisait des efforts comiques pour ne pas le laisseréchapper.

    –&|160;Lequel d’entre vous est le sergentFuchs&|160;? demanda Chvéïk.

    Le sergent ne daigna même pas répondrelorsqu’il vit que c’était un simple soldat qui était à sarecherche.

    –&|160;Je demande, s’écria Chvéïk, qui estparmi vous le sergent Fuchs&|160;?

    Fuchs se leva.

    –&|160;D’abord, lui dit-il, on ne ditpas&|160;: lequel d’entre vous est le sergent Fuchs&|160;? Maisbien&|160;: je vous déclare avec obéissance, messieurs lessous-officiers, que je voudrais parler à monsieur le sergent Fuchs…Si dans ma section quelqu’un s’avisait de ne pas dire&|160;: jevous déclare avec obéissance, je lui balancerais immédiatement unede ces raclées dont il garderait le souvenir.

    –&|160;Ne vous emballez pas, sergent, réponditChvéïk, mais ramassez en vitesse dix hommes et filez avec eux aupas de course au magasin du régiment. C’est pour aller chercher lesinge.

    Le sergent Fuchs, suffoqué par cet ordre donnéd’une voix impérative, ne put que répondre&|160;:

    –&|160;Quoi&|160;?

    –&|160;Il n’y a pas de quoi, répondit Chvéïk.Je suis ordonnance à la compagnie de marche et je viens de recevoircet ordre de la part du lieutenant Lukach. Il m’a dit&|160;:trouvez un sergent et dix hommes et ordonnez-leur de se rendre aupas de course au magasin. Si vous ne voulez pas obéir, c’est bien,je m’en retourne au téléphone. Le lieutenant vous a désigné pourcette mission et vous devez la remplir. Inutile de me bassinerdavantage. Une conversation téléphonique, comme disait lelieutenant Lukach, doit être brève et exacte. Si l’on ordonne ausergent Fuchs d’aller chercher du singe il n’a qu’à se grouiller.Une communication téléphonique, ce n’est pas comme une causerie oùl’on invite les copains à dîner. En temps de guerre, chaque minutede retard est un crime. Si le sergent Fuchs ne veut pas segrouiller, vous n’avez qu’à me le dire, et je vais lui régler soncompte, m’a dit mon lieutenant. Mais oui, mon vieux, vous neconnaissez pas encore mon lieutenant.

    Ayant achevé sa harangue, Chvéïk promena unregard triomphal sur le groupe des sous-officiers, visiblementahuris par cette énergique intervention.

    Fuchs grogna quelques parolesincompréhensibles et s’éloigna à toute vitesse. Chvéïk luicria&|160;:

    –&|160;Alors, je peux téléphoner au lieutenantque tout est en ordre&|160;?

    –&|160;Je vais immédiatement au magasin avecles dix hommes, répondit Fuchs en disparaissant sous le portaild’une baraque.

    Chvéïk quitta sans un mot le groupe dessous-officiers qui le regardèrent s’éloigner d’un airconsterné.

    –&|160;Je crois que ça va barder, remarqua lepetit caporal Blasek. Il ne nous reste plus qu’à boucler nosmalles.

    Lorsque Chvéïk fut de retour au bureau de la11e compagnie, il fit une deuxième tentative pourallumer sa pipe, mais il n’en eut pas le temps. Le téléphoneretentit et la voix du lieutenant Lukach se fit entendre au bout dufil&|160;:

    –&|160;Nom de Dieu&|160;! où diableétiez-vous, Chvéïk&|160;? C’est la troisième fois que je sonne etvous n’étiez pas au téléphone.

    –&|160;Je viens de transmettre vos ordres auxsous-officiers, mon lieutenant.

    –&|160;Est-ce qu’ils sont déjàpartis&|160;?

    –&|160;Mais bien sûr qu’ils sont partis. Maisje ne sais pas s’ils sont déjà arrivés. Voulez-vous que j’aillevoir&|160;?

    –&|160;Avez-vous trouvé le sergentFuchs&|160;?

    –&|160;Mais oui, mon lieutenant. Et toutd’abord il s’est mis à m’engueuler&|160;: «&|160;Quoi, qu’il medit…&|160;» Mais après que je lui ai expliqué que les conversationstéléphoniques doivent être brèves…

    –&|160;Pas de bavardages, Chvéïk. Vanek n’estpas encore de retour&|160;?

    –&|160;Non, mon lieutenant.

    –&|160;Nom de Dieu, ne gueulez pas si fortdans le téléphone. Vous ne savez pas où diable peut se trouver cesacré Vanek&|160;?

    –&|160;Non, je ne sais pas où ce sacré Vanekpeut se trouver…

    –&|160;Je pense qu’il est à la cantine. Allezvoir immédiatement à la cantine, et si vous le trouvez, dites-luiqu’il doit se rendre immédiatement au magasin. Ah&|160;! encore unechose&|160;: dites au caporal Blasek qu’il doit immédiatementrelâcher Baloun et me l’envoyer. Bien, maintenant,raccrochez&|160;!

    Chvéïk se trouva alors en face d’une tâcheassez compliquée. Lorsqu’il eût trouvé le caporal Blasek et qu’illui eût transmis l’ordre du lieutenant, le caporal grogna d’un airmécontent&|160;:

    –&|160;Ah&|160;! les cochons ont déjà lafrousse&|160;! Ils foirent dans leur culotte…

    Chvéïk assista à la délivrance de Baloun etfit quelques mètres avec lui.

    Le géant considérait Chvéïk comme son sauveuret il lui promit de partager avec lui les colis qu’il recevrait deson patelin.

    –&|160;Chez nous, on va tuer les cochons,dit-il avec mélancolie. Aimes-tu le boudin au lard ou sanslard&|160;? Dis-le moi carrément, car je vais écrire ce soir même àla maison. Mon cochon pèse environ 15o kilogs, il a une gueule debouledogue, cette race est la meilleure. Si tu voyais comme il estgras, mon vieux&|160;! Il en aura du lard&|160;! Lorsque j’étaisencore à la maison, c’était moi-même qui préparais les saucisses etj’en bouffais à m’en faire péter la peau du ventre. Notre cochon del’année dernière pesait 160 kilogs, c’était une bêtemagnifique.

    Il serra avec enthousiasme la main de Chvéïken ajoutant&|160;:

    –&|160;Je l’ai nourri moi-même avec despatates, et c’était un véritable plaisir que de voir la rapiditéavec laquelle il grossissait. J’ai mis les jambons dans du sel,puis j’en ai fait rôtir un beau morceau. Le rôti de cochon avec dela choucroute, il n’y a rien de meilleur, et si en le bouffant tupeux boire de la bonne bière, ah&|160;? mon vieux…

    Et il ajouta avec mélancolie&|160;:

    –&|160;On était si heureux autrefois, etmaintenant avec cette saloperie de guerre…

    Le géant barbu soupira, plein de tristesse, etse dirigea vers le bureau du régiment, cependant que Chvéïkcontinuait son chemin en marchant sous la double rangée de vieuxtilleuls qui conduisait à la cantine.

    Le sergent-major Vanek, comme le lieutenantLukach l’avait prévu, se trouvait en face, à la cantine, et ilétait en train de raconter à un adjudant, au moment où Chvéïkpénétra, les bénéfices qu’il réalisait avant la guerre en vendantde la couleur.

    Son interlocuteur était complètement noir. Lemême matin il avait reçu la visite d’un gros fermier, dont le filsfaisait son service militaire sous les ordres de l’adjudant. Pourcette raison, le fermier lui avait graissé la patte et lui avaitpayé à boire et à manger en ville.

    Il regardait devant lui avec des yeux vagues,sans comprendre ce que son interlocuteur lui disait. Ces histoiresde couleurs le laissaient complètement indifférent. Il était plongédans ses réflexions et il se mit à balbutier tout à coup quelquesmots où il était question d’un chemin de fer qui passait parTrebone et Telkhrimov.

    Lorsque Chvéïk franchit le seuil de la porte,Vanek était en train d’expliquer à l’adjudant de quelle façon onfabriquait un pot de couleur. Et l’adjudant lui répondit&|160;:

    –&|160;Naturellement, il est mort sur lechemin du retour. Et voilà tout ce qu’on a de lui… ces quelqueslettres…

    Lorsqu’il aperçut Chvéïk, il le confondit avecun personnage qu’il détestait, et il se mit à le bombarder dejurons sonores.

    Mais le brave soldat Chvéïk, sans accorder lamoindre importance à ses paroles, se dirigea directement sur Vaneket lui déclara&|160;:

    –&|160;Sergent, vous devez filer à toutevitesse au magasin. Le sergent Fuchs vous y attend avec dixtrouffions pour la corvée de singe. Le lieutenant Lukach a déjàtéléphoné plusieurs fois à ce sujet.

    Vanek éclata d’un large rire.

    –&|160;Croyez-vous que je suis dingo,s’écria-t-il, je me ridiculiserais pour le restant de mes jours, sije vous écoutais. Mon cher ami, nous avons du temps devant nous.Rien ne presse. Lorsque le lieutenant Lukach aura préparé le départpour le front d’autant de compagnies que moi, alors il sauracomment s’y prendre. On m’a déjà ordonné, au bureau du colonel, deme préparer pour le départ de demain et d’aller au pas de coursepréparer les victuailles. Eh bien, savez-vous ce que j’aifait&|160;? Je me suis rendu tranquillement à la cantine pour boireun quart de rouge. Je trouve qu’on est beaucoup mieux iciqu’ailleurs. Le singe ne se sauvera pas des boîtes dans lesquellesil est enfermé, et le magasin restera également à sa place. Jeconnais beaucoup mieux le magasin que le lieutenant Lukach peut leconnaître, et je sais aussi toutes les balivernes qu’on débite auxconférences d’officiers chez le vieux. C’est une lubie du colonelque le magasin soit plein de conserves. Or, dans son magasin à lui,il n’en a jamais eu en réserve. Il s’en est procuré à la dernièreminute. Ils peuvent dire ce qu’ils voudront à la conférence ducolonel, nous autres, on s’en fiche. Pas une compagnie de marchen’a reçu du singe pour sa route.

    Puis se tournant vers l’adjudant ilajouta&|160;:

    –&|160;Pas vrai, mon vieuxparapluie&|160;?

    Mais celui-ci s’était déjà endormi, et ildevait être en train de rêver, car il répondit&|160;:

    –&|160;Et, tout en marchant… il tenait à lamain un vieux parapluie…

    –&|160;Vous feriez mieux, dit Vanek à Chvéïk,de laisser tomber tout cela. On nous dit aujourd’hui que lerégiment doit partir demain, mais n’en croyez rien. Commentvoulez-vous partir s’il n’y a pas de wagons disponibles&|160;? Or,on a téléphoné à la gare en ma présence&|160;; ils n’ont pas unseul wagon pour nous. Cela s’est déjà produit, il n’y a pas trèslongtemps, nous avons dû attendre à la gare deux jours durant, etc’est seulement après trois jours d’attente qu’on a eu pitié denous et que l’on nous a envoyé un train pour nous emmener. Mais, àce moment-là, personne ne savait où nous devions aller. Le colonellui-même n’en savait rien. Nous avons ainsi traversé toute laHongrie sans savoir si nous devions aller sur le front russe ou surle front serbe. À chaque station que nous traversions, nosofficiers téléphonaient à l’état-major de la division. Mais partoutnous restions en carafe. Finalement, pour se débarrasser de nous,on nous a flanqués au défilé de Dukla, où les Russes nous onttellement aplatis qu’il ne nous resta pas autre chose à faire quede rentrer à l’intérieur pour nous reformer de nouveau. Donc, pasd’alerte inutile. Demain il fera jour. Et surtout, ne nousemballons pas. Donnez-moi une autre chopine, commanda-t-il aucantinier. Le pinard est particulièrement excellent ces temps-ci,poursuivit Vanek, sans apporter la moindre attention à ce quel’adjudant racontait dans son rêve&|160;:

    –&|160;Croyez-moi, monsieur, disait celui-ci,je n’ai pas encore eu grand’chose dans ma vie… Votre questionm’étonne fort…

    –&|160;À quoi bon se faire de la bile à causede ce départ, poursuivit Vanek&|160;; lorsque la première compagniede marelle a fiché le camp, tout a été prêt en deux heures. Vousferiez beaucoup mieux de vous asseoir à côté de moi.

    Un combat terrible se disputa l’âme deChveik.

    –&|160;Je ne peux pas, répondit le bravesoldat Chvéïk, ayant vaincu après un effort surhumain la tentation.Il faut que je rentre immédiatement au bureau de la compagnie, caron pourrait me demander au téléphone…

    –&|160;Allons donc, mon ami, ne vous en faitespas. Ce n’est pas la peine de se fatiguer les méninges pour leservice. Je ne connais rien de plus ennuyeux qu’une ordonnance quiveut faire du zèle.

    Mais Chvéïk était déjà sur le seuil de laporte et se dirigeait à toute vitesse au bureau de sacompagnie.

    Vanek resta donc seul, car on ne peut vraimentpas dire que l’adjudant était en état de tenir compagnie à qui quece soit. De plus en plus éloigné du monde réel, il continuait àdébiter des choses incompréhensibles, en caressant de ses doigtstremblants la bouteille qui se trouvait devant lui.

    –&|160;J’ai souvent traversé ce village,disait-il, moitié en tchèque et moitié en allemand, sans me soucierde son existence. J’ai passé mes examens en six mois et j’ai mêmepréparé mon doctorat. Hélas&|160;! si je ne suis plus qu’une ruine,c’est par votre faute, Louise&|160;! Est-il vrai qu’ils vont êtrepubliés en peau de chagrin… Mais il y a toujours quelqu’un, ici,qui ne s’en souvient pas…

    Le sergent-major, sans s’occuper de ce quedisait son compagnon, tambourinait une marche sur la table. Tout àcoup la porte s’ouvrit et Jurayda, le chef de la cuisine du mess,entra et s’affaissa sur une chaise.

    –&|160;Nous avons reçu l’ordre, balbutia-t-il,d’aller chercher du cognac pour le voyage et comme nous n’avionspas de bonbonnes vides, nous avons été obligés de vider celles quicontenaient du rhum. Vous imaginez sans peine ce qui est arrivé…Nos aides-cuisiniers ont complètement perdu la tête, j’ai moi-mêmemal calculé les portions&|160;; lorsque le colonel est arrivé nousn’avions plus rien à lui offrir. C’est une sale blague.

    –&|160;C’est une délicieuse aventure, déclaraVanek, qui, lorsqu’il était en état d’ébriété, aimait lesexpressions choisies.

    Le cuisinier Jurayda se mit à bavarder, ilraconta qu’il était éditeur d’une revue occultiste et de livres quise proposaient de dévoiler les «&|160;mystères de la vie et de lamort&|160;». Pendant la guerre il s’était embusqué à la cuisine dumess et il lui était souvent arrivé de faire brûler le rôtitellement il était plongé avec passion dans la lecture de saSuter Pragua Paramita (La Sagesse Révélée).

    Le colonel Schroder le considérait comme untype très original, il était même très fier de l’avoir sous sesordres, «&|160;car, disait-il, quel régiment peut se vanter deposséder un chef cuisinier occultiste&|160;». Et ce chefconnaissait son métier. Certains de ses plats avaient été si goûtésdes officiers que lorsque le lieutenant Dusek fut blessé à labataille de Komarovo il réclamait toujours Jurayda.

    –&|160;Oui, poursuivit le chef de cuisine, quiavait de la peine à demeurer sur sa chaise et dont l’haleinesentait le rhum à dix pas, lorsque notre colonel en arrivant aumess s’est aperçu qu’il ne restait plus pour lui que des pommessautées, il a failli se trouver mal&|160;; il est tombé, comme ondit chez nous, dans l’état des Gaki. Savez-vous ce que c’est que leGaki&|160;? C’est le nom qu’on donne aux âmes affamées. Je lui aidit&|160;: avez-vous, mon colonel, assez de force pour supporterles cruautés du sort qui vous a privé ce soir de votre noix deveau&|160;? Dans le Karma il est écrit que vous mangerez ce soirune délicieuse omelette truffée.

    Chers amis, ajouta le chef cuisinier, enfaisant un brusque mouvement qui fit dégringoler tout ce qui setrouvait sur la table, n’oubliez pas que les phénomènes desfigures, les apparitions sont sans substance. La Figure est leSans-Substance et le Sans-Substance est la Figure. L’état deSans-Substance n’est pas différent de la Figure et la Figure n’estpas différente de l’état de Sans-Substance…



    Après ces quelques éclaircissements, le chefoccultiste se plongea dans un profond silence. La tête dans lesmains, il se mit à regarder fixement la table inondée de vin.L’adjudant, lui, continuait à délirer&|160;:

    «&|160;Le blé a disparu des champs et danscette situation il a obtenu une invitation pour elle, mais laPentecôte se fêtera au printemps…&|160;»

    Cependant Vanek continuait à tambouriner surla table. De temps à autre il vidait son verre et il se rappelaitqu’un sergent et onze hommes l’attendaient au magasin. En songeantà cela il se mit à rire de bon cœur en faisant de la main un gesterésigné. Lorsqu’il rentra fort tard à la compagnie, il trouvaChvéïk au téléphone.

    –&|160;La Figure est la Sans-Substance, et laSans-Substance est la Figure… cria-t-il avec désespoir, puis il sejeta tout habillé sur sa couchette et s’endormit.

    Chvéïk, sans accorder la moindre attention àses paroles, garda fidèlement le récepteur en mains. Il y avaitdeux heures de cela, le lieutenant Lukach lui avait téléphoné etcomme il avait oublié de lui dire de raccrocher l’appareil, Chvéïkpour rien au monde ne l’eût quitté. Il entendait les conversationsqui avaient lieu sur les diverses lignes. Le train des équipagesengueulait les artilleurs, les sapeurs faisaient des réclamationstapageuses à la poste, et les gens du polygone se disputaient avecles mitrailleurs.

    Cependant, la réunion chez le colonel Schrodertraînait en longueur. Le colonel expliquait la nouvelle théorie duservice au front et il soulignait surtout le rôle des obusiers detranchées. Il parla longtemps et confusément de la disposition dufront. Il expliqua la ligne qu’il traçait et qui allait du nord ausud, il insista sur l’importance d’une bonne liaison entre lestroupes, sur celle des gaz asphyxiants et de la défense contrel’aviation ennemie. Ensuite il discourut encore sur la situationintérieure de l’armée, et commença par analyser les relations desofficiers et des soldats, ainsi que des sous-officiers. Puis il ditce qu’il pensait des hommes qui passent avec armes et bagages àl’ennemi.

    Durant ce temps, la majorité des officiers quil’écoutaient se mirent à maugréer entre leurs dents en se demandantsi ce vieux chameau allait bientôt finir de discourir. Mais levieux continuait à bavarder sur les nouvelles tâches des bataillonsde marche, sur les zeppelins, etc.

    En écoutant cette avalanche de phrasesincohérentes, le lieutenant Lukach se souvint que Chvéïk avait étéabsent de la solennité de prêter serment, car, au moment où elleeut lieu, il était encore en prison. En songeant à cela,brusquement, il fut secoué par un rire nerveux qui se répanditaussitôt dans l’assistance. Le colonel, ahuri, s’embrouilla encoredavantage dans son discours qu’il clôtura enfin par cesparoles&|160;: Messieurs, ce que je dis n’est pourtant pas sirigolo&|160;!

    Là-dessus, tout le monde se rendit au mess,car le colonel venait d’être appelé au téléphone par labrigade.

    Chvéïk dormait du sommeil du juste à côté dutéléphone lorsque la sonnerie retentit&|160;:

    –&|160;Allo, ici bureau du colonel.

    –&|160;Allo, répondit-il, ici 11ecompagnie.

    –&|160;Dépêchons-nous, cria une voix, prendsdu papier et un crayon et écris ce que je vais te dicter&|160;:

    «&|160;11e compagnie demarche…&|160;» Là-dessus suivirent des phrases complètementconfuses, car les téléphonistes de la 12e et10e compagnie s’étant mis à se raconter des histoires,Chvéïk ne comprit pas un traître mot de ce qu’on lui disait.

    –&|160;Allo, répète un peu ce que tu viensd’écrire.

    –&|160;Quoi donc&|160;?

    –&|160;Ce que je viens de te dicter,parbleu.

    –&|160;Quoi, quoi, je ne sais pas ce que vousvoulez dire…

    –&|160;Mais, espèce d’idiot, es-tusourd&|160;?

    –&|160;Je n’ai rien entendu, répondit Chvéïk,tout le monde parle à la fois au téléphone.

    –&|160;Comment&|160;! Qu’est-ce que turacontes, espèce d’andouille&|160;? Crois-tu que j’aie du temps àperdre avec toi&|160;? Veux-tu prendre mon message oui ounon&|160;? As-tu un crayon et du papier&|160;? Eh bien, quoi&|160;!Es-tu prêt&|160;? Bon Dieu de bon Dieu, quel abruti tu fais&|160;!Allons-y maintenant&|160;: Le commandant de la IIecompagnie de marche… répète.

    –&|160;La IIe compagnie demarche…

    –&|160;Commandant de la IIecompagnie, répète&|160;!

    –&|160;Commandant de la IIecompagnie…

    –&|160;Est invité pour demain matin…

    –&|160;Est invité pour demain matin…

    –&|160;À une conférence chez le colonel.Signature. Sais-tu ce que c’est qu’une signature, animal&|160;?Répète&|160;!

    –&|160;À 9 heures à une conférence chez lecolonel. Signature. Sais-tu ce que c’est qu’une signature,animal&|160;?

    –&|160;Signé colonel Schroder,idiot&|160;!

    –&|160;Signé colonel Schroder,idiot&|160;!

    –&|160;Quelle andouille&|160;!Qui est-ce qui prend ce message&|160;?

    –&|160;Moi-même.

    –&|160;Qui ça, moi-même&|160;?

    –&|160;Chvéïk.

    –&|160;Quoi de nouveau chez vous,Chvéïk&|160;?

    –&|160;Rien, tout est comme hier.

    –&|160;Est-il vrai que vous avez quelqu’un aupoteau&|160;?

    –&|160;Ce n’était rien, c’était simplement letampon du lieutenant Lukack, il avait bouffé le dîner dulieutenant. Tu ne sais pas quand est-ce qu’on partira&|160;?

    –&|160;Mon vieux, le colon lui-même n’en saitrien.

    Chvéïk raccrocha le récepteur puis se mit àsecouer le chef pour le réveiller. Allongé sur le dos, Vanek se mità lancer les pieds dans toutes les directions. Mais Chvéïk vinttout de même à bout de sa tâche, et le chef tout ahuri, en sefrottant les yeux, lui demanda ce qu’il y avait de nouveau.

    –&|160;Oh, pas grand’chose, répondit Chvéïk,je voudrais seulement vous demander un conseil. Je viens derecevoir un message ordonnant au lieutenant Lukach de se présenterdemain à 9 heures, chez le colonel. Mais je ne sais plus quoifaire. Faut-il aller le mettre au courant immédiatement ou faut-ilque j’y aille demain matin&|160;? J’ai longtemps hésité pour vousréveiller, surtout parce que vous ronfliez terriblement, mais à lafin je me suis dit&|160;: il faut tout de même lui demanderconseil…

    –&|160;Pour l’amour de Dieu, laissez-moidormir, répondit Vanek.

    Là-dessus il se retourna et se rendormit commeun bienheureux. Chvéïk revint au téléphone, s’assit, et recommençaà somnoler. Mais la sonnerie le réveilla de nouveau.

    –&|160;Allo, la IIe&|160;?

    –&|160;Oui, la IIe. Qui valà&|160;?

    –&|160;La 13e. Allo&|160;! Quelleheure qu’il est chez vous&|160;?

    –&|160;Notre pendule ne marche pas.

    –&|160;Eh bien, mon vieux, chez nous, c’est dupareil au même, tu ne sais pas quand est-ce qu’on partira&|160;?As-tu parlé avec le régiment&|160;?

    –&|160;Qui, mais ils ne savent rien, cesandouilles-là.

    –&|160;Eh, dites-donc, mademoiselle,voulez-vous être polie&|160;! Nous avons envoyé des gens au magasinet on ne leur a rien donné.

    –&|160;Les nôtres aussi sont retournés lesmains vides.

    –&|160;C’était sans doute une fausse alerte.Où crois-tu que nous irions&|160;?

    –&|160;En Russie.

    –&|160;Je ne crois pas, nous irons plutôt enSerbie. Nous le saurons en arrivant à Budapest. Si notre traintourne à droite c’est la Serbie qui nous attend, s’il tourne àgauche c’est la Russie.

    –&|160;On dit que les prêts sont augmentés. Tusais jouer au bésigue. Bon&|160;! Alors, viens nous voir demain.Chez nous, on joue chaque soir. Combien vous êtes autéléphone&|160;? Tu es tout seul&|160;? Oh, alors, laisse touttomber et va te coucher.

    Chvéïk suivit ce conseil et, appuyantdoucement sa tête sur ses bras repliés, il s’endormit. Comme ilavait oublié de raccrocher le récepteur, personne ne pouvait plusdésormais le déranger. Le téléphoniste du régiment, malgré tous sesefforts, ne put parvenir à passer le message indiquant que leshommes qui n’avaient pas été vaccinés contre la typhoïde devaientse présenter le lendemain à la visite.

    Le lieutenant Lukach, ce même soir, veilla auclub des officiers en compagnie du major Schanzler. Ce dernierétait assis à cheval sur une chaise et, tout en frappant leplancher avec une queue de billard, il fit les déclarationssuivantes&|160;:

    –&|160;C’est un sultan arabe qui, le premier,a reconnu la neutralité des médecins militaires. Cette conventionmême est applicable aux aumôniers, médecins, chirurgiens,pharmaciens et infirmiers, chargés de donner des soins aux maladesdemeurés sur le terrain de l’adversaire, non seulement ils nepeuvent pas être faits prisonniers mais ils peuvent exiger d’êtrereconduits dans leur armée respective&|160;; les blessés et maladesdoivent être échangés entre les parties belligérantes.

    Le docteur Schanzler, bien qu’il eût déjàbrisé deux queues de billards, continua à poursuivre ses théoriessur les conventions de Genève. Cependant le lieutenant Lukach,fatigué d’entendre ces histoires qui ne l’intéressaient guère,acheva de boire son café et rentra dans sa chambre, où il trouvaBaloun, le géant barbu, qui était en train de faire rôtir un boutde saucisson sur une lampe à alcool.

    –&|160;Je me suis permis, mon lieutenant,balbutia Baloun, je me suis permis…

    Lukach le regarda étonné, il comprit que cethomme n’était qu’un grand enfant naïf et il ressentit de la honteen songeant qu’il l’avait fait mettre au poteau à cause de cettefaim toujours inassouvie.

    –&|160;Tu n’as qu’à continuer, répondit-il, endécrochant son sabre, demain je te ferai donner une double portionde pain.

    Le lieutenant Lukach s’assit ensuite à satable. Il venait de succomber à un accès de sentimentalisme et ilse mit à écrire une lettre à sa tante&|160;:

    «&|160;Chère tante,

    «&|160;Je viens de recevoir l’ordre de memettre en route avec ma compagnie de marche pour le front. Il estpossible que cette lettre soit la dernière que tu reçoives de mapart. C’est pourquoi il m’est difficile de la terminer en tedisant&|160;: au revoir&|160;; peut-être vaudrait-il mieux, eneffet, que je te dise adieu…

    –&|160;Je la terminerai demain, se dit lelieutenant Lukach, et il alla se coucher.

    Lorsque Baloun vit que le lieutenant dormait àpoings fermés, il se remit à fouiller dans la chambre dans l’espoirde découvrir quelque nourriture. En ouvrant la valise dulieutenant, il aperçut une plaque de chocolat qu’il dévora enquelques bouchées. Puis il alla doucement voir ce que le lieutenantavait écrit. Il fut tellement ému par ces quelques lignes qu’il seretira aussitôt sur sa paillasse et qu’il se mit à songer à sonfoyer. Il revit son large coutelas de boucher puis ils’endormit.

    Le lendemain matin, Chvéïk fut réveillé parl’odeur du café qu’on était en train de préparer sur les fourneauxde la compagnie. Il raccrocha machinalement le récepteur dutéléphone comme s’il terminait une communication et il se mit à sepromener dans le bureau pour se dégourdir les jambes. Sa bonnehumeur éclata dans un chant joyeux. Il s’agissait d’un soldat quis’était déguisé en jeune fille pour mieux approcher sa bien-aimée.Il l’accompagne au moulin où le meunier le fait coucher dans le litde sa fille en sortant de table&|160;:

    Donne à manger à cette fille, la meunière

    Elle n’a pas bouffé, paraît-il, depuis hier.

    … La meunière sert un dîner copieuxau soldat déguisé et voici la fin de l’histoire&|160;:

    Les meuniers en sortant du lit

    Découvrirent cet avis&|160;:

    Mes compliments à Mademoiselle

    Elle était, mais n’est plus… pucelle…

    Chvéïk chanta la fin du refrain avec une telleverve qu’il réveilla son chef.

    –&|160;Quelle heure est-il&|160;? lui demandacelui-ci.

    –&|160;On vient de sonner le réveil, chef.

    –&|160;Bien, je ne me lèverai qu’après lecafé.

    Vanek bâilla et demanda s’il n’avait pas tropbavardé, hier soir, en rentrant.

    –&|160;Oh, pas trop, lui répondit Chvéïk, maisvous n’avez dit que des bêtises, vous avez raconté des histoiressur des Figures qui ne sont pas des Figures, tout en étant desFigures. Ensuite vous vous êtes mis à ronfler comme ungendarme.

    Chvéïk se tut, fit quelques pas vers la porte,puis se retournant vers le chef, il ajouta&|160;:

    –&|160;En vous entendant parler de cesFigures, mon adjudant, je me rappelais un certain Zeatka, unouvrier de l’usine à gaz qui était chargé d’allumer et d’éteindreles réverbères. C’était un homme très éclairé et bien connu cheznous, car il s’occupait beaucoup, lui aussi, de ces histoires defigures. Il en parlait du matin au soir. Finalement, ajouta Chvéïk,Zeatka a mal tourné, il s’est fait inscrire à la confrérie deSainte-Marie, et il était tellement passionné pour assister auxoffices qu’il a laissé brûler pendant trois jours les réverbèressans les éteindre. C’est très dangereux de s’occuper dephilosophie. Cela ne tarde pas à taper sur le cerveau. Je mesouviens aussi d’un commandant du nom de Eleuphr, qui s’était aviséun jour de nous apprendre ce que c’était que l’autoritémilitaire.

    «&|160;Écoutez, nous a-t-il dit, et sachez quel’officier est la création la plus parfaite de l’univers. Il amille fois plus d’intelligence à lui seul que vous tous ensemble.Les ordres de l’officier sont sacrés, même si parfois cela vousparaît ennuyeux de les exécuter.&|160;»

    Ayant ainsi terminé son discours, il se mit àse promener devant nous et il nous demanda l’un aprèsl’autre&|160;:

    –&|160;Que fais-tu lorsque tu rentres enretard à la caserne&|160;?

    Nous étions tous très gênés par cette demandeet nous n’avons fait que des réponses très confuses. Les copainsont raconté toutes sortes de boniments, disant qu’ils n’étaientjamais rentrés en retard, ou qu’à cause de ces retards ils ont eumal au cœur, un autre disait qu’il songeait surtout aux jours deconsigne qu’il allait attraper le lendemain. Et tous ceux-là lecommandant les fit mettre de côté, car ils n’avaient pas trouvé«&|160;l’expression juste de leurs pensées&|160;». Aussi, quand montour est arrivé, j’ai répondu&|160;:

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncommandant, que lorsque je rentre en retard j’ai le sentimentd’avoir mal agi, j’ai des remords qui m’empêchent de dormir. Parcontre si j’arrive à temps ou si j’ai une permission dans ma poche,je rentre heureux, je me sens envahi d’une grande joie…

    Tout le monde s’est mis à rigoler autour denous et le commandant s’est mis en colère&|160;:

    –&|160;Tu oses encore te foutre de moi, qu’ilm’a dit, et il m’a fait mettre aux fers.

    –&|160;C’est comme ça chez nous, réponditVanek en se traînant paresseusement hors du lit. C’est la règlegénérale. Tu as beau répondre ce que tu veux, tu es toujoursmonsieur le bon. C’est la discipline qui fait la force desarmées…

    –&|160;C’est bien dit, approuva Chvéïk. Jen’oublierai jamais l’histoire qui est arrivée à un certain Pech.Lorsqu’il arriva à la caserne, le lieutenant de la compagnie, unnommé Meots, le fit aligner avec d’autres bleus pour leur demanderde quel patelin ils étaient.

    –&|160;Vous allez apprendre à parlercorrectement, qu’il leur a dit, vos réponses doivent sonner commedes coups de cravaches. Allez-y, Pech&|160;! De quel patelin vousêtes&|160;?

    Pech, qui était un homme très cultivé, lui arépondu&|160;?

    «&|160;Dolni Bousov n°&|160;267, 1936habitants tchèques, canton de Jitchine, département de Sobotka,ancien domaine Kost, église Sainte-Catherine du XIVesiècle, reconstruite par le comte Vencel Vrasislave Netolitski,école communale, bureau de poste, télégraphe, sucrerie, six foirespar an…&|160;»

    Mais à ces mots, le lieutenant Meots s’est ruésur lui et l’a giflé, en hurlant&|160;: en voici une, deux, trois,quatre, cinq et six pour chacune de ces foires.

    Alors Pech, bien qu’il ne fût qu’un bleu,s’est inscrit au rapport du bataillon. Le commandant luidemanda&|160;:

    –&|160;Eh bien que voulez-vous&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, moncommandant, que chez nous, nous avons six fois la foire…

    Mais il n’eut pas le temps d’en diredavantage, car le commandant s’est mis à gueuler et il l’a faitconduire à la maison d’aliénés.

    –&|160;Il est bien difficile d’éduquer lessoldats, répondit le chef. Un homme qui n’a pas eu sa part depunitions n’est pas un vrai soldat&|160;; je me souviens d’un garsde la 8e compagnie qui s’appelait Sylvaleisa. Il nesortait jamais de taule. Ah&|160;! c’était un numérocelui-là&|160;! Il ne se gênait pas pour faucher le pognon de sescopains. Mais au front, il a eu une attitude courageuse, il a étéle premier à couper les fils de fer barbelés&|160;; le même jour,il a fait trois prisonniers, et il en a bousillé un en route. Pourcet exploit, on lui a collé immédiatement la grande médailled’argent et on l’a nommé caporal. Si on ne l’avait pas pendu, ilserait sans doute sergent. Mais on a été obligé de le pendre, carune patrouille l’a surpris un jour en train de dépouiller desmacchabées. On a trouvé sur lui un tas de montres etd’alliances.

    –&|160;On voit bien, d’après cet exemple,répondit Chvéïk gravement, que la carrière militaire n’est jamaistrès sûre.

    Comme il achevait ces mots, le téléphone semit à sonner. Vanek décrocha le récepteur, et on entendit la voixdu lieutenant Lukach qui l’interrogeait au sujet des conserves,tout en lui adressant quelques reproches.

    –&|160;Mais, mon lieutenant, il n’y en a pas,s’écria Vanek&|160;; où voulez-vous que je les prenne ces fameusesconserves, puisqu’elles n’existent que dans l’imagination de cesmessieurs de l’Intendance. Il est inutile d’envoyer des hommes aumagasin. J’ai voulu vous téléphoner pendant que j’étais à lacantine. Vous le saviez déjà&|160;? Qui vous l’a dit&|160;? Cetidiot d’occultiste du mess. Je l’arrangerai celui-là&|160;!Voulez-vous savoir comment le chef de cuisine, cet idiotd’occultiste, a nommé la panique des singes&|160;? La terreur del’inexistence… Mais du tout, mon lieutenant. Je sais ce que jedis&|160;! Je suis sobre et j’ai la tête claire, comme… Vous voulezparler à Chvéïk&|160;? Il est là. Chvéïk, on vous demande autéléphone.

    Puis il ajouta tout bas&|160;:

    –&|160;Si l’on vous demande dans quel état jesuis arrivé, hier soir, dites que mon attitude était trèsconvenable.

    Chvéïk s’approcha du téléphone&|160;:

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

    –&|160;Chvéïk, est-ce vrai cette histoire queme raconte Vanek sur les conserves…

    –&|160;C’est vrai, mon lieutenant. Il n’y apas une seule boîte de singe au magasin.

    –&|160;Bien. Je vous ordonne de venir chez moichaque matin jusqu’à mon départ pour le camp de Kiralhyda, je veuxvous garder auprès de moi. Qu’avez-vous fait cette nuit&|160;?

    –&|160;J’ai gardé le téléphone.

    –&|160;Y a-t-il eu quelque chose denouveau&|160;?

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant…

    –&|160;Trêve d’idioties, Chvéïk&|160;! Vousa-t-on fait une communication de quelque importance&|160;?

    –&|160;Oui, mon lieutenant, mais pour neufheures seulement. J’ai pas voulu vous inquiéter pour si peu, monlieutenant…

    –&|160;Sapristi. Voulez-vous me dire ce qu’ily a pour neuf heures&|160;?

    –&|160;Un message, mon lieutenant.

    –&|160;Je ne vous comprends pas, Chvéïk.

    –&|160;Je l’ai inscrit, mon lieutenant. J’aientendu une voix qui me disait au milieu de la nuit&|160;: Prendsce message, répète avec moi… et ainsi de suite.

    –&|160;Sacré nom de Dieu&|160;! Si vous ne medites pas rapidement de quoi il s’agit, je vais vous flanquer unede ces gifles…

    –&|160;Encore une conférence, mon lieutenant,à neuf heures, chez le colonel. Tout d’abord, j’ai voulu vousréveiller, mais, après réflexion…

    –&|160;Comment&|160;? Pour une idiotiepareille vous auriez eu l’audace de me faire sortir du lit&|160;?Encore une réunion&|160;! Que le diable les emporte tous&|160;!Raccrochez et appelez Vanek au téléphone.

    Le sergent-major se précipita vers lerécepteur.

    –&|160;Sergent-major Vanek, monlieutenant.

    –&|160;Vanek, trouvez-moi immédiatement unautre tampon. Ce cochon de Baloun m’a bouffé tout mon chocolatcette nuit. Au poteau&|160;? Non. Il faudrait plutôt le confier àdes infirmiers. C’est un costaud, cet animal. Il ferait très bienpour le transport des blessés. Je vous l’envoie tout de suite.Réglez cette affaire au bureau du régiment et revenez aussitôt à lacompagnie. Croyez-vous que nous partirons bientôt&|160;?

    –&|160;C’est pas la peine de nous presser, monlieutenant. Lorsque nous sommes partis avec la 9ecompagnie, on nous a menés pendant quatre jours par le nez, àdroite et à gauche. Il en a été de même avec la 8e. La10e a été une exception. Nous avions reçu l’ordre dudépart pour midi, et le soir nous étions encore sur le quai de lagare.

    Depuis qu’il était chef de la 11ecompagnie de marche, le lieutenant Lukach se trouvait dans un étatque l’on désigne en termes philosophiques sous le nom desyncrétisme, c’est-à-dire qu’il s’efforçait d’atténuer les conflitsd’ordre théorique qui pouvaient survenir au moyen de compromissionsde toutes sortes.

    –&|160;Vous croyez donc que nous ne partironspas aujourd’hui&|160;? Nous avons ce matin encore une réunion chezle colonel. Ah&|160;! j’allais oublier. Vous ne savez pas encoreque vous avez été désigné comme adjudant de service. On m’a chargéde vous l’annoncer. Vous allez sur-le-champ me dresser une listedes sous-officiers avec la date de leur entrée en service, puiscelle des réserves en vivres&|160;; n’oubliez pas égalementd’inscrire la nationalité des sous-officiers. Mais le plusimportant, et j’insiste là-dessus, c’est de me trouver un nouveautampon. Appelez-moi Chvéïk… Chvéïk, en attendant, vous resterez autéléphone.

    –&|160;Je vous déclare avec obéissance, monlieutenant, que je n’ai pas encore bu mon café.

    –&|160;Bon&|160;! allez chercher votre café etrevenez au téléphone jusqu’à ce que je vous appelle. Savez-vous ceque c’est qu’une ordonnance&|160;?

    –&|160;Oui, mon lieutenant, c’est un soldatqui court toujours comme un fou…

    –&|160;Pas d’histoires, Chvéïk, je vousdispense de vos réflexions. Allo… Allo… où êtes-vous&|160;?

    –&|160;Présent, mon lieutenant, on vient dem’apporter mon café. Il est gelé.

    –&|160;Occupez-vous également, Chvéïk, decette histoire d’ordonnance. Choisissez-moi un type convenable.Bon&|160;! raccrochez maintenant.

    Vanek, tout en ajoutant à son café une bonnerasade de rhum, qu’il portait sur lui dans une bouteille qui,jadis, avait contenu de l’encre, jeta un regard sur Chvéïk etdit&|160;:

    –&|160;Il gueule trop notre lieutenant. D’icij’ai entendu chacune de ses paroles. Vous avez l’air d’être en bonstermes avec lui.

    –&|160;Ne m’en parlez pas, répondit Chvéïk,nous sommes comme mon cul et ma chemise. Nous avons passé de bellesheures ensemble, et de mauvaises également. On avait beau vouloirnous arracher l’un à l’autre, nous finissions toujours par nousretrouver. Il a une telle confiance en moi que j’en suis moi-mêmeétonné. Vous l’avez entendu, de vos propres oreilles, tandis qu’ilvous demande de lui trouver un nouveau tampon, il me charge, moi,soldat de deuxième classe, de me renseigner sur cet homme et de luidonner comme qui dirait une expertise, car, bien entendu, lelieutenant ne se contenterait pas de n’importe quelle canaille.

    *

    **

    C’était avec un réel plaisir que le colonelSchroder réunissait chez lui les officiers du bataillon de marche,car sa principale passion était de bavarder. De plus, il fallait,cette fois, se décider d’urgence sur le cas de l’aspirant Marek,qui avait refusé d’aller nettoyer les cabinets et qui, pour cetteraison, devait être déféré au conseil de guerre, sous l’inculpationde refus d’obéissance.

    Le colonel avait reçu un long rapportdéclarant que l’attitude de l’aspirant Marek ne saurait êtreassimilée à un cas de rébellion, puisque les règlements ne peuventobliger les aspirants à nettoyer les cabinets. «&|160;Néanmoins,ajoutait le rapport, il est certain que le nommé Marek a commis unegrave atteinte à la discipline.&|160;» On lui laisserait,ajoutait-on, la possibilité de se racheter par une attitudecourageuse sur le front. L’aspirant Marek devait être rendu à sonrégiment. L’instruction de l’affaire serait suspendue et ne devaitêtre reprise qu’en cas de récidive.

    Il y avait également à l’ordre du jourl’histoire du faux aspirant. Cet homme avait fait son apparition aurégiment depuis peu. Il venait d’un hôpital de Zagreb. Il s’étaitdécerné lui-même le grade d’aspirant, et, il avait épinglé sur satunique la grande médaille d’argent du courage. Il racontait à quivoulait l’entendre ses héroïques exploits de guerre. Il disaitappartenir à la 6e compagnie de marche, dont il seprétendait le seul survivant. Après une longue instruction, ondécouvrit en effet qu’un nommé Teveles avait appartenu à la6e compagnie de marche, mais qu’il n’était pas le moinsdu monde aspirant.

    Teveles se défendit devant le conseil deguerre en déclarant que la grande médaille d’argent du courage luiayant été promise, il avait pris les devants et en avait acheté unelui-même.

    À l’ouverture de la réunion, avant d’aborderces deux ordres du jour, le colonel Schroder exprima son désir deréunir ses officiers dans son bureau aussi souvent que possible.Quant au départ pour le front, il déclara qu’il était proche. Puisil se mit à répéter tout ce qu’il avait dit la veille.

    Devant lui, sur son bureau, était étalée unecarte où des drapeaux marquaient la position respective des arméesennemies. Cette fois, les drapeaux avaient été bouleversés et lesfronts déplacés. On voyait même, sous la table, quelques-uns de cesdrapeaux qui avaient été jetés à terre.

    La raison de ce désordre était lasuivante&|160;: le chat du colonel s’était, durant la nuit, soulagésur la table et il avait bousculé ensuite, à coups de griffes, lespositions de la glorieuse armée autrichienne.

    Pour son malheur, le colonel Schroder avait lavue très faible.

    Les officiers du bataillon de marche suivaientavec un intérêt croissant le déplacement de l’index du colonel quis’approchait de plus en plus du tas suspect.

    –&|160;C’est à ce point exact, messieurs…dit-il, d’un ton prophétique. Mais en poussant son doigt dans ladirection des Carpathes, il effleura le monticule que-le chat avaitlaissé sur la carte, probablement pour accentuer le relieftopographique de la Galicie.

    Le colonel porta son doigt à sonnez&|160;:

    –&|160;Je crois que… que… balbutia-t-il enfronçant les sourcils.

    –&|160;C’est de la merde de chat, mon colonel,déclara au nom de tous les officiers présents le capitaineSagner.

    –&|160;Nom de Dieu&|160;! hurla furieusementle colonel.

    Et il se précipita dans le bureau voisin oùretentit bientôt un tapage infernal, accompagné de la menaceterrible de faire lécher par les hommes qui avaient été coupablesde négligence, le monticule qui déshonorait la carte del’État-Major.

    Le colonel revint avec une figure écarlate.Son indignation était telle qu’il en oublia de prendre une décisionsur le sort de l’aspirant Marek et du faux aspirant Teveles.

    –&|160;Messieurs, dit-il rageusement, soyezsur vos gardes et attendez mes ordres.

    *

    **

    La situation demeurait stationnaire etconfuse. Le régiment partirait-il pour le front ou non&|160;?Chvéïk attendait patiemment des nouvelles au téléphone de la11e compagnie. Et il entendait toutes sortes d’aviscontradictoires, les uns pessimistes, les autres optimistes. Lecaporal Havlik, en entrant en ville, disait avoir rencontré uncheminot qui lui avait appris que les wagons pour le départ étaientdéjà prêts.

    Mais Vanek arracha le récepteur des mains deChvéïk pour crier au caporal que les cheminots n’étaient à ses yeuxque de vieilles femmes bavardes, et que lui, Vanek, qui venait àpeine de rentrer du bureau du régiment, ne savait encore rien.

    Chvéïk, cependant, s’accrochait avec passion àson poste téléphonique et répondait avec une candeur inébranlable,à tout le monde, qu’il ne savait encore rien de précis sur ledépart.

    Lorsque son lieutenant lui demanda&|160;:

    –&|160;Quoi de neuf&|160;?

    –&|160;Rien de nouveau, mon lieutenant, luirépondit-il.

    –&|160;Ah&|160;! quelle nouille&|160;!Raccrochez, Chvéïk&|160;!

    Une demi-heure plus tard, un message luiparvint qui avait été adressé à tous les bataillons. Il était ainsirédigé&|160;: Copie du message n°&|160;75.692. Ordre de la brigaden°&|160;172. Prière d’observer l’ordre suivant pour la confectiondes listes de vivres&|160;: 1°&|160;viande, 20conserves, 3°&|160;légumes frais, 4°&|160;légumes secs,5°&|160;riz, 6°&|160;macaroni, 7°&|160;pâtes diverses,8°&|160;pommes de terre – qu’il fallait mettre à la place dun°&|160;4.

    Lorsque Chvéïk lut à Vanek cet importantmessage, celui-ci lui déclara qu’il avait l’habitude de les jetersans les lire dans les latrines.

    –&|160;C’est un idiot de l’état-major quiimagine de pareilles balivernes, dit-il, et à cause de lui tout lemonde est embêté.

    Puis on dicta à Chvéïk un nouveau message,mais à une telle vitesse qu’il n’en demeura plus sur le papier quequelques mots énigmatiques&|160;: «&|160;À la suite… Précisément…permis… ou bien lui-même… par contre… impossible… attrapez…

    –&|160;Toutes ces histoires ne sont que desidioties, déclara Vanek, lorsque Chvéïk lui exprima son étonnementen relisant un pareil passage. Ce sont des niaiseries. Il n’y aqu’à le jeter.

    –&|160;Je pense, remarqua Chvéïk, que sij’allais dire au lieutenant Lukach que&|160;: «&|160;à la suiteprécisément permis ou bien lui-même par contre impossibleattrapez&|160;», il serait capable de se fâcher. Ils sont parfoistrès sensibles, ces messieurs, continua-t-il. Un jour je metrouvais dans le tramway qui va de Vysotchan à Prague et à Libni.Un monsieur est monté à côté de moi, je l’ai reconnu et je me suisapproché de lui en lui disant que nous nous connaissions et quej’étais moi aussi de Drasov. Mais voilà le monsieur qui se met àm’engueuler en me disant que je ferais bien mieux de lui ficher lapaix, qu’il ne me connaissait pas, etc. Pour dissiper cemalentendu, je me suis efforcé de lui rappeler que, alors quej’étais un enfant en bas âge, j’étais souvent allé le voir encompagnie d’une femme qui s’appelait Antoinette, dont le maris’appelait Procope, qui tenait une laiterie. Mais il n’a tout demême pas voulu me croire, et il a refusé d’avouer que nous nousconnaissions. Je lui ai alors donné quelques nouveaux détails, parexemple, qu’à Drasov il y avait deux Novotny, dont l’un s’appelaitTonda et l’autre Joseph. Et que lui ce devait être sans doute ceJoseph dont on m’avait écrit de Drasov qu’il tabassait sa femme dumatin au soir, car elle lui rendait la vie dure à cause de sonivrognerie. Ah&|160;! si vous aviez vu quel pétard il a fait&|160;!Il a tout cassé autour de lui, il a même brisé la glace qui setrouvait devant le conducteur. Pour finir, on nous a menés tous lesdeux au commissariat et, là, j’ai appris qu’il s’était emballéuniquement pour cette raison qu’il n’avait jamais été le JosephNovotny de Drasov, mais qu’il s’appelait Édouard Doumbrava et qu’ilvenait de Montgomery en Amérique, pour revoir ses parentstchèques…

    Le téléphone interrompit cette histoire, etune voix aphone, de la section des mitrailleurs, demanda s’il étaitvrai que l’on devait partir aujourd’hui.

    À ce moment-là, l’enseigne Biegler se présentaà la porte du bureau en demandant à parler à Vanek. Les deux hommeseurent une longue conversation. Lorsque Vanek le quitta, il avaitun sourire méprisant.

    –&|160;C’est encore un joli numéro, celui-là,remarqua-t-il. Nous pouvons dire que nous avons des types curieux ànotre compagnie&|160;! Il vient d’assister à la réunion chez levieux et, en rentrant, le lieutenant lui a donné l’ordre d’allerpasser les flingots en revue. Cette andouille vient me demandermaintenant s’il doit faire mettre au poteau le soldat Slabek, carcelui-ci, m’a-t-il dit, à nettoyé son fusil avec du pétrole. On mepose des questions aussi idiotes, s’exclama Vanek avec indignation,lorsqu’on sait que nous allons partir pour le front&|160;! Lelieutenant Lukach s’est montré plus chic avec son tampon.

    –&|160;Puisqu’il est question de tampon,répondit Chvéïk, vous ne savez pas encore si l’on en a trouvé un deconvenable pour le lieutenant Lukach&|160;?

    –&|160;Ne vous en faites pas&|160;» réponditVanek, rien ne presse. Je pense, pour ma part, que le lieutenantpeut très bien s’arranger avec Baloun. Il n’y a pas de quoi gueulercomme un veau parce que votre ordonnance vous bouffe de temps àautre votre portion.

    Vanek s’étira sur sa couchette.

    –&|160;Chvéïk, racontez-moi une histoire surla vie militaire.

    –&|160;Volontiers, répondit celui-ci, àcondition seulement que ce téléphone ne vienne pas nousembêter.

    –&|160;Vous n’avez qu’à décrocher lerécepteur, lui conseilla Vanek.

    –&|160;Bien, dit Chvéïk en obéissant aussitôt.Je vais vous raconter une histoire qui rappelle un peu notresituation. Seulement, à cette époque, nous n’avions pas encore laguerre. Nous étions aux manœuvres. J’avais un copain du nom deChitz, de Porchitch, un brave homme, très pieux et très froussard.Il s’imaginait que les manœuvres étaient des choses diaboliques etqu’on risquait d’y mourir de soif. Donc, par précaution, la veillede notre départ, il s’en mit plein la lampe et, lorsque nousquittâmes la caserne pour nous rendre à Mnichk, il nousdéclara&|160;: «&|160;Je n’en peux plus, les gars, c’est Dieu seulqui peut me sauver&|160;!&|160;» Puis nous sommes entrés àHorjovitz, et là nous avons eu deux jours de repos, car nous avionscommis une erreur de vitesse. Nous faisons une halte pour perdre letemps gagné, et notre Chitz en profite pour aller se désaltérerdans le village voisin, car, par malheur, il n’y avait pas debistro dans celui où nous nous trouvions.

    Sur le chemin du retour, Chitz, qui étaitcomplètement rond, rencontre, au bord de la route, une niche où setrouvait une petite statue de Saint-Jean de Népomuk. Ses sentimentsreligieux remontent à la surface et il s’agenouille dans lapoussière de la route pour prier.

    –&|160;Mon pauvre Saint-Jean, se lamente-t-il,quel triste sort que le tien&|160;! Tu es exposé en plein soleil,et tu n’as rien sous la main pour te rafraîchir le gosier&|160;!Laisse-moi venir à ton secours…

    Et en disant cela, il porte son bidon à seslèvres et boit une large rasade en déclarant&|160;:

    –&|160;Mon vieux Saint-Jean, je t’en ai laisséune bonne gorgée&|160;!

    Mais ce n’était pas vrai. Le gourmand avaittout bu, et il s’est aperçu qu’il n’avait rien laissé pour lesaint.

    Alors, il a eu peur d’avoir commis unsacrilège et, pour racheter sa faute, Ghitz a retiré Saint-Jean desa niche, l’a dissimulé sous sa capote, et l’a emporté avec luipour lui offrir à boire à la cantine. Et il n’y a rien perdu, caril a gagné, en jouant aux cartes, tout ce qu’il a voulu. Mais iln’a guère été reconnaissant envers le bon saint. Lorsque noussommes repartis, nous avons vu le Saint-Jean de Népomuk, pendu à unpoirier comme un vulgaire épouvantail.

    Voilà l’anecdote. Et, de même que Saint-Jean aété accroché à l’arbre, je raccroche aussi le récepteur.

    *

    **

    Au même instant, le lieutenant Lukach était entrain de se casser la tête sur un message chiffré qu’il venait derecevoir du régiment concernant la direction que son bataillondevait suivre pour se rendre en Galicie. On avait joint au messagela clé pour l’interpréter&|160;:

    &|160;

    7177 1236 2121 35 = Moson
    892 775 &|160; 7282 = Gyor
    4432 1238 2721 35 = Komarut
    475 7979 &|160; &|160; = Budapest
    &|160;

    En parcourant cette liste de chiffres, lelieutenant Lukach poussa un profond soupir&|160;:

    –&|160;Que le diable les emporte&|160;!s’écria-t-il.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Partager via Gmail Yahoo! Blogmarks

    votre commentaire
  •  

    Comme une poupée

    Delphine Coussement

     

     

     

     

    Samedi 1er novembre

     

     

    La fin de la journée se profile à l’horizon. Lucie pédale pour retourner chez elle. Elle vient de rendre visite à sa tante Norma. Elle apprécie ces petites après-midi passées avec elle. Norma lui fait à chaque fois découvrir une nouvelle plante qu’elle a achetée ou déterrée dans le bois tout proche. S’en suit le casse-tête pour lui dégoter une place dans le jardin qui s’apparente plus à une jungle. Sa tante divague parfois et lui relate des conversations tenues avec ses végétaux. Cette folie douce amuse Lucie et lui fait oublier son quotidien d’étudiante.

       La petite rouquine tente de devenir assistante sociale mais la tâche s’est avérée plus ardue que prévu. Elle double sa deuxième année. Ce n’est pas par défaut de travail mais les matières sont vastes et nécessitent beaucoup de mémoire, le point faible de la jeune fille.

       Le ciel se couvre rapidement et des nuages gris se mettent à déverser des trombes d’eau sur la petite route de campagne et sur Lucie qui se met à accélérer. C’est à peine si elle voit encore devant elle. Et aucun abri à l’horizon. Une voiture la dépasse à grande vitesse. En plus de l’arroser, elle la fait vaciller dangereusement. Lucie s’approche un peu trop du fossé et s’y retrouve entraînée par une coulée de boue. Le trou est profond d’un bon mètre et la cycliste chute lourdement au fond. Une douleur vive à la cuisse droite lui arrache un cri perçant. Rassemblant ses forces, elle se dégage de l’emprise de son vélo. Dans la pénombre, elle tâtonne son corps jusqu’au lieu de douleur. Là, sa main tremblante touche  quelque chose de dur qui lui sort du côté de la jambe droite. Paniquée, elle se met à crier des « au secours » désespérés.

    Le fossé se remplit comme le lit d’une rivière asséchée. Prenant son courage à deux mains, elle tente de se hisser sur le flanc de la pente. A ce moment, elle sent des mains lui agripper les bras et la remonter au niveau de la route. Elle entraperçoit  deux visages ridés qui lui sourient mais ne lui adressent pas la parole. L’homme, plus fort que ne l’aurait laissé penser sa petite stature, soulève Lucie sous les jambes et l’amène vers une maison au bout d’une allée de graviers, pendant que la dame tient un parapluie sombre au-dessus de la blessée.

    L’homme la dépose sur un vieux canapé dans un salon chauffé et éclairé par un vif feu de bois. Il observe longuement la blessure avant d’interroger Lucie :

    « Tu as mal ailleurs ?

    - Non. Je ne crois pas. Merci de m’avoir sortie du fossé. J’ai cru devoir rester là toute la nuit.

    - Nous avons entendu tes appels et nous avons accouru. Tu as eu de la chance car il n’y a pas beaucoup d’habitations dans le coin. Bon, on va te soigner maintenant.

    - Il vaudrait mieux appeler une ambulance, je pense.

    - Ce n’est pas nécessaire. Et puis, un jour férié, ils ne viendront pas avant demain. »

         Lucie trouve sa réflexion étrange mais elle est épuisée et ne souhaite pas ouvrir le débat. Le vieillard ouvre une mallette digne d’un musée et en sort divers instruments. Il découpe le pantalon autour de la blessure. Lucie jette un œil. La lumière vacillante du feu lui permet de constater qu’un morceau de branche s’est planté dans sa cuisse lors de sa chute et y est toujours logé. Le retraité lui colle un mouchoir  en tissu dans la bouche en annonçant : « Mords là-dedans ! ». Sans prévenir, il arrache d’un coup sec le corps étranger. Lucie perd connaissance.

      Elle ouvre peu à peu les yeux. Le dernier souvenir avant son évanouissement lui revient. Elle tâtonne sa cuisse et constate, avec soulagement, que le morceau de bois a été remplacé par un gros pansement. Elle est maintenant sèche et en robe de nuit longue.

         Elle observe la nouvelle pièce qui s’offre à elle. Il s’agit d’une chambre d’enfant. A la lumière de la lune qui s’immisce par la fenêtre, elle aperçoit des poupées anciennes qui l’observent de leurs yeux de porcelaine. Une maisonnette en bois leur semble consacrée. Sur la table de nuit, un vieil ours en peluche a été disposé. Il la contemple du seul œil qui lui reste. Son pelage élimé évoque un passé riche de partages avec un jeune enfant.

      L’horloge à balancier affiche trois heures. Il faut qu’elle se repose même si la douleur lancinante semble vouloir l’en empêcher. Elle finit par succomber à l’appel de ses rêves.

     

     

     

     

    Dimanche 2 novembre

     

     

                Lucie ouvre doucement les paupières. Le soleil a repris ses quartiers et inonde la chambre d’une douce lumière apaisante. Dans l’embrasure de la porte, la vieille dame de la veille apparaît. Elle adresse un sourire radieux à la jeune fille ainsi qu’un « bonjour » enjoué.

    « Bonjour Madame. Je vous remercie pour hier soir.

    - C’est normal Marguerite.

    - Je m’appelle Lucie. »

                La dame s’arrête un moment, pensive. Elle marmonne entre ses dents : « Je préférais Marguerite. Tant pis. 

    - Pardon ?

    - Oh, rien. Tu as faim ?

    - Oui, très. »

                La maîtresse de maison quitte rapidement la pièce pour faire une entrée triomphale, quelques minutes plus tard, avec un plateau en bois qu’elle dépose sur les genoux de Lucie. L’odeur de café et de pain frais lui saute aux narines et la fait saliver. Elle ne se fait pas prier pour attaquer les tartines beurrées et le jus d’oranges. La dame la regarde s’empiffrer avec une mine ravie. Entre deux bouchées, Lucie a le temps de l’observer. Elle doit avoir au moins quatre-vingts ans. Ses cheveux gris sont coiffés en un chignon parfait. Des rides profondes lui parcourent le visage. Derrière ses lunettes en écaille, elle ne quitte pas Lucie des yeux. Elle porte une robe à fleurs des années soixante. Un petit tablier bleu lui enserre la taille qu’elle a fine, lui donnant un air de soubrette. Après avoir terminé tout le contenu comestible du plateau, Lucie s’exclame :

    « Un grand merci, Madame.

    - Ne m’appelle pas Madame. Je suis Mom. »

                Mom ? Quel étrange prénom se dit Lucie.

                Mom reprend son plateau et repart en bas. Peu après, c’est le maître de maison qui vient s’enquérir de l’état de Lucie, en pleine digestion. L’homme est d’une stature modeste, diminuée par un dos voûté. Ses cheveux, plaqués en arrière, sont totalement blancs et une légère calvitie semble naître au-dessus du front. Son visage émacié, son nez et ses doigts crochus lui donnent un air de rapace. Il adresse un sourire grimaçant à Lucie.

    « Comment te sens-tu, mon enfant ?

    - ça peut aller. Puis-je téléphoner à ma famille ? Ils vont s’inquiéter.

    - Mais nous n’avons pas le téléphone.  Cela coûte trop cher.

    - Ah ? Ce n’est pas grave. J’ai mon portable dans la poche de mon jean.

    - Jean ?

    - Mon pantalon … »

                Le vieil homme se dirige vers une chaise dans le coin de la pièce. Il tend le pantalon, découpé et maculé de sang, à Lucie. Elle sort son téléphone de la poche gauche. Ce geste fait naître une petite lueur d’inquiétude dans le regard du vieux monsieur. Elle tente d’allumer l’appareil mais l’écran porte des taches d’humidité et reste impassible, malgré les tentatives désespérées de sa propriétaire. Elle finit par se résigner en annonçant :

    « Il a pris l’eau hier soir. Je pense qu’il est foutu. Vos voisins … ils ont le téléphone ?

    - Nos plus proches voisins sont à dix kilomètres. Ce n’est pas grave. Ma femme et moi-même allons bien nous occuper de toi. Je m’appelle Dad. Tu es entre de bonnes mains. »

                Dad ? Lucie se dit qu’ils se sont bien trouvés ces deux-là avec des prénoms aussi bizarres.

                L’homme pose sa mallette, la même que la veille, sur la table de chevet et l’ouvre. Il en retire soigneusement des pansements et un flacon sans étiquette, contenant un liquide transparent. Il retire les bandes et le pansement sanguinolents. Lucie manque de tourner de l’œil à la vue du trou béant dans sa cuisse, entouré d’un hématome impressionnant. Il badigeonne la plaie avec du liquide provenant du flacon mystérieux et lui tend un comprimé et un verre d’eau.

    « Avale. Tu te sentiras mieux.

    - C’est pour la douleur ?

    - Oui. »

    Dad panse la blessure et remballe son matériel, Lucie l’interroge :

    « Il vaudrait mieux que je passe une radio. Non ?  Vous avez une voiture ?

    - Non. Il te faut du repos. C’est moins grave que cela en a l’air.

    - Ma tante habite à quelques kilomètres. Si vous avez une voiture, vous pourriez me conduire chez elle.

    - Non, je n’en ai pas.

    - Et mon vélo ?

    - Je l’ai sorti du fossé. Il était bien abîmé. Je l’ai mis dans le garage. Maintenant, repose-toi jusqu’au dîner. »

                Et il sort prestement. Lucie a une étrange impression dans cette maison qui semble totalement coupée du monde. Pas de téléphone, pas de voiture et elle ne se souvient pas avoir vu de télévision dans le salon, hier soir. Elle cogite sur le meilleur moyen de joindre ses proches. Ils ne vont pas s’inquiéter dans l’immédiat car elle vit seule dans un petit appartement. Ses parents sont en vacances deux semaines en Corse. Personne n’est censé s’enquérir de son sort, aussi malheureux soit-il, pour l’instant.

                Vers 10 h, Mom revient avec une bassine archaïque remplie d’eau, un pain de savon, un gant de toilette et un grand essuie.  

    « C’est l’heure de la toilette ! annonce-t-elle joyeusement. »

                Elle aide Lucie à s’asseoir, le dos calé par trois oreillers, puis à retirer la chemise de nuit d’emprunt. La jeune fille, un peu gênée, est soigneusement lavée de la boue qu’elle a encore jusque dans les oreilles.

                Mom se dirige ensuite vers une imposante garde-robe ancienne. Les gonds grincent de façon sinistre comme s’ils n’avaient pas été sollicités depuis des lustres. La dame en retire une robe Vichy mi-longue.

    « Tiens. Enfile ça. Tu seras très jolie.

    - ça appartient à votre fille ?

    - Appartenait, oui. Elle est morte.

    - Oh. Je suis désolée. Que lui est-il arrivé ?

    - Elle n’a pas survécu à une vilaine pneumonie. Elle avait seize ans. Tu lui ressembles un peu. »

                Lucie observe la chambre mais s’étonne de ne trouver aucune photo de la défunte. Les jouets lui font plutôt penser à une enfant partie plus jeune. Quelle fille raisonnable dormirait encore avec  un nounours à seize ans ?

                Mom semble très émue de découvrir Lucie revêtue de la robe d’un autre temps. La jeune femme n’ose rien dire, même quand son hôte commence à brosser consciencieusement sa tignasse rousse. Quelques minutes plus tard, Lucie se retrouve avec le même chignon que Mom. Cette dernière semble satisfaite de son travail. Lucie s’enquiert du lieu où siègent les toilettes. Sans répondre, la vieille dame quitte la pièce. Elle revient peu de temps après avec une chaise percée en bois. Elle la dispose sur la gauche du lit de Lucie en annonçant :

    « Voilà. C’était celle de ma grand-mère. On a changé le seau.

    - Pourquoi ? Il était plein ? »

                Mais la vieille dame ne semble pas sensible à l’humour de Lucie. Elle lui adresse un sourire et sort à nouveau.

                Lucie se sent de plus en plus mal à l’aise. Ce couple a un comportement étrange. Il ne semble pas pressé de voir Lucie les quitter. Même si elle leur rappelle leur fille, elle ne compte pas faire de vieux os ici. Elle décide de vérifier si une fuite, même lente, est envisageable. A deux mains, elle soulève sa jambe droite et pivote, non sans serrer les dents. La voilà assise. Elle tente de se mettre debout, appuyée sur sa jambe gauche. Son équilibre est précaire. Elle essaie de faire un pas mais le sol semble se dérober sous elle et elle se retrouve nez à nez avec la descente de lit poussiéreuse. Le bruit de sa chute et de ses plaintes alerte ses hôtes qui arrivent aussi vite que leurs vieilles jambes leur permettent encore.

                Avec  une aisance déconcertante, le maître de maison soulève Lucie et la dépose à nouveau dans le lit à baldaquins.

    « Que s’est-il passé ? Tu es tombée du lit en dormant ? »

    - Euh … non. Je voulais vous rejoindre en bas. Je me sens seule ici. »       

                Lucie ne peut dévoiler ses intentions profondes, de peur de susciter leur courroux et d’aggraver sa situation plutôt précaire.

    « Il fallait demander. »

                Et il la transporte jusqu’au salon. Lucie découvre la pièce qu’elle a entrevue la veille. Le canapé aux couleurs passées laisse apparaître le rembourrage sur le bord des accoudoirs. La décoration est très rustique : tableaux avec scènes de chasse, meubles Louis XVI piquetés par l’humidité, tapis d’Orient mités et … aucune télévision, ni de photo d’enfant. Ils ont dû être traumatisés par la disparition de leur fille et ont décidé d’en cacher tous les portraits. Il y a une vieille radio des années cinquante que Dad allume avec une joie non dissimulée. Un air d’accordéon se met à résonner dans la pièce. Lucie se pince discrètement afin de déterminer si cette scène est réelle. Elle accentue la force de sa pincette lorsque ses hôtes se mettent à valser devant elle.

                La danse terminée, les amoureux essoufflés saluent l’assistance, se réduisant à leur prisonnière. Lucie fait mine d’applaudir. Mom file ensuite dans sa cuisine et Dad dans son jardin.

    Le coucou suisse au-dessus de la cheminée commence à entonner son cri de midi. Dad transporte Lucie jusqu’à table. Sa femme a sorti sa porcelaine de Limoges et son argenterie. De délicieux effluves s’échappent des divers plats disposés sur la table. Lucie mène sa petite enquête :

    « Comment faites-vous pour vous ravitailler ? »

                Dad termine de remplir son assiette avant de répondre :

    « Un livreur passe une fois par mois. Nous stockons dans le congélateur. J’ai un potager pour les légumes, des poules pour les œufs et la viande. Mom fait son pain elle-même.

    - Et vous n’avez plus de famille qui vienne vous rendre visite ?

    - Non … jamais ! s’exclame Mom sur un ton cinglant. »

                Ils ont beau faire frémir, ce n’est pas une raison pour les abandonner à leur triste sort !

    « Et que se passerait-il si l’un de vous deux tombait gravement malade ?

    - Mon jardin regorge de plantes médicinales.

    - Pas très efficaces en cas d’infarctus tout de même !

    - Ne t’en fais pas pour nous. Personne ne le fait. »

                Lucie s’inquiète surtout pour elle !

    « Quand passe votre livreur ?

    - Dans quelques semaines. Pourquoi ? Tu as besoin de quelque chose ? s’énerve Dad.

    - Euh … je me disais qu’il pourrait m’emmener chez ma tante.

    - Pas nécessaire. Mange et tais-toi. »

                Cette dernière phrase résonne dans la cuisine et Lucie préfère ne pas insister car elle est affamée. Mom remplit généreusement l’assiette de son invitée qui s’en verra servir rapidement une seconde fournée. Le dessert a juste un petit coin de son estomac pour se loger. Lucie remercie la vieille dame et loue ses talents de cuisinière.

    « Je t’apprendrai quand tu iras mieux. Tu deviendras un cordon bleu, ma fille ! 

    - Enfin, je ne compte pas rester ici indéfiniment mais je serai ravie de revenir vous saluer. »

                L’expression de Mom change brusquement et Lucie perçoit de la colère dans ses yeux clairs. Elle se met à débarrasser nerveusement la table. Dad l’aide, tout en lui glissant de petites phrases dans l’oreille. Lucie ne parvient pas à en déterminer la teneur mais elles ont le don de l’apaiser. Le vieillard remet ensuite Lucie dans le canapé. En quelques minutes, elle glisse vers une sieste peu réparatrice, peuplée de cauchemars, avec la sensation d’une fuite obligatoire alors que ses jambes refusent de lui obéir.

                Lucie s’éveille en nage. Il est près de quinze heures. Elle remarque que Mom est restée près d’elle et a terminé la confection d’un bonnet de laine avec un reste de pelote couleur saumon. Elle le fait essayer à son modèle et semble satisfaite du résultat.

    « Veux-tu que je te tricote des moufles ?

    - Non, merci. Par contre, je désire me rendre aux toilettes, s’il-vous-plaît. Pourriez-vous m’aider ? »

                La vieille dame se met à crier : « Dad ! Viens ici ! »

                Son mari fait une apparition, les mains pleines de terre en demandant de quoi il retourne. Debout, les bras autour des cous de ses hôtes, Lucie est amenée à la porte des toilettes qui arbore un trou en forme de cœur. Dans un coin, une énorme araignée est postée au milieu de sa toile. Lucie pousse un hurlement de terreur.

    « Pourriez-vous tuer cette affreuse bête ?

    - Vous êtes folle. C’est moi qui la nourris. Elle est notre hôte, comme toi, s’indigne l’homme.

    - Vous avez d’autres toilettes ?

    - Accroupie dans le jardin ? »

                Dad semble plus enclin à l’humour que sa femme. Lucie ne peut que se résoudre à se dépêcher, en priant que le monstre ne se décide pas à faire connaissance avec une homologue prisonnière.

    De retour dans le salon, Mom s’approche de Lucie avec une boîte. Elle craint un peu d’en connaître le contenu mais il ne s’agit que de matériel de maquillage. Sans lui demander son avis, la vieille dame commence par lui poudrer le visage. Ensuite, elle souligne ses yeux de mascara noir, lui passe du rouge à lèvres couleur sang et termine par quelques touches de rose sur les joues. Elle annonce alors joyeusement :

    « Tu es prête pour les photos. » 

                Les photos ? Lucie se demande ce qui l’attend. Elle entend le couple en grande discussion dans la cuisine avant que Dad vienne la cueillir pour aller la déposer sur une chaise de la terrasse. Lucie se trouve pour la première fois dans le jardin. Il est grand vaste et s’apparente à un parc. Sur la gauche, se trouve un potager bien garni. Lucie s’étonne de la taille des citrouilles. Elles sont dignes de participer à un concours.

    Dad apporte un vieux Polaroid. Se peut-il que ce « machin » puisse encore fonctionner ? Inutile de leur parler de l’ère du numérique. Mom fait les dernières retouches maquillage à la lumière du jour, elle dispose correctement la robe lorsqu’elle se met à souffler. A droite, le vêtement porte une tache de sang provenant du pansement. La dame semble plus inquiète de la réussite de la photo que de l’état de santé de Lucie. Elle dispose un bouquet de roses sur la tache et demande au modèle malgré elle de poser ses deux mains sur les fleurs. Dad se positionne, l’attente est longue avant que le bruit caractéristique du déclencheur se fasse entendre. La photo sort du tiroir. Les deux vieux attendent impatiemment de découvrir le résultat. Un sourire naît à la fin du processus de colorisation. Dad présente à Lucie le cliché. Quelle horreur ! Elle est méconnaissable. Ce maquillage blafard, cette expression de fatigue, on dirait … une poupée de porcelaine. 

    Les heures passent et, à dix-neuf heures, elle se retrouve face à une casserole de soupe à la citrouille et des tartines beurrées. Le repas se déroule dans un silence pesant. Les bols vides, Dad la monte dans la chambre d’enfant. Mom l’aide à enfiler la robe de nuit qu’elle a lavée à la main et séchée au vent de novembre. Avant de quitter la pièce, Mom borde religieusement Lucie et lui dépose un baiser sur le front.

    « Bonne nuit, ma chérie ! 

    - Mais il est trop tôt, proteste Lucie. Auriez-vous … un livre ? »

                La vieille dame attrape un bouquin au hasard dans la bibliothèque rose bonbon et le dépose dans les mains de Lucie. Il s’agit d’un recueil de contes pour enfants.

    « Vous n’auriez rien pour adulte ? Je les connais depuis longtemps ces histoires. 

    - Non. Mais c’est parfait pour t’endormir et faire de jolis rêves. Tu veux que je te les lise ?

    - Non, ça ira. Merci. Bonne nuit. »   

                La jeune femme, enfin seule, a une envie folle de crier : « Au secours ! Sortez-moi de cette maison de fous ! ». Mais sa voix ne porte pas à dix kilomètres. Il faut qu’elle échafaude un plan. La nuit est parfaite pour cela. Dans les contes, peu d’inspiration. Raiponce s’est échappée de sa tour grâce à ses cheveux surdimensionnés. Lucie aimerait s’enfuir par la fenêtre mais ses cheveux n’ont pas la taille minimale requise. Hansel et Gretel ont failli être dévorés. Pourvu que le couple ne l’engraisse pas en vue de la cuisiner cet hiver, lorsque leurs réserves de viande seront épuisées. Le Petit Poucet était très malin avec ses petits cailloux blancs. Si Lucie avait su ! Et Cendrillon ? Le Prince est venu la sauver des griffes de sa belle-mère grâce à son escarpin. Et si Lucie lançait sa basket par la fenêtre de sa chambre, quelqu’un s’inquièterait-il de savoir à qui elle appartient ? Jack avait un haricot magique …

    Non ! Ce qu’elle vit est loin d’un conte de fée. Elle a plus l’impression d’être Paul Sheldon, prisonnier d’Annie dans « Misery ». Comment s’en est-il sorti ? Lucie n’a vu que le film, incapable de finir un bouquin. Elle se souvient qu’il était recherché car c’était un écrivain célèbre et sa voiture accidentée a été retrouvée dans un ravin. Mais Lucie est loin d’être une célébrité et son vélo est dans le garage.

    Elle a beau retourner le problème dans tous les sens, elle est bel et bien coincée ici avec ces deux vieux fous qui la prennent pour une poupée. Bon, au moins, elle est nourrie et soignée, tous les otages n’ont pas cette chance. Quelqu’un finira bien par s’inquiéter de son absence … dans quelques semaines ! Mais personne ne sait qu’elle a rendu visite à sa tante. Elle le fait un peu en cachette car Norma n’est pas très appréciée par les autres membres de la famille. Le pire est que sa tante risque de ne même plus se souvenir de son passage hier. Toutes ces considérations l’angoissent. Lucie trouve tardivement le sommeil.

     
     

    Lundi 3 novembre

     

     

                Il est près de neuf heures quand Lucie ouvre les yeux. La porte de sa chambre est grande ouverte. Cela lui fait supposer que Mom guette son réveil. C’est pourtant Dad qui la salue en premier et entame la séance de soins qui ne semblent pas apporter la guérison espérée. La plaie est toujours rouge et boursoufflée, et du sang ne cesse de s’écouler doucement. Lucie interroge le vieil homme :

    « C’est quoi votre produit ? Un désinfectant ?

    - C’est un remède maison. Je le fabrique moi-même avec des plantes de mon jardin.

    - Il n’a pas l’air très efficace.

    - Patience. »

                Des plantes du jardin ! Ces mots n’ont pas le don de rassurer Lucie.

                La matinée se calque sur celle de la veille. Aujourd’hui, elle porte une robe bleue et une tresse dans les cheveux. Après un repas un peu plus frugal qu’hier, Lucie traîne dans le canapé. Peut-être devrait-elle se gaver afin que le livreur passe plus rapidement. En même temps, comment le préviennent-ils ?

                En milieu d’après-midi, Mom revient avec sa boîte. Lucie tente maladroitement de s’opposer à la séance de maquillage d’Halloween. En réponse, la vieille femme lui bloque les mains et lui assène une petite tape sur la joue, comme on le ferait pour un chien non docile. Lucie s’étrangle d’étonnement. Elle tente alors de la raisonner :

    « Je vous en prie. Laissez-moi tranquille.

    - Sois un peu plus reconnaissante ! »

                Que répondre à cet argument ? Lucie se laisse maquiller et photographier. Le cliché reflète toute la tristesse et la résignation qui la rongent.

    La jeune fille reprend sa place sur le canapé du salon. Elle somnole quand un coup de sonnette retentit. Une personne extérieure ? La porte de sortie de cette prison dorée ! Elle entend Dad ouvrir et discuter avec un homme qui lui annonce un prix. Elle suppose que c’est le livreur de courses, seul moyen pour ses hôtes de se ravitailler. Dad va-t-il lui parler de Lucie et le solliciter pour les en débarrasser ? Il n’en est apparemment rien. Elle doit agir avant qu’il ne reparte. Lucie se met à crier : « Au secours !  On me retient prisonnière. Prévenez la police, je vous en supplie. »

                Dad claque la porte entre le couloir et le salon. Lucie l’entend expliquer :

    « C’est une nouvelle émission de radio. Ils diffusent des histoires effrayantes. Mom adore les écouter. Mais je pense qu’elle devient un peu sourde, elle met le son trop fort. Je lui ai déjà dit. Voici. Merci et au revoir. »

                Et la porte d’entrée se referme sur le seul espoir de Lucie. La jeune fille se met à éclater en sanglots, quand elle sent une main sur son épaule. Elle lève la tête et croise le regard désapprobateur de Dad.

    « Ne fais plus jamais cela. Tu vas faire de la peine à ta mère. »

                Lucie l’implore : « Laissez-moi partir ! » Sur ce, il quitte la pièce, laissant la prisonnière en proie à de longs hoquets.

                Le soir, Mom insiste pour lui lire un conte. Lucie ne lutte pas. Elle est trop fatiguée pour le faire de toute façon. Une nuit de plus … jusqu’à quand ? Tout en écoutant d’une oreille, elle cogite : il lui faudrait une voiture ou … retrouver son vélo. Dad lui a dit qu’il était dans le garage. Lucie se souvient vaguement qu’en arrivant, sous la pluie, elle avait vu le garage attenant, à droite de la bâtisse. Il lui suffit de trouver la porte qui y mène. Il faut aussi que sa jambe lui permette d’y arriver. Elle remarque, dans un coin de la chambre, un bâton assez épais, d’un peu plus d’un mètre de haut. Lucie n’en connaît pas l’utilité première mais elle entrevoit de suite un usage en ce qui la concerne. Elle feint de cligner des yeux et de s’endormir.

    Mom sort de la pièce, sans faire de bruit. Ses pas, la menant jusqu’à la chambre conjugale, résonnent dans le couloir. Lucie attend patiemment une bonne heure, le temps que ses geôliers plongent dans un sommeil profond.

    Elle enfile ses chaussures et sa veste, dans la perspective d’une fuite dans la nuit froide, avant de sautiller vers le morceau de bois. Doucement, Lucie s’avance, appuyée sur sa canne improvisée. Coup d’œil de part et d’autre du couloir, avant de se diriger vers l’escalier en chêne. La descente est périlleuse.

    Au rez-de-chaussée, direction l’arrière droite de la demeure. Lucie y trouve une première porte mais elle mène au sous-sol. Une seconde s’ouvre sur une pièce sombre. Lucie tâtonne les murs. L’interrupteur allume une ampoule nue au plafond, juste au-dessus d’une vieille DS bleue. Pas de voiture, hein !

    Dans un coin, son vélo rose est posé contre un mur. Elle s’en approche. Il ne semble pas si mal en point, à part les pneus qui sont complètement à plat. A y regarder de plus près, ils semblent avoir été lacérés à coups de couteau. Il n’est pas possible qu’une chute dans un fossé ait causé de tels dommages ! Sur l’établi, tout près, Lucie aperçoit un cutter. La lame brillante est sortie. Se pourrait-il que … Lucie sent son cœur se serrer dans sa poitrine.

    Elle doit se résigner à abandonner l’idée d’une fuite en vélo. Reste la voiture. Elle n’a pas encore obtenu son permis mais ses connaissances en conduite sont suffisantes pour faire avancer cette épave. Elle tente d’ouvrir la portière qui, à son grand étonnement, cède immédiatement. Assise au volant, elle fouille, à la recherche de la clé. Celle-ci est tout simplement dans la boîte à gants. Fébrilement, elle la tourne dans le contact, tout en priant que le sommeil du couple soit profond et que cette voiture soit en état de marche. Le moteur émet un faible cliquetis. Lucie remet la clé en position initiale et refait une tentative. Mais rien ne se passe. Pas de miracle prévu pour ce soir.

    Que faire ? S’enfuir à pied ? Elle ne parviendra jamais à parcourir dix kilomètres. En plus, leurs voisins sont peut-être morts depuis des années, sans qu’ils le sachent. Lucie ressent déjà des élancements terribles et risque de ne même pas atteindre le bout de l’allée. Elle doit se résigner à retourner dans sa chambre pour ne pas éveiller de soupçons. Elle emporte le cutter, on ne sait jamais ! Il pourrait s’avérer utile.

    Elle atteint péniblement sa chambre. Son périple nocturne n’a pas réveillé le couple infernal. Lucie cache sa trouvaille sous le matelas et se couche.

     

    Mardi 4 novembre

     

     

                C’est reparti pour les traditionnels soins qui la font de plus en plus souffrir. Dad s’étonne de la quantité de sang qui s’est échappée de sa blessure.

    « Je ne comprends pas. Tu es pourtant restée tranquille hier.

    - C’est bizarre … »

                Dad ne remarque pas que Lucie rougit.

    Le cachet qui lui est remis ensuite, ne semble apporter aucun soulagement. Est-ce mauvais signe ? Tant pis, elle n’a qu’à se laisser mourir, ce sera une façon comme une autre de s’échapper.

                Tiens, encore une autre robe. Elle est à fleurs rouges celle-ci. La coiffure du jour est une queue de cheval. Ensuite, un peu de solitude dans la chambre en attendant midi et son concert de casseroles qui annonce le repas. Lucie a le temps de cogiter à nouveau. Suite à sa découverte d’hier soir, elle ne peut se résigner à rester ici sans tenter quelque chose.

                Après le dîner, elle doit attendre le passage habituel devant l’objectif. Mom n’a plus besoin de blanchir son teint qui a pris une couleur naturellement très pâle. Ils affichent toujours le même sourire béat à la découverte du cliché. Ensuite, allongée sur le canapé, Lucie demande à Dad d’allumer la radio du salon, prétextant que cela l’aiderait à s’endormir. Le vieil homme s’exécute et repart dans son jardin pendant que sa femme entame le grand nettoyage de sa cuisine.

                Lorsque Lucie est sûre que personne n’entrera dans la pièce, elle se lève et sautille jusqu’à la carabine qui trône au-dessus de la cheminée. L’objet semble ancien et est assez lourd. Elle se demande s’il est chargé mais peu importe, elle ne le destine pas à trucider les vieux. Elle le pose droit et s’en sert comme appui afin d’atteindre la porte d’entrée.

                A l’ouverture, un froid piquant s’engouffre dans le couloir. Lucie sort et referme doucement derrière elle. Un frisson lui parcourt l’échine. Elle porte le bonnet que Mom lui a tricoté. Elle aurait dû accepter la proposition des moufles et même demander des chaussettes. Lucie s’avance lentement dans l’allée. Son pied droit, nu et traînant, creuse un sillon dans le gravier blanc. La route semble à des kilomètres. Une fois la grille atteinte, la jeune fille s’arrête, essoufflée et grimaçante. Un coup d’œil aux alentours lui confirme que cette maison est très isolée. Aucune habitation à l’horizon. Pas âme qui vive, seulement des vaches qui broutent au loin. La route en terre est étroite et ne permet pas la circulation des véhicules dans les deux sens.

    Que faire ? Elle ne peut pas rester là à faire de l’autostop. Avec sa chance, elle risque de tomber sur quelqu’un d’encore plus fou que ces deux vieillards. A gauche ou à droite ? Lucie est en plein doute lorsqu’elle entend un « Hé ! » derrière elle. C’est Dad qui court vers elle. Paniquée, Lucie braque la carabine comme un chasseur vers sa proie en criant :

    « Arrêtez ou je tire ! »

                Le vieil homme marque une pause et observe Lucie avec un léger rictus. Il continue son avancée, plus lentement. La jeune fille tremble autant de froid que de peur. Elle tient son geôlier en joue, pose son index sur la gâchette … et appuie. Mais rien ne se passe.

    « Il n’est plus chargé depuis longtemps, mon enfant, rigole Dad. Donne-moi cette arme et rentrons. Tu vas attraper la mort. »

                Lucie ne s’avoue pas encore vaincue. Elle retourne la carabine et la saisit par le canon en la brandissant comme une batte de baseball. L’homme ne semble nullement impressionné car il continue son approche. Le cœur de Lucie bat la chamade, elle se prépare pour un « home run ». Elle assène un premier coup … dans le vent. Puis, elle tente un second mais perd l’équilibre. Dad en profite pour lui arracher l’arme des mains.

                Il lui reste ses poings qu’elle serre et lève, sans grande conviction. Postée sur une jambe, l’image du combat final de « Karaté Kid » lui traverse l’esprit. Elle regarde décidément trop de films ! Même en l’ayant vu une dizaine de fois, elle reste incapable d’une telle prouesse. Restent ses poings à la « Rocky » mais elle ne possède malheureusement que la musculature de sa femme Adrienne ! Le vieillard part dans un rire moqueur avant de fondre sur Lucie, comme un rapace sur sa proie affaiblie. Pas le temps de décocher un uppercut ou un direct du droit, qu’elle se retrouve maintenue au sol. Les yeux bleus, presque translucides, de Dad la contemplent. Lucie est glacée et terrorisée. Sans la quitter du regard, il se met à presser de sa main charnue la cuisse droite de la pauvre jeune fille, juste là où ça fait mal ! Elle hurle autant de désespoir que de douleur.

    « Vas-y. Hurle autant que tu veux ! Personne ne peut t’entendre ici ! »

                Il relâche son étreinte et attrape le corps sans force de Lucie. Il la jette sur son épaule comme un vulgaire sac de pommes de terre, et reprend sa carabine.

                Dans la maison, il la dépose, sans ménagement, dans son lit en annonçant, magnanime :

    « Je ne dirai rien à ta mère pour cette fois. Mais ne t’avise plus de recommencer sinon je devrai sévir. Couvre-toi pour te réchauffer sinon tu vas attraper une pneumonie toi aussi. »

                Lucie est secouée de tremblements incontrôlables. Elle se cale sous les couvertures en se massant doucement la cuisse pour tenter d’apprivoiser la douleur. Des larmes lui inondent le visage et viennent tremper son oreiller. Elle a une pensée pour Marguerite. Est-elle décédée car ses parents ont tenté de la soigner au moyen de décoctions de pissenlits sans se rendre compte de la gravité de son état ? C’est affreux et cela ne la rassure en rien. Que va-t-elle devenir ? Elle finit par sombrer dans un sommeil agité.

                En début de soirée, la porte de sa chambre s’ouvre en grinçant. La respiration de Lucie s’accélère. Mom apparaît avec un plateau.

    « Dad m’a dit que tu ne te sentais pas très bien. Alors, je te ramène de quoi te retaper : de la bonne soupe au potiron. »

                Lucie ne dit mot. L’homme a tenu sa promesse de ne rien révéler de la tentative infructueuse de fuite de Lucie. La soupe lui réchauffe le corps et l’âme. Elle repense à Hansel et Gretel …

                Après avoir tout ingurgité, Mom l’aide à se déshabiller et la réprimande :

    « Tu as des traces de boue sur ta robe !

    - Euh … je pense que Dad a oublié de se laver les mains avant de me porter. »

                La vieille dame souffle en grattant nerveusement la boue séchée qui macule le bas de la robe. Elle sort en annonçant :

    « Il va m’entendre celui-là ! »

                Lucie tend l’oreille. Une dispute conjugale éclate au rez-de-chaussée. Impossible d’en saisir un traitre mot mais le ton monte. Lucie espère secrètement qu’ils finissent par s’entre-tuer, cela lui faciliterait la tâche. Mais tout s’arrête d’un coup. Quelques minutes plus tard, elle entend des pas dans le couloir. Le couple rejoint silencieusement sa chambre. 

     

    Mercredi 5 novembre

     

     

    Matinée sans surprise avec son train-train quotidien. Aujourd’hui, la robe est brune, à volants et ses cheveux arborent deux couettes. On dirait Fifi Brindacier ! Cette pensée fait sourire la jeune fille. Enfin seule, ses cogitations peuvent recommencer mais, elle a beau retourner le problème dans tous les sens, elle se retrouve bel et bien coincée ici, incapable de s’échapper ou de prévenir qui que ce soit. A moins que …

    Lucie ouvre le tiroir de la table de chevet. Elle retrouve son portable, seul objet moderne dans toute la baraque. Elle remarque que les gouttes sur l’écran ont à présent disparu. Elle appuie fébrilement sur le bouton d’allumage. L’écran clignote et redonne des signes de fonctionnement. Son code pin entré, Lucie prie pour que la batterie soit suffisamment chargée pour passer un appel et qu’il y ait du réseau dans cette partie reculée de la Belgique. Une barre sur cinq ! Ouf. Elle forme le 112 et attend, en jetant des regards inquiets vers la porte, redoutant qu’elle ne s’ouvre.

                Trois longue sonneries et une voix féminine la salue. Lucie se lance :

    « Je suis retenue prisonnière chez des personnes. Je suis blessée …

    - Connaissez-vous l’adresse ?

    - Non. Je revenais de chez ma tante. Elle habite à Trouville et s’appelle Norma Leman. J’ai parcouru quelques kilomètres en vélo en direction de chez moi, à Mastad, quand j’ai eu un accident. Vite, je vous prie.

    - Avez-vous plus d’informations sur le lieu ?

    - C’est une grande demeure isolée avec une allée en graviers devant. Le couple dit s’appeler Dad et Mom. Ils ont eu une fille, décédée à l’âge de seize ans et prénommée Marguerite. Dépêchez-vous. Je pense que mon état se dégrade. »

                A ce moment, Mom entre. Surprise de voir Lucie au téléphone, elle reste un instant figée avant de se précipiter vers elle. Elle lui arrache le GSM des mains, ouvre la fenêtre et le lance dans les taillis de l’allée, avec une puissance impressionnante pour une femme de son âge. Elle s’approche de la jeune femme aux yeux écarquillés de terreur, et la gifle violemment en criant :

    « Vilaine fille ! Tu seras privée de repas jusque demain ! »

                Elle sort en claquant la vieille porte de bois. Lucie halète en se frottant la joue endolorie. C’est un vrai cauchemar. Elle espère que les secours ne vont pas tarder. Elle leur a donné suffisamment d’éléments. Pourvu qu’ils ne croient pas à un canular !

                Lucie reste seule et affamée toute la journée dans la chambre d’enfant dont les poupées lui paraissent de plus en plus effrayantes. Pas de photo aujourd’hui, c’est déjà ça de gagné.

                Il est plus de vingt-et-une heure lorsque la porte s’ouvre doucement. C’est Dad. Il lui tend une tartine au fromage. Lucie avale goulûment le frugal repas pendant que le vieil homme entame un plaidoyer.

    « Tu sais. Tu as fait beaucoup de peine à Mom. Elle voit que tu veux fuguer. Pourquoi ? Tu es bien ici. Tu es nourrie, soignée, lavée, habillée. Que veux-tu de plus ? Dehors, il y a des gens dangereux qui risquent de te faire du mal. Reste avec nous. »

                Lucie choisit de répondre par un silence qu’elle laisser croire contrit. Il sort et la laisse en proie à ses interrogations et ses angoisses. Elle n’en dort quasi pas de la nuit. Vers trois heures, elle finit par succomber à l’inconscience.

     

    Jeudi 6 novembre

     

     

    Lucie ouvre un œil. L’horloge indique huit heures. Personne n’est venu la sauver pendant la nuit. Mais que font-ils ? Ils ont dû interroger sa tante. De quoi se sera-t-elle souvenue ? Elle ne sait même pas quel jour on est. Elle en oublie le prénom de Lucie parfois. Elle leur aura peut-être juste parlé de sa dernière conversation avec un rhododendron.

                Et après, ils auront cherché les différentes routes que Lucie aurait pu emprunter pour rentrer chez elle. Sur celles-ci, il faut trouver une maison isolée, habitée par deux retraités. Même Derrick y arriverait en moins de vingt-quatre heures !

                Dad débarque et effectue les soins comme si de rien n’était. Le silence qui règne est juste entrecoupé par les gémissements de Lucie, ce qui n’inquiète aucunement le vieillard. Mom dépose la bassine, le nécessaire de toilette et une robe verte au bout du lit. Puis elle sort sans échanger un regard avec sa prisonnière.

                Lucie se débarbouille et se change. Elle trouve la robe du jour encore plus horrible que les précédentes. Faute de mourir de septicémie, elle mourra peut-être de honte. Elle ne veut pas perdre espoir, confiante dans la compétence de la police fédérale.

                Un coup de sonnette résonne dans toute la maison. Lucie retrouve un regain de vie. Elle entend Dad discuter avec une voix masculine. Lucie se hisse péniblement hors du lit afin d’atteindre sa fenêtre qui surplombe l’entrée. A ce moment, Mom entre en trombe dans la pièce. Elle repousse Lucie dans le lit et lui maintient une main sur la bouche en posant un index sur ses lèvres ridées. Lucie se débat mais ne peut se déparer de l’étreinte de la vieille dame. Elle tâtonne le matelas de la main et retrouve le cutter. Elle le brandit, en fait sortir la lame neuve et entaille la main de Mom. Celle-ci hurle et recule en regardant le sang gicler de son poignet. Lucie en profite pour sautiller vers la fenêtre, l’ouvrir et hurler à l’adresse des deux policiers qui s’éloignent déjà dans l’allée.

                L’un des deux se retourne et ils se mettent à courir vers l’entrée. Le plus grand sonne et tente de forcer la porte. Lucie voudrait sauter dans leurs bras mais la chute s’avérerait fatale pour elle ou celui qui tenterait de la rattraper.

                Elle se retourne et fait face à Mom. Celle-ci s’est emparée du bâton qui siégeait dans le coin et lui assène un méchant coup dans la cuisse droite. Lucie s’écroule dans un râle. Par la fenêtre toujours ouverte, la voix d’un policier s’écrie : « Passons par derrière ! ». Mom part rejoindre le rez-de-chaussée, sûrement pour prévenir son mari, pensant Lucie hors service. Celle-ci rampe péniblement jusqu’à l’escalier. Elle dépasse la tête entre les barreaux et aperçoit ses deux tortionnaires menottés par les forces de l’ordre. Mom crie :

    « Mais c’est notre fille. Elle est devenue folle et prétend qu’on la séquestre. Je vous assure. Ne nous la prenez pas ! »

                Lucie éprouve presque de la pitié ; ce doit être ça, le syndrome de Stockholm. Un gars en uniforme s’approche de Lucie. Il la rassure, lui explique qu’elle est hors de danger, avant de solliciter une ambulance dans son talkie. Quelques minutes plus tard, la camionnette jaune, sirènes hurlantes, fait son entrée dans la cour. Les brancardiers montent l’escalier quatre à quatre. Lucie, à moitié consciente, parvient à peine à répondre aux questions des ambulanciers. Ils lui prodiguent les premiers soins et lui posent la perfusion de circonstance. Lucie entend les sirènes avant de sombrer dans un trou noir.

     

    Vendredi 7 novembre

     

     

                Lucie est réveillée par des bruits autour d’elle. Elle se relève d’un bond dans son lit, réveillant sa douleur à la cuisse. Elle lance un regard apeuré vers l’infirmière qui s’affaire. Celle-ci lui adresse un doux sourire en déclarant :

    « Calmez-vous. Vous êtes en sécurité maintenant. »

    Et elle invite Lucie à se recoucher. Celle-ci se remémore les événements de la veille et demande :

    « Combien de temps suis-je restée inconsciente ?

    - Plusieurs heures. Vous avez subi une intervention chirurgicale hier. Tout s’est bien passé. La police attend pour vous interroger. Vous vous en sentez capable ? Sinon, je peux leur demander de passer plus tard.

    - Non. ça va. »

                La femme en blouse blanche laisse entrer un petit homme bedonnant. Il porte une belle moustache à la Hercule Poirot. Il a un air rassurant.

    « Bonjour Mademoiselle. On vous a trouvée à temps, d’après le médecin.

    - Ah bon ?

    - Oui. Encore quelques jours et …

    - C’est étrange car il me soignait. Il avait une mallette.

    - Nous l’avons trouvée. Elle contenait quelques ustensiles, un flacon contenant de l’eau et une boîte de vitamines périmées.

    - Je comprends mieux maintenant pourquoi j’avais l’impression de sombrer. S’appellent-ils vraiment Mom et Dad ?

    - Non, ils se prénomment Agnès et Albert. Ce ne sont que leurs surnoms. Cela signifie maman et papa en anglais. Vous ne saviez pas ?

    - Je ne suis pas très férue de langues. Ils m’ont raconté que leur fille était morte à seize ans.

    - Ils n’ont jamais eu d’enfant !

    - Voilà pourquoi il n’y avait aucune photo.

    - On a fouillé le jardin et on a découvert … un corps. »

                Lucie ne peut réprimer un « Oh mon dieu ! » d’effroi. Elle imagine cette fille dont les parents se seront obstinés à la soigner à l’eau et à la soupe de potiron et qui a fini par mourir à petit feu. Ils n’auront pas su quoi faire du corps et aurait finalement décidé de l’enterrer dans leur jardin, comme  un vulgaire chien. Lucie est bouleversée et est prise de hauts-le-cœur. Le pire, est qu’elle a failli elle-même subir le même sort et personne n’aurait jamais retrouvé son corps. Le policier continue ses explications.

    « Nous avons effectué des recherches. Il s’agirait d’une jeune fille, de seize ans justement, qui a disparu il y a six ans. Elle se promenait sur cette route de campagne et ils l’ont sûrement attirée. Elle s’appelait Marguerite. »

                Lucie va de surprise en surprise. Mais cette révélation est plus cohérente. Il est plus facile de laisser crever une inconnue que son enfant. Ils ont attendu de la remplacer … par elle ! La jeune fille interroge : 

    « Et où dans le jardin ?

    - Dans le potager.

    - Je comprends mieux pourquoi ses citrouilles poussaient si bien.

    - On a aussi retrouvé des photos d’elle dans un tiroir. Elles ont été prises avec un vieux Polaroid. Ils l’avaient fardée étrangement.

    - Je sais ce qu’elle a enduré ! Ils avaient l’air sympathique … au début. Que va-t-il leur arriver ?

    - Inculpation pour séquestration et sûrement meurtre. Ils ne sont pas prêts de retourner chez eux.

    - J’espère qu’il y a des prisons maisons de retraite, vu leur âge. J’ai donc eu du bol d’en réchapper. Comment m’avez-vous trouvée ? Grâce aux éléments que j’avais donnés ?

    - Non. En fait, votre portable a continué à émettre un signal intermittent qui a permis de vous localiser. Tenez, on l’a retrouvé.

    - Merci. J’ai été sauvée par la technologie, des griffes d’un couple qui en avait horreur. Quelle ironie du sort ! 

    - Je vais vous laisser. Bon rétablissement, Mademoiselle. »

                Lucie est toute retournée. Elle imagine le kidnapping. Mais comment ont-ils attiré Marguerite ? Était-elle blessée, elle aussi ? S’était-elle perdue sur cette route de campagne et avait demandé son chemin à la seule maison à des kilomètres à la ronde ? Pourtant, ils n’ont pas de maison en pain d’épices … Elle évoque divers scenarios mais ne saura jamais lequel est le bon. Exténuée, elle finit par s’endormir.

    0000

                Lucie s’éveille doucement. La lumière de la lune est douce. Elle se lève lentement, sans ressentir aucune douleur. Elle observe sa cuisse droite qui ne porte aucune blessure ni cicatrice. Tout ceci n’aurait-il été qu’un cauchemar ? La jeune fille se dirige vers un objet étrange qui attire son regard. Il s’agit d’une boîte à musique avec une manivelle qu’elle commence à faire tourner. Une petite musique pour enfant s’en échappe. Quand brusquement, la boîte s’ouvre, laissant sortir la tête d’un clown défiguré. Lucie crie et recule. Elle marche alors sur quelque chose de mou, qui émet un petit gémissement. Le cœur battant, elle ramasse l’objet informe. Un nounours la fixe de son unique œil avant de déclarer : « Nous t’attendions depuis si longtemps ! ». Lucie, effrayée, lance l’ours en peluche au loin et cherche la porte. Un coup d’œil vers l’ensemble de la pièce l’informe que la pièce en est totalement dépourvue. En tâtonnant les murs à le recherche d’une sortie, elle passe devant le miroir géant de la coiffeuse. Celui-ci lui renvoie un reflet qui lui est étranger. Elle s’approche pour en avoir le cœur net. Sa peau est devenue blanche et mate avec des pommettes roses parfaitement rondes. Ses yeux sont devenus noirs et brillants … comme de la porcelaine ! Lucie voudrait crier mais aucun son ne sort de sa bouche immobile, scellée à jamais.

     

     

     

     

     

     
    Partager via Gmail Yahoo! Blogmarks

    votre commentaire
  •  

     Une tisane pour l'enfer

    François Maillet

    LIRE DES MANGAS

     

     

    Ce véhicule semblait être sorti des ténèbres, il était arrêté à une intersection, il ressemblait au cavalier de la mort, comme si Salvador Dalí avait reproduit son œuvre sur cette camionnette. Ce jour-là la voiture de Monsieur et Madame Kidal se dirigeait vers ce croisement. C’était un couple qui était marié depuis sept-ans, ils étaient heureux de voir grandir leur fille Christel. C’était son anniversaire, elle venait d’avoir cinq ans, ils lui avaient acheté une magnifique poupée qui pouvait, marcher et parler. Christel était restée chez sa grand-mère. Il était dix-sept heures vingt quand la voiture de ses parents franchissait le milieu de la croix que formait les deux routes, c’est alors que la camionnette démarra et faucha avec une extrême violence leur véhicule qui s’écrasa contre un platane. Pour Henriette Kidal ce fut une terrible épreuve de perdre son fils et sa belle-fille. Christel regardait sa grand-mère.

    — Tu as mal, mamie ? Pourquoi, tu pleures ?

    — Viens ma chérie, viens t’asseoir sur mes genoux. Il faut que je t’annonce une bien triste nouvelle, ton papa et ta maman ont eu un accident de voiture. Tu te souviens quand nous avons trouvé l’oiseau mort, tu m’avais demandé pourquoi il ne pouvait plus voler ? Pourquoi il ne respirait plus ? Je t’avais expliqué que son cœur s’était arrêté de battre, c’est pour cela qu’il ne pouvait plus bouger, alors, tu m’avais répondu : « Il va pouvoir dormir pendant longtemps, il n’a plus besoin de nous maintenant. »

    — Oui ! Je m’en souviens, mais, papa et maman, ils reviennent quand ? Je voudrais avoir mon cadeau.

    — Écoute mon trésor, ce jour-là, je t’avais dis que pour les êtres humains, cela se passe de la même façon, il faut que tu saches que tes parents ne pourrons plus revenir, maintenant, ils sont comme l’oiseau leur cœur s’est arrêté de battre, ils n’ont plus besoin de nous.

    — Tu es une menteuse ! C’est pas vrai ! Ils m’ont dit à ce soir en me faisant un gros bisou et puis s’ils ne veulent plus revenir, c’est parce que j’ai désobéi, je n’ai pas été gentille avec eux. Mamie, toi aussi, tu vas me laisser toute seule ?

    — Oh non ! Je vais m’occuper de toi pendant très longtemps. J’ai une idée ma chérie, nous allons faire quelque chose que tu aimes, tu vas venir avec moi, nous allons choisir les plus belles photos, ensuite, tu pourras faire un magnifique cahier photos pour maman et papa, je le poserais à côté d’eux, je te le promets. Tous les soirs avant de nous endormir, nous ferons une prière, tu pourras leur raconter ce que tu as fait dans la journée. Pour finir, nous déposerons dans le creux de nos mains, plein de grosses bises que nous lancerons par la fenêtre en criant : « C’est pour vous, maman, papa. » Viens près de moi mon petit amour, viens tout près de mon cœur.

    Pendant longtemps Henriette a rassuré Christel en étant à l’écoute de ses émotions, elle lui a permis d’avoir petit à petit de nouveaux repères, même si parfois des larmes se glissaient entre les mots pour les bousculer. Maintenant, elle était seule à élever sa petite fille, sans travail les fins de mois étaient parfois bien difficiles. Heureusement, elle avait la chance de bien connaître les plantes médicinales. Les gens venaient de très loin pour se faire soigner. Pour la remercier, ils lui donnaient un peu d’argent, chacun donnait ce qu’il voulait. Christel avait grandi, huit années s’étaient écoulées. Faire les courses pour elle, était un moment désagréable, surtout quand elle savait que les aliments qu’elle mettait dans son panier, elle ne pourrait pas les payer. Elle ressentait de la honte, mais Josette l’épicière lui disait souvent : « Ne t’inquiète pas, je marque sur l’ardoise et à la fin du mois Henriette me règle l’addition. » Josette marquait sur son ardoise, certains produits étaient ignorés, c’était sa façon à elle de leur rendre un petit service. Heureusement, Christel avait sa meilleure amie Tara qui était toujours là, elles étaient comme des sœurs, du matin jusqu’au soir, elles étaient ensemble. Elles avaient le même âge, Tara était une petite fille fragile, elle était asthmatique, sa présence était très importante pour Christel. Pour les deux enfants, la grande porte vers l’avenir était ouverte. Elles habitaient à Arcachon, leur maison était mitoyenne. Pour se baigner, elles recherchaient toujours des endroits désertés par les adultes. En voulant attraper un petit chat noir avec des tâches blanches, elles avaient découvert une minuscule plage qui était cachée par de gros buissons. Le sable était magique, les vagues venaient le caresser avec une grande douceur, c’était leur petit Paradis. Mais un jour, alors que Christel se baignait, un vieux pervers est arrivé doucement près de Tara. Elle était allongée sur le ventre, elle avait dégrafé le haut de son maillot de bain, les rayons du soleil lui réchauffaient légèrement le dos. L’homme s’installa doucement près de Tara en lui disant : « Si tu veux, je vais te mettre un peu de crème sur ta peau, je ne vais pas te faire de mal, j’ai les mains très douces, tu n’as pas peur de venir ici toute seule ? » La pauvre petite fille sursauta, son corps se mit à trembler, elle était paralysée par la peur. Christel, qui, était toujours dans l’eau, l’interpella : « Eh ! Espèce de vieux cochon, je vais prévenir la police, laissez-la tranquille. » L’homme surpris se volatilisa très vite dans la nature. Depuis ce jour, elles ne sont jamais revenues sur cette plage qu’elles adoraient. Parfois, elles aidaient Henriette à cueillir des fleurs et à préparer des potions miraculeuses. Christel était très douée pour faire certains mélanges de plantes, Tara, elle aussi, savait choisir des fleurs, pour lutter contre les petites maladies. C’est en se promenant qu’elles découvraient les plantes les plus rares et surtout les plus efficaces. Les parents de Tara travaillaient pour Monsieur George Marchand, un homme d’affaires, il était le propriétaire de plusieurs hôtels luxueux sur le Bassin d’Arcachon. C’était un homme très dur, les sentiments, la gentillesse, il ne connaissait pas. Souvent, il demandait au papa de Tara : « Alors ! Votre erreur de jeunesse, elle pousse bien ? » Il notait ses salariés d’une drôle de façon, il avait dessiné un feu tricolore et dans l’alignement de ce feu, il inscrivait leur nom. Celui qui se trouvait dans la case verte était tranquille. C’était vraiment exceptionnel de voir son nom dans cette belle case, il fallait travailler comme un fou, se plier aux bons caprices de son employeur, il ne fallait surtout pas compter les heures supplémentaires. Celui qui se trouvait dans la case orange, était constamment sous pression pendant ses heures de travail, le soir quand il débauchait, il avait déjà peur du lendemain. Pour le rouge, le salarié le savait bien, cette couleur représentait son licenciement. George Marchand était un homme divorcé, son fils Rudy, âgé de dix-sept ans, collectionnait les bagarres dans les bars, quand il était ivre. Heureusement pour lui, papa était toujours là, avec ses enveloppes et jamais les gens ne portaient plainte. C’était un enfant qui pouvait avoir tout ce qu’il voulait, son père le couvrait de cadeaux. Après le départ de sa mère, il était souvent malade, il avait des crises d’angoisse, il était révolté contre le monde entier. Sa souffrance, il l’a soigné à grand coup de whisky. Il était toujours en compagnie de Jimmy, un copain de bar, un garçon étrange, un peu attardé. Il ramenait souvent Rudy chez lui quand il avait trop abusé de l’alcool. Jimmy était très amoureux de Tara. Un jour, une amie des filles avait organisé une petite fête. Tout le monde pouvait venir, Jimmy se trouvait dans un coin, il buvait une bière, sur une musique douce, il invita Tara à danser, elle ne refusa pas son invitation. L’ambiance était bonne, les copains et copines s’amusaient bien. Jimmy, lui, ne regardait que le visage de sa cavalière, il se rapprocha encore plus près d’elle pour sentir le souffle de sa respiration, l’odeur de sa peau, Tara se recula en fronçant les sourcils, avec force, il essaya d’obtenir un baiser, elle lui donna une énorme gifle. Le garçon rouge de colère et de honte, se dirigea vers la sortie pour ne plus revenir. De nombreuses fois, il avait essayé de sortir avec Tara, mais à chaque fois, elle l’avait repoussé. Les deux petites préféraient changer de trottoir quand elles voyaient arriver Rudy. Il avait un caractère imprévisible.

    — Il faut absolument que l’on puisse se prévenir quand l’une d’entre nous aperçoit Rudy. As-tu une idée Tara ?

    — Laisse-moi réfléchir deux secondes, voilà, j’ai trouvé, nous allons croiser notre majeur sur notre index.

    — Oui ! C’est super comme idée, maintenant, il faut que cela devienne automatique.

    — Il faut que je te dise quelque chose Christel, souvent le soir, quand je ferme mes volets, j’aperçois une ombre, j’ai l’impression qu’elle m’observe quand je me trouve dans ma chambre.

    — Tu n’as pas à avoir peur, je suis là pour te protéger. Bon ! Demain, nous allons à la plage et je vais te montrer qui est la meilleure au frisbee.

    Après avoir passé une bonne nuit, chacune d’elle prépara son sandwich, sa boisson rafraîchissante. À la plage, elles faisaient une magnifique démonstration de lancer de frisbee, mais ce jour-là, Christel n’a pas eu de chance, elle se coupa le dessous du pied avec une coquille d’huître, heureusement la plaie n’était pas profonde. Cette blessure arrêta leur compétition, elles étaient obligées de rentrer chez elles pour nettoyer cette coupure. Henriette regarda le pied de sa petite fille.

    — Bon ! Je vais prendre du fil et une aiguille pour coudre cette belle entaille.

    — Mamie ! Tu me fais peur, c’est si grave ?

    — Ne panique pas Christel, tu sais bien que je plaisante. Il faut aller me chercher l’herbe aux charpentiers. Tara, tu connais cette plante, tu veux bien aller en chercher, s’il te plaît, il va falloir que tu te dépêches, je pense qu’un orage se prépare.

    — Ah ! Enfin, cela me fait plaisir de pouvoir aider Christel. Je vais passer chez moi pour prendre mes bottines, je reviens très vite.

    Tara était très fière d’aller chercher cette plante pour soigner Christel. En marchant sur le chemin qui aboutit à un champ qui se trouve à côté de la forêt, elle fredonnait une chanson. Elle ignorait qu’un individu la suivait depuis qu’elle était partie de chez elle. On ne voyait pas son visage, il était caché par une capuche, dans la main, il avait une bouteille d’alcool. Il se rapprochait de plus en plus de Tara, quand elle voulut courir pour s’enfuir, c’était trop tard, il lui avait déjà attrapé ses longs cheveux.

    — Arrête-toi ! Maintenant, tu prends le sentier pour rejoindre la forêt. Tu pousses un seul cri et tu es morte.

    Elle ne comprenait pas ce que lui voulait son assaillant, elle pleurait, elle tremblait. L’air devenait instable, humide, au milieu des rafales de vent, on entendait le tonnerre, le ciel s’assombrissait.

    — Stop ! Ici, personne ne pourra nous voir, nous sommes trop loin de la route.

    Après avoir fait basculer Tara, pour quelle tombe à terre, son agresseur se jeta sur elle. Elle voulut se dégager, mais, c’était impossible, il avait trop de force. Il mordait le filtre de sa cigarette, la cendre tombait sur le cou de la pauvre petite.

    — Si tu ne fais pas ce que je te demande, avec cette cigarette, je vais te brûler les yeux.

    — Je t’en prie, je t’en supplie, ne me fais pas de mal.

    — Déshabille-toi entièrement, aller ! Enlève-moi tous ses vêtements.

    — Ne me demande pas ça, je ne pourrais jamais me montrer nue devant toi, tu es ivre, laisse-moi partir, je te promets de ne rien dire.

    — Tant pis pour toi, je t’avais prévenu.

    — Attends ! Je le fais, surtout ne me brûle pas, par pitié ne me viole pas.

    — Eh bien voilà, tu es magnifique, tu es très en avance pour ton âge, tu en caches des belles choses. Mais toi à genou, prend ça dans ta main, ouvre la bouche et boit le contenu de la bouteille.

    Tara commença à boire, parfois, elle rejetait ce qu’elle buvait par la bouche, le nez. Sa vue devenait trouble, l’alcool faisait déjà son travail, son agresseur était debout derrière elle. Après avoir vidé la bouteille, Tara s’écroula comme un château de cartes, elle était allongée par terre, ivre et complètement nue. Comme un jeune animal qui apprend à chasser, il avait abandonné sa proie, après avoir suffisamment joué avec elle. Chez Henriette l’inquiétude était palpable.

    — Mamie, je pense que Tara a eu un problème, ce n’est pas normal ce retard. J’espère qu’elle ne sait pas fait mal. En plus, je ne peux pas l’appeler sur son portable, il est resté sur la table de la cuisine.

    — Tu vas rester ici ma chérie et moi, je vais aller à sa rencontre.

    Henriette se dirigea vers la forêt, sur le chemin, elle s’arrêtait de temps en temps pour appeler :« Tara ! Tu m’entends ? Réponds-moi ? » Mais hélas, elle n’avait aucune réponse. Les éclairs illuminaient d’un reflet bleuâtre la nature, le vent soufflait de plus en plus fort, une violente averse de pluie obligea Henriette à faire demi-tour. Une fois revenue dans sa maison, elle regarda sa petite fille en lui disant :

    — J’espère que Tara est rentrée chez elle, appelle sa maman.

    — Bonjour, c’est Christel, je vous appelle pour savoir si Tara est avec vous ?

    — Non ! Elle n’est pas encore là, je pensais qu’elle était avec toi comme tous les jours.

    — Elle était avec moi, mais comme je me suis un peu blessé sous le pied, mamie lui a demandé si elle voulait bien aller chercher une plante, ce qui nous inquiète, c’est que nous ignorons où elle se trouve en ce moment.

    — Peut-être qu’elle a été se mettre à l’abri quand il y a eu l’orage, maintenant qu’il est passé, elle va rentrer.

    Les minutes et les secondes étaient interminables. Au bout d’une demi-heure Tara n’était toujours pas rentré. Madame Louise Bradel arriva chez Christel.

    — Bonsoir Henriette, avez-vous des nouvelles ?

    — Non, mais pourquoi ? Pourquoi ? Je lui ai demandé d’aller me chercher cette plante, si tu savais comme je regrette.

    — Mais ! Mamie, Tara était tellement heureuse de nous rendre ce service.

    Madame Bradel décida de prévenir la gendarmerie. Après avoir pris cette sage décision, le lieutenant de gendarmerie Patrice Morel se présenta chez Henriette Kidal.

    — Bonjour Mesdames, je vais vous demander de bien m’expliquer ce qui se passe exactement.

    Alors Christel commença le récit de sa journée avec Tara. Morel fut surpris que cette petite fille lui donne autant de précision.

    — Je te remercie pour toutes ses informations. Mesdames, nous savons que personne n’a vu Tara depuis son départ, il ne me reste qu’une chose à faire, je rassemble tous mes hommes pour déclencher une battue.

    — Attendez ! Je suis certaine que ma petite fille ne nous a pas dit toute la vérité. Je veux savoir ce que tu caches.

    — Oui ! Tu as raison mamie, j’ai peur du vieux Monsieur.

    — Quel vieux Monsieur ? Enfin, explique-toi ?

    — Un jour, alors que Tara se faisait bronzer à la plage, un vieil homme s’est allongé près d’elle. Il a commencé à la caresser, j’ai réussi à lui faire peur en criant, il est parti très vite. Quand nous sommes revenues à la maison, peut-être qu’il s’est caché, pour nous suivre, c’est pour cela que j’ai peur. J’espère qu’il n’a pas enlevé Tara pour la séquestrer. Il y a aussi Jimmy qui peut faire du mal à Tara, elle l’a repoussé très souvent, même une fois, elle lui a donné une gifle. Il avait eu tellement honte qu’il avait frappé le mur avec sa main.

    Il fallait agir rapidement avant que la nuit ne tombe. La battue fut organisée très vite, la maison d’Henriette était le point de départ. Chaque gendarme était à sa place, ils étaient appuyés par la présence d’un hélicoptère. Tout était inspecté minutieusement, les branches, les broussailles étaient soulevées. Tous les animaux prenaient la fuite. Ce n’est qu’une heure plus tard qu’un gendarme s’écria « J’ai trouvé des vêtements », c’était bien les habits de Tara Après cette découverte, les gendarmes commençaient à ressentir une grande inquiétude, à chaque nouveau pas, elle s’intensifiait. Dix minutes plus tard cette longue chaîne humaine, couleur kaki s’arrêta. Un silence oppressant s’était installé sur toute la forêt, quand tout à coup, on entendit « Venez tous par ici, nous l’avons trouvé. » Chez Madame Kidal, l’angoisse était permanente, insupportable. Le crépuscule du soir commençait à recouvrir la forêt. Christel s’était installée dans sa chambre, elle appuyait son front contre la fenêtre. Elle était très anxieuse ce qui accélérait sa respiration. De temps en temps avec sa main, elle essuyait le petit nuage de buée qui s’était formé sur la vitre. Une heure plus tard, la scène qui se déroulait sous ses yeux était terrifiante. Il y avait des gendarmes qui marchaient sur le côté gauche du chemin, d’autres qui marchaient sur le côté droit, le plus horrible était les quatre gendarmes qui se trouvaient au milieu du chemin. Ils portaient un sac housse de couleur noire. En regardant ces ombres qui semblaient être sorties d’un cauchemar, Christel ressentait une grande souffrance qui lui déchirait le cœur, la douleur était tellement forte qu’elle s’écroula sur le plancher. Très vite sa grand-mère lui porta secours. Pendant ce temps Morel frappait à la porte d’entrée. Henriette et Louise se précipitèrent pour aller ouvrir. Morel entra dans la pièce.

    — Nous avons terminé les recherches. Je suis désolé Madame, nous avons retrouvé le corps de votre fille. Quand nous sommes arrivés, il était déjà trop tard. Le légiste pense qu’elle est morte depuis plus d’une heure. Nous n’avons trouvé aucun indice, l’orage a tout effacé, tout détruit. Maintenant, Madame Bradel, il faut me suivre pour identifier votre fille. Afin d’établir avec certitude la cause de sa mort, le légiste effectuera une autopsie, si vous voulez obtenir une copie du rapport, il vous suffira d’écrire au procureur. Pour l’instant, nous gardons tous ses vêtements pour les besoins de l’enquête.

    Louise était à genoux devant ce sac noir, la fermeture de celui-ci était ouverte jusqu’au niveau des épaules de Tara, elle embrassa sa fille sur les joues en hurlant de douleur, Henriette l’aida à se relever, Louise regarda son enfant en disant à Morel :

    — Elle n’a plus son collier avec son hippocampe, je lui avais offert pour son anniversaire.

    — Je suis désolé, Madame, mais la police scientifique n’a trouvé aucun collier, je vais demander que l’on élargisse la zone de recherche.

    Christel s’était réfugiée sous ses couvertures, elle ne voulait plus voir, plus entendre, s’isoler de ce monde impitoyable où il existe encore des êtres humains qui vivent comme des bêtes, assoiffées de chair et de sang. Le lendemain, alors que la nuit commençait à tomber, elle voulut aller dans la chambre de Tara, pour revivre pendant quelques instants les bons moments qu’elles avaient passés ensemble. Quand elle arriva, l’intérieur de la maison de Bradel était éclairé avec des bougies, un court-circuit était à l’origine de cette panne de lumière. La porte vitrée du séjour était restée entrebâillée. Quand Christel voulut frapper contre la vitre, elle fut surprise de voir le papa de Tara attablé en compagnie de Monsieur George Marchand. Elle recula pour ne pas être vue, les deux hommes étaient face à face, un petit courant d’air faisait dandiner les flammes des bougies. Les deux ombres qui apparaissaient sur les murs, suivaient le rythme des flammes. Christel pouvait entendre toute la conversation, Marchand disait à Bradel : « Je suis venu le cœur serré, rempli de tristesse, je veux aussi vous apporter une aide financière en réglant la note des funérailles. » Louise commença à faire une génuflexion pour lui embrasser les mains en signe de remerciement. L’homme était venu pour tout autre chose.

    — Mon cher Bradel, pouvez-vous me rendre un petit service ? Nous pouvons rester seuls ?

    — Oui ! Louise, tu devrais aller ranger les assiettes dans la cuisine. Je vous écoute Monsieur Marchand, mais d’abord, il faut que je ferme cette porte vitrée.

    Christel eut juste le temps de se mettre sur le côté de la maison, elle ne pouvait plus entendre la conversation des deux hommes. Quand elle regarda quelques minutes plus tard, Bradel et Marchand étaient debout, ils se serraient la main. Ne pouvant pas aller dans la chambre de Tara, elle rentra chez elle. De son côté Morel continuait son enquête, il voulait aussi connaître les résultats de l’autopsie. Il téléphona au légiste.

    — Salut ! C’est Morel, je t’appelle pour avoir des informations sur la mort de Tara Bradel.

    — Oui ! J’ai des résultats, elle avait plus de 2 grammes d’alcool dans le sang, elle était dans un coma éthylique, avec ses vomissements, elle s’est étouffée. À part ses poignets, elle n’avait aucun sévice corporel, elle n’a pas était violée, elle était vierge.

    — Je te remercie, passe une bonne soirée, mon cher légiste.

    Morel soupçonnait Rudy, il avait été arrêté plusieurs fois pour violence. Certaines filles avaient peur de lui. Rudy fut convoqué à la gendarmerie. Le jeune garçon se présenta, en mâchant un chewing-gum avec lequel il faisait de grosses bulles, il souriait d’une joue en regardant le lieutenant.

    — Vous m’avez demandé de venir, Monsieur Morel, me voilà, pourquoi cette convocation ?

    — Mon petit Marchand, tu vas arrêter de jouer les gros bras avec moi. Maintenant, tu prends place sur cette chaise et tu réponds à mes questions. Je veux que tu me dises ce que tu faisais le 21 août ? As-tu rencontré la petite Bradel ce jour-là ?

    — Comment voulez-vous que je me souvienne du 21, c’était un jour de la semaine ? Un week-end ?

    — C’était mercredi dernier, tu vois ce n’est pas si loin que cela. Tu as déjà eu des problèmes avec cette fille ? Surtout, tu prends ton temps pour répondre, réfléchis, si jamais tu as eu un coup de folie, une pulsion, ce jour-là, tu peux me le dire, tu n’as pas à t’inquiéter, si cela te dérange d’en parler, je te donne un stylo et une feuille de papier pour que tu puisses tout écrire.

    — Oh ! Doucement, pourquoi toutes ces questions ? Ce n’est pas de ma faute ce qui s’est passé. Voilà, je me souviens, l’après-midi du 21 août, j’étais chez Tara, je donnais un coup de main à son père, il fallait remuer des meubles. Vous pouvez lui téléphoner, il vous le confirmera.

    — Je vais le faire, regarde, je prends mon téléphone, je compose son numéro et voilà. « Bonjour, c’est le lieutenant Morel, le fils de Monsieur Marchand me dit que mercredi dernier, il était chez vous pour vous aider ? »

    — Oui ! C’est exact, nous avons déplacé des armoires.

    — Bon, je vous remercie, c’est tout ce que je voulais savoir.

    Rudy regardait le plafond de la pièce, le sol, puis tout en soupirant, il s’adressa à Morel en lui disant :

    — Alors ! Vous êtes satisfait ?, j’espère que vous avez compris, que pour moi, il m’était impossible d’agresser Tara, puisque je me trouvais chez elle. Vous m’avez soupçonné un peu trop vite, je vais en parler à mon père.

    — Tu fais le fier, parce que tu as un bon alibi, fais bien attention à toi, Marchand, je vais te surveiller et à la prochaine bagarre, tu peux en être certain, je te coffre. Tu peux partir, je ne te retiens pas.

    Pour Morel, l’enquête s’annonçait difficile, aucun indice, aucun témoin. Après de nombreuses recherches, de surveillances, sa patience fut récompensée. Il avait réussi à appréhender un individu qui correspondait au vieux Monsieur de la plage. Il avait dans les soixante-dix ans, il était de taille moyenne, son visage ressemblait à une pomme bien ronde, malgré son âge, ses cheveux étaient encore plus ou moins bruns, ils étaient, huileux, graisseux et coiffaient en arrière. Il avait de tout petit yeux, son nez était écrasé, il avait des lèvres très fines que sa langue blanchâtre, chargeait de bactéries venait lécher à chaque fin de phrase, pour finir, il avait sur lui, une forte odeur de transpiration. Fréquemment avec son mouchoir plus ou moins propre, il épongeait les gouttes de sueur qui dégoulinaient sur son front. Morel commença à interroger son suspect.

    — Votre nom de famille est bien Ribote, votre prénom est Lucas, vous habitez, trente-six rues des fauvettes, à Arcachon.

    — Oui, tout à fait Monsieur, c’est bien mon adresse.

    — Je viens de regarder votre casier judiciaire, Ribote, il est très intéressant, à Bordeaux en 1982, vous avez écopé d’un an de prison avec sursis pour voyeurisme, à Montauban, en 1986, vous avez été condamné à cinq ans de prison pour attentat à la pudeur.

    — Oui, j’ai honte de ce que j’ai fait, mais, ses cinq années de prison m’ont fait beaucoup de bien. Pendant tout ce temps, un psychologue s’est occupé de moi, maintenant, je suis devenu un autre homme.

    — Je suis très heureux pour vous Ribote, puisque vous n’avez plus rien à cacher, on vous emmène chez vous, pour effectuer une perquisition.

    Dans la maison de Ribote, une grande fouille commença. Le suspect était resté debout devant un grand miroir qui était fixé au mur. Morel était très énervé, il ne trouvait rien d’intéressant, pas le moindre indice qui pourrait faire avancer son enquête. Ribote tenait dans sa main un verre d’eau qui était à moitié rempli. Morel le regardait droit dans les yeux, c’est à ce moment-là qu’un gendarme, avec une voix de baryton, s’écria : « R.A.S. »Ribote, surpris par cette voix qui venait de mettre fin au silence qui s’était installé dans la pièce, lâcha son verre, qui tomba, sans se briser, sur le plancher, près de la plinthe. Morel fut surpris de voir l’eau du verre s’écouler aussi vite, Ribote transpirait de plus en plus, il s’essuyait, le front, la nuque, dans sa main tremblante, il tenait son mouchoir qui était à tordre comme une serpillière. Morel demanda à Ribote de se déplacer, puis il s’adressa à ses hommes.

    — je suis certain qu’il y a un passage, aidez-moi à le trouver.

    Ribote pris la parole :

    — Ne vous fatiguez pas, derrière ce miroir, il y a une porte secrète, elle conduit à une ancienne cave qui est fermé depuis plusieurs années. Il faut que je vous prévienne, c’est peut-être dangereux de descendre les escaliers.

    Morel lui répondit :

    — Je vous remercie, Ribote, de vous inquiéter de notre santé, je demanderais au juge qu’il ne soit pas trop sévère avec vous.

    Après avoir ouvert la porte qui était dissimulée derrière le miroir, Morel était prêt à descendre vers l’inconnu. Dans sa main gauche, il tenait une lampe torche, dans sa main droite, il avait son arme de service. Il posa un pied sur la première marche, puis il commença à descendre en appuyant son dos contre le mur, à la huitième marche, l’escalier se dirigeait vers la droite, une odeur d’encens s’était incrustée dans les murs et le plafond, Morel dirigea le rayon de lumière de sa lampe torche en direction de la dernière marche, qui se terminait sur une petite porte de couleur mauve, en ouvrant la porte, Morel marmonna : « Merde de merde », Ribote avait transformé sa cave, en une classe d’école. Il y avait deux bureaux d’élèves, dans les coins de la pièce, il y avait des lampes de chevet et un petit lit, au plafond, une boule lumineuse tournante. Trois petits mannequins de vitrine représentaient des élèves de sexe féminin. Ils avaient une perruque de couleurs différentes, leur visage était maquillé à outrance, ils étaient assis, les vêtements qu’ils portaient auraient pu servir aux femmes qui se promènent le soir sur les trottoirs près d’un hôtel de passe. « Venez me rejoindre avec Ribote » s’écria Morel. En descendant à la cave, les gendarmes, avaient l’impression d’entrer sur une scène de théâtre. Morel demanda à Ribote :

    — Alors ! Lucas, pourquoi avoir monté ce décor ?

    — Attendez ! Ce n’est pas ce que vous pouvez imaginer, depuis tout petit, j’ai toujours rêvé de devenir professeur, alors de temps en temps, je fais semblant de m’occuper de cette classe.

    — Je veux bien te croire Lucas, mais, ce qui m’étonne, c’est de trouver dans les bureaux, des livres pornographiques et dans les trousses des élèves des objets, achetés, dans un sex-shop. À partir de maintenant vous êtes en garde à vue, Monsieur Ribote

    De retour à la gendarmerie, Morel demanda à Madame Kidal de venir avec sa petite fille, pour identifier l’homme. Morel installa Christel derrière une glace sans tain.

    — Est-ce que tu connais cet homme ? Surtout ne t’inquiète pas, il ne peut pas te voir.

    — Mais ! C’est Lucas, pourquoi est-il là ?

    — Tu connais ce Monsieur ?

    — Oui, il est très gentil, on passait souvent devant chez lui avec Tara, il nous faisait rire, il nous racontait des histoires, il nous donnait des cerises et des pommes, à chaque fois, il nous invitait à boire une menthe à l’eau bien fraîche, alors, je lui répondais : « Non merci, pas aujourd’hui, peut-être une prochaine fois. »

    — Vous avez bien fait de refuser ses invitations. J’étais pourtant certain que cet homme était le vieux Monsieur qui avait agressé Tara sur la plage. Bon, je vous remercie Madame Kidal d’être venue aussi vite avec Christel.

    Morel retourna interroger Ribote :

    — Lucas ! Il faut que tu me dises ce que tu faisais l’après-midi du 21 août, si tu ne veux pas répondre, il y a de fortes chances que tu sois mis en examen pour meurtre.

    — Eh ! Doucement, je ne suis pas un assassin. Bon, d’accord, je vais vous dire où je me trouvais le 21 août. J’étais à la piscine municipale d’Arcachon, j’avais réussi à me cacher dans les douches des femmes. Comme les cloisons de séparations ne montent pas jusqu’au plafond, c’est très facile de voir ce qui se passe dans l’autre douche.

    — Comme alibi, tu aurais pu trouver mieux, est-ce que quelqu’un t’a vu ?, une personne pourrait me confirmer ta présence à cette piscine ?

    — Je vais vous dire quelque chose qui va prouver que j’étais bien présent dans les douches. Toutes les femmes ont hurlé, quand l’eau chaude a été coupée.

    — Eh bien voilà, j’appelle la secrétaire de la piscine et je vais savoir si tu m’as dit la vérité. « Bonjour Madame, je suis le lieutenant de gendarmerie Morel. Une personne me dit que le 21 août, il y a eu un problème d’eau chaude dans les douches des femmes, vous pouvez vérifier s’il vous plaît. »

    — Je vais pouvoir vous renseigner dans une minute, car le plus petit incident est enregistré sur un fichier, effectivement à seize heures quinze, le 21, l’eau chaude des douches a été coupée. Pourquoi ? Une personne est venue vous voir pour déposer une plainte ?

    — Non, pas du tout, c’est pour le besoin d’une enquête, je vous remercie, les informations que vous m’avez données me sont suffisantes. Au revoir Madame.

    Ce fut une grande déception pour Morel, maintenant, il savait que Ribote ne lui avait pas menti et que son alibi tenait la route. Morel était déterminé à arrêter le responsable de ce terrible drame. Il décida de lancer un appel à témoins. Trois jours plus tard, Madame Juliette Lambert, âgée de quatre-vingt-cinq ans, se présenta à la gendarmerie. Morel lui proposa de s’asseoir.

    — Je vous écoute, Madame.

    — Eh bien voilà, Monsieur, l’après-midi du 21 août, j’allais chez Henriette Kidal me chercher une tisane qu’elle m’avait préparée, elle est formidable cette femme, elle a un savoir-faire incroyable pour mélanger les plantes.

    — Vous avez sûrement raison Madame, mais, le plus important pour moi est de savoir ce que vous avez vu.

    — Oui, pardon, je continue, en arrivant près de la maison de Bradel, il y avait un garçon qui était derrière un arbre, peut-être qu’il se cachait, ou alors il urinait. Il avait une veste grise, une capuche lui recouvrait le visage, je ne suis pas certaine, mais, je pense que c’était le petit Jimmy Dorian.

    — Je vous remercie, Madame, nous allons vérifier tout ceci.

    Après ce témoignage, il demanda une commission rogatoire pour effectuer une perquisition chez Dorian. C’est la maman de Jimmy qui ouvrit la porte à Morel.

    — Bonjour, Madame, ou se trouve votre fils en ce moment ?

    — Il est dans sa chambre, je vais aller le chercher.

    — Non ! Je préfère que vous restiez là, montrez-moi la porte de sa chambre s’il vous plaît.

    — C’est la bleue, au fond du couloir, faites doucement, surtout, ne lui faites pas de mal.

    Morel entra sans frapper pour surprendre Jimmy. Le garçon eut la plus grande peur de sa vie, d’un bon, il sauta de son lit en jetant son casque audio sur le sol.

    — Nous sommes là pour effectuer une perquisition, tu n’as pas à avoir peur. Je voudrais savoir ce que tu faisais le 21 août.

    — Euh, je crois que j’étais ici, je regardais des clips sur mon ordinateur, ensuite, je me suis amusé sur ma console.

    Pendant ce temps, les gendarmes vidaient les meubles de tout leur contenu. Ils ne trouvaient rien de suspect. Jimmy avait un petit bureau sur lequel il y avait son ordinateur, mais aussi, beaucoup de désordre, des crayons cassés, des DVD, des feuilles de papier, déchirées, froissées, la poussière faisait partie du meuble, pour finir un doudou d’enfant se trouvait là. Morel pris place sur la chaise et alluma l’ordinateur. Il n’y avait rien de particulier sur le disque dur. Morel se leva en prenant le doudou, il sentit quelque chose de dur à l’intérieur, il n’hésita pas une seconde, il ouvrit le ventre du doudou. « En voilà une surprise, une clé USB, un collier avec un magnifique hippocampe, très intéressant », s’exclama Morel. Le contenu de la clé USB était surprenant, il y avait des photos, sur lesquelles Jimmy avait fait des montages. Tara était photographiée les seins nues, Morel regarda Jimmy.

    — Eh bien ! Bravo mon garçon, je commence à comprendre ce qui s’est passé. Tu as vu Tara qui était seule sur le chemin, tu as voulu profiter de cette occasion pour l’embrasser, elle t’a repoussé, comme tu avais bu, tu n’as pas pu te maîtriser, alors tu as voulu la violer, mais juste à ce moment-là, tu as entendu quelqu’un qui appelait Tara, ce qui a interrompu ton agression. Certaines personnes m’ont dit, que le soir, tu te promenais souvent autour de la maison de Bradel.

    — Non ! C’est complètement faux, je l’aimais trop pour lui faire du mal, quand j’allais devant chez elle, je ne me cachais pas, je n’avais aucune raison de le faire. Elle le savait parce que de temps en temps, quand elle m’apercevait, elle me souriait, même si parfois, elle m’a repoussé, je savais que dans son cœur, j’avais une place importante. Je pense qu’elle avait peur de cet amour et je suis certain qu’elle s’est interdit de m’aimer. Pour le collier, j’ignorais complètement qu’il était dans le doudou, depuis la mort de Tara, je n’ai plus touché à la clé USB.

    Il essuya ses larmes avec le revers de sa main, son visage devenait de plus en plus blanc, il commença à comprendre que Morel allait l’accuser de meurtre, il courut vers la chambre de son père, il eut juste le temps de fermer la porte à double tour, de prendre deux cartouches et de les introduire dans le fusil de son père. Morel arriva très vite avec ses hommes, il enfonça la porte d’un grand coup de pied, Jimmy perdu son sang-froid et tira un coup de feu en direction de Morel qui tomba à terre, blessé à l’épaule. Le gendarme Clément tira sur Jimmy, le garçon reçut la balle en plein cœur. Tous les habitants avaient été choqués d’apprendre la mort des deux enfants. Pour Tara, une marche blanche avait été organisée. Pour l’enterrement de Jimmy, il n’y avait que trois personnes, la mère, le père, Rudy. Les jours suivants, Christel tomba malade, son chagrin était trop fort, la nuit, en regardant les étoiles, elle appelait ses parents. « Aidez-moi, je vous en supplie, j’aurais tellement aimé vous avoir près de moi. » Elle ne leur lançait plus des bisous par la fenêtre, mais des larmes, qui inondaient le creux de ses mains. Les cauchemars étaient de plus en plus nombreux. Henriette ne supportait plus de voir sa petite fille malheureuse, elle décida de tout vendre pour l’emmener vivre au Canada, c’était le rêve des deux enfants, partir à l’étranger. Après avoir obtenu tous les papiers pour vivre au Québec, le moment des adieux était venu. Henriette et sa petite fille étaient chez la maman de Tara Pour une dernière fois, Christel regarda la chambre de sa meilleure amie. Pendant ce temps, les deux femmes discutaient, les yeux remplis de larmes. Christel attendait sa grand-mère, c’est à ce moment-là qu’elle aperçut sur le buffet de la salle de séjour, la copie du rapport d’autopsie.

    — Madame Louise, je peux regarder le contenu du document, s’il vous plaît ?

    — Je veux bien, mais j’ai peur que cela te fasse du mal ma chérie.

    — Ne vous inquiétez pas, je sais de quelle façon Tara est morte, j’ai regardé le journal télévisé, j’ai pu suivre toute l’enquête.

    Elle commença à lire, puis au bout d’un petit moment, elle leva la tête, elle se mit à trembler, elle était frappée de stupeur, une grande colère envahissait son corps, la haine qu’elle ressentait lui apportait un immense besoin de vengeance. Elle venait de découvrir l’identité de la personne qui avait provoqué la mort de Tara. Elle garda pour elle cette découverte, Henriette et Louise ne c’étaient aperçues de rien. Le lendemain Christel et sa grand-mère prenaient l’avion à destination du Canada. Plus de vingt-ans après ces faits divers, les gens qui avaient participé à la marche blanche, sont restés muets sur ce drame, ils ne voulaient surtout pas remuer la saleté. Un an après la mort de leur fille Monsieur et Madame Bradel ont fait construire un magnifique chalet. Certaines personnes racontent que Bradel aurait hérité d’une belle somme d’argent. Malheureusement, Louise décéda quatre ans plus tard d’un cancer. Son mari est resté seul, il n’a jamais voulu refaire sa vie avec une autre femme. Il lui arrivait parfois de louer une chambre de son chalet. C’était au début du printemps, une jeune femme se présenta chez Bradel. Elle était rousse, ses yeux noisette, sur son visage, elle avait des petites taches de rousseur, ses cheveux étaient frisés, elle était habillée comme une vieille fille. Elle appuya avec son index sur le bouton de la sonnette, en ouvrant la porte Bradel regarda par deux fois le visage, de cette femme.

    — Bonjour, Madame, puis-je vous aider ?

    — Bonjour, Monsieur, je suis Mademoiselle Juliette Trocart, j’ai appris qu’il était possible de louer une chambre dans votre magnifique chalet, je voudrais savoir si elle est libre en ce moment ?

    — Vous avez de la chance, elle n’est pas occupée, puis-je savoir pour combien de temps ?

    — C’est très difficile de vous répondre, j’arrive de Bretagne pour régler certaines affaires et je ne sais pas combien de temps cela va me prendre. Pour vous rassurer, je peux vous donner un mois de loyer d’avance.

    — D’accord, j’accepte, si cela ne vous dérange pas, je ne veux pas de chèque, je préfère avoir de l’argent liquide. Je vais m’assurer que tout est bien en ordre et dans le courant de l’après-midi, la chambre sera à votre disposition. Ah ! Je voulais vous prévenir, le soir, il m’arrive de sortir et de revenir très tard dans la nuit, alors ne vous inquiétez pas, je me ferais discret.

    Vers quinze heures quarante, Juliette entra dans la chambre, elle posa sa valise sur le lit. Les premiers jours, elle observait, elle notait, l’heure du départ et l’heure du retour de Bradel. L’homme était régulier dans ses allées et venues. Un jour, sachant qu’elle était seule, elle entra dans la chambre de son propriétaire. Elle commença à regarder dans la table de nuit, l’armoire, la commode. Dans le tiroir du bureau, il y avait, une interdiction bancaire, une lettre de mise en demeure. La jeune femme commençait à comprendre que Bradel se trouvait dans une situation plutôt inquiétante. Un soir, elle décida de le suivre. L’homme entra dans une maison, Juliette parvint à observer l’intérieur d’une pièce, ils étaient plusieurs assis autour d’une table ronde, ils s’apprêtaient à disputer une partie de poker. Cette nuit-là, personne n’a pu savoir ce qui s’était vraiment passé. Il était quatre heures du matin, quand le chalet de Bradel fut entièrement détruit par un incendie. La douleur de cet homme avait été tellement forte, qu’on le retrouva pendu, il s’était donné la mort avec la corde d’une balançoire qui se trouvait dans un jardin d’enfants. Quant à Juliette Trocart, elle avait disparu sans laisser aucune trace. Pour George Marchand, sa retraite se passait plutôt bien, il faisait des voyages, il allait souvent jouer des petites sommes d’argent dans les casinos, il rencontrait aussi des jeunes femmes qui étaient à la recherche d’un homme au grand cœur, avec surtout un gros portefeuille. Il aimait s’afficher avec ce genre de femmes. Souvent vers le milieu de la nuit, il disparaissait avec une d’entre elles. Un matin, alors qu’il était seul à prendre son petit-déjeuner sur la terrasse, une femme complètement effrayée arriva. C’était une brune aux cheveux longs, son chemisier était très ouvert, sa jupe était vraiment courte. Elle se jeta sur Marchand en criant :

    — Aidez-moi ! Je vous en prie, un homme me suit, j’ai très peur, vous pouvez regarder s’il est toujours là.

    Marchand posa son bol de café au lait sur la table, se leva pour aller voir. Après cinq minutes d’observation, il revint vers la belle inconnue en lui disant :

    — Madame, j’espère vous tranquilliser, la rue est entièrement déserte, puis-je vous servir un verre d’eau ? Prenez donc cette chaise et asseyez-vous, le temps de vous calmer un peu.

    — Je vous remercie, je vais m’asseoir, cela va me faire du bien, peut-être que je me suis affolée un peu trop vite. Mon pauvre Monsieur, par ma faute, votre café au lait va être froid, il faudrait vous dépêcher à le boire.

    — Ah ! Il est juste comme je l’aime, heureusement pour moi, il était très chaud.

    — Je vais vous laisser Monsieur, mille fois merci pour votre gentillesse.

    — Voulez-vous que je vous ramène chez vous ? Vous préférez que j’appelle un taxi ?

    — Non merci, ce n’est pas nécessaire, j’ai garé ma voiture dans la rue qui se trouve tout près de chez vous. J’ai trouvé le quartier tellement joli que je me suis arrêtée pour me promener, je pense que l’homme m’a aperçu, puis il m’a suivi, pour quelle raison je l’ignore complètement.

    Marchand ne regardait pas le visage de cette femme qui était pourtant magnifique, il préférait lui regarder les jambes, qu’elle croisait et décroisait lentement. Soudain, elle se leva :

    — Je suis désolé, j’ai oublié que j’avais un rendez-vous très important. Adieu ! Monsieur.

    Elle s’éclipsa comme elle était apparue. Deux heures plus tard le téléphone de Rudy Marchant sonna. Rudy était devenu l’homme d’affaires que son père avait souhaité, il avait modernisé tous ses hôtels, sa clientèle était très importante. Il était célibataire, il préférait avoir des aventures sans lendemain. Il décrocha son téléphone.

    — Allô ! Monsieur Rudy Marchand ?

    — Oui, je vous écoute.

    — Je suis le Docteur Glaireux, votre père m’a appelé, il ne se sentait pas bien, quand je suis arrivé, il était allongé sur le sol, j’ai fait tout mon possible pour le ranimer. Je suis désolé, votre père a fait un infarctus.

    Rudy ne comprenait pas pourquoi son père avait eu cette crise cardiaque, il y a peu de temps, il avait passé un bilan de santé, les résultats des examens étaient plutôt satisfaisants, pour un homme de cet âge. Les funérailles avaient eu lieu trois jours plus tard, c’était un matin, il y avait un soleil magnifique. Pour certaines personnes, la mort de Marchand, les soulageaient, elles ne ressentaient plus cette peur que l’homme avait installé dans leur esprit. À la fin des funérailles, Rudy était resté seul devant le caveau, il avait envie de murmurer quelques mots d’adieu à son papa. Un mois plus tard Rudy se préparait pour aller inspecter ses hôtels, il le faisait tous les vendredis, il voulait que tout soit parfait pour le week-end. Ce jour-là, après avoir roulé pendant dix minutes, il aperçut une très jolie femme qui lui faisait des signes, elle avait garé son véhicule sur le côté de la route. Marchand s’arrêta.

    — Bonjour Madame, puis-je vous aider ?

    — Je suis en panne, pouvez-vous regarder ce qui se passe ?

    — Je suis désolé, Madame, les moteurs ce n’est vraiment pas une grande passion, pour moi, ce que je peux vous proposer, c’est de vous ramener chez vous.

    — Eh bien, j’accepte, mais je n’habite pas dans cette ville, je suis de passage à Arcachon, j’ai pris une chambre à l’hôtel « Beau Rivage » vous connaissez ?

    — Oui ! Je suis le propriétaire de cet hôtel, je me présente, Monsieur Rudy Marchand. Je préviens mon garagiste pour qu’il vienne chercher votre voiture. Attendez ! Permettez-moi de vous ouvrir la portière, si le siège est trop prés, je peux vous le reculez.

    — Non, c’est parfait, je m’appelle Alice Castel, je suis dans la chambre 21 qui se trouve du côté de la rue.

    — Bon ! Je vais demander que l’on vous installe dans la chambre 12, vous aurez une magnifique vue sur le Bassin d’Arcachon, son prix sera exactement le même que la 21.

    — Vous êtes très aimable et je vous en remercie, je suis heureuse que des hommes comme vous existent encore.

    C’était une femme qui avait beaucoup de charme, elle était irrésistible, mais autour de cette beauté, il y avait du mystère. Quelques jours plus tard, après avoir profité de sa belle chambre, elle décida d’appeler la réception.

    — Bonjour, je suis Madame Castel, puis-je parler à Monsieur Marchand s’il vous plaît ?

    — Désolé ! Mais Monsieur ne se trouve pas à l’hôtel, il vient que le vendredi.

    — J’ai besoin de lui parler, il faudrait qu’il passe me voir vendredi matin. Surtout que cela ne le dérange pas.

    — Très bien, Madame, je l’informerais dès son arrivée.

    Le vendredi matin, Rudy était devant la porte 12, il frappa trois petits coups.

    — Entrez, la porte est ouverte.

    Quand il entra dans la chambre, il fut émerveillé et surpris, les rayons du soleil passaient au travers de la chemise de nuit de Madame Castel laissant apparaître les magnifiques formes de son corps. Très vite, elle se dirigea vers la salle de bains pour mettre un peignoir.

    — Bonjour, Madame, ma secrétaire m’a dit que vous vouliez me parler.

    — Oui, il faut que je vous explique, j’ai un diplôme d’herboriste et je cherche un local pour m’installer, votre aide me serait très utile.

    — Avec plaisir, j’ai beaucoup de relations, je peux aussi vous faire de la publicité dans mes hôtels, si cela peut vous rendre service.

    — Ah ! En voilà, une bonne idée Monsieur Marchand, avec vous à mes côtés, je suis certaine de réussir. Je suis tellement heureuse que je voudrais vous remercier, j’ai très envie de vous préparer mon infusion magique. Alors, si vous êtes libre, je vous invite à venir ici vers seize heures. Je suis certaine de vous surprendre.

    — J’accepte votre invitation, avec plaisir, c’est moi qui offre les gâteaux, d’accord ?

    — Non, ce n’est pas nécessaire, je pense que mon infusion sera largement suffisante.

    Rudy était tout excité, c’était pour lui une chance merveilleuse qui se présentait à lui, il voulait tellement séduire cette femme. Il se présenta à seize heures, avec une rose à la main.

    — Félicitations, Monsieur Marchand, vous êtes réglé comme une horloge, en plus, vous arrivez avec une fleur dans la main, elle est magnifique, je vous en pris, installez-vous dans le fauteuil. Je vous présente la mallette qui contient toutes les tisanes que j’ai réalisées, elles peuvent vous soulager en quelques minutes. Voici celle que je vais vous préparer, c’est mon petit bijou.

    — Madame Castel, vos sachets sont magnifiques, leurs couleurs de photos anciennes sont agréables à regarder, quand vous avez ouvert votre mallette, un délicieux parfum s’est répandu dans toute la chambre, j’avais l’impression de me promener dans un champ de fleurs.

    — Merci, c’est gentil, j’ai toujours avec moi ma petite machine à infusion. C’est parfait ! Elle est prête, je vous laisse déguster ce breuvage, pendant ce temps, je range toutes mes affaires.

    — Mon Dieu ! Quelle saveur exquise, c’est vraiment un régal.

    — Surtout, Monsieur Marchand restez assis pendant un petit moment, car l’effet de l’infusion est instantané et il peut provoquer un léger vertige.

    — Madame ! Je crois que j’ai une mauvaise réaction, je ressens dans les bras et les jambes une douleur, j’ai beaucoup de mal à bouger. Que se passe-t-il, ? C’est normal, ? La douleur est de plus en plus forte.

    — Tu vas tout comprendre, Rudy, regarde-moi bien ! J’enlève ma perruque, je retire mes verres de contact de couleur bleue, tu me reconnais maintenant ?

    — Oui ! Je me souviens de toi, Christel Kidal, mais pourquoi ce déguisement ? J’ai très mal, je ne peux plus bouger, il me faut une ambulance.

    — Je vais t’expliquer ce qui va se passer, mon infusion est redoutable, elle s’appelle, « Une tisane pour l’enfer » Jusqu’à la fin, tu vas pouvoir parler, mais ton corps sera paralysé, pour finir, tu vas avoir une foudroyante crise cardiaque. Heureusement, pour toi, dans cette fiole se trouve l’antidote. Si jamais tu as envie de crier pour que quelqu’un vienne te porter secours, sous tes yeux, je vide la fiole. Je suis revenue pour que tu me racontes ce qui s’est vraiment passé avec Tara.

    — Comment veux-tu que je te raconte, je n’étais pas avec Jimmy, c’est lui qui a tout fait, ce jour-là, il a complètement perdu la tête.

    — Rudy, tu devrais faire attention, les minutes passent, je suis certaine que Jimmy n’a fait aucun mal à Tara, puisque c’est toi qui étais avec elle ce jour-là.

    — Ma pauvre Christel, tu délires complètement, tu es folle. Ce jour-là, j’étais chez elle, son père l’a confirmé aux gendarmes.

    — Écoute ce que je vais te dire, espèce de dégénéré. Quand la maman de Tara m’a permis de regarder le rapport d’autopsie, j’ai très vite compris que Tara t’accusait. Le légiste avait noté qu’elle avait les doigts croisés. C’était notre signe, à chaque fois que tu étais présent, on le faisait. Tu comprends sale ordure ? Maintenant, je prends la fiole, regarde bien ce que je fais, je retire le bouchon et je commence à faire tomber quelques gouttes.

    — Arrête ! Tu as gagné, ce n’était pas ce pauvre Jimmy. Je voulais juste effrayer Tara et puis tout a basculé dans la tragédie.

    — Mais, pourquoi ? Tu avais bien une raison ? Je veux que tu me dises toute la vérité.

    — Ce jour-là, je m’étais installé derrière un arbre, dans la main, je tenais une seringue, il fallait que je fasse vite, j’étais vraiment en manque. Quand je me suis piqué le bras, j’ai aperçu Tara, j’ai compris qu’elle m’avait vu me droguer, j’ai voulu lui faire peur, je ne voulais pas que tout le monde soit au courant, si tu savais comme je regrette. Quand je suis parti, elle était vivante, l’orage a éclaté, je suis revenu vers elle, quand je me suis aperçu qu’elle ne respirait plus, j’ai ramassé la bouteille, le bout filtre de ma cigarette. Je ne voulais pas laisser de trace, j’ai caché ses vêtements sous un tas de feuilles, après j’ai paniqué, j’ai perdu mon sang-froid, je ne sais pour quelle raison j’ai pris son collier et je me suis enfui. Ensuite, j’ai tout raconté à mon père, il m’a demandé d’aller dans la chambre de Jimmy pour y déposer le collier, ce que j’ai fait, je connaissais la cachette dans son doudou.

    — Te fatigue pas, Rudy, la suite, je la connais très bien, ton père a demandé au papa de Tara qu’il te fournisse un alibi, j’étais là quand il lui a donné son argent sale. À propos ! Ton père, lui non plus n’a pas bien supporté les gouttes de tisane que je lui ai versées dans son café. Pour celui de Tara, cette espèce d’ordure, j’ai préféré lui brûler son rêve. Quand il a accepté l’argent de ton père, j’ai pensé que cet homme vendait l’âme de sa fille.

    — Christel ! Donne-moi la fiole, j’ai beaucoup de mal à respirer, j’ai très mal à la poitrine.

    — Eh bien ! Prends-la Rudy, oh ! Pardon, j’oubliais que tu ne peux plus bouger, ce n’est pas grave, je vais boire son contenu à ta place, je suis certaine que l’eau qui se trouve à l’intérieur est excellente. À ta santé ! Rudy.

    Quelques secondes plus tard, Rudy mourrait d’une crise cardiaque. Madame Castel aurait dit aux pompiers, qu’elle avait essayé de le ranimer avant de les appeler. Le lendemain Christel Kidal s’envola pour le Canada pour ne jamais plus revenir en France.

     

     

    François Maillet.

     

     

     

     

     

     

     

    Partager via Gmail Yahoo! Blogmarks

    votre commentaire
  •  

    Cycle Bêta

    Frédéric Fabri

     

     

     

     

    Préface


    Je ne connaissais Frédéric que sous un avatar virtuel jusqu'au jour où il m'a demandé de préfacer son premier roman. Ému, j'ai commencé à lire pour me faire une idée. J'avais peur de retomber dans la collection Fleuve Noir que je lisais en cachette durant mon adolescence. Je me disais, « Bon, encore un qui va nous téléporter sur des rayons verts et autres trucs pas possibles. »
    Et je me suis trompé. J'ai rapidement été conquis par l'histoire qui, même si elle recèle de profonds termes et descriptions techniques incompréhensibles à un non-scientifique, m'a scotché à plusieurs points de vue.
    Je connaissais l'ouverture d'esprit, la franchise et les engagements de Frédéric, j'ignorais son côté conteur de belles histoires. Je n'ai pratiquement pas quitté Alsyen, cette petite bête que vous allez découvrir et qui donne à l'auteur ce détachement indispensable au bon déroulement de l'histoire.
    Le caractère humain et parfois bestial de l'histoire ne vous échappera pas. Même si j'ai regretté à quelques moments que Frédéric ne se lâche pas un peu plus, j'ai découvert une aventure qui m'a tenu en haleine jusqu'au bout et dont je n'ai qu'un mot pour la résumer : à quand la suite ?
    Merci Frédéric de tes mots qui m'ont allumé, parfois subjugué, souvent distrait de ce monde que je croyais sans vie. Merci, Frédéric d'avoir pu m'apporter ce rayon de soleil indispensable à la vie, merci Alsyen de m'avoir fait vivre d'heureux moments.
    Comment ?

      Vous n'avez pas encore commencé la lecture ?
    Qu'attendez-vous ?
    Denis Nerincx

     

     

    Avertissement de l'auteur


    Premier roman, premier tome d'une trilogie, ce « Cycle Bêta » décrit le parcours et la formation d'une jeune recrue des temps futurs. L'espèce humaine est alors en pleine expansion. La barrière de la vitesse de la lumière n'a pas été franchie. Aucune intelligence extra-terrestre n'a été rencontrée. Enfin presque…
    Les robots sont peu nombreux et spécialisés. Les ordinateurs permettent l'entraînement par la simulation. La vie des militaires est rustique, les efforts sont aussi physiques.
    Dans ce contexte, on peut dire que les progrès techniques ne sont pas très nombreux. Il n'y a pas de produits miracle. Il n'y a pas une société utopique. L'aventure reste humaine.
    Mon passé de militaire m'a servi pour illustrer la vie quotidienne du héros. L'exemple de certains de mes chefs aussi. Certains pourraient estimer que cette organisation militaire « idéale » est propagandiste. Des militaires pourraient nier certaines critiques ou pratiques brutales. Ils ont tous raison. Les défauts mis en avant ont été empruntés à une vieille expérience. L'idéal mis en avant est le modèle qui était vanté à mon départ de l'institution. Et le tout a subi les influences du roman et de l'adaptation à une société futuriste. De plus, la première partie de la formation a été réalisée sur Terre avec des cadres qui ne savent plus ce que c'est que la guerre. Ils appliquent un « manuel » sans en comprendre le fond et avec ennui car ils se répètent à chaque contingent. Dans l'espace, les recrues sont prises en main par des gens d'expérience et quisont du métier. On peut donc voir l'analogie que j'ai faite entre l'armée d'appelés d'avant 1998 en France, (même la formation était assurée par des « intérimaires ») et l'armée professionnelle d'aujourd'hui, où le rôle de chaque individu compte et justifie une permanente recherche de l'excellence.
    C'est aussi la description du passage de l'adolescent au stade adulte, comme du civil scolaire au soldat confirmé. Cette aventure profite de différents décors, de circonstances, d'un processus comme d'une évolution intérieure. Ce qui ne rentre pas par les yeux et les oreilles passe par les pieds.
    Alsyen n'est pas un simple faire-valoir qui se transforme en « Deus ex machina » dès que le besoin s'en fait sentir. Il est à la fois témoin et acteur. Par son œil étranger, et son histoire personnelle, il démontre que pour notre société humaine, d'autres choix sont possibles et que nous sommes encore nous aussi des enfants dans l'évolution. Par son amitié avec Reno, il franchit les espaces interraciaux alors que nous n'avons pas encore globalement réussi à franchir l'espace entre deux religions ou deux ethnies au sein de notre propre espèce. Et pourtant, heureusement, notre « jeunesse » dans l'évolution a quelque chose à lui offrir, à lui, le jeune d'une société « mâture ». Enfin, mes personnages ne sont pas des philosophes ni des êtres parfaits. Ils sont juste honnêtes, droits et recherchent un but digne de leurs efforts. Mais ils sont aussi de chair et de sang.
    Les distances aussi sont « en taille réelle ». En interplanétaire, il faut compter entre l'accélération et la décélération qui sont les phases les plus longues. Au quart de la vitesse lumière, qui est « physiquement » la limite atteinte, il faut vingt ans pour arriver sur Alpha du Centaure, et quand même six ans pour l'atteindre sous forme dématérialisée. Cela symbolise

    la distance entre la recrue et le monde qu'il a quitté, ainsi que ce que peuvent connaître les expatriés au bout du monde. La distance physique interdit le contact et isole. Il se crée alors une distance temporelle, entre l'endroit où on est qui évolue lentement sans qu'on s'en aperçoive après qu'on l'ait découvert, et l'endroit où on revient qui lui a changé d'un coup. La gestion des distances a de tout temps été le souci des sociétés en expansion.
    Néanmoins, l'homme n'évolue pas vite et si les sociétés s'adaptent aux éléments ambiants, elles retombent vite dans les mêmes travers. Le lecteur sera donc dépaysé sans être en territoire inconnu. Mon ambition n'a pas été de concurrencer des films tels la saga « StarWars », mais de faire parfois des clins d'œil aux classiques de Jules Verne, auteur qui expliquait scientifiquement ce qui n'existait pas encore, ou faisait du « journalisme » sur les territoires traversés en racontant l'histoire, les conditions géographiques, le système social… enfin, tout ce qui venait enrichir ou contrarier l'aventure personnelle des héros.
    Car, ce roman se veut être plus une aventure qu'une histoire de science-fiction, qu'il s'agisse de défi personnel, d'obstacles à franchir, d'épreuves à surmonter ou d'objectif à atteindre…

     

    Frédéric FABRI

     

    P.S : je tiens ici à remercier Denis pour son soutien « technique » ainsi que mes lecteurs « Bêta », en ligne comme sur papier, qui m'ont soutenu moralement lors de l'écriture et de la correction.

     

     

     

     

     

     

    Débarquement sur B-112


    Le jeune homme qui posait le pied sur Bêta-112 ressentit une intense bouffée d'émotion teintée d'appréhension. C'était la première fois qu'il foulait le sol d'une autre planète que la sienne, Alpha Prime, autant dire La Terre.
    Il était le dernier du groupe de soldats s'extrayant d'une navette mi-hélicoptère, mi-hydroglisseur utilisée pour débarquer des troupes en provenance de leur vaisseau amiral, resté en orbite haute.
    L'espace était colonisé par « cercles » autour du système planétaire central, codés selon l'alphabet grec, en hommage aux premiers astronomes utilisant des lettres et non des hiéroglyphes. La première expédition avait quitté la terre trois cent ans auparavant, avec dans ses soutes un régénérateur moléculaire. Elle avait atteint Pluton l'orbite servait maintenant de base de départ pour les expéditions.
    L'exploration spatiale utilisait deux principes complémentaires pour son expansion. Tout d'abord, un vaisseau classique partait avec à son bord un régénérateur moléculaire. Il pouvait atteindre après une longue accélération la vitesse de 0,21 fois la vitesse de la lumière, soit environ cinq fois moins vite.
    Cela équivalait tout de même à six mille kilomètres par seconde ! Mais il fallait aussi songer à la longue décélération.
    Une fois arrivé à la destination voulue, le régénérateur moléculaire était installé. Les techniciens établissaient le « pont » avec le premier régénérateur grâce à un rayon lumineux envoyé déjà quelques années plus tôt et qui leur avait servi de fil guide durant le voyage. Une fois opérationnel, le « pont » permettait un voyage dans un état dématérialisébien plus rapide puisque proche de la vitesse de la lumière dès le départ et sans obligation de décélération.
    Pour un engin spatial, la vitesse de pointe n'était pas accessible dans le seul périmètre du système solaire.
    L'espèce humaine enfin unifiée avait planifié son expansion en commun. Pour commencer, elle avait utilisé un énorme vaisseau construit en orbite terrestre pour atteindre Pluton et durant quarante ans y avait construit une base devant servir de « grand échangeur inter-galactique », point de passage obligé pour tout départ vers les étoiles.
    Une fois le régénérateur moléculaire monté sur l'orbite de Pluton , un pont d'énergie avait pu être établi avec la station du Pôle Nord. Ce pont, sorte de tunnel d'informations énergie, permettait physiquement la désintégration et la reconstitution d'organismes vivants, de matières brutes ou de matériels sophistiqués. Le régénérateur pouvait servir, soit de point d'arrivée, soit d'amplificateur pour relayer le flux au régénérateur suivant, bien au-delà. Le système très sophistiqué de redondance de l'information permettait la reconstitution parfaite d'un individu viable et le cerveau n'était pas affecté par des pertes de mémoire.
    Le flux, bien que composé de protons, se comportait comme un flux lumineux sauf que sa vitesse n'excédait pas 0,91 fois la vitesse d'une lumière classique. La technologie pour maîtriser le boson restait inaccessible et le proton était plus fiable que l'électron pour transmettre l'information.
    Pluton fut aussi colonisée pour servir l'expansion afin de fournir matériaux et grosses pièces d'infrastructures, trop coûteuses en énergie à faire venir de la Terre ou de Mars. L'expansion se plaçait dans la durée. Les solutions retenues devaient être pérennes et non servir une cause éphémère. Une fois la base au sol construite, un autre régénérateur avaitdonc été installé sur Pluton afin de recevoir directement les hommes et du matériel. C'était donc des centaines de milliers d'ouvriers et des millions de tonnes de matériel qui avaient permis de rendre Pluton viable, et d'exploiter ses gisements de minerais
    Ce régénérateur pouvait aussi servir de régénérateur de secours, mais dans les faits il fournissait l'orbite de Pluton en pièces locales.
    Ce « trio » de régénérateur moléculaire permit de mettre au point le fonctionnement et la doctrine d'emploi d'un régénérateur dans le cadre des missions au long cours.
    Un régénérateur moléculaire se composait d'un ensemble fixe composé d'une extrémité émettrice fixée sur un corps servant à la dématérialisation des éléments à expédier, d'un second module servant à la rematérialisation et d'une extrémité réceptrice.
    Le flux émis était envoyé sur un miroir distant de plusieurs centaines de kilomètres chargé de le réfléchir dans la bonne direction. Il traversait ensuite l'espace pour rencontrer aux alentours de sa destination un autre miroir qui le dirigeait alors sur la partie arrière d'un autre régénérateur moléculaire. Ce régénérateur pouvait alors, soit réexpédier le flux amplifié vers son miroir situé à l'avant pour être envoyé vers un régénérateur plus distant, soit rematérialiser les éléments transportés par le flux.
    Chaque régénérateur pouvait se tester seul grâce à ses deux miroirs. Les miroirs eux se calaient avec un rayon lumineux à travers l'espace et le temps. En effet, la position relative des miroirs placés jusqu'à cinq années lumière de distance évoluait à chaque seconde de plusieurs centaines de kilomètres. Mais de façon régulière et de manière imperceptible au niveau angulaire.
    Les principes du voyage, bien compliqués, entre la dématérialisation, le flux lumineux, le guidage et le temps étaient sommairement expliqués auxvoyageurs avec des images de synthèse mais tous préféraient faire confiance et en accepter l'existence plutôt que de rechercher des explications qui les auraient incités à prendre des vaisseaux spatiaux classiques, mais bien moins rapides et qui surtout les laisseraient vieillir durant le voyage.
    Les espaces interstellaires sont tellement vastes qu'il avait fallu quarante ans et quelque (un milliard de secondes) pour atteindre trois destinations (deux vaisseaux étaient considérés comme perdus) et bâtir le premier cercle Bêta à seulement 60000 milliards de kilomètres, soit 1,6 parsec ou 4,9 années lumières.
    À l'issue de ces quarante années de difficile traversée pour l'équipage cloîtré et vieillissant parti fort heureusement avec des enfants, un régénérateur avait été installé près de Proxima du Centaure. Sous la forme d'un faisceau de protons, il ne fallait plus alors que cinq ans et demi à un voyageur dématérialisé aux environs de Pluton pour être régénéré à l'identique sur ce qui allait devenir une station du second cercle ou Cercle Bêta. Pour communiquer avec la terre, les signaux lumineux ne mettaient que six mois de moins.
    Au moment où ce soldat posait le pied sur B-112, il y avait cinq cercles, correspondant à trois-cents années de voyages classiques consécutifs et permettant à un terrien de parcourir les vingt-huit années lumières de distance entre la terre et êta-prime, base la plus éloignée, en trente et un an.
    Vingt-neuf stations de régénérateur moléculaire opérationnelles avaient été déployées. Si des planètes avec des formes de vie avaient été découvertes, aucune intelligence, et encore moins de puissance galactique n'avait été rencontrée.
    Autour de chaque base la colonisation s'établissait, afin de découvrir etd'exploiter les matières premières permettant la poursuite de l'exploration.
    Un corps militaire planétaire avait été créé pour protéger les colons dès le début de leur implantation :la Force de Colonisation Planétaire ou FCP.
    Quelques membres partaient avec le vaisseau d'exploration, représentant dix pour cent des contingents coloniaux à la sortie des régénérateurs.
    Tous les jeunes engagés passaient par une station Bêta avant de rejoindre les confins de l'univers connu. Le décalage temporel avec la terre n'était que de cinq ans et demi en moyenne quand ils étaient régénérés. L'aller-retour durait donc onze ans. S'ils le désiraient, ou parce qu'ils n'étaient pas certains de leur choix dans leur première année de formation, ils ne pouvaient retrouver leur famille que douze ans plus tard.
    À l'issue de cette année de formation (Quatre mois sur terre, huit mois dans la zone Bêta) ils obtenaient une affectation, déterminée par leur choix personnel, mais ensuite en fonction des besoins des FCP et de leur classement, situées dans des systèmes plus ou moins proches. Partir pour le quatrième ou le cercle extérieur signifiait effectuer un voyage sans retour. Quel intérêt de revenir sur Terre soixante-deux ans plus tard au minimum ?
    Ce jeune garçon de dix-huit ans s'appelle Reno. Il a suivi quatre mois d'instruction en Sibérie pour apprendre les principes du combat d'infanterie. À bord du vaisseau station caserne il a appris la vie de marsouin de l'espace et son rôle d'adjoint fourrier. Aujourd'hui, il étudie le déplacement en groupe de combat pour la première fois en situation inconnue sur une planète de type terrestre, où l'air est respirable. Bien bâti, il laisse une franche trace de botte taille quarante-deux sur le sol un peu spongieux de Bêta-112 parachevant ainsi le piétinement du reste dugroupe, suivant son chef qui ouvre la marche à travers la savane bleue.
    C'est un petit pas pour lui, mais il survient après de nombreuses avancées pour l'Homme.
    *
    * *
    Glyon et Alsyen se baignaient en toute tranquillité sur cette planète de type végétal. Il n'y avait pour eux aucun danger d'agression. L'analyse toxicologique de la mare avait révélé une eau quasi pure filtrée par les roseaux, et aucun composant chimique ne présentait les caractéristiques d'un poison potentiel.
    Leur vaisseau spatial de petite taille était camouflé par un écran de force cylindrique qui restituait la lumière au coté opposé de sa réception ce qui rendait l'espace protégé invisible. Il était aussi impossible de traverser cet écran. Il arrêtait même les ondes lumineuses ou radios sauf les fréquences en parfaite opposition de phase. Cette fréquence servait entre autre à la télécommande du champ de force. Mais, matériaux, ondes de chocs, bruits ne pouvaient ébranler cet écran.
    Celui-ci servait aussi lors de la navigation spatiale afin d'éviter les collisions avec la poussière d'étoile ou les morceaux plus petits dans les phases de déplacement local. Il n'avait jamais été utilisé durant une guerre, les races de la galaxie Zannienne étant pacifiques, mais nul doute qu'il était indestructible.
    Glyon et Alsyen, deux adolescents insouciants, avaient violé les limites de l'espace interdit. La race humaine, détectée dès son arrivée, avait été jugée trop peu évoluée pour pouvoir s'intégrer dans la fédération multiraciale de Zanni. La zone étant déserte, elle avait été laissée aux humains. Les détecteurs du vaisseau de plaisance Zannien avaient sondé seulement la planète à l'arrivée et non l'espace immédiat. Pour ses deux occupants, La planète était donc libre pour le jeu et la recherche de philloxphène, une plante prohibée dont les effets euphorisants agrémentaient les soirées pimentées de l'élite Zannienne.
    Ils en avaient consommé quelques extraits et ils riaient à gorge déployée. Glyon lança Alsyen en l'air et alors qu'il allait le rattraper, un bruit de tonnerre lui emporta la moitié du crâne. L'onde de choc du projectile sonique atteint aussi Alsyen qui sombra dans l'inconscience.
    *
    * *
    — Qu'en pensez vous Docteur ?
    — Bizarre. Cette planète est considérée comme sans faune. On n'y a même pas trouvé d'insectes terrestres et il n'y a que quelques vers dans l'eau. Aujourd'hui vous me ramenez d'un coup deux espèces évoluées différentes. Il est dommage qu'il y ait un cadavre dans le lot.
    — Si je n'avais pas tué celui-ci, vous seriez allé chercher l'autre dans son estomac.
    — Certes. Mais ces deux espèces ne semblent pas partager le même biotope. L'une semble amphibie alors que l'autre est manifestement arboricole, ce qui ne colle pas à cette planète seulement colonisée par des herbes géantes.
    — Le petit singe a des ventouses aux doigts. C'est peut-être pour monter à la cime de ces herbes comme le long d'un mât. Et s' il est petit, c'est pour ne pas les plier.
    — Et il se nourrirait alors des graines aux extrémités ? Oui, pourquoi pas.
    — L'autre me semble d'une force phénoménale.
    — Effectivement. Des membres inférieurs très courts pour marcher, mais pas pour courir. Un corps massif et six tentacules terminés par des doubles pinces. Une tête couronnée d'yeux dont certains surveillent en l'air. On ne distingue l'avant de l'arrière que par cette gueule impressionnante.
    — Le croyez vous herbivore ?
    — Plutôt omnivore. Il a des molaires plates, des canines et des incisives. Ses pinces peuvent griffer comme attraper. Au corps à corps, il s'avérerait mortel pour n'importe lequel d'entre nous malgré sa taille d'un mètre cinquante. C'est un danger potentiel qu'il va falloir cataloguer. En tout cas, je vais préconiser au commandement que toutes les sorties se fassent en armure et que personne ne se retrouve isolé.
    — Mes camarades n'étaient pas loin. Je m'étais éloigné un peu juste pour une envie pressante avec l'accord de mon chef de groupe. Après mon tir, ils étaient tous là en moins de deux minutes.
    — Si cette bestiole avait été tapie dans les herbes et avait surgi à un mètre de vous, il lui aurait fallu trente secondes pour vous estourbir et vous entraîner sous les eaux . En tout cas, soldat, c'est une belle prise.
    — Que va devenir le petit singe ?
    — Je vais l'observer quelques temps, puis j'en ferai une petite étude plus poussée. Enfin, il rejoindra les autres spécimens dans mes bocaux sur les étagères.
    — Alors je ne l'ai pas vraiment sauvé en fin de compte…
    — Vous l'avez au moins sauvé de l'oubli…
    Alsyen a repris connaissance depuis un moment déjà dans sa petite cage. Même s' il n'a pas compris les paroles des deux humains, il en a saisi le sens émotionnel, surtout dans celles de Reno.
    Avec effroi, il a aussi constaté la mort de Glyon, son Zymbreke.
    La dépouille de celui-ci qui avait été à la fois son protecteur, son serviteur et son ami lui inspire de la peine, de la souffrance, ainsi qu'un sentiment de solitude de culpabilité et de crainte pour son avenir. Il n'a pas l'intention de finir son existence plongé dans une solution d'alcool.

     

     

     

     

     

     

     

    Évasion


    Dans le dortoir, il règne une bonne ambiance festive. Les douze jeunes recrues qui dorment sur des couchettes superposées (par trois) fêtent leur sortie sur B-112 autour de la table commune centrale. Tous les écrans sont repliés dans le plateau. L'heure n'est pas à l'instruction. Chacun tient dans sa main une brique de C'fet, une boisson euphorisante, au goût d'alcool, avec des psychotropes non dangereux pour la santé, efficaces très rapidement, mais aussi brièvement, et n'entraînant ni ivresse ni dépendance.
    Reno raconte pour la énième fois son tir sur la créature des marais, avec toute l'assurance d'un exterminateur de monstres galactiques, puis le bain qu'il a pris pour aller récupérer le petit singe inanimé (et peut-être même mort de peur), avant qu'il ne se noie.
    Il rit un peu moins quand il raconte comment le sergent l'a envoyé chercher le corps de sa victime. Cependant il l'imite tant bien que mal, reprenant tous ses sarcasmes.
    « Vous qui êtes déjà mouillé… qui vous êtes jeté pour sauver des eaux un singe au mépris des risques considérables d'attaques de redoutables créatures sous-marines… qui d'ailleurs vous ont déjà épargné une fois… allez donc maintenant nous ramener votre monstre sanguinaire»
    Malgré toutes ses moqueries, alors que Reno s'embourbait une deuxième fois, le sergent avait quand même allumé son détecteur afin de s'assurer qu'aucun autre intrus ne surgisse à l'improviste. Cette présence de prédateur était plutôt imprévue.
    Cette fois, Reno avait dû toucher le corps hideux, caoutchouteux et sanguinolent. Il l'avait tiré par deux tentacules jusqu'à la rive et ses camarades un peu effrayés l'avait aidé à le sortir de l'eau.
    Ensuite, à l'aide de quelques herbes assez rigides, ils avaient confectionné un brancard de fortune pour pouvoir le ramener jusqu'à la barge.
    Ils avaient marché trois heures et les autres se moquaient de la boue séchée qui maculait son uniforme. L'adjudant à son arrivée lui jeta un « Alors Reno, le terrain était glissant ? » avant de s'enquérir du mystérieux cadavre auprès du sergent.
    Trois briques de C'fet plus tard, Reno épaule toujours son fracasseur, mais se propose en plus de faire sauter au passage la tête du sergent, bien moins sympathique selon lui que celle d'un acarien grossie trois-cent-cinquante-mille fois.
    Si ses accents de matamore provoquent une certaine hilarité, c'est parce que Reno n'est pas ce qu'on pourrait appeler un foudre de guerre. Un peu rêveur, assez distrait, plutôt malchanceux, il s'est vite fait remarquer à l'instruction pour son équipement toujours incomplet, sa maladresse et sa poisse, ce qui en a fait très vite le souffre-douleur préféré des cadres et l'attraction de la section. Sa gentillesse et sa camaraderie l'ont tout de même fait accepter par les autres recrues, bien contentes qu'un seul assume ce qui sinon serait distribué plus aléatoirement. Car si Reno est là, c'est que tout le monde est présent, si Reno y arrive, les autres doivent y arriver aussi, etc. etc.
    Et ce pauvre Reno sert de cobaye pour n'importe quelle démonstration de close combat, d'obstacle à franchir ou de question de contrôle…
    Ce soir malgré tout, il est envié même si son triomphe se change petit à petit en farce tartarine.


    *
    * *

    Dans le laboratoire, Alsyen est sorti de sa cage et explore la moindre anfractuosité des murs et du plafond. Il est allé fermer les quatorze yeux restants (sur vingt) de Glyon allongé sur une paillasse et il lui a péniblement arrangé les tentacules autour du corps, avec les extrémités sur sa poitrine. Il ne sera certes pas enterré ainsi, mais au moins, si son âme se retourne un instant, elle verra que son compagnon ne l'a pas oublié.
    Il a compté six grilles de ventilation et chose bizarre, sur chacune des ouvertures, il y a des système de fermetures étanches automatiques. Alsyen n'en a pas encore tiré toute la signification. Il veut croire à un abri de campagne protégé d'une éventuelle contagion de l'extérieur, ou à une pièce pouvant abriter des expériences dangereuses qui pourraient s'avérer contagieuses, voire contenir des animaux encore plus petits que lui qui ne doivent à aucun prix s'échapper entre des grilles, comme des serpents par exemple …
    Mais il n'a pas de tournevis pour les démonter de leur cadre…
    Alsyen, bien qu'il ait enfreint les règlements en franchissant les limites interdites est tenu par le respect des règles de survie pour sa race. Les Humains, trop immatures, ne doivent pas découvrir l'existence d'une autre espèce intelligente. Donc, il ne doit pas tenter de communiquer pour se faire reconnaître et obtenir sa libération. Il va devoir jouer serrer.
    Et pour l'instant, il est de retour à sa cage, qu'il a correctement fermée pour réfléchir en toute quiétude.
    Primo, il ne doit pas rester sous le coude du scientifique. Sinon, il va y passer très prochainement.
    Secundo, il est nu. S'il parvient jusqu'au vaisseau, la puce implantée sous sa peau déverrouillera le champ de protection. Dans le cas contraire,il doit prendre en considération que sa race n'a plus vécu à l'état sauvage depuis trois-cents siècles. Sa vie sur cette planète végétale n'aura de l'intérêt que lorsque il trouvera des plants de philloxphène. Mais avoir étudié trente ans pour n'avoir que pour seule perspective quatre-cents ans de défonce en ermite, est-ce bien un avenir enviable ?
    Tertio, le retour sur Myrna l'enverra directement en disgrâce pour une cinquantaine d'années. Au lieu de prospérer dans la société, il deviendra un banni condamné à rester en dehors des murs de la cité, récupérant tous les jours son minimum vital après avoir travaillé une quinzaine d'heures (la période de révolution de Myrna est de trente heures et 54 minutes environ ). Avec la mort de Glyon, il n'y aura aucune commisération pour lui de la part de ses congénères, car en tant que Niumi, il avait la responsabilité de son Zymbreke.
    Alsyen choisit de sortir par la porte. Il a déjà touché au cadavre de Glyon. Il lui suffit de dissimuler sa cage dans le labo et de s'échapper dès que la personne présente regardera ailleurs. Alsyen a d'ailleurs la faculté d'inspirer une présence à un cerveau dans une direction précise.
    Il lui suffira d'influencer l'humain pour détourner son regard vers la direction opposée à celle de la porte durant quelques secondes…


    *
    * *
    C'est d'ailleurs un humain chargé du nettoyage qui va lui permettre de mettre son plan à exécution quelques heures plus tard. Alsyen pénètre dans un couloir et décide d'aller le plus loin possible dans la même direction. Grâce à ses ventouses, il progresse au plafond et incite les quelques humains qu'il croise à regarder par terre, ce qui est assez simple car ils semblent à peine éveillés.
    Certains crient, mais il s'agit plus d'ordres que de cris de bataille ou de détresse. Il y a un sentiment de sécurité et d'habitude dans leurs esprits et ils semblent au dixième de leurs facultés de réflexion. Au bout de trois-cents mètres environ, Alsyen se retrouve à hauteur de la porte du labo.
    ? ? ?. Alsyen est dérouté. Aucune fois il n'a obliqué à droite ou à gauche. Il est vraiment allé tout droit. Lorsque il atteint à nouveau la porte du labo, il décide de prendre la première à droite et de continuer tout droit.
    À une dizaine de mètres de l'intersection, il laisse une marque. Au bout de quarante mètres, il est bloqué et doit tourné à droite ou à gauche. Il choisit la droite après avoir fait une marque. Au bout d'un kilomètre, il trouve son trajet bien familier.
    Tout se ressemblerait donc. Il fait une nouvelle marque, marque qu'il retrouve trois-cents mètres plus loin avec dix mètres d'avance. Un humain est en train de la nettoyer. Il comprend tout d'abord qu'il est dans un espace circulaire, et un quart de seconde plus tard prend conscience qu'il est dans l'espace.
    La roue tourne sur elle-même afin de générer une force centrifuge qui crée un ersatz de gravitation artificielle. Les escaliers qu'il croise conduisent vers le centre qui doit être exempt de gravité. À cet axe, il peut y avoir un passage pour une autre roue ou pour d'autres éléments d'un vaisseau spatial.
    Cette fois, il réalise qu'il ne retournera jamais sur Myrna.

     

     

     

     

    Unis


    Reno est un peu fatigué de la soirée précédente. Le C'fet n'y est pour rien. Il s'agit du manque de sommeil. La part consacrée au sommeil oscille entre six et huit heures par cycle de vingt-quatre heures, en fonction des activités. Seulement, cette fois-ci, ils n'ont dormi que quatre heures dans la chambrée, et lui-même a tourné et retourné sa journée précédente avant de sombrer dans un sommeil agité.
    Pour ne plus y penser et enfin trouver le repos, il a tenté de se souvenir des traits d'Alessandra, et des meilleurs moments qu'il a pu passer en sa compagnie. Ils se sont fâchés, avant qu'il ne s'engage, mais depuis son départ de la Terre, elle en est un peu devenue le symbole. Il y a certes des recrues féminines à bord mais elles sont cantonnées dans d'autres quartiers. Les mises en contact rares donnent lieu à quelques « échanges » de bons procédés pour les plus rapides, échanges n'étant pas du goût de la hiérarchie.
    Bien qu'il paraîtrait que certaines auraient un talent d'ubiquité et de partage assez étendu… selon des histoires de « grandes gueules ». La dernière fois, il a bu quelques C'fet , deviné quelques formes sous les combinaisons de travail et juste reniflé quelques effluves de parfum. Sa conversation n'a pas été non plus des plus brillantes, bien qu'elle ne le soit jamais vraiment. Mais là, il avait touché le fond et continué de creuser tout le reste de la soirée.
    Il doit, pour s'acquitter de sa corvée du matin, effectuer le nettoyage du couloir de la section C4. Le revêtement sombre, sorte de plastique très dur contenant les barres de métal permettant l’aimantation en cas de coupure de la gravité a en effet tendance à se ternir au passage des bottes de bord.

     

    Il s'agit de lui rendre un certain lustre avec la « cireuse ». Il n'y a pas de problème de poussières puisque l'atmosphère est filtrée lors de sa régénération via les conduits de ventilation qui évacuent les gaz nocifs et redistribuent un air plus frais, rechargé en oxygène. Il en est presque à la fin du couloir à lustrer au moment où il croise Alsyen.
    Alsyen depuis un moment a reconnu de loin le jeune humain comme étant celui qui était avec le scientifique du labo la veille. À ce moment là, il avait déjà ressenti chez le jeune humain de l'affection pour lui, confondu avec un petit primate sans défense. Cette méprise était tout de même préférable à une curiosité scientifique un peu trop poussée. Il décide donc de capter son attention par une simulation télépathique pour attirer son regard jusqu'alors dirigé sur le sol.
    Reno lui parle doucement pour l'amadouer et s'approche précautionneusement pour ne pas l'affoler. « Alors, p'tit tu cherches à te barrer ? T'iras pas loin tu sais. Viens me voir. Là . Attend, j'ai un gâteau ».
    Il sort de sa poche un petit sachet de biscuits, reste du précédent petit déjeuner, en déchire l'emballage plastique, et tend le petit beurre en direction d'Alsyen. L'estomac de celui-ci se crispe. Il n'a pas mangé depuis longtemps. Que risque-t-il à goûter de la nourriture étrangère. De toute façon, il va mourir de faim s'il n'essaie pas. Il prend le biscuit d'une main, puis des deux et pend alors la tête en bas pendant qu'il grignote sans en perdre une miette.
    Reno en profite pour le saisir sur les flancs.
    Alsyen se laisse faire et se décroche. Chacun a fait le geste envers l'autre. Les deux ont les mains prises. Reno se penche pour observer Alsyen. Celui-ci lève alors les yeux pour regarder Reno tout en continuant de manger en confiance.
    Le ciment prend. Dès qu'Alsyen a fini le biscuit, Reno lui en donne unautre puis il approche le jeune Niumi de son épaule gauche. Alsyen se plaque à lui de façon à ne pas le gêner et Reno peut terminer son travail en vitesse.
    Il se précipite ensuite vers sa chambre, tentant de dissimuler tant bien que mal Alsyen lorsqu'ils croisent quelqu'un.
    Mais son manège ne passerait pas inaperçu si Alsyen ne détournait pas l'attention des humains par suggestion télépathique fugitive les incitant à regarder dans une autre direction.
    Une fois dans la chambre, Reno ouvre son placard et sort quelques friandises pour Alsyen. Celui-ci y fait honneur, et puis fait mine de lui en offrir une. Reno sourit et accepte volontiers pour faire plaisir à l'animal. Il le caresse pour le remercier en mimant le plaisir de recevoir. Il se sait parfaitement ridicule mais ne s'en soucie pas. Par contre, les autres ne vont pas tarder à revenir de leurs corvées. Quoi leur dire ? Il décide donc de cacher le singe dans le placard. Il prend Alsyen dans les mains et le pose à l'étage de la nourriture tout en le caressant. Il lui fait une petite place, y met une serviette, l'installe dessus. L'animal semble accepter. Il ferme alors lentement la porte. Celui-ci ne semble pas s'en offusquer. Il rouvre. Alsyen fait mine de vouloir dormir. Rassuré, Reno referme la porte et met le cadenas.
    Alsyen a la certitude que l'humain l'accepte et n'ira pas prévenir le scientifique. Lui non plus n'a pas envie d'un Alsyen écorché flottant au sein d'une solution alcoolisée dans un bocal. Ici, il est encore en sécurité quelques heures. Il a senti au moment où Reno fermait la porte qu'il n'allait pas revenir tout de suite et qu'il craignait qu'Alsyen soit bruyant une fois enfermé. Alsyen l'a donc rassuré par persuasion télépathique afin qu'il puisse partir sans inquiétude. Inquiétude qui aurait pu tenter Reno de le ramener au labo.

    Cet humain pourrait-il être un bon remplaçant pour son Zymbreke ? Alsyen y pense déjà.
    La journée de Reno, comme celle de ses camarades, est réglée comme du papier à musique. Deux heures de sport au gymnase, deux heures de cours de spécialité, repas, informations en salle commune, instruction combat théorique, simulation de tir, sports de combat, corvées de bord, repas et ensuite retour en chambre et/ou foyer du soldat. Ainsi pendant deux jours. La troisième journée, c'est loisir, c'est-à-dire compétitions sportives et compétitions de jeux intellectuels. Mais il y a toujours une heure le matin et une heure le soir consacrées aux corvées de bord.
    Une journée de loisir sur trois, une manœuvre virtuelle est organisée au profit de l'ensemble du vaisseau. Chacun
    est un joueur tenant son propre rôle dans une phase de conflit. Deux équipes s'affrontent, avec des variantes de moyens.
    Les gradés jouent la stratégie, mais connaissent aussi les qualités réelles de leurs hommes quand ils les font affronter en corps à corps des créatures chimériques. En effet, chacun gagne ses points de valeur grâce aux contrôles continus dans les vraies matières de l'instruction militaire.
    Les chefs qui gagnent aux jeux virtuels gagnent aussi la considération de leurs subordonnés. Il y a deux façons de contrôler son avatar, double virtuel incorporé en 3D dans la simulation par les programmeurs lors des formalités administratives de la recrue sous la base d'un simple scan de l'original. Soit le joueur mime son action, et les nombreuses caméras des locaux transmettent l'information au réseau de serveurs affectés à la simulation et à sa distribution sur le réseau général, soit il pointe sur son écran les actions proposées du type « je tire », "je me mets à l'abri derrière » etc. etc.
    Des paroles peuvent être saisies en direct, des ordres notamment...

    D'autres sont simulées par une pré-programmation et lors d'éléments imprévus dans le cadre d'une action automatisée, comme un déplacement d'un point à un autre, suivi d'une chute malencontreuse dans un piège. Des « Aïe », des « Ouille », des jurons fleuris pour « détendre l'atmosphère », voire des cris d'agonie aux accents dramatiques, dont le réalisme (parfois caricatural) frise le ridicule, font l'objet de sophistications perverses de la part des programmeurs. En conséquence, tout soldat appréhende sa propre fin de partie, qui risque de déchaîner les rires de ses camarades, mais pas le leur.
    L'humour des informaticiens a pour consigne de ne pas respecter les gradés non plus. Ainsi, tout le monde se doit d'être aussi prudent, craignant pour son image comme il devrait craindre pour sa propre vie dans un contexte réel.
    Ces grands jeux en réseau servent donc à la cohésion de l'Armada du cercle, tout en ayant des vertus pédagogiques.
    Un soldat inactif est un soldat qui se relâche. Il devient un mort en sursis. Dans l'espace, l'ennui est aussi le pire ennemi à craindre pour ses conséquences sur le moral. Les activités doivent donc être équilibrées et permanentes.
    Bien sûr, dès que la situation l'exige, l'emploi du temps s'adapte aux circonstances. La priorité opérationnelle prend le dessus sur l'instruction. Durant l'attente, les petits gradés vérifient la parfaite connaissance des points-clés de l'action susceptible d'être réalisée.
    C'est vers onze heures de l'heure « Quart C » que l'alerte est donnée. Une espèce animale inconnue s'est enfuie d'une enceinte sécurisée. Elle peut être n'importe où, il faut la retrouver avant qu'elle ne provoque des dégâts. D'aspect simiesque, elle semble tout de même inoffensive. Il faut essayer de la capturer vivante, mais aussi se méfier et prendre toutes les précautions, en particulier bactériologiques : des germes mortels peuvent subsister sous ses griffes, sa morsure peut être contaminante...
    Grâce aux hauts-parleurs intégrés un peu partout dans les cloisons, les hommes peuvent entendre le détail de la suite des opérations. La recherche va s'organiser secteur par secteur. Ces secteurs seront ensuite condamnés de manière étanche. Chaque compagnie va déployer une trentaine d'hommes par équipe de dix qui se déplaceront dans leur secteur de résidence ou d'entraînement avec des détecteurs de chaleur.
    Les autres équipes ont pour ordre de rejoindre dans un premier temps les salles de réunion afin d'y recevoir des consignes de recherche dans les zones communes. Les quatre roues, quartiers des escadres, doivent couper tout accès entre elles, comme avec la roue de l'état-major. Les secteurs périphériques, en apesanteur, réservés au stockage, aux serres et aux postes de combat sont eux aussi cloisonnés.
    « Ils vont retrouver le petit singe à tous les coups dans mon casier » s'affole Reno. Il se précipite dans sa chambrée au lieu de filer directement au foyer, car il n'est désigné dans aucune équipe de détection.
    Il se saisit d'Alsyen. Un instant, il l'abandonnerait bien dans le couloir, pour lui laisser sa chance. En aucun cas, il ne voudrait le livrer. Alsyen comprend instinctivement le désir de Reno et le rassure par son contact. Moins affolé, Reno prend son sac à dos de sport et y dépose doucement Alsyen à l'intérieur. Celui-ci se tapit au fond et reste immobile. « On dirait qu'il comprend » pense le jeune homme sans vraiment croire à cette réalité.
    Reno croise l'équipe de détection.
    — J'avais oublié mon kimono pour le quart de l'après-midi, dit-il au sergent.
    — Toujours la même tête de piaf, lui répond celui-ci, dégage !

    Le détecteur n'a pas bronché, la signature thermique de l'humain ayant masqué celle du Niumi.
    Deux heures plus tard, des rations sont distribuées. Les recherches continuent… en vain.
    À la passerelle de commandement, le scientifique en prend pour son grade. Il n'est pas le seul à devoir redouter les foudres de la hiérarchie. On « découvre » à bord des dizaines de rats, des animaux familiers passés en fraude comme des hamsters et même un furet et deux chats. Avec eux, des puces à foison, vecteurs potentiels de contamination redoutables.
    Une seule silhouette reste calme et détendue, silencieuse et énigmatique, au milieu de l'agitation générale. C'est l' « Amiral ». Son grade sert de nom, de prénom, d'épouvantail ou de dieu vivant à bord. Quand on parle de Lui, c'est avec crainte et respect, y compris dans son entourage direct, et surtout quand « ça chauffe ». On ne l'interroge jamais sur la conduite à tenir. On fait ce qu'il dit, on fait ce qu'on pense qu'on doit faire quand il ne dit rien, en lui jetant parfois un regard pour tenter de lire sur son visage une preuve de son assentiment. Un visage dur, de parchemin cuivré, avec un nez crochu, une mâchoire carrée, des lèvres quasi-inexistantes. Des cheveux blancs, très courts et drus. Surtout, comme pour les autres vétérans, ce qui marque le plus, ce sont ses yeux : tout de marbre blanc, veinés à l'or fin, avec un soleil rouge pour iris éclipsé par une pupille gris de cendre.
    Entre l'Amiral et son état-major frais émoulu des grandes écoles militaires terrestres, il y a encore toute la distance entre la terre et le dernier cercle. Il n'y a qu'au milieu de ses vétérans qu'on a pu de loin l'entendre rire. Mais pourquoi donc ces vieux débris du siècle dernier ont été rappelés dans le cercle Bêta ?
    L'Amiral laisse le soin à son second d'invectiver tous les commandants et capitaines pour leur incompétence crasse et l'inefficacité de leurs troupes, incapables de retrouver un bœuf dans un couloir. Ceux-ci s'en prennent ensuite à leurs lieutenants et leurs sous-officiers par radio, pas même fichus de commander un C'Fet au foyer et de trouver leur ... pour pisser. À tous les niveaux, les fouilles s'intensifient dans la plus grande agitation. Les casiers personnels sont ouverts, fouillés, vidés pour en vérifier le moindre recoin.
    La liste des coupables d'infractions aux règlements s'allonge encore. Alcools, cigarettes, drogues, et même armes blanches, argent sale, photos compromettantes… Rien n'échappe aux équipes de recherche. Pas même, dans les zones périphériques, quelques « garçonnières » improvisées au milieu des rangées de stockages ou dans les alvéoles d'armement.
    De nouvelles équipes sont constituées, pour aller chercher dans les compartiments périphériques, et dans les quartiers des autres escadres. Ainsi, personne ne peut être protégé dans son propre secteur de responsabilité.
    Une nouvelle moisson d'entorses aux règlements s'annonce.
    Le représentant des vétérans s'insurge. Il demande à parler à l'Amiral. Celui-ci, le voyant arriver de loin, le reçoit avec le sourire, mais sans lui laisser le temps de prendre la parole.
    — Je sais ce que vous allez me dire. Ces ordres ne s'appliquent pas pour vos quartiers, désignez parmi vos hommes ceux qui vont VOUS accompagner pour y chercher le singe.
    — Bien Monsieur, à vos ordres.
    Quatre heures plus tard, distribution de rations de type « cycle de 24h » à chaque personnel. Les équipes de recherche sont relevées, et le seront à nouveau toutes les deux heures. Reno, intégré dans une équipe pour la prochaine période, ne s'étonne pas de son culot, oubliant même qu'il est porteur de l'objet de toute cette agitation.. Alsyen veille au grain.
    Dans tous les foyers, les commentaires vont bon train. Certains boivent plus que de coutume afin de se préparer à leur future sanction. En effet, ils savent que ce qu'ils dissimulaient a dû être découvert ou est en passe de l'être. D'autres commentent. Jean-Louis, de la chambrée de Reno, en profite pour mettre en avant son camarade en lui demandant de raconter à nouveau son histoire. Piégé, Reno reprend son récit, pour un public assez large cette fois.
    Dans le sac, Alsyen vit au travers des images ressenties dans le souvenir de Reno l'histoire telle qu'elle a été vécue par celui-ci.
    Il entend d'abord ses rires, confondus par l'humain avec des cris de peur. Il aperçoit Glyon, son frère spirituel, au travers des yeux de Reno, l'image terrible un monstre rugissant jouant avec sa pauvre victime avant de la dévorer d'un coup de gueule. Il distingue, au travers du viseur de l'arme, le visage de son ami exploser sous l'impact du projectile sonique. Il se voit, inanimé, flottant sur le ventre à la surface du plan d'eau, risquant se noyer. Il voit Reno, le peureux, se lancer sans réfléchir pour le récupérer. Il voit intimement, agir, vibrer, celui qui est à la fois l'assassin de son Zymbreke, son sauveur et le responsable de tous ses malheurs.
    Alsyen est bouleversé. Glyon est mort. Il est seul dans le labo. Il a envie de le rejoindre. Reno finit son histoire. Alsyen le pousse à montrer ce qu'il a dans le sac. Reno lutte. Non, il ne veut pas. Alsyen insiste. Reno a peur aussi des représailles du commandement. Alsyen le rassure, puis l'incite à nouveau. Reno vide sa brique de C'fet et conclut.
    « Et ce matin, j'ai retrouvé le singe. C'est mon ami. Il est là. »
    Il sort Alsyen du sac. Celui-ci se colle à lui contre l'épaule un instant, puis s'y perche. La salle se tait. Alsyen voit ces trois-cents têtes tournées vers lui et les affronte du regard. Il saute sur le bar, fait mine de boire du C'fet à la paille. L'éclat de rire est général.
    Le spectacle est retransmis à la passerelle. Le chef d'escadre responsable de Reno est blanc comme un linge.
    L'amiral contre toute attente sourit. Alsyen a goûté à un hamburger, l'a jeté par terre puis se régale avec des cacahuètes, en jette une en l'air, la rattrape dans la bouche. Et ainsi de suite... Il effectue des tours de plus en plus difficiles et cabotins. Il exécute aussi quelques pas de danse improvisés sur le bar, deux trois cabrioles et tout le monde s'esclaffe. Les sous-officiers n'arrivent pas à passer pour les rejoindre. L'amiral se tourne vers le chef d'escadre.
    — Mon cher Patrick, j'aimerai beaucoup voir ce jeune homme avec son animal dans mon bureau dans dix minutes.
    — Je donne les ordres Monsieur.
    — C'est ça. Amenez-les moi.
    Il sort ... prestement. L'Amiral s'adresse alors au reste de son staff, avec un petit sourire en coin qu'on ne lui connaissait pas.
    — De temps en temps, une petite mise au point est nécessaire non ? J'attends pour demain matin le résultat par escadre de toutes les « découvertes ». Je pense que le bilan est très positif et la leçon bonne à prendre…
    Le chef de section et son adjoint encadrent Reno et Alsyen. Ils ont essayé de les séparer, mais Alsyen s'est agrippé à Reno de toutes ses forces en poussant des cris perçants quand ils lui ont tiré sur les membres pour tenter de le faire lâcher sa prise. Reno s'est emporté, contre toute attente de la part d'une jeune recrue. Alsyen les a intérieurement couverts de honte et ils ont préféré capituler.
    Le chef d'escadre marmonne sa vengeance entre les dents. Il ne veut rien dire avant la décision de l'amiral, mais Reno comprend qu'il ne perd rien pour attendre. La sanction sera exemplaire. Il finira comme cireur de godasses pour toute l'escadre.
    Alsyen a retrouvé un peu le moral. Il en veut moins à Reno qui s'est mis, pour lui, dans une sacrée mauvaise passe. Seulement, c'est aussi sa survie qui se joue.
    Dans la salle d'attente, malgré les sièges confortables, personne ne s'assoit. L'amiral est en vidéo-contact permanent, supervisant la fin des inspections en cours dans les derniers secteurs qu'il a décidé de mener à leur terme. Il faut dire, qu'ironie de l'histoire, on a retrouvé sa cantine égarée depuis vingt-sept ans relatifs. Il n'était alors que jeune lieutenant muté sur ce vaisseau-école pour se préparer à la conquête des dernières planètes delta. Avec trois de ses camarades, disparus aujourd'hui, ils avaient été bizutés et ils avaient dû se débrouiller sans leurs affaires personnelles durant deux semaines. Par contre, lui avait dû faire sans jusqu'à aujourd'hui. À l'époque, il n'y avait qu'une roue centrale. Une excellente nouvelle donc.
    Qu'ont-ils bien pu retrouver d'autre qu'ils n'ont pas signalé ? Finalement ce vaisseau avait bien besoin d'un peu de remise en ordre. Il n'empêche que s'il tenait le petit malin qui à l'époque avait collé l'étiquette « Jouets d'enfants 0-3ans » sur sa cantine et l'avait planquée dans une salle d'archives... Un pseudo camarade d'alors, sans doute, qui a bien dû se moquer de lui dans son dos...mort certainement depuis, avec son petit secret.
    N'a-t-il donc survécu que pour la retrouver ? Il sait qu'à l'intérieur, il y avait laissé les photos de sa vieille Jessie, une chienne de quinze ans morte deux jours avant son embarquement et avec laquelle il avait vécu quasiment toute son enfance.
    Alors il a une idée. Une idée pas bien nouvelle puisque elle a juste été perdue à l'occasion des débuts de la conquête spatiale.
    Il va restaurer la tradition des mascottes à bord. Les fouilles ont mis à jour un cheptel assez conséquent qui en démontre le besoin. Il sait aussi que les vétérans cachent une créature bizarre qui ne doit jamais être montrée à d'autres. Alors ce petit singe extra-terrestre va devenir la mascotte du vaisseau, et ce jeune homme qui a su gagner sa confiance en sera le responsable.
    Le scientifique tripailleur et collectionneur de bocaux quant à lui sera responsable de l'hygiène et de la santé de tous les animaux classifiés « familiers ».
    Pour le désordre induit par cette recherche effrénée, ce seront tous les magouilleurs et les tarés qui paieront les pots cassés. L'humanité traîne avec elle une fange que l'espace doit permettre de purifier. Mais la vie, si rare dans l'univers, est sacrée. Même les rats seront adoptables. Cependant leur reproduction va être régulée.
    En plus de la charge d'entretien du petit singe, le jeune va tout de même récupérer une corvée moins glorieuse. Le risque sanitaire est un risque à prendre au sérieux.
    Une sanction doit donc s'appliquer. Il va devenir durant deux heures par cycle jour de douze heures responsable de l'entretien des latrines jusqu'à la fin de sa formation. Cela dissuadera les amateurs d'adoption en douce d'espèces extra-terrestres à bord. La prochaine planète d'exercice est en effet peuplée par une faune parfois redoutable.

     

     

     

     

     

     

    Nouvelle vie


    À peine sorti de chez l'amiral, Reno est devenu le VIP de l'escadre. Mais les jeunes évitent pour l'instant de lui manifester leur sympathie car la tête sinistre des deux cadres de la section qui l'accompagnent en dit long sur sa popularité dans la hiérarchie.
    Pourtant, après que l'amiral l'ait tout de même tancé pour avoir cacher l'animal recherché, Reno a été un peu interrogé sur le déroulement de son instruction. Il n'a pas critiqué ses chefs malgré les brimades plus ou moins légères et au bon goût contestable subies durant sa formation initiale, puis au quotidien durant la formation complémentaire actuelle. Il a parlé de la peur de voir l'animal disséqué par le vétérinaire scientifique alors qu'il pensait lui avoir sauvé la vie pour justifier son acte. Mais Reno n'en menait pas large et ses cadres auraient préféré présenter au « grand chef »un « velu » plus représentatif de la qualité de leur instruction.
    L'énoncé de la peine ne les a pas satisfaits. Eux vont devoir subir les avanies de leurs collègues pour les fouilles entreprises et leurs conséquences dérangeantes. Ce Reno porte-poisse est vraiment la pire chose qui leur soit arrivée. Il ne manquait plus qu'il devienne un « chouchou » intouchable à haut niveau.
    Alsyen, sentant l'animosité des deux humains vis-à-vis de Reno, prend parti pour celui-ci même sans en comprendre la raison. (il ne connaît pas encore leur langage). Il décide de stimuler un peu plus leur sentiment de frustration, ce qui leur serre bien la gorge. Il prend soin aussi de rassurer Reno, plutôt bouleversé.
    Heureusement, l'amiral a donné quartier libre pour le reste de la journée à toutes les recrues non prises par le service, afin de remettre de l'ordre dans leurs affaires. Autre largesse : malgré les rations distribuées, le repas chaud devra être prêt pour le soir. Ce sera le premier signe du « retour à l'ordre ».
    Le sergent Coll quant à lui hérite d'une demande de punition pour avoir dissimulé dans son casier un Neurovid avec des contenus pornographiques interdits. Ceux-ci montrent des humaines en pleine action avec des Alcychiens, animaux pacifiques de la planète Alcyde, domestiqués pour protéger les alentours de la base, et dont la tendance aux câlins profonds à l'attention des femmes de colons est légendaire.
    Il va aussi subir un examen médical complet, suivi d'une rééducation psychologique de plusieurs semaines. À l'origine, un Neurovid était prévu pour se connecter directement sur le cerveau à travers les tempes. Une émission de rayon photonique à travers le crâne permettait de modifier les perceptions visuelles et donc de montrer en grand des scènes virtuelles. Mais ils furent interdits après des accidents qui rendirent leurs usagers aveugles : les synapses des neurones cognitifs au contact des neurones optiques subissaient de graves dommages dus à une sur-stimulation d'acétylcholine, et divers autres neuro-transmetteurs habituellement sécrétés en quantité infinitésimale. Facteur aggravant : le principe avait évolué avec la distribution de ce produit à grande échelle. Le Neurovid ressemblait à un simple baladeur avec des écouteurs. Le signal visuel cette fois était transmis au cerveau via les nerfs auditifs. Cela permit aux premières victimes de l'ancienne technologie de retrouver la vue grâce à une caméra fixée sur des lunettes reliées au Neurovid. Mais malgré toutes les précautions, à la longue, des troubles auditifs, acouphènes comme hypoacousie apparaissaient, ainsi que des altérations irréversibles de l'oreille interne.
    Les Neurovids auraient donc dû rapidement tomber dans l'oubli si un trafiquant minable n'avait pas eu l'idée de les utiliser pour du porno. Afin de s'assurer des clients, il avait fait évoluer le dispositif. Commercialement rebaptisé Porn-Neurovid, l'engin fait parvenir par les nerfs optiques non seulement des scènes obscènes, mais aussi des signaux « fleshy », provoquant une excitation sexuelle artificielle directement au niveau du cerveau, puis par réaction, au reste du corps. Un effet de dépendance survient alors assez vite, surtout chez des hommes privés de relations sexuelles durant de longues périodes, comme ceux contraints à de longs trajets dans l'espace par exemple.
    Le corps des FCP ne peut tolérer la moindre dépendance psychologique, surtout lorsque elle s'accompagne de dégénérescence mentale et physique. Le sergent Coll risque se retrouver débarqué au retour sur Bêta prime pour redevenir simple colon durant la durée de son contrat initial de vingt ans. S'il est reconnu inapte, il va être dégradé et affecté à des tâches primaires.
    Cela, les jeunes recrues l'ignorent totalement pour l'instant mais le chef de section sait qu'il va regretter ce sergent prometteur, moins « bourrin » que le reste de l'encadrement, physiquement « chat maigre » et dont le commandement impose naturellement le respect sans contrainte aux jeunes.
    Un peu ce qu'il aurait souhaité pour lui-même, mais qu'il n'était pas parvenu à réaliser. Trop ambitieux, trop pressé pour prendre le temps d'atteindre les objectifs dans les règles de l'art, il s'était rabattu sur « les bonnes vieilles méthodes » pour tenter d'y parvenir quand même.
    Dans la chambre de Reno, les recrues se passent et se repassent Alsyen. Tout le monde veut le toucher, l'amadouer et Reno n'a pas le cœur de refuser ce plaisir à ses camarades. Alsyen n'apprécie pas vraiment mais il sent la sympathie communicative de tous ces jeunes humains et il se laisse faire avec bonne grâce. Néanmoins, il ne recommence pas son numéro au milieu des briques de C'fet. Sinon, la chambre risque devenir un music-hall et il estime que même un « animal » doit avoir droit à sa dignité.
    Au réfectoire, Alsyen n'a pu que regarder les humains manger. Son dernier repas est assez loin. Heureusement Jean-Louis y pense.


    — Et qu'est ce qu'il mange ton singe ?
    — Pour l'instant, je suis sûr qu'il aime les biscuits, les cacahuètes mais pas les hamburgers
    — On a eu des rations. On n'a qu'à les ouvrir et voir ce qui lui plaît
    — Excellente idée.
    — Moi j'ai une numéro 3 avec du porc aux patates.
    — Et moi une 7 avec mouton haricots.
    — Il préférera peut-être la 11 avec des cannelloni.
    — Je suis sûr qu'il aime les corn-flakes au chocolat…


    La table commune se couvre de victuailles industrielles et Reno pose Alsyen à côté en lui proposant un biscuit. Alsyen prend le biscuit, le mange puis, oh quelle intelligence, se met à renifler tout ce qui est sur la table.
    Il ne mange jamais de viande ou de poisson. Question d'éducation. Néanmoins, il lui arrive assez souvent de manger sur Myrna certains gros insectes et des sortes d'escargots à condition qu'ils soient servis vivants. Les œufs d'oiseaux comme de reptiles sont aussi des mets de choix mais il n'en abuse pas. Les Niumis ne consomment pas de nourriture cuite. Omnivores, ils s'astreignent à un régime carné minimum. Ils lyophilisent quand même la nourriture pour mieux la conserver sous vide ensuite car il s'agit d'une technique dérivée du séchage des fruits. Friands de nombreuses espèces de graines,, ils n'ont jamais ressenti le besoin d'en faire de la farine pour la cuire. Au contraire, le grain entier se conserve mieux dans les filets silos. Déjà, les biscuits plaisent beaucoup à Alsyen. Contraints de goûter pour survivre, Alsyen découvre avec plaisir les corn-flakes au miel. Ceux au chocolat sont un pur délice. Le fromage par contre l'intrigue beaucoup. De peu, il évite de se trahir, tenté un bref moment de prendre le verre de lait à la main, malgré sa grosse taille pour lui. Il se met donc à laper pour la « première » fois. Par la suite, pour en boire d'une manière plus civilisée, il fera quelques simulacres d'imitation, feignant ainsi d' « apprendre » à boire au verre.
    Néanmoins, il va lui falloir tout d'abord apprendre à communiquer comme un animal mais surtout à comprendre réellement les humains, c'est à dire leur langue en plus de leurs émotions et de leurs motivations (Alsyen jusqu'à maintenant « sent » le geste de l'humain avant qu'il ne le réalise).
    Ensuite, il lui faudra savoir lire. Malgré son extraordinaire mémoire et son intelligence par rapport à un humain, un apprentissage non organisé est toujours pénible. Impossible dans son cas de demander un abécédaire avec des images, des enregistrements sonores et un professeur.
    Il y a un mot facile à apprendre. Allez, c'est pour maintenant. Alsyen prend une poignée de raviolis et la lance sur Reno. Tout le monde rit sauf l'intéressé qui part dans une diatribe négative incompréhensible. Donc, Alsyen recommence. « Non, arrête » dit Reno. Alsyen reprend une poignée. Reno retient son bras. « Non » répète t-il. Alsyen relâche son bras puis va pour lancer. Reno le retient à nouveau et lui présente sa main près de la tête, comme pour le frapper. « Non » insiste t-il. Alsyen repose les raviolis dans la boite. « Oui, c'est bien » dit Reno. Alsyen se lèche la main, alors qu'il préférerait se l'essuyer, puis va pour se coller contre Reno. « Oui, c'est bien. Gentil le singe »


    Reno le caresse. Alsyen peut sentir l'affection qui lui est destinée. Pas rancunier l'humain.
    Jean-Louis alors pose la question fatidique.
    — D'abord c'est même pas un singe. Et puis, on va l'appeler comment ?
    — Je ne sais pas.
    — Moi je sais. Caubard ! »
    Tout le monde rit. Donner le nom du chef de section au singe, c'est amusant, mais plutôt déconseillé. L'humour risquerait ne pas être partagé par les cadres.
    — Et pourquoi pas Willy ?
    — C'est nul comme idée.
    — Tarzan.
    — Léon.
    — Non, moi je sais. Flipper.
    — Pff.
    — Nikita !
    — C'est un mâle ! Arrête de l'appeler comme ça.
    — Rex.
    — C'est pas un chien.
    — Nabudochonossor.
    — C'est Nabuchodonosor et c'est trop long.
    — Rocky.
    — Riton.
    — P'tit louis.
    — Dicentim.
    — Non. Ça va pas. Mais on peut organiser un vote.
    — Oui. On sélectionne plusieurs trucs parmi les meilleures idées et on choisit.
    — Ça lui irait bien Coco Barge.
    — On reconnaîtrait encore le chef et ça fait perroquet.
    Jean-Louis s'approche de l'oreille d'Alsyen et doucement l'appelle « Bleno !». Alsyen tourne la tête et Jean-Louis fait « Vous avez vu ? Bleno réagit »
    Reno secoue la tête de gauche à droite. Vraiment, ils sont tous nuls. Mais c'est vrai, comment l'appeler ?

     

     

     

     

     

    Alsyen s'implique


    Alsyen s'est installé sur les cuisses de Reno et fait mine de jouer avec le hochet lumineux à variation de spectre en le tournant dans tous les sens et en le mordillant. En fait, il observe les doigts de Reno et l'écran. La mémoire d'Alsyen lui permettrait déjà de se connecter car sans comprendre les caractères, il les a déjà tous retenus, comme enregistré la réaction de chacun d'eux à l'écran.
    Les Niumis utilisent des ordinateurs depuis une vingtaine de siècles. Néanmoins, leur planète n'est industrialisée qu'à moitié et les Niumis n'ont fait aucune découverte technique. Depuis plus de cent-mille ans, ils ont évolué de concert avec les Zymbrekes. D'abord symbiotique et animale, la relation avec les Zymbrekes a connu les rapports maître-esclave pendant cinquante-mille ans. Puis cette situation est devenue insupportable aux Niumis, qui, ayant acquis une certaine sagesse, commençaient à influencer les cerveaux des Zymbrekes pour les faire accéder à l'intelligence. Trente-mille ans plus tard, des colons xhantiens débarquèrent sur Myrna la Forestière. Ils s'installèrent près des fleuves, dans les plaines et chassèrent les Niumis à coup de désintégrateurs. Mal leur en prit. À chaque violence commise par un groupe de colons, ceux-ci se retrouvaient rapidement décimés par des Zymbrekes, ayant parvenu mystérieusement à s'introduire derrière les barrières de sécurité les plus sophistiquées.
    Les Xhantiens avaient installé une station orbitale. Au télescope, ils purent observer Niumis et Zymbrekes découvrant les objets technologiques abandonnés, puis apprenant à s'en servir.
    Ils comprirent alors que les massacres à coups de griffes n'étaient donc qu'une mise en scène. Dès le départ, ils auraient pu retourner les armes des envahisseurs contre eux. Il s'agissait d'espèces intelligentes : il fallait agir autrement.
    La troisième expédition xhantienne fut donc précédée d'une navette diplomatique sans aucun armement. Un groupe de volontaires se porta à la rencontre des Zymbrekes. Lorsque ceux-ci voulurent lancer l'assaut, les Xhantiens présentèrent des objets en cadeau. Il n'y eut cette fois aucune victime et les trois races sympathisèrent.
    Les armes saisies sur les cadavres furent restituées aux Xhantiens spontanément au bout de quelques jours. Alors, les colons xhantiens débarquèrent non armés et purent s'installer là où ils le souhaitaient.
    Des couples Niumis-Zymbrekes (Deux Niumis et deux Zymbrekes) se présentèrent au devant des implantations et manifestèrent leur désir de vivre au sein de la communauté xhantienne. En réciprocité, certains Xhantiens durent aller vivre avec les colonies des Niumis.
    En moins d'un siècle, il y avait deux types de quartiers dans les villes de Myrna. Celui qui était adapté au mode de vie autochtone, et celui adapté aux Xhantiens. Les Xhantiens sont des créatures humanoïdes à la peau sombre et écailleuse. Leur nez est presque plat, à quatre fentes. Leurs oreilles sont petites et cylindriques de part et d'autre de la tête. Enfin, ils mesurent plus de deux mètres cinquante. L'habitat ne peut donc être commun avec les Niumis, hauts de quarante centimètres maxi sur la pointe des pattes ayant leurs « propres appartements » à l'étage auxquels ils accèdent par un pilier-tronc, tandis que le rez-de-chaussée est réservé aux Zymbrekes, mesurant environ un mètre cinquante, se déplaçant sur des tentacules et souhaitant vivre en permanence sur un sol nu et naturel.
    La « villa-immeuble » est d'ailleurs conçue pour protéger une colonie de Niumis à l'étage, avec le nombre équivalent de Zymbrekes au rez-de-chaussée.
    Les Niumis permirent aux Xhantiens de régler leurs problèmes ethniques sur leur planète, par leur philosophie et leur pacifisme, rapidement à la mode au sein de l'élite xhantienne. Ils devinrent très vite ambassadeurs adjoints, au service de chaque partie, afin d'arbitrer et régler les problèmes internes des Xhantiens avec pragmatisme. Leur collectivisme permit aussi de rationaliser la production, de mettre en place un partage équitable des ressources et de maintenir la motivation de tous les individus en récompensant le travail accompli par des fournitures inédites, cependant non vitales. Ils firent aussi redécouvrir aux Xhantiens les charmes d'une pharmacopée naturelle grâce à leur excellente connaissance de la flore myrnienne, encore intacte et riche en plantes médicamenteuses. Les chimistes xhantiens parvinrent d'abord à synthétiser les molécules actives, et finalement prirent le parti de la culture des plantes elle-mêmes, avec les quelques manipulations génétiques adéquates pour améliorer leur rendement et en permettre un développement contrôlé sur les sols déserts ou pollués de Xhantios. Diverses techniques d'extraction des principes actifs s'avérèrent bien plus profitables que de jouer industriellement avec des éprouvettes...
    En échange, les Xhantiens devinrent partenaires pour la réalisation d'usines de produits manufacturés pour les Niumis et les Zymbrekes, dont la nudité fut déclarée « choquante ». Les Niumis découvrirent donc les heures de travail (seulement la moitié de la journée un jour sur deux) pour pouvoir se procurer ces produits. Le binôme Zymbreke (avec ses bras et tentacules) et Niumi était quand même aussi efficace que six Xhantiens. Myrna exporta très rapidement des produits pour Xhantiens fabriqués grâces aux ressources naturelles de la planète et grâce au travail niumio-zymbreke. Puis, il y eu très rapidement des techniciens, des concepteurs et des créateurs niumis car leur vive intelligence était étayée par une mémoire phénoménale.
    Enfin, en dehors de leurs heures de travail, les Niumis élaborèrent des dictionnaires, des méthodes d'apprentissage, des bilans de découvertes... sur leur réseau informatique global. Ils accédèrent ainsi à une culture de l'écrit, une révolution, car jusqu'alors, toute la transmission des savoirs et des traditions était orale et télépathique. Aucunement pervertis par une histoire sanglante et des idéologies hégémoniques, tout à fait innocents face à l’œdipe, incapables de comprendre le besoin de richesses, leur motivation était la recherche de la connaissance et de la sagesse.
    La possibilité de voyager loin allait perturber quelques équilibres. Pour pouvoir s'offrir des vaisseaux spatiaux, il fallait quand même gagner beaucoup de crédits. De plus, les plaisirs d'une drogue concentrée (alors que les Niumis en consommaient seulement sous forme naturelle le soir pour se détacher l'esprit), interdite de surcroît encouragèrent quelques comportements déviants comme l'escroquerie et la masturbation en public. Mais il n'y eu jamais violence ou meurtre en effet secondaire.
    Alsyen faisait donc partie d'une famille aisée. Ele possédait d'ailleurs deux vaisseaux spatiaux. Celui qu'il avait « emprunté » pour sa petite virée funeste dans l'espoir d'un « détachement » plus jouissif retournerait de lui-même au bercail après une centaine d'alternances jour/nuit …
    Tenir compagnie à Reno durant ses cours l'avait déjà amené à apprendre notre alphabet dans l'ordre des touches du clavier. De plus, comme souvent Reno répondait au logiciel en parlant à voix basse mais perceptible par un micro d'oreille interprétant les vibrations des os de la mâchoire, et que le logiciel de synthèse vocale affichait la réponse dans les cadres de saisie, Alsyen connaissait déjà un certain nombre de phonèmes à la fin de la journée.
    Il pouvait ainsi reconnaître dans une phrase un objet nommé en sa présence assez rapidement. Il y avait tout de même une difficulté particulière à la langue humaine. Aucune des trois langues (Niumi, Zymbreke, Xhantien) connues d'Alsyen ne comportaient d'articles et il existait quatre genres : masculin, féminin, neutre et associatif (genre réservé au binôme Niumi-Zymbreke). Avec le nombre et la fonction dans la phrase, tout était une question de déclinaison à la fin du mot. Le verbe était donné accordé en début de phrase, puis suivait l'adverbe éventuel, le groupe sujet, (un groupe est composé d'adjectifs invariables car c'est le nom commun qui porte la marque du genre et nombre) toujours sans subordonnée à l'intérieur, et enfin le groupe action, suivis des groupes circonstanciels, toujours sans subordonnées. Voila pour le langage parlé. Dans le langage écrit par contre, après le dernier groupe circonstanciel, on introduisait les subordonnées par un pronom qui indiquait, soit le groupe objet, soit le groupe action, soit enfin le numéro du groupe circonstanciel. Les pronoms personnels sujets n'existaient pas puisque le verbe, accordé par un suffixe à la bonne personne du singulier ou du pluriel, indiquait déjà les renseignements. Cela donnait des phrases du genre « Boije » (je bois). « Boije eau quiobjet coule dans grande forêt qui1 recouvre verte planète ». La négation, quant à elle, se plaçait devant le verbe quand il y avait lieu.
    Quelques autres règles avec des conjonctions de coordination régentaient les règles de position, d'appartenance, d'antériorité etc. etc.
    Alsyen allait avoir au début un peu de mal à s'y retrouver, malgré son intelligence et sa mémoire. Les langages de la terre avaient fusionné en un franglais extrêmement compliqué à cause de l'exception culturelle d'un petit pays de trente millions d'habitants. Celui-ci, héritier d'une « Grande Histoire de Lui-Même », avait voulu, et obtenu par influence une académie planétaire composée « d'immortels » pour régenter le bon emploi des mots et leur certification, comptant ainsi éviter des termes « locaux » même dans les futures terres conquises.
    Le pire vint ensuite des huit cents « immortels », menant de grandes luttes d'influence et d'ego tout en prétendant sauvegarder l'étymologie des mots alors qu'ils devaient être homogénéisés. Quant aux phrases, les grammairiens menaient d'épiques batailles pour défendre telle ou telle exception dans les règles universelles. Sans les correcteurs orthographiques ou les logiciels de synthèse vocale, nul n'écrirait de terrien académiquement correct.
    D'où un retour à un langage parlé universel assez fruste qui correspondait très bien à l'action en ces périodes d'émancipation. Mêmes certaines onomatopées pouvaient être lourdes de sens chez quelques taciturnes, significations très accessibles à la télépathie d'Alsyen se basant sur les émotions et les motivations liées au déclenchement de l'usage de la parole. Mieux, Alsyen pouvait sentir le mensonge ou la méchanceté derrière chaque message apparemment sibyllin chez la plupart des créatures intelligentes.
    *
    * *
    À la mi-journée, alors que toute la section finissait son repas, Reno amena Alsyen en chambre dans les locaux de la section. Il croisa le sergent Coll, ou plutôt l'ombre du sergent Coll. Celui-ci revenait de la visite médicale et les résultats d'analyse étaient mauvais. Le docteur avait décidé de temporiser la décision du commandement en prévoyant une contre-visite trente cycles/jour plus tard pour jauger d'une éventuelle amélioration après suppression par le sujet de l'usage de sa Neurovid. Néanmoins, il pensait certains dommages irréversibles.
    À sa vue, et sans connaître la cause de sa tristesse, Reno proposa de bon cœur au sergent Coll une C'fet et celui-ci accepta. La conversation resta anodine et tourna autour d'Alsyen tandis que celui-ci mangeait. Alsyen perçut la détresse du sergent et les dégâts occasionnés par le Neurovid sur ses zones temporales.
    Entraîné par la sympathie de Reno, il décida donc de stimuler certaines synapses qui allaient relancer la production d'hormones et de neurotransmetteurs qui eux-mêmes déclencheraient les réparations de manière naturelle. Le Neurovid « désamorçait » et déréglait trop de mécanismes pour que la réparation se relance d'elle-même. Il faudrait juste que pendant deux semaines, Alsyen puisse croiser Coll quotidiennement pour re-stimuler l'ensemble et ensuite, les choses se soigneraient d'elles-mêmes progressivement, totalement en quelques mois, mais déjà aux trois-quarts dans les deux premières semaines.
    Coll prit congé de Reno avec un « Merci, c'était sympa de ta part, Reno. Mais fait gaffe, Caubard t'a dans le nez et il veut ta peau »

     

     

     

     

     

     

     

    Cérémonie de baptême


    Alsyen va être baptisé au cours d'une petite fête surprise pour les recrues de l'escadre, mais préparée dans les moindres détails par l'équipe désignée par le chef d'escadre. En effet, l'Amiral a précédemment décidé une visite d'inspection dans toutes les unités élémentaires du vaisseau. À l'issue de celle-ci, la mascotte de chacune de ces unités va connaître son nom. Une manière de vérifier que la leçon a porté et qu'après les sanctions et les mises au point, les escadres sont à nouveau irréprochables et dignes de la confiance de leur chef.
    Cela donne aussi l'occasion aux recrues de voir leur chef suprême à des millions de kilomètres à la ronde. Les chambres ont été rangées « au carré », les couloirs ont leurs parois étincelantes, les lourdes portes coulissent au petit poil et toutes les ampoules fonctionnent. Les sanitaires eux aussi ont eu droit à un nettoyage en règle, et durant les deux heures précédant la visite, puis pendant l'heure d'inspection, personne n'a eu le droit de les utiliser, d'où quelques grimaces de la part de certains.
    Les deux-cents recrues non prises par le service sont maintenant au garde-à-vous devant leur amiral, section par section, avec leur encadrement, dans le réfectoire réaménagé pour l'occasion…
    La corvée de Reno pour cette cérémonie a été de nettoyer Alsyen et de mettre en valeur sa fourrure. Il a fait ça au labo du « tripailleur », dans le bac d'une paillasse.
    Si Alsyen ne craint pas l'eau, il n'a pas du tout apprécié le savon au citron mais Reno, malgré les sollicitations télépathiques a été intraitable. Lui aussi a donc été abondamment mouillé malgré le tablier en plastique que lui a prêté le « tripailleur ». Le plus pénible a été le nettoyage de la tête. Même les poissons dans leur aquarium se sont cachés suite à l'émission de détresse télépathique d'Alsyen, le passage de la tête sous l'eau étant équivalent pour sa race à un véritable supplice.
    Sorti du bac, Alsyen semblait squelettique et pitoyable. Son air outré fit sourire Reno et Alsyen dut s'incliner et rire de son propre ridicule. Il se laissa donc faire durant la séance de sèche-cheveux, puis Reno le brossa en faisant bouffer les poils très fins. Alsyen reprit ainsi une forme plus présentable. Reno lui coupa au carré les poils qui sortaient des oreilles. Alsyen se trouva beau dans la glace que lui présenta Reno.
    Il dut aussi enfiler l'uniforme réalisé par le maître-tailleur d'après les images prises par l'ordinateur spécialisé. Alsyen résista un peu pour la forme. Il était censé être un primate sauvage à peine apprivoisé. Néanmoins, ce cadeau imprévu qui lui redonnait toute sa prestance de Niumi civilisé lui fit énormément plaisir.
    Un grand soin spécifique avait été apporté à sa conception. Sa queue avait son propre compartiment interne mais n'était pas visible de l'extérieur afin certainement d'éviter qu'elle puisse rester coincée dans une porte. Le tissu, multicouche, était bien sûr indéchirable. Les agrafes pour y fixer de façon étanche une capuche sous casque scaphandre afin de sortir dans l'espace étaient présentes. En avait-il un prévu pour lui ? (Plus tard, il s'avéra que oui. Reno reçut ainsi un paquetage complet pour son protégé, avec même des vêtements civils et une trousse de toilette adaptée. Ah, les applications du règlement parfois).
    Cette combinaison était auto-respirante, anti-allergique, anti-odeur. Équipée d'un convecteur, elle récupérait la chaleur corporelle de l'individu pour recharger ses batteries, partie prenantes de la matière du vêtement elle-même. La polarisation variable des fibres permettait le détachage de toute matière organique interne et externe, ce qui permettait au vêtement de rester toujours propre. Plusieurs couches totalement isolantes pouvaient s'activer d'elles-mêmes en fonction de la température extérieure (sécurité) ou sur commande. D'anti-transpirant, le vêtement devenait alors totalement étanche. La transpiration collectée au niveau de la peau s'accumulait dans la doublure, comme les excréments liquides. Sel et eau était récupérés et utilisables en cas de besoin.
    Ainsi, le recyclage des liquides, avec élimination des déchets dangereux permettaient à un naufragé de survivre plus longtemps. La plupart du temps, dès le retour dans une atmosphère sécurisée, il suffisait de vider les poches réservoir situées à l'extérieur des cuisses. Leur contenu était recyclé une deuxième fois à bord du vaisseau, car dans ce cas-là, personne ne pensait plus à l'origine de l'eau.
    Les hommes ne portaient pas cette tenue en permanence. Mais elle leur servait aussi d'uniforme d'apparat, en particulier lors des escales. Le tissu infroissable, brillant et coupé sur mesure impressionnait les colons. Dans l'espace, en cas d'alerte, les hommes devaient l'enfiler au plus vite. Un autre modèle de combat au sol, plus résistant, prévu pour emporter armes, munitions, protégeant aussi des rayons laser de faible intensité, des impacts de projectiles de première catégorie et des champs magnéto-soniques, était rangé dans les casiers de chaque recrue. Différents modèles de bottes avaient aussi été conçus pour la compléter efficacement en fonction des circonstances. (température au sol, dans l'espace, résistance à l'eau, à l'incendie, poids et souplesse si long déplacement pédestre...)
    Après essayage des gants et des chaussons à doigts pour Alsyen, ceux-ci lui furent retirés et rangés dans une poche dans son dos. Ainsi, en temps normal, il gardait toute son « adhérence naturelle » à Reno.
    *
    * *
    La cérémonie commence.
    Après la présentation des troupes par le chef d'escadre, l'amiral ordonne le « repos » puis entame son petit discours traditionnel. Il les félicite pour l'état impeccable de leurs quartiers pourtant vétustes puisqu'ils sont logés dans la roue la plus ancienne du vaisseau. Il félicite en particulier les cadres qui donnent le meilleur d'eux-mêmes pour la formation et les recrues ayant les meilleurs résultats aux tests continus. Il leur annonce un nouveau décor pour la prochaine simulation tactique globale, sans en trahir le secret du thème. « Mais il va y avoir de l'action et chacun devra être au maximum de son potentiel ».
    Pour conclure, avant que chacun puisse goûter ce que l'excellente équipe de cuisiniers a préparé comme buffet, il décide de présenter une nouvelle recrue à l'escadre, dans la nouvelle fonction de mascotte.
    Reno s'avance donc droit comme un « i » et au pas vers l'Amiral, avec Alsyen tenu sous les aisselles au bout de ses bras. Un haut tabouret est amené près de l'Amiral et Reno y dépose Alsyen. Celui-ci ne fait pas d'histoire, mais joue un peu l'apeuré, sans se forcer vraiment car il a aussi le trac d'avoir tous ces yeux fixés sur lui.
    L'amiral sourit, puis se tourna vers les troupes.
    — J'ai choisi pour notre ami un nom prestigieux de notre histoire. Un militaire bien sûr, qui s'est battu pour la grandeur de sa cité, pour ses valeurs, pour sa survie, son expansion et son rayonnement sur le monde d'alors. Je vous présente Scipion.
    Il y a un blanc. Tout le monde ne connaît pas ce général romain. Puis les cadres de haut rang commencent à applaudir, vite suivis par le reste de l'assemblée.
    « Et maintenant, la main dessus » (Vieille expression terrienne dont l'origine s'est perdue signifiant qu'on peut se servir au buffet).
    Dans un joyeux brouhaha, tout le monde se rend auprès des tables chargées de boissons et de toasts disposées contre les cloisons.
    — Venez avec nous au buffet officiel mon garçon , dit le second à Reno qui vient de récupérer Alsyen. Scipion est parfait. Il ne lui manque plus que la parole.

     

     

     

     

     

     

    Leçon de dressage


    Tout le monde observe de son lit ou d'une chaise le duo Alsyen-Reno. Le spectacle attendu est une pièce comique.
    Reno dépose Alsyen à une extrémité de la pièce. Puis il va à l'autre bout, tenant à la main une petite boite de croquettes de chocolat.
    — Scipion ici ! ordonne-t-il.
    Reno a décidé de dresser Alsyen. Maintenant qu'il a un nom, il va pouvoir le lui apprendre. Alsyen comprend déjà une bonne partie du langage courant et s'est même habitué à son rôle. Mais là, sa fierté en prend un coup. Il a décidé de se jouer de son dresseur dès qu'il le pourra.
    Donc, Scipion ne bouge pas. Reno répète en lui tendant les bras. Scipion fait mine de se gratter les fesses.
    — Allez, viens ici Scipion ! Insiste Reno en secouant la boite de croquettes.
    Cette fois, Alsyen est d'accord. Aucun animal n'est censé refuser un appel direct à l'estomac.
    — Bien Scipion bien, dit Reno en lui refilant une croquette.
    Il s'éloigne et Alsyen le suit. Alors Reno revient et lui dit « Pas bouger ». Scipion s'assied donc. Reno repart. Alsyen aussi. « Non, Scipion, non ».
    Reno le pose à nouveau au sol. « Scipion pas bouger ». Il parcourt un mètre. Scipion le regarde sans bouger. Reno revient, lui donne une croquette en lui disant « Bien, Scipion, bien ».
    — Scipion, pas bouger.
    Il s'éloigne et Scipion suit. Même jeu une dizaine de fois. Reno ne peut pas s'éloigner de plus de deux mètres après avoir donné une croquette.
    Puis Alsyen le laisse traverser la pièce. Reno revient. Le félicite. Lui donne une croquette. Il le laisse sans rien dire. Alsyen le suit donc. Retour sur l'endroit, « pas bouger Scipion » puis Reno se place à l'autre bout de la salle
    — Viens, Scipion. Viens, ordonne Reno.
    Scipion s'étire. Le regarde, avance un peu. « Allez oui, viens Scipion ». Il décide de ne pas se presser. Reno secoue la boite. Alsyen s'arrête.
    — Il n'a plus faim, fait Jean-Louis.
    — Il est trop bête, ajoute Paulo.
    — Allez viens Scipion, implore Reno.
    Sur ce ton-là, Alsyen veut bien. Nouvelle croquette et deux trois caresses. « Pas bouger Scipion » et Reno s'éloigne.
    — Viens, Scipion, viens.
    Il en a assez Alsyen, et il tient à le faire savoir. À mi-parcours, il s'arrête et défèque.
    Toute la chambre écarquille les yeux. Scipion n'a jamais fait cela auparavant. Et d'ailleurs personne ne sait ce qu'il fait d'habitude. Bien sûr que jamais personne n'a pu penser que Scipion pouvait ne rien faire. Mais, on s'imaginait qu'il allait plus loin, durant les périodes nocturnes, qu'une autre section devait nettoyer sans rien dire…
    Tout le monde rit, sauf Reno qui sait qu'il va devoir nettoyer.
    — Scipion vilain, sermonne Reno.
    — Il faut le gronder, dit Jean-Louis,. Il y a un truc qui marche bien, c'est lui mettre le nez dedans.
    Alsyen sent tout son poil se hérisser. « Non, Reno, non. Tu ne vas pas faire ça ? » songe t-il effrayé.
    Reno se rapproche d'Alsyen. Si, il va le faire ! Alsyen s'enfuit mais la porte est fermée. Il tente en sautant d'atteindre le bouton, mais le manque sous la précipitation.
    — Pas bête le singe, dit Jean-Louis, on dirait qu'il a compris. Attrape-le avant qu'il réussisse à se tirer ailleurs.
    Reno l'attrape au vol.
    Alsyen s'accroche à son bras, lui envoie télépathiquement des ondes de remords de sa part, de honte pour lui s'il lui faisait subir ça… Reno sait que tout le monde le regarde. Il ne peut plus reculer, sinon, il est bon pour nettoyer en permanence. Les corvées du matin et du soir lui suffisent. Alsyen appelle à l'aide toute la chambrée, se crispe, jette sa tête en arrière, fait les gros yeux gémit bruyamment mais rien n'y fait et Reno inflexible lui souille la truffe.
    Les griffes rétractiles d'Alsyen, oubliées par Reno habitué aux ventouses qui les dissimulent jaillissent et en un éclair lacèrent Reno aux bras, déchirant combinaison et peau comme un simple film de plastique. Il lâche Alsyen, qui en profite pour se dissimuler sous un lit, en répandant des ondes de honte à la ronde.
    Fin de la leçon d'aujourd'hui. Les deux ont appris plus qu'ils n'auraient voulu et chacun d'eux le regrette car chacun a sa part de responsabilité. Alsyen finalement ému par le désarroi de Reno cesse ses stimulations télépathiques. Reno nettoie les dégâts et personne ne rit. Il se promet demain de consulter en ligne les principes d'un bon dressage plutôt que d'improviser. Un animal, ça se respecte. Jean-Louis va chercher dans sa trousse individuelle des pansements hémostatiques et désinfectants à base de cyanoacrylate en tube (Les modèles en bombe sont interdits dans l'espace).
    Alsyen remonte alors télépathiquement le moral des troupes et suggère une petite soif de C'fet à tous. Quand les premiers rires fusent à nouveau, il sort de sa cachette et va se blottir contre Reno qui discrètement le serre contre lui avec une effusion qu'il tente de masquer.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Progrès et découvertes


    Quinze cycles jours se sont écoulés. Aujourd'hui, Alsyen est capable de comprendre l'intégralité des conversations en cours autour de lui. Il sait aussi lire. Ayant mémorisé le code d'accès de Reno, il va pouvoir se connecter sur le réseau interne du vaisseau et étendre sa connaissance de la culture des humains.
    Le sergent Coll est enfin sorti d'affaire avec ses problèmes médicaux. Le médecin de bord ne s'explique pas la régénérescence aussi rapide des neurones endommagés et le sevrage sans troubles psychologiques au Neurovid. Sur la feuille de soin, il a présumé d'une détérioration très rapide mais non définitive, donc réversible grâce à un emploi antérieur très peu fréquent. Cette conclusion de « très peu fréquent » permet aussi d'appliquer un bémol à la punition en cours et ne remet plus en cause de manière catégorique la suite de la carrière du jeune gradé.
    Coll trouvant Reno très sympathique, il interagit sur le chef de groupe en titre de celui-ci, le sergent Sancruz afin de le convaincre de cesser les petites vexations quotidiennes imposées à Reno. D'ailleurs Alsyen lui aussi encourage le tourmenteur à plus de retenue, surtout verbale en lui simulant des goûts écœurants lors de l'emploi de termes blessants à l'égard de son subordonné. Le sergent Sancruz va finir par devenir poli avec tout le monde à la longue, bien conscient de ce « problème » dont il n'ose parler à qui que ce soit.
    Quant à Reno, il prend du poil de la bête. Son assurance s'affirme vis-à-vis de ses camarades et il est moins gaffeur dans la vie quotidienne. Il faut dire qu'il bénéficie de l'aura de « responsable de mascotte ». Il est devenu une célébrité sur le vaisseau. Son singe savant en jette tout de même plus que les cochons d'Inde ou les souris blanches des autres unités.
    Alsyen n'est pas étranger à cet état.
    Il a de moins en moins besoin d'influer sur le rythme cardiaque ou les nerfs de son protégé/partenaire. En effet, il a corrigé le petit défaut congénital de Reno en stimulant quelques neurones jouant sur les sécrétions de l'hypophyse. Il a aussi un peu modifié les taux de sécrétions hormonales et bidouillé quelques neurones du cervelet pour finir de « câbler » les hémisphères cérébraux. Reno dispose aujourd'hui du double de neurones cognitifs par rapport à la grande majorité de ses congénères. Les performances de sa mémoire et de ses dispositifs mentaux en sont sur-multipliés. Reste à les lui faire utiliser à autre chose que ses maigres cours théoriques et le comptage de chaussettes auxquels il est destiné dans le cadre de son orientation initiale.
    Alsyen a aussi corrigé le caractère naturellement indolent de Reno. Rêveur timide et maladroit, Reno ne se donnait que des buts étriqués à atteindre afin de ne pas être dépassé et son manque d'ambition pouvait le cantonner aux échelons subalternes de la hiérarchie. Aujourd'hui, Reno a envie de faire du sport, de progresser dans tous les domaines possibles. Il attribue cette nouvelle boulimie d'intérêts à la relative inactivité après ses classes à bord du vaisseau. Heureusement, il peut accéder à une salle de sport, et il commence à s'y rendre de plus en plus souvent en dehors des heures obligatoires en section. Les premiers progrès sont très encourageants et sa maîtrise de mouvement, qu'il s'agisse de sport de combat ou de geste technique, s'est bien améliorée, surtout qu'auparavant, trop craintif, il tremblait presque d'appréhension à chaque mise à l'épreuve, ce qui l'inhibait totalement. Alsyen, toujours à ses côtés veille au grain.
    Comme ce fameux jour de la dernière décade... Reno s'entraînait à la boxe française contre un simple sac rembourré de mousse. Les trois sergents de la section sont arrivés pour s'entraîner entre eux. Surpris par la présence d'une recrue en ces lieux en dehors des heures imposées, Sancruz a décidé de le prendre pour adversaire au « full contact ». Reno monta alors sur le ring la tête basse.
    Les trente premières secondes, ce fut un massacre. Reno tentait de parer, mais les coups de poing mêmes amortis par les gants, l'étourdissaient. Son adversaire en profitait pour l'accabler sous une grêle de coups de plus en plus appuyés et précis en toute liberté. Alsyen dissipa alors ses malaises en augmentant son rythme cardiaque, en stimulant quelques glandes pour dilater les veines, puis coupa les récepteurs de la douleur, simula en Reno une sourde colère et lui suggéra quelques enchaînements. Deux minutes après, un uppercut envoyait proprement Sancruz au tapis, alors que les deux autres n'avaient rien remarqué d'étrange en ce subit revirement de situation. Alsyen calma instantanément Reno avant qu'il n'y ait risque de débordement et celui-ci, avec sa gentillesse habituelle proposa alors sa main à son adversaire pour l'aider à se relever. Sancruz préféra refuser l'aide inattendue, prétexta une douleur au poignet et quitta le ring, baignant dans un mélange de surprise et de dépit. Reno n'en ressentit pas immédiatement de la fierté car Alsyen bloqua ce sentiment. Il ne fallait pas que la métamorphose semblât trop rapide.
    Mais depuis cette raclée inattendue, Sancruz choisissait un autre cobaye pour ses démonstrations au niveau section et les vexations se raréfièrent pour disparaître totalement.
    Reno doit encore intellectuellement beaucoup progresser, pour parvenir au niveau souhaité par Alsyen. Celui-ci stimule les centres de la curiosité, mais l'emploi du temps est chargé et les accès aux informations sont peut-être analysés. Alsyen s'oblige à la prudence et apprend simultanément les mêmes choses que Reno.
    Lorsque la « roue » est endormie, Reno en profite pour allumer un des ordinateurs intégrés dans la table de la chambre. Il trouve enfin un descriptif du vaisseau école, avec une représentation visuelle et un descriptif technique, dans les grandes lignes. Derrière lui, Alsyen est horrifié. Les humains ont un tel retard technologique. Mais on ne peut leur dénier un certain sens pratique et un sacré courage pour s'embarquer sur de telles casseroles.
    Le vaisseau est composé d'une base propulsive circulaire. À chaque extrémité d'un diamètre, deux grandes colonnes s'élèvent perpendiculairement à cette base. Ces deux colonnes supportent un axe les reliant entre elles. Cet axe est aussi celui de cinq roues internes (Mais on pourrait encore en rajouter deux à l'intérieur des colonnes). Rien n'interdirait d'avoir un jour des roues tournant à l'extérieur des colonnes, mais pour l'instant, il y a deux roues cylindriques stables de part et d'autre de l'ensemble.
    Ces deux roues servent d'entrepôts dans les niveaux les plus proches des axes, de réservoirs dans les parties inférieures, de ponts d'envols et de garage pour les différents types de véhicules spatiaux ou terrestres embarqués dans les parties supérieures. On sort par l'avant de l'épaisseur du disque et on y entre par l'arrière. Ainsi, les trajectoires d'entrées-sorties ne se croisent pas et ne sont jamais perpendiculaires aux « roues d'habitation ». Elles sont aussi éloignées des réservoirs et des réacteurs de propulsion du vaisseau école. Enfin, les surfaces extérieures des disques, flancs de l'ensemble, servent de boucliers comme de support pour l'installation de canons pour la défense rapprochée. D'autres canons sont situés aussi sur deux niveaux à l'arrière et à l'avant dans l'axe du vaisseau.
    La roue interne est plus large que les autres. Elle peut suspendre sa rotation en phase d'alerte ou de combat. C'est la seule roue à avoir la tranche entièrement armée. En effet, en son centre, jusqu'à mi-rayon, sont implantées la passerelle de commandement et l'état major. Pilotes et commandement peuvent voir dans toutes les directions grâce aux caméras positionnées tout autour du vaisseau, tout en étant au coeur supérieur de la structure du « Sun Tzu ».
    Dans la partie supérieure (quand la rotation est bloquée), il y a trois niveaux de pistes d'envol, accessibles par l'arrière. Dans la partie inférieure sont prépositionnés des stocks de survie, toujours vérifiés et jamais entamés dans le service courant prévus pour être consommés durant les attaques, ou en cas de destruction des stocks plus exposés aux coups d'un adversaire. Les meubles sont fixés au sol et le matériel informatique de commandement inclus dans les tables. Les hommes s'arriment à leur siège, et pour se déplacer, disposent de semelles qui s'aimantent par induction en fonction de la position du pied à l'intérieur de la botte. Un talon qui se relève sous l'effet de la marche permet en fonction de sa position relative la dés-aimantation de l'arrière de la semelle tandis l'autre pied bien à plat commande l'aimantation totale. Si deux talons sont « en l'air » simultanément, les semelles restent aimantées.
    Ce dispositif est indispensable puisque lorsque la roue ne tourne plus, il n'y a pas d'énergie cinétique créant une attraction artificielle contre les parois dans le sens de la tranche. Mais il n'y a pas de pesanteur non plus pour troubler un homme assis qui serait « tête à tête » avec son symétrique par rapport à l'axe.
    En disposition de combat, l'équipe est donc répartie dans la roue centrale et dans les roues boucliers. Les roues d'habitation, trop exposées et suceptibles de subir des décompressions coûteuses en oxygène et destructrices sont exemptes de personnels, dépressurisées (et l'atmosphère récupérée), désactivées (moins de risques d'incendie, en particulier électrique) et protègent le cœur du vaisseau.
    La surface extérieure du disque de propulsion ainsi que ses tranches sont hérissées de canons à commande déportée dans le centre de commandement. Il y a trop de radiations au niveau de ce disque pour y envoyer des canonniers. C'est pour cela que le nombre de canons y est très important. Il est redondant à l'extrême, car ils peuvent s'enrayer ou se bloquer dans une mauvaise position de tir, et personne n'ira les remettre en fonction durant la bataille.
    En effet, la propulsion du vaisseau est nucléaire. Tout le disque est une superposition d'accélérateurs atomiques. Les gaz propulseurs décrivent une trajectoire en spirale d'accélération électromagnétique, dans un plan en partant du centre, puis dans le second de l'extérieur vers l'intérieur, et enfin selon le même principe au travers de trois autres avant d'être éjectés avec le maximum de vitesse, donc d'énergie pour propulser le vaisseau.
    Ces gaz ne sont plus sous une structure moléculaire lors de l'éjection, mais plutôt en bouillie d'atomes car la vitesse a brisé toutes les liaisons et une recombinaison moléculaire n'est plus possible à l'intérieur du circuit.
    Mélange de méthane ou d'autres pompés à la surface de certaines planètes, les gaz propulseurs sont conservés sous forme liquide à 100 °K, température régulée dans les réservoirs du vaisseau, mais dans les réservoirs souples en forme de dirigeables, ils sont, soit solidifiés quand il n'y a aucun astre « proche » et que la température passe en dessous de 80 °K. L'espace interstellaire est le plus froid, à 2,3 °K soit – 270 °C. Ceux-ci sont reliés entre eux par des câbles et forment un gigantesque succession de « saucisses » . Elle est disposée en arc de cercle à l'arrière du vaisseau car chaque extrémité est fixée à une colonne. Selon les besoins, le contenu du réservoir est réchauffé si besoin est, puis pompé pour remplir les réservoirs internes tandis que l'enveloppe souple une fois « dégonflée » est stockée dans les entrepôts. En cas d'attaque, les sacs sont largués, car ils peuvent gêner à l'accélération brutale nécessaire, comme risquer d'exploser sous les feux de l'ennemi trop près du vaisseau. Cependant, en vitesse de croisière, accélérés comme le reste de l'ensemble, il n'ont aucun effet parasite important puisque il n'y a pas de frottement dans le vide. En phase de décélération, le vaisseau « descend » par rapport au plan de l'ensemble, pour permettre aux réservoirs de passer au devant sans croiser les flux des réacteurs. En fait, c'est l'arrière qui monte un peu sous l'effet d'une légère éjection gazeuse et la propulsion le fait descendre. Le chapelet de « saucisses » s'aligne dans le nouveau plan. Puis la propulsion arrière est coupée, l'avant remonte sous l'effet d'une éjection de gaz, et la propulsion « avant » servant à la décélération fait passer le vaisseau sous l'arc de « saucisses ».
    Cet effet est rendu possible grâce à la conception de l'ensemble « disque propulseur ».
    Au premier niveau du disque, ce sont les cinq réacteurs nucléaires. Deux seulement sont simultanément en activité. Les autres sont en attente. Ils seront activés un par un quand un autre s'arrêtera faute de carburant. Car il n'y a pas de « recharge » en combustibles durant les voyages. Celles-ci s'effectuent à quai et seulement dans les stations spatiales spécialisées.
    Les réacteurs servent aussi à la production d'électricité pour les accélérateurs atomiques et pour l'ensemble du vaisseau, ainsi que pour les circuits de chauffage qui font vivre celui-ci. Prés du cœur en fusion, après la piscine permettant l'échange calorique entre deux tuyauteries bat une pompe qui fait circuler un fluide visqueux bien chaud « à tous les étages ».
    L'électricité alimente des batteries qui desservent les circuits de « prises » comme l'éclairage ou les circuits techniques intégrés dans la coque du vaisseau. Ces systèmes sont très variés et vont des valves pour les systèmes pneumatiques ou hydrauliques servant à l'ouverture-fermetures de « portes », à un réseau multiples ordinateurs-experts rendant compte au système central en temps réel des sous-systèmes dont ils ont la charge. Il y a aussi des radiateurs de secours en cas de « purge » ou fuite des circuits hydrauliques etc. etc.)
    Mais surtout, elle alimente les gigantesques bobines d'induction des six accélérateurs.
    Chaque accélérateur est doté d'une sortie d'éjection destinée à la propulsion. L'orientation de cette sortie permet de définir la direction de la poussée. Les disques peuvent se déplacer autour de leur axe, à la vitesse d'un degré par minute seulement, alors qu'il suffit de dix secondes pour « démarrer » un réacteur et trente secondes pour qu'il soit au maximum de sa capacité.
    Donc, en temps normal, pas plus de deux réacteurs sont activés. Les sorties d'éjection sont pré-positionnées de la manière suivante : une à angle droit par rapport au sens de déplacement à droite, une de même à gauche, deux sorties à l'avant pour la décélération, deux sorties à l'arrière. Ces quatre dernières formeraient un X, avec un angle de trente degrés à l'avant et à l'arrière, si on devait relier par une ligne imaginaire l'arrière droit avec l'avant gauche, puis l'arrière gauche avec l'avant droit.
    Ainsi, on peut obtenir très rapidement (dix secondes) une décélération dans l'axe de déplacement par extinction de la propulsion arrière et activation de l'éjection avant ou une déviation latérale puissante. Cette activation à l'avant ne doit jamais se faire à moins de dix degrés de l'axe de déplacement du vaisseau. Autrement, celui-ci pourrait être éclaboussé par ses propres gaz d'éjection qu'il « rattraperait » et il y aurait risque de radioactivité à bord. Pour pour un simple changement de cap, il suffit de faire lentement pivoter l'ensemble.
    Enfin, pour les longs voyages où l'accélération initiale est importante en termes de délais de trajets, les six réacteurs, une fois le vaisseau sur le bon cap, peuvent être alignés à l'arrière et utilisés simultanément durant cette phase. Puis deux réacteurs suffisent à conserver la vitesse acquise (la vitesse maximale dépend aussi de la vitesse d'éjection maximale possible de la matière gazeuse).
    La maniabilité est donc excellente, car les systèmes-experts d'aide au pilotage s'occupent de tous les choix en matière d'orientation des jets et de la puissance en fonction des mouvements du « manche à balai » entre les mains des pilotes. Mais ceux-ci restent indispensables pour gérer l'inertie de la masse afin dene ne pas percuter les planètes lors de la mise en orbite ou les quais des plates formes spatiales durant les manœuvres d'amarrage, car les ordinateurs ne peuvent pas tout faire, quoique...
    Il n'empêche que pour Alsyen, ce système est bien primaire, et surtout, il regrette l'absence rassurante de bouclier anti-collision pour les petits corps célestes. Les hommes ne disposent pas de la technologie du vaisseau d'Alsyen et ont choisi d'autres solutions techniques, sachant tout de même que seule la redondance en matière d'équipements et de précautions peut permettre de lutter contre le hasard des mauvaises rencontres.
    Les parois des zones pressurisées comportent des matériaux « auto-réparant » (mousse expansive). Le trou créé par le passage se rebouche par la pression du matériau environnant jusqu'à cinq centimètres. Ensuite, c'est la couche fluide pâteuse emprisonnée entre les deux couches de ce matériau qui s'écoule et coagule au contact de l'air qui s'échappe. Elle peut boucher encore huit centimètres en moins de trente secondes. Cependant, à l'intérieur, un corps vivant peut être traversé de part en part à n'importe quel moment, ce qui n'est guère rassurant.
    La probabilité est quasi nulle dans les espaces inter-galactiques, mais est augmentée par la vitesse de déplacement et la proximité de planètes ou de comètes. Le choix fait par les humains du « traversé de part en part comme dans du beurre » permet, grâce à la multiplication et la diversité des systèmes mis en place, comme la sur-compartimentation ses espaces prévue dès la conception d'éviter les explosions ou les larges brèches dans les espaces habités.
    Seuls les boucliers latéraux peuvent être endommagés sans « auto-réparation » mais il n'y aurait pas de fuite d'air catastrophique. Leur rôle à eux est d'arrêter des projectiles moins rapides ou des lasers dans le cadre de combats. Les hommes ont confiance en leur vaisseau. Seulement, si comme Alsyen, nous devrions perdre une vie de plusieurs siècles, nous serions aussi craintifs que lui.
    Un détail important attire l'attention d'Alsyen. Le système central surveille toutes les sorties vers les ponts d'envol et y exerce un contrôle d'accès draconien.
    En effet, ceux-ci sont dans l'espace et les hommes sont en scaphandre. Il faut donc passer par des sas, vidés de leur air (récupéré) à la sortie, et re-pressurisés avant de rentrer. Toute sortie doit être programmée et fait l'objet d'un ordre de mission individuel ou d'une habilitation permanente doublée d'une programmation. Pour des raisons de sécurité, des vérifications sont faites pour que jamais un travailleur de pont ne soit encore dehors une demi-heure avant la fin de son autonomie en oxygène. Un éventuel fuyard qui n'aurait pas programmé une sortie à l'extérieur, et sensé être encore sur le pont, serait donc repéré au bout d'une heure trente.
    S'enfuir en volant une navette serait extrêmement compliqué pour lui, même en influençant un humain… il faut tous les sacrements de l'état-major pour pouvoir décoller...

     

     

     

     

     

     

     

     

    Drill intensif


    Alsyen (tranquillement installé sur les genoux de Reno) poursuit en même temps que lui mais avec le regard en biais et l'esprit un peu léger l'instruction technique et militaire du jeune soldat.
    Tous les gestes, toutes les situations, toutes les missions qu'il doit réaliser dans le cadre de son emploi existent en simulation. Pour lui, comme pour ses camarades.
    Dans le cadre de son travail d'adjoint fourrier, Reno peut réaliser des distributions pour sa section, commander des véhicules de manutention de caisses dans les entrepôts sans gravité ou gérer des stocks de vivres en campagne au niveau d'une section isolée.
    Pour apprendre les bons comportements au combat, il joue son rôle de soldat devant suivre les ordres de son chef en cours de mission tout en prenant garde à son environnement. Il apprend ainsi à toujours essayer de progresser discrètement, en évitant les éventuels pièges dissimulés le long d'une lisière, à traverser un découvert en liaison avec d'autres éléments du groupe, mais aussi à utiliser son arme (visée, suivi des indications de distance, identification de la menace…et autres données sont fournies dans la visière de son casque). L'ordinateur associé à sa combinaison, relié au réseau du vaisseau, analyse en permanence, par l'intermédiaire de sa mini-caméra à trois-cent-soixante degrés ventousée sur son casque et le dispositif de visée de son fusil d'assaut, l'ensemble de son environnement. Il peut ainsi renseigner d'une présence ennemie en temps réel (type, volume, position, intention, dangerosité), non seulement le soldat pour sa protection individuelle et celle de ses camarades, mais aussi le commandement pour la prise de décision stratégique.
    Cette représentation virtuelle en 3D permet d'instrumenter les équipements comme les cadres d'ordres, les savoir-faire, les méthodes et les conventions au combat, ainsi que l'application de nombreuses consignes dans des phases particulièrement délicates comme le respect des procédures de sécurité à l'embarquement ou au débarquement d'une barge…
    Ces programmes sont adaptés à chaque échelon hiérarchique et tout le monde suit un entraînement journalier afin que chacun, au combat comme en simulation générale, soit déjà drillé et réagisse avec un maximum d'efficacité. Si la simulation ne remplace pas la véritable expérience sur le terrain, elle reste la seule possible réalisable dans l'espace en ce qui concerne les opérations terrestres. D'autres exercices liés au vaisseau dans l'espace sont aussi réalisés physiquement aux abords des planètes ou à l'arrêt.
    Reno s'étonne de ses excellents résultats. La stimulation effectuée par Alsyen porte ses fruits. Il ne sait pas que le programme d'instruction réagit en fonction de son niveau et que les exercices deviennent de plus en plus compliqués. Dans la vie réelle, Reno se révélerait comme une redoutable « bête de guerre » sur un champ de bataille.
    Son corps progresse en souplesse, force et efficacité. Après l'épisode avec le sergent Sancruz, il a encore amélioré le contrôle de ses capacités combatives tout en commençant à profiter de la rapidité et de la force. Le programme sportif qu'il s'impose selon les indications soufflées par Alsyen lui apporte élasticité des muscles et des tendons, augmentation de la masse musculaire et optimisation physico-chimique du système nerveux. Le nombre de synapses a encore été doublé. Les neurones eux-mêmes à chaque régénération cellulaire font progresser leur infrastructure de canaux sodiques et améliorent leur conductivité. Les gaines de myéline ont été renforcées, la composition des neurotransmetteurs a été épurée. Enfin, le système physiologique a ralenti la mort des neurones, développé leur système dendritique, multiplié les connexions chimiques. Le système immunitaire fabrique des anticorps supérieurs aux modèles classiques, à large spectre et s'attaquant même à certains virus et aux cellules pré-cancéreuse.
    Le sang est mieux filtré, l'hémoglobine est plus efficiente et les organes eux-aussi ont été optimisés.
    Le phénomène de vieillissement naturel est retardé grâce à une mitose sécurisée principalement aux stades de l'interphase et de l'anaphase, lors du renouvellement cellulaire. Reno est donc en pleine forme et en proie à un appétit féroce.
    Le système expert de détection des meilleurs éléments l'a inscrit en tête. Néanmoins, personne encore ne le consulte à ce sujet, car Reno n'est pas dans une phase d'orientation.
    Le niveau de simulation se porte donc pour Reno dans le cadre de simple combattant comme de sa progression en trinôme au sein de son groupe commandé par un sergent. Dans le cadre d'une manœuvre, il a aussi un rôle au niveau section, qui dispose de quatre groupes, et une interaction avec le niveau escadre. Dans l'espace, où les effectifs sont réduits, les grandes armées n'existent pas.
    Pour la défense d'une planète peuplée de colons, on ne prévoit qu'un vaisseau amiral, que l'ennemi soit situé dans l'espace ou sur la planète. Il peut y avoir quatre ou six escadres sous le commandement d'un état-major partagé entre plusieurs missions : « Le vaisseau », l'escadron spatio-aérien, les troupes au sol, et les liaisons avec l'état-major allié (les colons). Il y a obligatoirement une escadre attachée au vaisseau, et une escadre qui est en fait l'escadron aérien.
    Le vaisseau-école ne forme donc que deux escadres de « troupes au sol » à la fois.
    C'est plus un choix technique et logistique adapté au format actuelle des troupes du FCP.
    Néanmoins, l'amiral et les vétérans, dont la section est une section d'état-major, autant qu'une garde rapprochée, s'appliquent à faire évoluer ses schémas en testant d'autres combinaisons avec le pool des programmeurs-concepteurs du vaisseau. Ce sont eux, avec un des trois adjoints de l'amiral, qui mettent au point les « simulations globales », ou font évoluer les programmes d'instruction virtuelle.
    Il existe aussi une salle par escadre avec des armes quasi-réelles et des caméras percevant mouvements et position, reliées au système informatique et une cinématique grandeur nature projetée sur un large écran. Cette salle permet de s'entraîner au tir et au déplacement avec une représentation 3D conforme aux gestes et attitudes réelles des participants, (un groupe de quinze hommes : deux trinômes assaut, deux trinômes soutien, un trinôme de commandement et de liaison (un élément liaison sol, un élément liaison aérien, et le sergent).
    Ces trinômes peuvent s'appeler différemment selon les missions. Par exemple, dans le cadre d'une embuscade visant à l'attaque d'un convoi ennemi, le premier trinôme est l'élément d'arrêt qui bloque la progression du convoi en prenant sous ses feux le véhicule de tête puis tout véhicule qui tenterait de la dépasser. Le second trinôme constitue l'élément de destruction. Le troisième trinôme sert d'« élément de couverture ». Il empêche les véhicules du convoi ou les troupes qui en descendraient de déborder par l'arrière les éléments précédents en sortant de la voie de circulation du côté du flanc d'où proviennent les tirs. Enfin, le quatrième trinôme guette l'arrivée éventuelle de renforts qui viendraient dégager le convoi des feux qui le paralysent et le détruisent.
    Toutes ces techniques sont le fruit de réflexions de milliers d'années de guerre, constate Alsyen. Néanmoins, elles ne sont pas spécialement valables dans tous les types de conflits modernes. L'unité de combat de base zannien regroupe une intelligence zannienne, un système expert, et une centaine de droïdes très spécialisés de toutes tailles mais aptes à l'autonomie dès lors qu'une mission individuelle leur est confiée.
    La pointe du combat au sol d'infanterie a une composante aérienne équipée de droïdes qui se propulsent en trois secondes à cent mètres de haut et arrosent de grenades dans les dix secondes une zone de un kilomètre de long sur cinquante de large. L'ensemble du dispositif d'attaque humain niveau escadre serait anéanti avant la première velléité de repli.
    Les scénarios les plus loufoques parfois permettent aussi d'utiliser ce matériel en détente, mais la plupart du temps, le verdict tombe durement (« trop en arrière, tu n'as pas couvert ton camarade, il est mort par ta faute », « trop en avant, tu t'es exposé à la vue de l'ennemi trop tôt faisant perdre l'effet de surprise », « trop distrait, tu as marché sur une mine… »).
    Être soldat, ce n'est pas simple et les erreurs se paient au prix fort, alors que la ressource est rare et coûteuse pour faire face à des besoins...astronomiques. Le champ de bataille n'est pas un terrain de jeu et la réalité de leur formation leur fait oublier la fiction des films de propagande pour inciter à l'engagement de toute l'humanité dans la conquête spatiale, effort soutenu depuis plus de trois siècles…
    Les mises en situation tactique des échelons supérieurs, grâce aux résultats individuels permanents des troupes, permettent aux chefs de prendre des décisions avec les moyens virtuels correspondant aux moyens réels. Un individu mauvais pénalisera donc son chef sur le terrain. Ainsi, le commandement, à tous les niveaux est obligé de s'investir dans le suivi et la motivation de ses subordonnés dans le réel. C'est pour cela aussi que les exercices sont soit individuels, soit en réseau, par groupe, section ou escadre avant les exercices de « restitution » au niveau global. La simulation permet en outre un vrai gain de temps dans l'instruction, grâce à une préparation minutieuse déjà réalisée pour les exercices basiques, avec des objectifs pédagogiques clairement identifiés, comme une véritable mise à l'épreuve lors des simulations globales où « tout peut arriver ».
    Dans le premier cas, on peut faire l'analyse critique et « rejouer l'exercice » jusqu'à l'obtention du résultat escompté, autant individuel que collectif (Et dans l'espace, le temps ne manque pas pour la simulation). Mais, lors des simulations globales, la sanction du « terrain » tombe et l'amiral se charge d'être le « juge suprême » de la qualité des actions menées.
    En prévision de l'arrivée prochaine pour une restitution physique d'envergure sur B006, l'exercice de simulation globale de mi-parcours sera déterminant pour l'instruction complémentaire à réaliser avant cette nouvelle mise à l'épreuve.
    L'Amiral place l'homme au cœur du dispositif. Selon lui, sans la détermination et la compétence du soldat, les moyens employés seraient sans effet face à un ennemi plus motivé. De plus, la meilleure des mécaniques des systèmes d'armes comme des systèmes de transmission et de commandement peut s'enrayer pour un grain de sable dans l'œil du chef mal secondé par des subordonnés sans imagination ni initiative. Avec ses chers vétérans, il a préparé une sacrée surprise pour ses cadres qui ne connaissent pas encore la dure réalité des niveaux extérieurs.
    Car si l'homme n'a toujours pas rencontré d'espèces intelligentes, il s'est quand même implanté sur des planètes dont l'évolution des espèces en est encore au niveau de la griffe et de la dent, mais où parfois existent des groupes sociaux primaires, plus évolués que les termitières ou les bandes de loups… avec lesquels l'affrontement direct peut être pire qu'essayer d'endiguer une marabunta de fourmis de deux mètres de long équipées d'une queue de scorpion. Ces planètes-là, à risque, ne sont bien sûr pas ouvertes à la colonisation de masse.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Visite des entrepôts


    Après le déjeuner, Reno retourne à sa chambre avec Alsyen . Il vient récupérer son équipement spatial, et celui de la « mascotte » qui est tout à fait opérationnel. Aujourd'hui, il se rend réellement dans les entrepôts pour apprendre, lors d'une véritable opération de déstockage, à manipuler les lourds containers en apesanteur.
    Il passe alors ses bottes « de cale ». À la différence des bottes normales, celle-ci s'enfilent dans la double épaisseur des jambes de pantalon qui ainsi les recouvrent et se fixent de manière étanche sur la botte au niveau de la cheville. Enfin, elles sont elles-aussi à aimantation progressive (seule est aimantée la partie en contact, en respectant le mouvement du pied. Cette aimantation est réalisée grâce à un maillage de mini-bobines inductives ultra-conductrices (qui en plus chauffent la botte) alimentées ou pas situé dans la semelle. Les gants fonctionnent sur le même principe, que ce soit pour l'étanchéité, qui cette fois se fait au niveau du poignet, que pour le chauffage (sur le dos de la main) mais ont une aimantation facultative et réglable en intensité. L'énergie électrique est stockée dans les multi-couches de la combinaison, qui a aussi des qualités de protection aux chocs et d'isolement aux différences extrêmes de température.
    Au niveau du casque, la combinaison dispose d'une capuche habituellement rangée en col fermé par des bandes auto adhésives électrostatiques. Un simple changement de polarité et la capuche peut se dérouler. Le casque est composé d'une partie rigide protégeant le crâne, et d'une visière prolongée par une mentonnière pouvant basculer d'avant en arrière et dont chaque coté vient s'emboîter hermétiquement à la base arrière du casque, emprisonnant ainsi la mâchoire. La mentonnière et la base du casque sont elles-mêmes prolongées par une « jupe » qui vient électrostatiquement se fixer dans le dos, sur les épaules et sur le torse. L'air entre les deux couches de « tissu spatial » est chassé par l'injection d'un gel qui aura tendance à se rétracter et à coller dès qu'il sera soumis à basse température, ce qui est rapidement le cas dans les entrepôts (il y fait moins soixante degré Celsius).
    Alsyen est encore une fois étonné par cette rusticité. Là où l'homme emploie un système multi-couches de fibres tissées alterné avec des couches isolantes métalliques et d'autres plastiques, sa technologie utilise un champ ondo-magnétique généré à fleur de combinaison très seyante, à la fois isolant et protecteur grâce aussi à des micro-paillettes réfléchissantes polarisées emprisonnées en son sein. Il n'y a pas de contact de la combinaison avec le vide donc il n'y a pas de déperdition de chaleur. L'énergie lumineuse quant à elle est dispersée par les micro-paillettes avant de l'atteindre et n'entraîne pas de surchauffe.
    Ensuite, juste avant de sortir, il faut, par-dessus la combinaison de bord, enfiler un scaphandre bien plus épais que celle-ci, rigide sauf au niveau des articulations du poignet, du coude, et du genou. Le scaphandre se clipse lui aussi au casque, aux gants et aux bottes.
    Sécurité maximum. La zone des entrepôts jouxte celle des hangars aux navettes. Ceux-ci, durant le déplacement intra-planétaire sont fermés. Cela leur permet de ne pas être exposés au froid extrême de l'espace de l'ordre de moins trois cent cinquante degrés Celsius quand il n'y a pas d'étoile dans les environs. Actuellement, l'espace extérieur est à 150°K grâce à Alpha du Centaure. C'est quand même un froid à ne pas mettre une navette dehors. Il ne fait que moins cent degrés Celsius dans le hangar des navettes, quasi désert en période de voyage.
    Le sergent Coll se charge de la formation de Reno. Celui-ci se réjouit de recroiser Alsyen et il a insisté pour que Reno l'emmène. De plus, Reno doit se sentir en confiance. Les manœuvres à effectuer sont délicates. Ils faut responsabiliser sans mettre une pression trop forte qui pourrait avoir des conséquences dramatiques.
    Ils enfilent leurs scaphandres. Puis ils effectuent mutuellement les vérifications d'usage des systèmes de sécurité, de l'étanchéité et de l'intégrité de ceux-ci. (pas de trou, ni d'entaille, ni de pli collé ou de bande électrostatique désactivée, discontinue, mal positionnée...). Ils sont alors autorisés à entrer dans le sas après identification auprès du poste de sécurité de l'état-major qui, à distance, leur ouvre la lourde porte. Quand celle-ci s'est refermée, l'atmosphère du sas est saturée d'un gaz irritant sous pression. Cinq minutes plus tard, si aucune plainte n'émane des trois reclus, c'est que leur équipement est opérationnel. Le vide est fait et la deuxième porte s'ouvre sur l'entrepôt Charlie.
    Après ces deux mois de confinement, Alsyen et Reno se sentent écrasés par l'immensité de celui-ci. La porte est située prés du plafond, alors que le sol est à trente cinq mètres plus bas. De là où ils sont, ils peuvent tout voir. Les containers, de trois mètres sur quinze, pour trois mètres cinquante de large, sont rangés empilés par dix, opposés par l'arrière. Ainsi, ils présentent en permanence leurs portes à la vue. Pour en contrôler le contenu, rien ne serait plus facile que de les ouvrir. Seulement, les containers sont chauffés par circulation de fluide. Leur disposition empilable permet à leur circuit de chauffage de communiquer avec leur voisin du dessus, du dessous et des cotés. Ouvrir signifie faire descendre la température de moins dix à moins soixante degrés Celsius et de risquer endommager les tuyaux de fluides internes. Alors, il vaut mieux s'abstenir. Pour les ouvrir dans de bonnes conditions, il faut les manipuler pour les installer à l'entrée de sas spéciaux qui en permettent le vidage ou le remplissage en atmosphère normale. À l'autre bout, des hommes peuvent donc les ouvrir et remplir les monte-charges permettant la répartition ultime dans les escadres ou dans les ateliers.
    Trois ponts télécommandés pouvant se déplacer sur des rails d'acier en hauteur, et équipés de palans avec des chaînes au bout desquelles s'agitent des mousquetons de quarante centimètres de long permettent cette manipulation. Les containers sont numérotés et leurs contenus sont recensés dans les mémoires des ordinateurs du vaisseau, sauf pour quelques-uns encore, datant d'une semaine avant l'arrivée de l'amiral, il y a vingt sept ans, qui ont été perdus dans les strates du cargo. Non équipés de la balise d'identification, et suite à un gros clash, ils ont totalement disparu des archives. Pour un potentiel d'embarquement par entrepôt de six mille containers, il reste une douzaine de « fantômes » auxquels on n'accède jamais. Il suffirait de retrouver les identifications en double alors qu'une seule est présente dans le fichier en « lisant » toutes les portes des containers mais on préfère compter sur le hasard pour les retrouver. Ainsi, s'il existe deux containers 1695, on « charge » le premier 1695 que l'on trouve sur le chariot. Si le contenu correspond à l'état de chargement, tant mieux, sinon, c'est qu'on a retrouvé un container perdu…mais alors, où est l'autre ? Par jeu, personne ne recense les numéros des containers ouverts pour lesquels le contenu ne correspondait pas...
    Lorsque un container a été vidé, il est placé au bout de l'entrepôt. Afin d'équilibrer vide et plein, les entrepôts C et D qui sont accolés sont vidés « en opposition ». Parfois un container vide est aménagé en lupanar ou en popote. Les « fêtards » embarquent avec un système de chauffage et un système d'oxygénation dans le container par le sas de chargement-déchargement et se font enfermer. Avec un complice dans l'entrepôt, le container quitte le sas et ses occupants ne risquent pas d'être dérangés durant leurs excès. C'est strictement interdit, mais c'est inévitable.
    Cette façon de fuir un instant le vaisseau et la promiscuité est très prisée. Une histoire de container « fantôme » ainsi occupé circule afin de dissuader les fêtards mais l'Amiral sait qu'il n'en est rien, ou alors son amiral de l'époque a su cacher la disparition de quelques membres de l'équipage. Ce qui est sûr, c'est que l'internement disciplinaire sans lumière avec un chauffage minimum et quelques rations est aussi strictement interdit par la hiérarchie militaire de haut niveau. Quelques amiraux y ont tout de même recouru pour des cas extrêmes.
    Reno est assez ému de manipuler les commandes du pont central. Il apprend à ne pas donner d'accélérations brusques et à poser doucement le container à la place exacte pour permettre l'emboîtement des circuits de chauffage. L'effet du poids n'existe pas en apesanteur, mais celui l'énergie cinétique, produit de la masse par la vitesse au carré existe bien. En cas de choc, il peut donc y avoir sous son action détérioration irrémédiable d'une jonction, ou plus grave, celle d'un sas, d'un pont, d'un autre container, d'une cloison... ou l'écrasement d'un collègue situé sur la trajectoire alors qu'il est en train de guider le conteneur pour réaliser un emboîtement parfait. Car au ralenti, on peut « pousser », quand les pieds aimantés touchent bien le sommet d'un container ou le sol, un autre container non emboîté.
    Le sergent Coll constate les manœuvres parfaites de Reno. Il en est heureusement surpris car former un jeune à cet exercice est une sacrée responsabilité. Néanmoins, le protocole exige un nombre minimum de mêmes manœuvres à effectuer à la suite, alors il suit le protocole même si c'est une perte de temps, question de responsabilité en cas de problème éventuel ultérieur.
    Le cerveau d'Alsyen est assailli par des ondes suspectes. Cela provient de l'autre extrémité de l'entrepôt. L'exercice étant terminé, il « suggère » au sergent Coll de décider un petit tour avec le pont pour l'atteindre. Chacun s'accroche à un palan et sur ordre, Reno lance le pont « à fond », histoire de tester la sécurité du freinage d'urgence. À cinq mètres du mur, le pont stoppe brutalement. Les deux compères continuent leur course au bout de leur chaîne, la lâchent au bon moment et vont se coller contre la cloison avec leurs quatre membres. Le jeu déplaît à Alsyen qui ne dispose pas de gants aimantés car il ne serait pas capable, selon leur fabricant, d'actionner le coté facultatif. Il rebondit donc sur la paroi et se retrouve à l'horizontale, avec la vue dirigée vers le haut, tenu par les pieds. Les deux hommes rient. Mais lui ne pense qu'à ces ondes psychiques. Malheur, elles émanent de mantas. Ces créatures de l'espace semblent immatérielles. Elles ne sont pas perceptibles à l'œil nu et passent au travers de la matière. Elles se nourrissent de matière fissile, de chaleur et de rayonnement lumineux. Il n'y en a que deux mais elles sont collées aux réacteurs nucléaires. La consommation du vaisseau doit en être augmentée. Les réserves en uranium pourraient ne pas être suffisantes. Et ce serait la mort pour tout l'équipage. La solution pour s'en débarrasser est de se rapprocher d'un soleil, source de nourriture, puis d'émettre des ondes d'une certaine longueur qui leur sont, pour des raisons inconnues extrêmement désagréables. Elles choisissent alors de changer de fournisseur. Mais comment prévenir les humains sans se compromettre ?
    Il n'y a pas encore urgence mais ce vaisseau est condamné s'il ne fait rien.
    Au retour des entrepôts, un vétéran aborde Reno.
    — Petit, suis-moi avec Scipion. On va le numériser.
    Reno est ravi. Ainsi Scipion sera dans les programmes de simulation avec lui. Reno bafouille un peu .
    — Oui Monsieur (*). Avec plaisir.
    Le vétéran le regarde de ses yeux glacés. Les traits burinés de son visage sec sont durs et figés. Les rides sont profondes alors que l'homme n'a pas l'air si vieux. Son crâne rasé est parcouru de veines proéminentes. Il est aussi efflanqué qu'un épouvantail. Reno n'ose plus bouger, attend d'interminables secondes que l'homme brise cette glace qui l'emprisonne.
    — Gamin, ne m'appelle jamais Monsieur. Moi, c'est « chef », compris ?
    — Oui M…Chef.

     

    (*) Monsieur est la traduction de "Sir" réservé aux officiers dans les armées du vingtième siècle. Le vétéran doit être un non-officier ancien avec une certaine aversion pour le « corps » supérieur.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Simulation globale


    Les programmeurs de l'état-major ont monté l'exercice « Bêta 112 : retour à la normale » de main de maître. Ils ont simulé la colonisation de la planète végétale avec quelques villes, des secteurs industriels et des mines d'uranium, de fer et autres métaux précieux.
    Ils ont aussi défini la cartographie des villages autochtones. Une race guerrière, peu évoluée au niveau technique, mais redoutable au corps à corps et à la guérilla. Certaines tribus disposeraient aussi d'un arsenal d'armes de poing volées aux colons.
    Il ne s'agit pas de tous les massacrer, mais de leur faire entendre raison quant à la suprématie technologique et militaire des humains. Afin de rétablir la paix, il faut dissuader et effectivement, en échange, on peut leur fournir quelques produits inédits manufacturés : les petits cadeaux entretiennent l'amitié.
    La mission de l'Armada est donc de venir en aide aux colons, avec leurs moyens militaires aériens et terrestres. Aucune opération amphibie n'est prévue. Ce type de mise en place ne se justifie pas, les barges aériennes à atterissages et décollages verticaux permettant d'investir les plages avec de nombreux personnels sans se mouiller et bien plus rapidement.
    Il faut savoir aussi qu'aucune évacuation totale des colons n'est possible. L'expansion coloniale a atteint le point de non-retour, en matière d'investissements comme en volume de population. Seuls 25% de la population pourraient être évacués, et elle ne le sera que si 75% ont été massacrés au préalable. Par contre, après définition des points sensibles à tenir coûte que coûte, et celle des lieux de regroupement sans risque, des missions d'extraction de colons de zones sensibles seront organisées, avec le risque d'être « accroché ».
    Après la « bande annonce » du contexte , les chefs peuvent consulter les cartes de la planète et prendre contact avec des entités virtuelles figurant les colons afin de préparer les états-majors terrestres. Certains officiers sont des officiers de liaison (O.L) professionnels prévus pour travailler en équipe avec les colons et ils transmettront les demandes de moyens militaires à l'Armada, ainsi que tout renseignement à propos des colons susceptible d'être « utile » à la décision. Le commandement des opérations est dévolu à l'Amiral, mais la décision d'action est conjointe entre celui-ci et le « représentant planétaire ». C'est cependant l'Amiral qui, le cas échéant, prend le dessus en matière de diplomatie avec les races locales évoluées.
    La simulation commence. Reno a été affecté comme aide de camp de l'état-major de l'escadre, après la distribution (fictive) aux hommes de sa section de tous leurs équipements de combat terrestre. Cela va de leur équipement de vie en campagne (tentes individuelles, petits outils, trousses de premiers soins, produits d'hygiène spécifiques – par exemple le savon parfumé autorisé à bord est prohibé en opération, on ne peut se raser qu'à la crème dépilatoire afin d'éviter les risques d'infections par des germes locaux inconnus– à des compléments de paquetage indispensables non conservés dans leurs armoires et parfois spécifiques au type de mission comme l'armure-gilet et le casque intégral de combat entre autres). Reno est « virtuellement » aux côtés de son chef d'escadre même s'il est physiquement dans sa chambre avec ses camarades.
    Ils ont tous des casques audio qui les isolent physiquement des uns en les rapprochant virtuellement des autres. Alsyen suit l'évolution de la situation par les yeux de Reno et fait mine de dormir sur le lit. Son double numérique a beaucoup amusé la galerie, avec une petite cinématique reprenant ses « acrobaties » du premier jour. C'était la « private joke » du briefing initial. Maintenant, il se tient tranquillement aux cotés de Reno virtuellement en salle état-major. De temps en temps, son avatar fait une bêtise qui provoque un désagrément à un officier en pleine action et l'hilarité de ses camarades. Ces humains sont de grands enfants.
    Le réalisme est extrême. Le rôle de Reno en ce moment est de préparer la salle de détente des officiers, avec restauration légère et rafraîchissements. Les officiers qui s'y rendront guideront leur avatar puis irons réellement à la salle d'à coté, dans la pièce de l'état major. Déjà la mission pour transporter des officiers de liaison (O.L) dans la capitale virtuelle de Bêta 112 a quitté le bord. Une navette équipée de huit barges se prépare à disperser celles-ci sur toute la surface de la planète en les larguant au plus près de leur point d'atterrissage. Elles transportent les équipes de recherche en profondeur (renseignement) plus deux sections aguerries pour déjà tenir une position stratégique.
    Les navettes peuvent éventuellement atterrir sur les planètes à condition qu'il y ait de grandes pistes d'atterrissage, nécessaires aussi au décollage. Mais la dépense énergétique est très importante, même si elles se posent ou décollent comme un avion.
    Les barges sont des sortes d'ailes volantes circulaires, avec un cockpit à l'avant pour les deux pilotes. Une petite queue à l'arrière stabilise l'engin et peut l'incliner vers l'avant ou vers l'arrière afin de permettre à la grande hélice du centre d'élever l'ensemble, de le faire avancer ou de le freiner, comme pour un hélicoptère.
    Elles disposent aussi de petites ailes escamotables qui peuvent les diriger tout en planant, avec l'hélice en auto-rotation. Un habitacle en fait le tour, tel une couronne et est occupé par les troupes d'assaut et leur matériel. Il existe un réservoir de carburant destiné au groupe électrogène fournissant l'énergie électrique pour le moteur, secondé néanmoins par de nombreuses batteries intégrées dans la coque qui se chargent en électricité quand la barge se laisse « tomber » en silence au dessus de son point d'arrivée. Elles font partie du bouclier inférieur qui protège aussi le dessous de la barge de tirs de projectiles. Au dessus et au dessous de l'hélice, un filet serré en câbles de polymères cent fois plus résistant et dix fois plus léger que l'acier, évite à celle-ci de cogner avec des oiseaux en vol, et avec des bouts de bois, ou des pierres à l'atterrissage. Sur le bord extérieur de l'habitacle, une sorte de store automatique déplie ou replie une « jupe », et à l'avant, une grosse hélice dans un cadre peut quitter l'intérieur de l'habitacle pour se positionner au dessus du poste de pilotage. La barge se transforme ainsi au sol en hydroglisseur. Le déplacement nécessite alors moins d'énergie qu'en vol.
    La position du jour sur la planète détermine quelle demi-escadre part au combat. Le rythme des demi-escadres est décalé de six heures, une même escadre couvrant ainsi dix-huit heures potentielles consécutives. Ainsi tous les personnels d'une demi-roue s'endorment totalement.
    Il y a aussi quatre quarts pour les équipes d'état-major mais leur roue a des quartiers spécifiques pour qu'ils ne se gênent pas dans leur cycle de vie quotidienne.
    Pour les attaques, autant que possible, le rythme des escadres est respecté au moins pour le départ. Ensuite, il s'agira d'aléas « au sol », mais les personnels seront fatigués au moment de la nuit, quoique que le rythme de la rotation de Bêta 112 soit de trente heures. C'est un problème de plus pour les grands décideurs. La durée de l'exercice est prévue aux alentours de quarante-huit heures pour ne pas compromettre l'instruction des personnels, mais une attaque manquée au départ ou une résistance acharnée due à une erreur de programmation initiale peut prolonger l'exercice. Car il est hors de question de se contenter de résultats partiels. La partie doit être gagnée.
    Le chef de Reno connaît ses objectifs. Face à sa webcam, il s'adresse à ses hommes pour leur donner les informations et les ordres nécessaires à la mission de l'escadre. Il sera bref car les chefs de section vont ensuite préparer les ordres avec les sergents avant de s'adresser à l'ensemble de leur section. Les sergents vérifieront que tous leurs hommes ont bien compris les ordres et ont bien préparé leur paquetage avant le départ. Enfin, ils pourront dormir réellement, pour être réveillés trente minutes avant le départ virtuel. L'escadre devra installer son PC dans une petite ville. Ce PC sera protégé par la Section Une renforcée par trois sections de colons, civils formés sur le tas, et équipés avec du matériel local.
    La section Deux, celle de Reno, devra assurer la sécurité de l'évacuation de petits villages, couverte ensuite sur ses arrières par la section Trois.
    La section Quatre quant à elle reste en réserve dès l'atterrissage. Elle peut être engagée à la demande en renfort, ou relever une section éprouvée après un dur combat. Sinon, elle remplacera, dix heures plus tard, la Section Une dans sa mission de surveillance… qui se substituera à la section Deux qui prendra la mission de la section Trois qui elle-même sera placée en repos.
    Toutes les escadres s'organisent ainsi, afin que les recrues puissent être jaugées sur trois types de mission différents. Enfin, un groupe comprend l'adjoint de section, tandis que le chef de section se place au sein d'un autre. Ainsi, avec le « décalage » permettant un groupe en situation de repos, il y a permanence du commandement de la section.
    Alsyen ne peut que constater l'ingéniosité de cette organisation, auxquels les moyens techniques ont été adaptés via un cahier des charges initial.
    Chaque section de combat débarquée compte soixante hommes. Chaque navette de huit barges peut débarquer deux sections. Chaque barge compte vingt-deux places pour permettre un éventuel sur-effectif accompagnant les groupes (chef d'escadres, officiers de liaison, spécialistes…)
    Le vaisseau école « Sun Tzu » dispose donc d'une force de frappe terrestre de quatre-cent-quatre-vingt fantassins, auxquels il faut ajouter les deux pilotes et le mécanicien de bord de chaque barge. Vingt navettes au total sont servies par six hommes (deux pilotes, deux mécaniciens et deux canonniers, les canonniers ayant des compétences de mécanicien, et les mécaniciens des compétences de pilote adjoint.) Deux équipages, en alternance sont prévus pour chaque navette.
    Avec le personnel de bord du « Sun Tzu », cela représente un effectif total de mille hommes. Mille hommes pour sauver une colonie de terriens face à plusieurs millions, voire plusieurs milliards d'autochtones. Il faut impérativement une supériorité technique et une force de frappe militaire crédible pour s'imposer. Mais surtout, il faut de la diplomatie et du bluff. Une race non équipée de télescopes ne doit pas pouvoir connaître les vrais effectifs auxquels elle est opposée. Car le nombre est en sa faveur.
    Pour l'instant, la race humaine n'a pas été confrontée à une race avec, entre autres, une armée organisée. Pas même une race qualifiée d' intelligente. Les simulations ne prennent donc en compte que des peuplades très primitives qui ne peuvent s'opposer à l'exploitation de leurs ressources minières.
    Néanmoins, un « droit sidéral» de l'indigénat les protège de sévices esclavagistes ou de génocides. Sur une planète déclarée « habitée », les colons ne peuvent prétendre à occuper plus de dix pour cent des terres émergées.
    En cas de société sédentarisée agricole, ce pourcentage passe à cinq, en partie en zone désertique qu'il faudra « aménager » pour être supportable et il est nécessaire de développer une diplomatie afin d'aider la race à atteindre le niveau de race industrialisée en échange. En cas de société industrielle, il ne peut y avoir que négociation : il ne s'agit alors plus de colonisation mais de comptoir d'échange marchand en préambule à des liens progressivements plus nombreux et ressérrés dans l'intérêt des deux espèces.
    Dans le cas de Bêta 112, pour plus de suspense, la forme de vie locale, qualifiée d'intelligente, mais ayant atteint seulement l'équivalent de l'âge de fer par elle-même n'a pas été dévoilée. Elle n'a malgré tout pas atteint le stade de la sédentarisation agraire. On imagine quand même un armement composé de lances, d'épées, de couteaux. Les programmeurs ont aussi rajouté en supposition des casse-têtes, des haches, des bolas, des boomerangs, des frondes, des arcs, des fourches et des filets, conçus à partir des hautes herbes qui recouvrent la planète, dont la tige est parfois aussi robuste, souple et dure que des bambous terrestres. On suppose qu'il s'agit d'une race ancienne, intelligente, naufragée de l'espace dont les descendants des rescapés initiaux sont en pleine décadence. En effet, aucune autre vie animale n'existant sur cette planète avant l'arrivée des colons, cette espèce évoluée ne peut pas être un effet de l'évolution locale… Autre détail croustillant : sa barbarie au combat est effrayante selon les colons. Quant aux effectifs, ils sont estimés entre quinze et cent-cinquante assaillants pour les plus grandes communautés.
    Seulement, un recensement plus précis à l'échelle de la planète n'a jamais été réalisé et la densité de communautés est totalement inconnue, car, celles-ci disparaissant sous les herbes, elles restent invisibles sur les photos aériennes.
    En cas d'attaque, l'avatar de chacun est « touché » de façon très réaliste. La mort semble moins évidente qu'avec des balles soniques ou des rayons, mais infiniment plus douloureuse. Se voir meurtri ou découpé peut faire réfléchir pour le cas où « ce serait vrai ». Il convient donc d'éviter le contact au corps à corps ou à courte distance…
    Ce qui est étonnant, c'est que les colons ont des problèmes sur l'ensemble de la planète. Ils occupent trois des quatre continents ( le quatrième est marécageux sur la totalité de sa superficie) pour un total de cinq villes (aïe, une de plus que quatre, chiffre « magique » de l'organisation du « Sun Tzu »), et treize implantations minières (gaz naturel et pétrole).
    Ceux-ci ont leur propre armée, environ mille cinq cents hommes répartis sur les cinq villes. Chaque ville pouvant fournir un contingent de cent hommes (cinq barges), pour défendre un centre minier attaqué. Seulement ça, c'était il y a trois mois. Leurs effectifs ont chuté de moitié « brutalement » suite à quelques accrochages meurtriers, sans survivant. Des civils ont été massacrés autour des villes. Les ouvriers des implantations minières sont retranchés et demandent leur évacuation.
    Doit-on imaginer une réaction au niveau de la planète ? Sur la base de quel système de communications existant entre ces primitifs ?
    Dans la salle d'état-major, les chefs d'escadre réels, avec l'amiral et les vice-amiraux peuvent suivre l'évolution de la simulation sur un écran géant splitté sur plusieurs scènes, avec des cartes des opérations en cours, un « espace de type planche contact » et une vue principale de cinq mètres sur trois. L'officier chef de l'équipe de programmation est celui qui choisit quel sous-espace a droit au premier plan. Mais chacun à son poste sélectionne ses sous-écrans et son espace principal en fonction de sa place dans le dispositif et de sa mission. Deux barges d'action de reconnaissance se sont posées à quelques centaines de mètres d'un village autochtone. Il ne s'agit pas d'attaquer mais de les observer.
    Dans le même temps, une barge de combat et une navette coloniale se sont posées prés d'un centre minier à évacuer. Cent soldats coloniaux devront protéger l'usine et ses ouvriers, car dans un premier temps, seuls les femmes et les enfants seront emmenés à la ville la plus proche.
    Les soldats coloniaux se déploient rapidement le long des barricades édifiées par les ouvriers. Ceux-ci quittent alors leur poste pour aller embrasser leurs famille avant qu'elles ne les quittent. Les deux aéronefs décollent. Au sol, les ouvriers montrent aux soldats non postés et à leurs chefs les quartiers qu'ils vont pouvoir occuper durant leur séjour.
    Quand soudain, c'est l'attaque. Partie des hautes herbes, une pluie de projectiles divers s'abat sur les hommes. La plupart sont de gros galets qui explosent les crânes découverts et les visières de casque, ébranlent les corps sous les gilets pare-éclats et blessent les membres. Mais il y a aussi des étoiles de métal qui se plantent dans les chairs. En deux minutes, quelques morts jonchent le sol et une cinquantaine de blessés geignent dans leur coin, sans que personne n'ait tiré une fois, tout occupé à se protéger contre l'averse.
    Ensuite, rien ne bouge malgré quelques rafales lâchées au hasard dans la végétation. Une deuxième bordée aussi drue que la première ne fait cette fois aucune victime. Le chef de bataillon colonial demande des renforts face à la « direction dangereuse ». Des grenades explosent à intervalles réguliers et enflamment la savane bleue.
    Des cris sur leurs arrières leur parviennent. Lorsqu'ils se retournent, ils peuvent voir une horde de cauchemar franchir les défenses. Alsyen en a un haut-le-cœur.
    Des Zymbrekes, une centaine environ, courant sur leurs jambes tentaculaires et courtaudes, avec leurs quatre bras armés déboulent en massacrant très vite tout ce qu'ils croisent. Les armes automatiques crépitent, quelques grenades explosent, des rayons vrombissent, mais en trois minutes, tous les humains périssent, affreusement mutilés. La vitesse et la résistance aux balles durant quelques secondes des assaillants leur permettent de s'approcher au plus près. Certains parviennent à tuer leur vis-à-vis avant de mourir sous les balles reçues presque une minute plus tôt. Sinon, ce sont les suivants protégés par les premières lignes qui s'en chargent. Seuls les projectiles soniques faisant exploser les torses et les têtes pourraient les arrêter en plein élan, mais les colons n'étaient pas équipés. Enfin, chaque soldat ne disposait que de huit chargeurs de vingt-cinq cartouches. Ceux qui étaient en hauteur n'ont pu tuer qu'un ou deux adversaires (car il est impossible de viser correctement sous une grêle de cailloux) avant d'être sauvagement tailladés par les haches, serpes, couteaux et griffes de leurs ennemis.
    Un à zéro, avantage aux « lanceurs de cailloux ». Leur victoire est totale, y compris pour le nombre de victimes. L'effroi se lit sur les visages des hommes. Le corps à corps est à leur désavantage. La portée utile de leur arme est inférieure à celle de leurs adversaires qui peuvent lancer leurs cailloux en étant à l'abri des vues. Pour commencer, iIl va falloir désherber tout autour des périmètres de défense. Mettre des détecteurs de mouvement assez loin pour ne pas se faire surprendre...et surtout monter en batterie des mitrailleuses soniques et des canons.
    Le « Sun Tzu » n'a pour l'instant aucune perte à déplorer mais l'usine tombée aux griffes des autochtones explose avec une cinquantaine de ceux-ci après qu'ils l'aient incendiée. C'est l'approvisionnement des villes et des vaisseaux spatiaux qui est menacé, c'est une défaite pour l'humanité.
    C'était à prévoir : le président de la planète s'en prend à l'Amiral qui n'a pas correctement protégé sa colonie. L'Amiral l'assure que dorénavant, tout détachement colonial sera appuyé par le « Sun Tzu ». Voilà les chefs d'escadre condamnés à organiser la défense de chaque exploitation minière.
    La solution retenue pour être efficace s'organise autour de deux groupes. Un groupe armé en traditionnel. Un autre à moitié en barge, et à moitié avec deux trinômes appuis, un trinôme servant un canon de 20 mm explosif et l'autre une mitrailleuse à munitions soniques.
    Mais il manque deux groupes pour couvrir l'ensemble du dispositif : il n'y a pas de forces de réserve sur lesquelles compter... Cela fait partie des problèmes « calculés » pour donner des maux de tête aux stratèges en exercice.
    En ne mettant qu'un groupe dans les villes, qui disposeraient de civils bien décidés à vendre chèrement leur peau, il devient possible d'en mettre deux dans les lieux isolés.
    Deux sections « éveillées » partent avec une navette et renforcent ainsi quatre usines. Afin de calmer la population, cinq des huit groupes présents au sol seront livrés en canons, mitrailleuses et munitions soniques pour fusil d'assaut afin de défendre les villes.
    Deux barges partent aussi raser un village autochtone proche de l'usine détruite en représailles.
    Huit heures plus tard, une nouvelle usine est attaquée.
    L'attaque a lieu de nuit. Chaque fantassin est bien équipé d'intensificateur de lumière individuel, mais les armes pour l'appui n'ont pas pu avoir le résultat escompté car le système intensificateur n'est utilisable qu'à cent mètres. Les troupes vendent chèrement leur peau mais finissent taillées littéralement en pièces. Seuls les deux trinômes à bord de la barge ont encore une chance de survie. Le chef de section est avec eux. La barge doit arrêter son feu meurtrier et retourner en ville lorsque l'usine est perdue et les troupes au sol anéanties. Le massacre aérien des autochtones est inutile et peu efficace puisque ils se dispersent vite et disparaissent dans les herbes après avoir tué le dernier humain.
    Faut-il abandonner les usines ? Chaque ville compte entre deux mille et cinq mille habitants mais seulement le tiers est apte au combat et a besoin d'être encadré par des personnels bien formés.
    À titre d'expérience, on décide d'évacuer une usine, en la piégeant à ses abords. Ainsi, les autochtones seraient dissuadés de s'y aventurer alors qu'il n'y a personne.
    Deux heures après son abandon, un groupe d'autochtones s'approche des baraquements. Une mine fait deux morts parmi eux. Loin de s'enfuir, au mépris de quatre autres morts, ils l'incendient.
    Dans l'intervalle, une ville est sévèrement attaquée. Grâce à l'arrivée de deux barges heureusement positionnées aux alentours, l'ennemi est contraint à la fuite, non sans avoir massacré quatre-cent-quatre-vingt-sept colons en vingt minutes.
    L'escadre de Reno doit rejoindre ses diverses affectations. Reno sera en ville avec un groupe appui, deux barges et le chef d'escadre, tandis que sa section sera répartie sur deux usines.
    Il se fait traiter de planqué par toute sa chambrée. Chacun se jure de bousiller le maximum de « toctones » avant d'y passer. Ce n'est pas la stratégie qui les étouffe, mais surtout aucun ne sait comment éviter le massacre. Si les grands chefs ne trouvent pas un moyen de défendre les positions contre des bestioles qui foncent comme une horde d'éléphants équipés de griffes et de dents, ils n'ont plus qu'à faire la prière de ne jamais tomber réellement dans cette situation-là. Car la reconstitution est riche en jurons spontanés réels mêlés ensuite aux horribles cris d'agonie émis par les avatars déchiquetés ou écrasés sous le nombre.
    On propose la construction de chicanes, de plots, de trous, de pièges contondants, de murets, de tranchées plus où moins profondes pour faire un no man‘s land autour des villes et des installations pour stopper le flux des attaquants. Certains ressortent les plans des camps retranchés romains avec le plus grand sérieux. Mais le temps manque. Il suffit de l'arrivée des troupes pour déclencher des attaques spontanées. Abandonner les lieux, c'est les livrer aux flammes.
    Un chef d'escadre reçoit un regard noir de l'Amiral quand il suggère que le scénario n'est pas crédible. La réalisation de ces usines ou des villes n'aurait jamais pu avoir lieu dans de telles conditions d'agressivité de cette espèce.
    — Le scénario est crédible, lâche l'Amiral, mais certains d'entre vous ne le sont pas . Vous n'allez pas assez au bout de vos observations. »
    Les avatars s'équipent en combinaison de combat, en matériel, en armes et en munitions. Un dernier repas est pris avant de quitter le vaisseau, puis c'est l'embarquement dans les barges pour les uns, directement dans la navette pour Reno et Alsyen. Cet embarquement se fait par des sas spéciaux qui évitent de passer par les lourdes portes et qui mènent directement à l'intérieur des barges ou des navettes. Ainsi, pas besoin de s'équiper en scaphandre. Mais la température est quand même encore fraîche dans les habitacles. Un petit plus quatre les change de leurs dix-huit degrés habituels.
    Chaque décollage sur le « Sun Tzu » est reconstitué sur le grand écran. Les hommes qui sont à l'intérieur des navettes et des barges eux conservent la vue intérieure, avec sur leur visage leur propre angoisse reconstituée par leurs avatars. Mais ceux qui restent dans le vaisseau où qui participent maintenant en spectateur puisque ils sont virtuellement morts ressentent à la fois ce sentiment de n'être rien par rapport à la masse du vaisseau, mais aussi celle d'être une parcelle de sa grandeur. La beauté de ses lignes, l'intensité des couleurs, la planète en arrière-plan, c'est un spectacle magnifique qui un instant leur fait oublier toute la dureté de cette simulation, au sol.
    Les hommes qui fixent les vis-à-vis de leur avatar sur leur écran restituants les vibrations de leur aéronef en seraient presque pris de nausées entraînées par cette suggestion. Il faut dire que leur chambre est aussi équipée d'un dispositif sensurround qui par l'émission de sons « inaudibles » consciemment, mais perçus par leur oreille interne, provoque des crampes au niveau de l'estomac. Personne n'ose parler dans la reconstitution comme dans la réalité durant le trajet d'une petite demi-heure.
    Puis c'est le débarquement sur B-112. Dans les usines, la section est accueillie avec des cris de joie et les ouvriers leur proposent quelques boissons alcoolisées, boissons qu'il faut savoir accepter mais ne pas consommer.
    Pour Reno, et le contingent accompagnant le chef d'escadre, c'est tout le contraire. La population maugrée de la modicité des renforts fournis. Elle pensait certainement voir débarquer de nombreuses troupes, mais seulement une quarantaine de militaires débarquent de la navette qui s'est posée sur une des grandes places de la ville.
    Des femmes et des enfants ont été conduits dans l'enceinte de l'astroport. Leur nombre correspond à la capacité d'emport des navettes présentes si on doit évacuer rapidement ce qu'on pourra de la population. Les hommes de plus de seize ans ont tous vocation à se battre, ainsi que les femmes jeunes sans enfant. Les personnes de plus de cinquante ans sont aux portes de l'astroport et serviront de dernier rempart pour couvrir la fuite des navettes. La mission des groupes de la FCP est d'interdire coûte que coûte l'accès à l'astroport, aux civils en fuite comme aux autochtones meurtriers.
    La ville est bouclée et se considère comme assiégée alors qu'aucun ennemi n'est encore en vue. Les abords à deux kilomètres à la ronde ont été « désherbés » au lance-flamme. Les sols sont affreusement noircis. Les zones marécageuses sont d'un noir parfois brillant, trahissant ainsi la présence d'eau, d'une profondeur aléatoire.
    Le chef d'escadre peste intérieurement. Il est sûr que l'Amiral triche avec la simulation. Les premiers assauts étaient l'œuvre d'une centaine de créatures. La dernière usine attaquée l'a été par plus d'un millier. Le potentiel du dispositif de défense a beau devenir plus efficace, les assaillants sont à chaque fois plus nombreux et il ne peut que céder sous le nombre.
    Mais il préfère ne pas en rediscuter.
    Reno, qui a aidé au montage des abris de combat en mousse expansée protégeant les défenseurs des jets de pierre durant leurs tirs par les meurtrières du-dit abri constate lui aussi l'inutilité d'une telle défense, orientée seulement vers les terres. Qui dit que l'ennemi ne va pas surgir du lac voisin qui borde la ville à peine à trois cent mètres de la place à défendre ? Il en parlerait bien à son chef, mais il n'ose pas.
    Le hasard faisant bien les choses, l'avatar de celui-ci le rejoint. En tant que chef, il est de bon ton avant la bataille d'avoir un petit mot avec les subordonnés, histoire de connaître leur mental et de leur remonter le moral. Sa note globale dépend de l'ardeur de ses combattants. Alsyen dans le cas de Reno est un bon moyen d'approche.
    — Alors Scipion, pas trop effrayé par le voyage ?
    Pour toute réponse, l'avatar lui bondit dans les bras pour jouer avec les boutons dorés de ses poches pectorales.
    — Faites attention à vos bonbons si vous en avez, monsieur, dit l'avatar de Reno sans intervention de celui-ci.
    Les spectateurs sensibles à l'humour au deuxième degré bien qu'en dessous de la ceinture rient de bon cœur à bord du « Sun Tzu », comme le vrai chef d'escadre interloqué juste quelques secondes.
    Mais il est encore plus stupéfait cette fois par la question du vrai Reno.
    — Monsieur, c'est bien sûr qu'ils ne savent pas nager sous l'eau, les monstres ? fait-il en montrant le lac.
    L'évidence même qui avait pourtant échappé à tout le monde... De son poste de commandement, l'Amiral sourit. L'effet de l'attaque surprise va tomber littéralement à l'eau mais, enfin, ses troupes commencent à réagir...
    — En fait, je n'en sais rien, avoue honnêtement le chef d'escadre. Je vais me renseigner auprès des colons.
    Plus personne ne rit, surtout quand il s'avère que les colons n'en savent rien non plus. L'étude de l'espèce la plus évoluée de la planète n'a pas été faite. Ils ont été classés comme « sauvages » ne pouvant s'opposer à l'exploitation des ressources indispensables au déploiement de l'humanité et sources de profit pour les colons sans plus de considération.
    Alors que l'état-major assiste en premier plan au massacre de la moitié de la section de Reno commandée par le chef de section, le chef d'escadre consulte les archives des colons au sujet des autochtones. Il visionne ainsi quelques scènes filmées au tout début par le module d'exploration, puis par les premiers humains débarqués sur la planète.
    Les colons ont menti par omission. Cette espèce ne cultive pas la terre soit, mais elle est évoluée. Il semble qu'il y ait un système hiérarchique dans les villages. Les femelles élèvent les petits et les mâles ploient les herbes de moins de trois mètres dont ils ne consomment seulement que les extrémités pour faire la cueillette. La ressource étant inépuisable naturellement, la culture propement dite est bien entendu inutile. Et la définition de la limite pour la définition de leurs droits est inadéquate.
    Plus rien n'a été filmé après la mort d'un anthropologue et de son guide. Nul ne savait ce qui s'était passé. On ne voulait pas le savoir non plus. On donnait quelques verroteries à ceux qui approchaient des premières habitations et tout se passait bien. Sauf quand on retrouva toute une famille massacrée.
    Les colons s'armèrent donc. Les incidents, cachés dans un premier temps, devinrent de plus en plus nombreux. Certains abandonnèrent leurs fermes et leurs animaux. Ceux-ci laissés en liberté, afin de pouvoir les retrouver en cas de retour se reproduisirent anarchiquement dans un premier temps, détruisant les jeunes herbes. Puis disparurent. On soupçonna bien sûr les autochtones d'en être responsables.
    La situation empira petit à petit. On créa donc une milice pour défendre la population. Les accrochages s'intensifièrent. C'est alors qu'un appel à l'aide fut lancé.
    Le chef d'escadre se repasse les vidéos et autres bilans des attaques. Les cailloux peuvent se trouver dans les lacs et rivières et être communs. Les haches, serpes et couteaux doivent servir à la fabrication des cabanes et à la consommation de l'herbe.
    Seules les étoiles l'intriguent un moment. Mais dans un passage filmé, on peut voir une créature évider avec une branche d'étoile l'intérieur d'une herbe. Et voilà pourquoi les étoiles ont des branches de tailles différentes. En fonction de l'herbe à évider, la créature utilise la branche appropriée. Toutes les « armes » utilisées sont des outils d'utilisation courante détournés de leur emploi. Malgré l'usage commun du métal, les autochtones ne fabriquent pas d'armes.
    D'ici qu'il y ait un tabou sur les armes, il n'y a qu'un pas à franchir. Et en le franchissant, l'escalade de la violence devient logique. Les créatures sont pacifiques mais ne tolèrent pas une espèce guerrière sur leur sol qui par la possession ou par l'exposition d'armes violent leurs principes.
    Encore deux usines viennent d'être attaquées et dévastées. Il n'y a que quelques survivants qui ont pu atteindre les barges. Il est temps d'arrêter les frais. Cette fois, le chef d'escadre décide de faire regrouper tous les colons sur l'astroport, ayant déjà fait embarquer les candidats autorisés à l'évacuation.
    Il ordonne ensuite la destruction de toutes les fortifications qui bloquent les routes, et la dissimulation de toutes les armes. Personne ne doit arborer une seule arme, puisque cela ne les dissuade pas, mais au contraire les oblige à passer à l'attaque.
    En face du lac, il fait mettre de nombreuses caisses ouvertes de « cadeaux ». En première ligne, il y installe Reno et Alsyen avec une conduite à tenir.
    Le conseil des colons hurle à la folie furieuse. Mais cette fois l'Amiral se déclare intéressé par la suggestion de son chef d'escadre. Et pourquoi pas une tentative de négociation pour un retour à la paix ?
    Il donne lui-même des ordres à l'autre chef d'escadre d'infanterie pour adopter la même conduite dans les usines encore intactes.
    C'est alors que des créatures sortent du lac et se dirigent vers Reno. Elles ne sont qu'une vingtaine. Reno lutte contre la sensation de peur et de dégoût qu'il avait eue en découvrant Glyon.
    Alsyen à ses côtés n'intervient pas, mais peut constater ce qui se passe dans la tête de son nouvel ami protecteur. Son chef a t-il raison ou son avatar va t-il être déchiqueté ? A t-il eu raison de tirer, réellement cette fois, sur cette créature qui allait avaler Alsyen tout cru ? Puis il se dit qu'il est victime du scénario de la simulation, que bien sûr, la créature des marais aurait dévoré Alsyen. Mais c'est vrai que dans le cadre d'une société extra-terrestre, cette créature à l'apparence monstrueuse peut effectivement être intelligente et pacifique. Seulement, cette simulation n'est qu'une fiction à but pédagogique et applicatif. Alsyen le conforte dans cette idée qui peut lui éviter une culpabilisation traumatisante, bien inutile puisque Glyon est mort, et qu'il n'aurait pas voulu d'une vengeance inutile. Après tout, Reno n'est pas responsable des préjugés qu'une race inférieure comme la sienne peut encore colporter. Déjà, si cette race se montre compréhensive envers les races qui lui sont inférieures, alors elle mérite la même compréhension à son égard de la part des races supérieures.
    Alsyen s'interroge sur cet amiral et sur cette société humaine, capable du meilleur comme du pire.
    Arrivées à deux mètres de Reno, les créatures s'arrêtent. Avec des gestes amples, de ses deux bras, Reno montre les caisses, désigne les créatures et essaie de mimer le fait que ces caisses sont pour eux et qu'ils peuvent les prendre. Une créature y plonge un tentacule et Reno opine du chef. Et puis, non prévu, il s'avance, bras largement ouverts, à portée immédiate des tentacules meurtriers. Il présente en avant sa main. L'être accepte alors de le toucher, d'abord la main, puis le dos, les bras… et Reno bien que crispé garde le sourire.
    Les créatures voisines emportent les caisses avec eux. La bataille n'aura pas lieu. Des scènes semblables se répètent à chaque implantation.
    La guerre est finie. Et gagnée. Non pas militairement, bien au contraire. Les colons sont désarmés de force par les FCP. L'Amiral donne des avertissements clairs aux colons, en matière d'expansion et de respect des espèces déjà en place. En fait, il rappelle ces notions essentielles dans les F.C.P. à l'ensemble de ses troupes.
    Son état-major est soulagé, bien que surpris d'une telle conclusion. Dans un sens, elle est logique. De l'autre, ils ne sont pas encore prêts à accepter ce genre de réalité. L'Amiral a de l'expérience, mais ne se ferait-il pas un peu vieux ?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Revue de chambrée


    Bien que la partie soit gagnée, l'exercice n'est considéré comme terminé qu'une fois le dernier homme rembarqué sur le « Sun Tzu », le matériel reconditionné et réintégré, les différents états et comptes-rendus remplis. Mais l'ennemi a emporté de l'armement, l'a détruit ou jeté dans des endroits inaccessibles. Il a pris aussi la plupart du petit matériel des sections massacrées, par curiosité, comme « prise de guerre » ou pour améliorer l'ordinaire. Reno a dû faire de nombreux rapports de perte virtuels et rééquilibrer ses stocks.
    La section n'a pas eu un résultat honorable car, au combat, les hommes ont eu des réactions irraisonnées. Pour ceux qui se sont laissés dépasser comme le chef de section, et ceux qui ont voulu faire du zèle et qui se sont trop exposés, comme le chef de groupe Sancruz, le bilan est sévère. Alors, la note exceptionnelle de Reno réveille des rancœurs même si elle permet de ne pas être la section la plus mal notée du « Sun Tzu ».
    Dès le dernier bouton de guêtre nettoyé, rangé ou recousu, Caubard organise une revue de chambre pour la section. Le but évident est de « punir » si possible les coupables de mauvaises notes.
    Mais il a décidé de s'en prendre aussi à Reno.
    Dans la première chambre, C'est l'ensemble des recrues qui écopent de sévères remontrances disgracieuses pour des traces de doigts encore visibles sur les surfaces sensibles des postes informatiques. Sa voix résonne dans les couloirs. Il y a parmi les recrues des autres chambres des petits rires moqueurs et nerveux, mais tous s'agitent afin de traquer la moindre trace ou la moindre poussière.
    Pour un reste de nourriture pourtant emballé et récent dans une armoire, Caubard gueule à l'infamie, au manque d'hygiène, à l'irresponsabilité et vide entièrement l'armoire dont les habits, serviettes et effets étaient pourtant bien rangés, pliés au carré. Seul le petit casier réservé aux affaires personnelles est épargné. Il n'a théoriquement même pas le droit de voir ce qu'il contient.
    La malheureuse recrue abattue par les paroles blessantes de son chef contemple tristement au sol ses affaires, en vrac alors qu'elle avait mis tant d'effort à les plier et à les aligner. Sa sanction est exemplaire : trois jours d'interdiction de foyer pour lui et cinq pour le responsable de piaule.
    Dans la seconde chambre, c'est une bannette avec un sac de couchage déclaré froissé qui vaut à son possesseur un savon en règle. Il faut dire qu'en matière de qualificatifs exotiques, l'armée stellaire a su conserver des classiques du genre. « Pine de coucou » dispute avec « couille de loup », « testicule de chien sauvage » et « résidu de fond de capote » la première place au hit-parade de l'insulte gratuite. Encore deux jours pour la malheureuse victime habillée pour tout le reste de son service à bord du « Sun Tzu ».
    Sancruz met la chambre de Reno au « Garde à vous ». Alsyen saute sur la bannette de Reno et fait mine de grignoter un stylo.
    Caubard répond au salut de Sancruz, fait mettre au repos la chambrée et se plante devant Reno.
    — C'est quoi ce binz, soldat ?
    Reno ne comprend pas. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il va passer un sale quart d'heure.
    — Votre saloperie de singe n'a rien à faire ici durant une revue. Surtout avec son habitude de faire des saletés partout.

    — Désolé, Monsieur, je ne le savais pas. C'est la première depuis que...
    Caubard se colle presque à lui et à deux centimètres du nez, il lui crache une flopée d'invectives. Il en est rouge de rage.
    — Désolé…désolé. Vous ne savez dire que çà. Vous êtes une bite de porc, une pine d'huître, une grosse couille, une plaque d'égout, une balayette à chiottes, un …
    On n'en saura pas plus. Alsyen vient de perturber les neurones contrôlant les centres moteurs de la parole, et Caubard n'émet plus qu'un borborygme suivi d'un gargouillis. Il n'apprécie pas trop qu'on lui rappelle un incident récent qui l'a en fait mis dans l'embarras, même si ce n'était pas le but du chef de section.
    Caubard s'interrompt, surpris. Puis réessaie. Il n'articule qu'un « vous » très aigu et ridicule. Tous les regards se portent sur lui. Silence pesant et son teint devient livide. Il choisit de sortir sans un mot et Sancruz « pète » un garde- à-vous quand il franchit la porte. La revue est terminée. La quatrième chambre souffle, tandis que celle de Reno retient un fou-rire qui leur tord les tripes et les fait grimacer alors qu'ils tentent de rester impassibles.
    Sancruz sort lui aussi. Le regard de son chef ne présageait rien de bon. Et manifestement, ses sphincters ont dû lâcher en même temps que ses nerfs.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Le vétéran



    Le vétéran Erick Dombass est assez intrigué par le duo Scipion-Reno. Il observe les deux acolytes consommant l'un un C'fet, l'autre un petit paquet de biscuits à une table du foyer. Il lui semble que ces deux-là communiquent vraiment. Il est vrai que Reno parle à Alsyen, mais sans se douter que celui-ci comprend. Assez réservé, malgré une certaine popularité parmi les recrues grâce à son petit compagnon, Reno reste souvent seul. Il ne se doute pas qu''Alsyen éloigne insidieusement les gêneurs, ceux-ci pouvant faire perdre du temps à la formation de Reno.
    Celui-ci étudie « par curiosité » le pilotage d'une navette sur l'écran souple au bras gauche de sa combinaison tout en sirotant à la paille sa cannette souple. Il retient sans vraiment se rendre compte toutes les consignes qui devront lui servir le moment venu. Dans son idée, il les lit « comme un roman » même s'il ne comprend pas tout. En même temps, il parle à Alsyen de son ancienne vie sur Terre, comme si Alsyen était un confident. Il agit en fait sous l'impulsion de celui-ci. Ainsi, Alsyen en apprend beaucoup sur les mœurs terriennes et leur niveau de développement. Il en apprend aussi beaucoup sur Reno, ses joies, ses peines, ses ambitions…
    Reno s'est engagé suite à une rupture sentimentale et parce qu'il avait l'âge de travailler. Un secret désir d'aventure chez le garçon l'avait détourné du fonctionnariat ou de l'emploi à vie dans une société ou une usine. Une condition physique moyenne, mais potentiellement améliorable lui avait permis de passer les tests de sélection pour les FCP (Force de Colonisation Planétaire, souvent mises à tort au pluriel, car la volonté terrestre est bien d'avoir un organisme unifié de défense). Mais son faible entrain pour les études ne lui avait permis d'obtenir qu'un maigre diplôme de gestionnaire de stock, ce qui avait conditionné son emploi actuel.
    Blanc originaire de « La Dominique », dans les Antilles, Reno avait cette nonchalance trompeuse des îliens. À l'étroit sur son île, dans son idée, la Terre elle-même était aussi étroite. En fait, il s'adaptait très bien à vivre dans un microcosme comme le vaisseau ou le camp d'entraînement dans lequel il avait séjourné trois mois.
    Il n'avait que peu visité les extérieurs puisque celui-ci était implanté dans un ancien goulag soviétique, afin de préparer les recrues à toujours se méfier du froid de l'espace, bien sûr hors de proportion avec ce qu'on pouvait subir sur terre.
    Néanmoins, il n'avait pas eu à affronter directement le terrible hiver russe. Il avait commencé en été à supporter chaleur, moiteur et moustiques dans les marais, puis un rafraîchissement notable automnal pour quelques températures glaciales mi-novembre. Ensuite, l'instruction avait porté surtout sur le confinement, et non sur la résistance au froid. Il n'avait donc pas été exposé à des températures extrêmes. À quoi bon ? Dans l'espace, elles pouvaient survenir en quelques secondes en cas d'accident ou en quelques heures par manque d'énergie. Quand il n'y avait aucun secours extérieur possible, une mort rapide était peut-être même parfois préférable à une survie inutilement prolongée grâce aux différents dispositifs de survie et l'aptitude à les mettre instantanément en œuvre.
    Puis il avait effectué un petit trajet vers le cercle Arctique à la station dite du Pôle Nord, mais en fait située sur l'île d' Ellesm. Les glaces avaient finalement fondu deux siècles auparavant et malgré le contrôle de l'atmosphère, la calotte glaciaire ne se reformait pas.
    À peine arrivé dans le cercle Bêta, il avait intégré le « Sun Tzu » et entrepris le voyage initiatique dans le système d'Alpha du Centaure. Si seulement ses cadres ne l'avaient pas bousculé, pour lui, plutôt placide, malgré sa timidité, les classes dans l'espace auraient été supportables. Mais son côté « provincial » et sa gentillesse en avaient fait la tête de turc idéale pour des cadres qui devaient rapidement s'affirmer, derrière ceux qui sur terre avaient « préparé le boulot ».
    De Bêta prime à Bêta 112, Reno avait appris la vie à bord et son travail de soldat lors des simulations, mais sans étincelles. Pour Erick Dombass, à ce moment-là, Reno n'était qu'un bleu, sans intérêt de surcroît.
    Erick Dombass a physiologiquement trente ans. Mais il a quitté la terre plus de cinquante ans avant Reno. Il a exploré pendant dix ans un système à dix années-lumière de là. Cinq ans de voyage initial, un an dans le cercle Bêta, encore douze ans de « voyage », dix ans d'explorations et d'aventures durant lesquelles les trois-quarts de ses camarades ont perdu la vie.
    Puis douze ans pour « revenir en arrière » avec quelques rares privilégiés afin de participer à la formation d'un équipage et repartir ensuite avec pour les cercles extérieurs à dix-sept années-lumière du cercle Bêta. Il a encore dix ans à faire de l'exploration. S'il en réchappe, il aura gagné le droit à une retraite et à une « terre » à exploiter sur une planète habitable des systèmes extérieurs.
    Bref, même petit gradé, ce vétéran compte plus qu'un jeune sergent ou un jeune officier, surtout aux yeux de l'Amiral, qui lui, va accomplir sa troisième campagne…
    Alors, quand le vieux soldat aborde Reno, celui-ci tombe des nues et en écrase sa canette de C'Fet posée sur la tablette devant lui.
    — Bonjour mon garçon. Désolé de te déranger. Tu permets qu'on discute un peu ?
    — Euh! Oui Mon…, chef, avec plaisir.
    — Tu en reprends un ?
    — Oui merci. (En fait, refuser une invitation de vétéran est impensable pour une jeune recrue, déconseillé pour un jeune gradé, y compris officier).
    Celui-ci fait un signe de la main, avec deux doigts tendus. Le responsable du comptoir se déplace avec deux « spécial vétéran » car il est hors de question qu'un vétéran boive du C'Fet. Cet ersatz de boisson alcoolisée, à base d'eau recyclée, légèrement gazéifiée et additionnée de sucre, de colorant jaune/noir et d'un mystérieux extrait de plantes apéritives ne serait pas bénéfique pour un vieux foie habitué à dégrader de bien plus intéressants liquides.
    La boisson « spécial vétéran » est un peu forte et certainement alcoolisée. De curieuses histoires de distillation clandestine sur le vaisseau circulent.
    Il s'agit là en fait d'un pur malt terrestre que l'administration militaire ne saurait refuser à ses troupes d'élite qui sont sans espoir de revoir un jour la terre, cela malgré le coût énergétique élevé du kilo de matière expédié à cinq année-lumières par le régénérateur.
    Reno est plus accoutumé au rhum. Mais c'est devenu un produit introuvable pour lui, et à son grade actuel, tout alcool lui est interdit. Sous la « protection » du vétéran, il peut apprécier le breuvage à sa juste valeur.
    — Je te regardais et j'ai vu que ton petit ami est bien apprivoisé.
    — Oui, Monsieur, il est assez intelligent même.
    — À quel point ?
    — Il sait ouvrir une poche proprement pour manger la nourriture à l'intérieur. Il répond à son nom. Il sait rester sage bien qu'en fait, il n'est pas très actif. Il serait même du genre nocturne, car je l'entends bouger la nuit. Mais il ne fait aucun dégât dans la chambrée et je lui dépose sa nourriture à portée. Il mange quand il veut et ne semble pas grossir.
    — Et que mange- t-il ?
    — Des cacahuètes, des biscuits, des fruits secs ou seulement séchés…Ses dents sont vérifiées toutes les semaines, à cause du sel et du sucre. Il a aussi droit à des analyses d'urine pour détecter un éventuel déséquilibre. De temps en temps, je lui donne des fruits au sirop mais il n'aime ni les compotes, ni les yaourts, ni les crèmes dessert. Il faut dire qu'à bord, nous n'avons aucune nourriture pour animaux.
    — C'est peut-être une chance pour lui. Nous avons une « bestiole » nous aussi. Mais elle est infiniment plus insaisissable. Plus intelligente je pense, mais très sournoise. Nous la gardons en cage. Tu as le seul toutou extra-terrestre du bord.
    — C'est vrai qu'il est affectueux. Mais parfois, je me dis que c'est lui qui m'a adopté.
    — Certains animaux sentent qu'ils ne risquent rien avec certaines personnes. C'est d'autant plus vrai avec les primates habitués à la vie en collectivité sous la domination d'un chef. Il t'accepte et obéit. Les échanges ensuite tissent les liens. Mais il faut aussi respecter leur « personnalité » et ne pas céder à leurs caprices.
    — Le jeu ne l'intéresse pas trop. Par contre, il veut toujours être avec moi.
    Alsyen rirait bien intérieurement de cette conversation, s'il n'avait « scanné » l'esprit du vétéran durant cette conversation. Un brave gars un peu bourru qui en a vu des vertes et des pas mûres, mais surtout condamné à brève échéance si Alsyen ne fait rien. Une tumeur sous le lobe gauche est déjà bien développée. Son foie est déréglé ainsi que son système physiologique. Certainement des altérations dues à des rayonnements cosmiques ou des radiations. Pour la tumeur, Alsyen l'étouffe en organisant le boycott des mini vaisseaux sanguins qui la nourrissent. Quelques milliers de neurones vont en pâtir. Mais d'autres prendront leur place, car Alsyen le « stimule » un peu pour cela, comme il l'a déjà fait pour Reno. Il corrige aussi les taux de réaction de certaines glandes afin d'accélérer la production d'hormones réparatrices. Enfin, que l'homme profite bien de son whisky, car les prochains lui seront désagréables au goût.
    C'est du « vite fait », mais la médication par stimulation neuronale a aussi des limites et demande du temps pour agir sur certaines parties du corps. La prostate elle-aussi est à changer rapidement. Il vaut mieux assez tôt que trop tard. Ce soir, il dormira à l'infirmerie, car Alsyen en bloque l'influx nerveux qui la ferait réagir. Les humains ont d'ailleurs une solution efficace de remplacement aujourd'hui pour vider une vessie à la demande. Pour soigner les intestins, Alsyen sollicite la vésicule biliaire. Elle va produire pour l'estomac une variante d'un antibiotique naturel qui va les assainir. L'homme en général n'est pas adapté à tous les micro-organismes extra-terrestres qu'il croise et certains lui sont néfastes à long terme.
    Comme si l'homme lui en était déjà reconnaissant, celui-ci le caresse doucement sur le sommet du crâne et à la base du cou. Alsyen se rapproche un peu de Reno, jouant à l'apeuré, alors qu'il peut provoquer une douleur de tous les diables en moins d'un dixième de seconde à tout ennemi, avant même que celui-ci n'attaque. Puis c'est la paralysie temporaire ou la mort, selon l'inspiration. En général, c'est la paralysie. Alsyen et les siens respectent toute vie dans la mesure du possible. Un apanage du vrai pouvoir. Celui de pouvoir faire et de savoir se contrôler.
    — Monsieur, demande Reno timidement, vous avez déjà fait des guerres ?
    Dombass s'interroge. A-t-il le droit de répondre que les seules guerres qu'il a connues ont dû être menées contre des colons qui s'en prenaient à d'autres colons ?
    — Non mon garçon. Nous sommes une force de dissuasion et d'urgence, ainsi qu'une aide à l'exploration, un symbole du gouvernement légal et une protection dont on espère ne pas avoir besoin. Mais nous devons nous entraîner pour être prêts à toute éventualité. Seulement tu verras. Certaines planètes sont hostiles. Et le service est fatigant à la longue.
    — Alors, il y a beaucoup de routine ?
    — L'entraînement permanent permet de s'en affranchir en partie. De plus, chaque escale est exceptionnelle et enrichissante. Le danger est permanent, car l'espace dehors est glacial. Mais il faut savoir dominer sa peur, gérer son stress et rester opérationnel. Pour cela, il faut un moral en acier inoxydable. Enfin, nous balisons le chemin de l'homme dans cette immensité. Nous écrivons l'histoire, à notre petit niveau. Pas de gloire et de conquêtes sanguinaires. Mais je te promets des jours difficiles où le héros sera toujours celui qui sait en toute occasion résister à la tentation de baisser les bras. Enfin, dans ce contexte, les risques d'accidents sont nombreux. Tu dois être vigilant pour toi, mais aussi pour tes camarades. Nous sommes dans le ventre du même tas de ferraille, et crois-moi, des actes importants pour tous, tu auras à en faire souvent. Déjà en étant un bon camarade.
    — Vous avez visité beaucoup de planètes ?
    — J'en ai survolé quelques-unes. Je me suis posé sur d'autres. Mais on ne peut en visiter une en entier. Il y a tant à voir sur chacune. Des paysages, de la flore et de la faune parfois… et puis les colons, leurs filles. Il y a des bons coups dans de plus en plus d'endroits. Et à chaque fois qu'on se repointe près d'un régénérateur, la station a doublé de volume, il y a de nouvelles villes sur la planète support, de nouveaux bars, de nouvelles filles… ».
    Les filles. Mais quelles filles disponibles pour des soldats de la FCP, par définition de passage ? Des prostituées, l'amour tarifé. Sur terre, cela n'existe plus.
    — Des p... ?
    — Mais non, ce sont des hôtesses et elles ont choisi de s'occuper de nous. Bon, elles te poussent à la consommation, mais le passage à l'acte n'est pas automatique. Et surtout, il est gratuit.
    Là, le vétéran ment effrontément. Il est interdit aux filles d'encaisser quoi que ce soit de la part des troupes de la FCP. Mais elles ont leur commission sur leurs consommations, comme sur les prix des chambres. Enfin, les petits cadeaux offerts aux plus gentilles ne sont pas interdits, à condition qu'il ne s'agisse pas d'argent. Elles sont très habiles pour se faire offrir des produits que les commerçants reprendront ensuite comme les bijoux et les bouteilles de parfums encore sous emballage. Ils appliquent cependant une petite décote aux dépens de la fille, histoire de mieux profiter du filon que représente un vaisseau des FCP plein de jeunes gens sans occasion réelle de pouvoir dépenser leur solde durant de longues périodes.
    En tout cas, Reno est peu prolixe sur le sujet. Quant au vétéran, il n'a pas envie de s'étendre sur son passé. Un passé chargé de camarades morts par accident ou maladie.
    Il ne peut pas parler aujourd'hui de toutes les affections qui touchent l'humanité durant sa conquête de l'espace à un jeune : les radiations, le « scorbut de l'espace », la stérilité à trente ans, les « coups de folie » meurtriers…
    Néanmoins, il tente de prendre la température du moral de Reno, histoire de rendre cette discussion « utile » au bon fonctionnement des FCP.
    — Et tes chefs, ils sont sympas ?
    Petite moue de Reno.
    — Je vois. Je ne te demande pas de balancer. Ça ne se fait pas en plus. Mais tu sais, c'est normal qu'au début, ils soient un peu rudes avec vous. Ce ne sont pas des copains et vous n'êtes plus des gosses. Ensuite ça s'arrange. Ils doivent pouvoir compter sur vous et savent vous féliciter pour vos résultats aux manœuvres …
    — Je n'ai pas dû être brillant dans mon travail, et moi je n'ai pas combattu comme le reste de la section.
    — Tu es pourtant le premier qui se soit interrogé sur la connaissance des espèces locales, alors que les autres ne se contentaient que de réagir à un déferlement d'assaillants. Or on ne peut bien combattre un adversaire qu'avec la connaissance complète de celui-ci, et pas seulement de son armement et de ses effectifs. De plus, le meilleur combat est celui qui coûte le moins cher en vies. C'était le but de cet exercice. Les effectifs sont encore réduits et les moyens sont coûteux. Enfin, nous ne pouvons pas laisser une trace de sang sur notre passage dans l'espace.
    Alsyen apprécie ces réflexions de la part d'un simple soldat. Cette préoccupation, même motivée par des raisons économiques et pratiques est oubliée par les espèces belliqueuses finissant alors dans un cul-de-sac de l'évolution. Parfois trop tard, après avoir causé des dégâts irrémédiables pour d'autres mondes. Qu'une espèce sache raisonner ainsi en chacun de ses membres est un bon signe. Malheureusement, l'homme a encore beaucoup à apprendre avant de pouvoir bénéficier des échanges avec les Zanniens.
    — Tout à fait d'accord avec vous. Mais enfin, c'est le travail des diplomates, pas des militaires.
    — Où vois-tu des diplomates ici ? Dans l'espace, nous nous devons d'être autonomes. Dans les cercles extérieurs, ce seront des militaires qui seront en premier au contact avec une autre civilisation. Imagine que nous ouvrions le feu à mauvais escient. Nous condamnerions tout le reste de notre espèce à cause de cette « mauvaise impression » initiale.
    — Il n'y a pas de cours pour ça.
    — L'Amiral a l'intention maintenant de faire travailler les officiers à les concevoir. D'où le côté un peu manichéen de la dernière simulation pour les convaincre après un échec cuisant.
    — Oui, c'est une histoire de « grands chefs ».
    — Pas du tout. La rencontre avec une espèce intelligente peut avoir lieu n'importe où, et avec celui qui sera en première ligne : un simple soldat en général.
    — Et si l'autre est armé ?
    — Espérons que de son côté, il aura eu la même instruction que nous. Sinon c'est la peur de l'autre qui entraînera les deux parties dans un conflit meurtrier.
    — Mais comment savoir ?
    — Si tu croises une espèce avec des objets manufacturés, même une simple hache en pierre, tu évites de tirer. Et même de menacer. Ta vie est en jeu, mais dans ce cas-là, celle de tes camarades l'est encore plus, et tu dois être prêt à mourir pour ne pas t'être défendu à temps.
    — Facile à dire.
    — C'est pour cela qu'il faut une instruction, pour aller au-delà du réflexe primaire d'auto-défense, et que nous sélectionnons les « éclaireurs ».
    — Vous voudriez que je sois éclaireur ?
    — Du calme petit. Finis d'abord tes classes. Cette fonction n'existe pas encore… officiellement, et puis, tu as déjà tiré sur une espèce inconnue. Cela peut être interprété comme un constat d'échec ou comme une expérience unique qui peut t'éviter de recommencer.
    — C'était pour…
    — Oui mais, le casse-croûte est en général moins important que le prédateur dans l‘échelle de l'évolution. Dans ton choix, tu as fait preuve d'anthrocen... d'anthropocentrisme comme dit l'Amiral. Et quand l'intelligence survient, alors, il y a produits manufacturés.
    — C'est un point de vue aussi.
    — C'est un point de départ. Je ne suis pas une grosse tête. Allez, ne t'en fais pas. Après Bêta 006, le régime de « bleu » passera de mode. Ça va être votre baptême du feu là-bas.
    — Qu'est ce qu'il y a là-bas ?
    — De nombreuses surprises. Mais ne compte pas sur moi pour les éventer. Sinon, où serait l'intérêt ? Je te laisse. Deux whisky, c'est tout ce que le règlement permet. Même pour nous. Et je suis de quart tout à l'heure. À la prochaine petit.
    — À la pro…oui Chef »
    Deux heures plus tard, le vétéran s'endort alors que le chirurgien de bord étudie son dossier médical. Pour lui, si la prostate est touchée, le vétéran n'en a plus pour longtemps. La suite va lui donner tort.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    B-006 : Accident dans la jungle


    Tout allait bien jusqu'alors. Ce n'était plus de la simulation cette fois. Comme pour Bêta 112, il fallait débarquer. Il ne s'agissait pas d'une promenade de santé. À peine sorti des barges, il faudrait progresser dans la jungle durant un kilomètre, se cacher en lisière, observer l'ennemi de jour. Enfin, passer à l'attaque de nuit.
    Dans le scénario, l'ennemi était clairement humain et évolué en matière technologique : des colons séparatistes, supérieurs en nombre, mais pas très bien formés militairement. Ils avaient recruté des mercenaires et des aventuriers, plus dangereux mais moins motivés dès que les forces coloniales seraient clairement supérieures en puissance de feu. Enfin, une résistance aux séparatistes, légaliste, existait et il fallait agir de concert avec elle. Chaque compagnie avait sa mission. Une section prendrait contact avec la résistance, les autres se prépareraient à l'assaut en lisière. Mais toutes commenceraient leur exercice par une phase d'infiltration pédestre.
    Voilà pour les conditions initiales de la mission qui avaient été relayées à tous les échelons. Il fallait le prendre pour un simple petit jeu en grandeur réelle avant de rejoindre les quartiers des camps d'entraînement de Bêta 006.
    Une formalité à laquelle chacun avait dû être préparé grâce aux exercices de simulation. Hélas, l'impondérable survient. La barge du groupe de combat de Reno donne des signes de dysfonctionnement. Elle se pose sur la canopée de la jungle luxuriante qui borde l'objectif.
    Des branches craquent, elle s'enfonce de moitié dans l'océan vert, des antennes extérieures se brisent. Le contact avec le « Sun Tzu » et les autres barges est coupé. Les pilotes déclenchent la balise de secours.
    C'est la nuit. Il y a deux heures avant que ne se lève l'aube. Tout le monde reste en sécurité à l'intérieur et tente de dormir un peu. La situation semble stable, une autre barge ne devrait pas tarder à arriver.
    Alsyen en doute un peu. L'encadrement, que ce soit le chef de section ou les sergents ne semble pas croire à l'arrivée d'éventuels secours. Seulement, aucun d'entre eux ne manifeste de signe d'inquiétude pour autant. Qu'est ce que cela cache ?
    Aux premières lueurs du jour, les sergents réveillent la troupe. Caubard prend alors la parole.
    — Les gars, l'exercice continue, même si nous ne sont plus dans le cadre des conditions de départ. Mais au lieu d'un kilomètre de jungle à parcourir, c'est dix qu'il va falloir se coltiner, en vingt-quatre heures seulement. L'attaque a été reportée pour nous attendre. Il n'y a pas de barges disponibles pour venir nous chercher. Elles ont leurs propres exercices à effectuer une fois les troupes déposées au sol au profit des pilotes.
    Dans l'esprit des recrues, il y a un peu de colère et d'appréhension. Faire dix bornes en vingt-quatre heures dans cette jungle si inhospitalière, alors que dans l'espace, leurs organismes se sont affaiblis... Ils rêvent tout éveillé les chefs !. Mais pour elles, le cauchemar commence.
    Alors que la plupart de ses camarades sont descendus, Reno, d'autorité, arrête quatre de ses camarades.
    — Faut prendre du matos les gars sinon on va se retrouver rapidement à court dans cette jungle.
    Joignant le geste à la parole, il leur tend coupe-coupe, hachettes, trousses de survie, cordes, sacs plastiques, gants de manutention...ainsi qu'un brancard, une pompe filtrante…
    — On répartira tout ça en bas, ordonne Reno.
    C'est chargés comme des baudets, avec armes, munitions et sacs de campagne bourrés de grenades et d'explosifs que Reno et ses camarades descendent le long des cordes jusqu'au sol à travers les branchages.
    Avant de partir, chacun s'occupe de vider son sac pour n'emporter que le strict nécessaire.
    Alsyen les trouve bien inconséquents. Certains abandonnent leur tente individuelle, d'autres les affaires de rechange sous prétexte que leur combinaison de combat est étanche. Des sur-vestes chauffantes (par mise en contact de deux liquides réactifs) et des duvet-hamac jonchent le sol, jetés par leur propriétaire désireux de transporter un petit kilo de moins. Il est question de combattre de nuit, donc la nuit prochaine, il n'y en a pas besoin. Les organismes sont amoindris par le manque d'exercice physique dans l'espace, tout poids inutile peut leur rendre l'épreuve insoutenable ou les mettre dans une situation dramatique.
    Heureusement Reno lui est en pleine forme et Alsyen le conforte dans sa décision de tout garder, et même de porter en plus une trousse de survie supplémentaire, de la corde, des sacs plastiques, la pompe filtrante et la toile du brancard. En cas de besoin, des branches peuvent remplacer les armatures. Les sergents regardent leurs hommes mais ne disent rien. Alsyen remarque qu'eux n'ont rien laissé de leur paquetage individuel.
    Tout le monde est muni, soit d'un coupe-coupe, soit d'une hache, outils indispensables dans la jungle pour ouvrir une trace. Reno emporte une petite pelle pliable à son ceinturon. C'est encore le seul.
    — Alors Reno, plaisante l'un, c'est toi qui va te charger des feuillées ?
    (Les feuillées : nom donné aux WC de campagne utilisés collectivement. Sommairement, il s'agit d'un trou creusé à l'écart du reste du camp, protégé des regards, mais dans la zone sécurisée. Si le détachement est important, et le stationnement prévu pour durer un peu, toute l'ingéniosité des bâtisseurs est sollicitée : trous plus importants, planchers, murs de branches, protection contre la pluie, camouflage y compris aérien avec de la végétation fraîche (herbes, feuilles...) .)
    Les deux sergents rassemblent leurs groupes face à eux. Il faut expliquer à la troupe la méthode de progression dans une jungle. Chacun tient à son groupe ce langage.
    — Cette planète dispose d'un magnétisme comme sur la terre, situé au pôle nord avec une déviation de quatre degrés entre le nord magnétique et le nord géographique. À bord de la barge, nous disposions d'un GPS relié au « Sun Tzu » qui nous renseignait en permanence. Dans certains cas, le relais était assuré par une navette qui nous « orientait » durant l'opération. Mais ce dispositif, assez lourd, n'est pas prévu pour rester en place deux jours pour seulement une section isolée. Au sol, nous disposons donc d'une carte et d'une boussole. La carte nous servira quand nous rejoindrons une route. Mais nous devrons éviter celles-ci lorsque nous nous rapprocherons de l'objectif.
    Nous allons donc passer par la jungle sur dix kilomètres en suivant un azimut, c'est à dire une direction dont je connais l'écart angulaire avec le nord magnétique. Mais il va falloir aller tout droit et connaître à chaque instant la distance que nous aurons parcouru.
    Pour cela, nous allons définir des fonctions et tout le monde les échangera au fur et à mesure.
    Il va y avoir un « ouvreur » qui marchera en tête avec un sac à dos rouge, bien visible dans cette végétation, mais très léger car il va lui falloir se faufiler entre les branches. Plus loin il sera, tout en restant à vue, mieux je peux prendre un point de repère situé entre moi et l'objectif dans la direction indiquée par ma boussole. Si je n'ai pas de point de repère, l'ouvreur en fera un, avant de faire lui aussi encore un peu de trajet. Derrière moi, il y aura deux compteurs de pas. On vous a fait calculer combien de pas vous faisiez « naturellement » en cent mètres. Ils vont compter leurs pas pour les transcrire ensuite en distance. Quand un « compteur » arrive à cent mètres, il fait un nœud sur une petite corde accrochée à son poignet droit. Au bout de dix, il fait un nœud sur la cordelette de gauche. Au bout de neuf nœuds de chaque coté, nous serons pas loin de la sortie..
    Mais avant de faire compter, j'envoie les layonneurs vers le repère que j'ai pris, qu'il soit naturel, ou posé par l'ouvreur. Avec les coupe-coupe et les haches, ils devront tracer un chemin « carrossable » pour le reste de leurs camarades jusqu'au repère. Car ceux-ci vont porter leur équipement, plus l'équipement « collectif », plus le sac de leurs camarades de devant qui ne bénéficient pas d'un passage aisé. Bref, les bêtes de somme avec plus de trente kilos sans compter arme et munitions. Avec cette chaleur moite, ce ne sera pas une partie de plaisir.
    Fin de l'explication. Tout le monde n'a pas encore bien compris, sauf que ça va être pénible. Mais une fois que chacun sera à sa place, il va pouvoir constater le fonctionnement de l'ensemble.
    Jamais les recrues n'auraient pu penser se retrouver dans de pareilles conditions. À l'époque des régénérateurs translateurs inter-sidéraux, des vaisseaux spatiaux et des scooters anti-gravité (en ville seulement car il faut un rail à effet d'induction enterré pour pouvoir léviter), il va leur falloir marcher, et dans une forêt dense en plus.
    Rien à voir avec leurs marches dans les déserts glacés sur terre lors de leurs classes, où il suffisait de baisser la tête et de suivre le rythme…
    Caubard marche juste devant Reno. Il constate la qualité du layon ouvert et s'assure de ne perdre personne. Par précaution, tout le monde est relié par talkie-walkie. Seuls les cadres les gardent en permanence allumés, ainsi que l'ouvreur. Une recrue qui s'éloignerait de la trace à l'insu de son binôme doit l'allumer pour appeler à l'aide. En dix mètres hors du layon, on peut perdre le sens de l'orientation, partir dans une mauvaise direction et être perdu, c'est-à-dire dans ces conditions, être condamné à mort à brève échéance. Bien que la progression se fasse en file indienne, que chacun voit son camarade de devant, et que logiquement il n'y a pas à quitter la « trace », on ne sait jamais ce qui peut arriver si une créature agressive surprenait les hommes et que ceux-ci se dispersent un peu trop vite.
    Un sergent ferme la marche, tandis que l'autre guide la colonne.
    Les arbres vont du simple tronc très fin qui tente de trouver de la lumière aux gros troncs centenaires assombrissant le ciel. Les racines sont triangulaires, à haut sommet et s'élève parfois jusqu'à cinquante centimètres au dessus du sol puis rejoignent le tronc et semblent vouloir y grimper. On dirait des lettres J. Elles sont assez pénibles à enjamber, et extrêmement glissantes, comme le bois mort dissimulé par les mousses et les hautes fougères, semblables à celles que Reno a pu voir dans les restes de forêt primaire sur son île d'origine. Elles ont aussi la fâcheuse manie de se disputer l'espace et de s'enchevêtrer. Le sol est constitué en dessous d'argile rouge, elle aussi glissante en surface et dure en dessous. En suivant les troncs, Reno peut constater la présence de nombreuses plantes parasites nichant dans les trous et méandres des géants. Des lianes retombent des sommets et finissent par se replanter dans le sol. Parfois, il faut passer entre les branches d'arbres morts tombés en travers. Les tronçonneuses entrent alors en action car les coupe-coupe sont insuffisants pour permettre de se frayer un passage.
    L'œil acéré de Reno repère aussi quelques orchidées accrochées aux arbres, mais il n'est pas sur un circuit touristique et il vaut mieux pour lui surveiller ses pieds. Les serpents doivent fuir au devant des hommes mais les scolopendres n'hésitent pas à leur couper le passage. Leur piqûre douloureuse peut faire gonfler un bras en quelques minutes et mettre au supplice sa victime pour plusieurs jours. Vu la taille de certains ici, approchant les trente centimètres, ils pourraient peut-être même faire mourir un homme de douleur. Chaque souche de bois pourrissante peut abriter un nid de dizaines d'individus... Reno n'ose penser qu'on ait pu importer aussi des mygales et des fourmis géantes
    Au bout de deux heures, première halte. Ils ont parcouru un kilomètre environ. Tout le monde est regroupé pour un repos et une collation obligatoire. À l'issue, les rôles seront inter-changés.
    À part les cadres, non astreints au layonnage, et qui de plus ne portent que leurs affaires personnelles au maximum, tout le monde est déjà exténué.
    Alsyen constate que Reno supporte mieux les conditions difficiles que ses camarades. L'entraînement physique à bord porte déjà ses fruits. Au cours de la progression, il a déjà soulagé la fatigue des deux porteurs de part et d'autre de Reno, et à la pause, il s'occupe de Jean-Louis qui s'est pas mal entaillé les avants-bras en layonnant. Les griffures, bien que superficielles, sont vilaines et sales mais Jean-Louis ne semble pas vouloir les montrer à l'infirmier. Il incite donc Reno à les voir et spontanément le jeune homme se propose de soigner son camarade.
    Celui-ci accepte volontiers. Reno nettoie les avant-bras avec un peu d'eau prise de sa gourde, puis passe un antiseptique léger avant d'appliquer un pansement vaporisable. Jean-Louis est soulagé de la sensation de brûlure à fleur de peau qui le taraudait. Plus loin, l'infirmier de la section ne chôme pas non plus.
    Alsyen s'étonne de la fragilité des combinaisons de combat qui se sont parfois déchirées au niveau des jambes et des bras. Les porteurs et les cadres ont encore les leurs en bon état, mais celle de l'ouvreur qui se faufile comme il peut en liaison avec le sergent de tête risque fort de bientôt ressembler à une loque s'il conserve cette fonction. Branches et ronces devraient glisser sur elles… En observant les épines des lianes, Alsyen constate qu'elles sont dentelées et coupantes comme des rasoirs. Ces plantes sont fortement composées de minerai de fer, dont le sous-sol doit être saturé, et elles l'intègrent dans leur organisme en évitant en plus son oxydation. Voilà pourquoi aussi elles sont si difficiles à trancher. Les coupe-coupe eux-aussi sont déjà passablement émoussés et Sancruz montre aux jeunes comment les réaffûter.
    Le sergent Coll lui aussi aborde individuellement chaque membre de son groupe pour une brève discussion qui lui permet de savoir où en est mentalement et physiquement son interlocuteur du moment, comme de pouvoir juger l'état général de l'ensemble de son groupe. Caubard enregistre des commentaires sur son dictaphone en chuchotant. L'attitude des cadres est totalement différente que sur le « Sun Tzu ». Attentifs et prévenants, ils passent de l'un à l'autre de leurs hommes avec les bons conseils pour gérer les petits bobos.
    La colonne se remet en marche. Environ une heure plus tard, elle tombe face à un marigot. Des sortes de palétuviers ont colonisé la cuvette. Il faut traverser.
    Caubard ordonne la pause déjeuner. Les hommes ont droit à une petite demi-heure. Certains mangent complètement leur ration journalière de combat, d'autres chipotent. Reno s'applique à ne manger que le nécessaire, mais à en garder pour le cas où, ce soir. Chacun en effet n'a qu'une ration. Celle qu'ils devaient manger pour juste après le combat. La conserve auto-réchauffée est excellente, et Reno fait chauffer de l'eau pour que chacun puisse profiter de son café individuel en sachet.
    Cette initiative est saluée par Caubard lorsque il vient d'autorité se servir et Reno en rougit. Pour une fois que son chef de section a un mot sympathique pour lui, il en tombe des nues. Ce petit moment de détente pour chacun retarde la fin de la pause, mais ensuite, le moral un peu remonté, personne n'hésite à entrer dans l'eau à la suite de l'ouvreur.
    Celle-ci se trouble de la vase remuée dans le fond. Des odeurs méphitiques remontent aussi en grosses bulles. Pour ceux dont les combinaisons sont griffées, le contact avec l'eau est gluant. Chacun porte son sac en hauteur bien qu'il soit logiquement parfaitement étanche, et seuls quatre guetteurs conservent leur arme hors de la housse, prête à servir.
    En effet, Caubard a parlé de la présence éventuelle de crocodiliens et ils ont la mission de surveiller la moindre ombre suspecte. Tout le monde pense aussi à des poissons carnivores, des serpents d'eau géants … En tout cas, il y a des sangsues dans l'eau et des insectes tout aussi suceurs de sang au dessus.
    La peur et le dégoût au ventre, chacun avance, vigilant, afin de ne pas glisser sur les racines sous marines, de ne pas s'enfoncer dans des sables mouvants… L'ouvreur n'est plus seul. Il s'agit d'un trinôme dont chaque élément est relié à la même corde. Le premier surveille au devant, les deux autres ont chacun leur côté et la section suit plus loin le même trajet. Pour l'instant, la profondeur est inférieure à un mètre et il n'y a pas de courant, d'où la vase et les poches de méthane issues de la putréfaction et piégées sous la couche de végétation tombée ultérieurement au fond de l'eau …
    Au-dessus, la canopée vibre de mille cris, craquements et autres bruissements. Parfois, une branche tombe dans l'eau, on entend une envolée subite… et la vie si bruyante du haut, bien qu'étouffée par le feuillage dense, contraste avec le silence d'en bas, dans une semi pénombre permanente, où les hommes, sauf pour quelques flocs parfois inquiétants, sont les plus bruyants malgré leur mutisme. La jungle d'en bas retient son souffle sur leur passage, ou s'est enfuie avant leur arrivée.
    À part le sergent Coll qui communique avec le trinôme de tête, plus personne ne discute et chacun avance à la queue leu-leu, perdu dans ses pensées, tout en regardant anxieusement autour de lui. Pour certains, la combinaison de combat retient plus l'eau qu'autre chose. On entend râler sourdement pour des piqûres. De temps en temps, l'un glisse, parfois dans un juron éteint par l'eau et se terminant par un « plouf », mais plus personne ne rit. Certains commencent même à aider les plus faibles à se relever, écrasés par le poids du sac et du reste de l'équipement.
    D'autres prétendent être tombés à cause du « sol » qui a glissé, ou d'un serpent qui les a entravés. Personne n'est rassuré par ces anguilles invisibles et tomber pourrait entraîner les morsures d'un adversaire invisible, ou pire…
    Les remugles gazeux qui éclatent à la surface ne parviennent plus à écœurer les nez blasés mais commencent à donner de sérieux maux de tête. Caubard harangue les hommes exténués leur promettant la pause dès la sortie du bourbier. Ceux-ci maugréent maintenant.
    C'est alors qu'un crocodilien sème la panique. Ses quatre mètres de queue et d'estomac derrière ses deux mètres de mâchoires immergés sont surmontés des deux centimètres d'yeux et des dix centimètres de cerveau qui ont repéré les hommes et décidé l'ensemble à plonger. L'eau est tellement trouble qu'il est devenu invisible dès son immersion complète. Alsyen détecte sa présence froide tapie dans les profondeurs. L'animal n'a pas faim mais chasse systématiquement, histoire de mettre dans son garde manger sous-marin un peu de viande à y faire pourrir pour mieux l'attendrir et la bonifier . Il est impossible de faire un tir de barrage pour l'effrayer. Alsyen comprend que soit le crocodilien est tué, soit il va tuer un homme. Alors, il stimule Reno pour qu'il se saisisse de son arme et persuade le crocodilien de remonter en surface. À moins de dix mètres du sergent Coll, la masse sombre apparaît, gueule ouverte. Reno l'atteint immédiatement à l'articulation de la mâchoire, puis dans la masse du torse. L'animal se tord de douleur et une fusillade l'achève, le perforant de toutes parts.
    Les hommes respirent. Le sergent Coll fait un petit signe de remerciement à Reno puis les hommes s'éloignent rapidement du corps qui déjà attire de nombreux poissons et anguilles carnivores. De plus gros prédateurs risquent bientôt eux aussi se joindre à la curée…
    Bien leur en prend. Quelques dizaines de mètres plus tard, Reno se retourne et aperçoit d'inquiétants soubresauts qui agitent la surface voisine du cadavre déjà à moitié dévoré.
    Un quart d'heure plus tard, ils atteignent enfin la terre ferme. Caubard accorde dix minutes de pause. Il faut s'éloigner ensuite du marais pour établir un camp pour la nuit. Car celle-ci tombe dans moins de trois heures.
    Les hommes passent ces dix minutes à brûler les sangsues qui se sont fixées sur les jambes avec la pointe incandescente de briquets à pile. Certaines ont même mordu au travers de la combinaison. Reno fait circuler entre les recrues les bombes de sparadrap hémostatique en aérosol. Il pense quand même à s'en garder une pour lui. Après tout, les autres n'avaient qu'à se charger eux aussi. Il pense à mettre sur le crâne d'Alsyen un baume pour calmer les piqûres et celui-ci lui manifeste sa reconnaissance par de petits cris.
    La colonne repart. « Dans une demi-heure, si on trouve une clairière, on s'arrête » ordonne Caubard au sergent Sancruz qui prend la responsabilité de l'orientation à la place de Coll.
    Une heure et demi plus tard, enfin, l'endroit idéal est trouvé. Tout le monde avec son coupe-coupe ou sa hache dégage la zone afin de la rendre plus confortable. Une équipe va chercher du bois mort avec haches et tronçonneuses. Chaque groupe à sa zone de « résidence » . Certains tendent les hamacs (dits étanches car le dormeur est intégralement protégé par une toile laissant passer l'air mais pas l'eau, et encore moins les insectes) entre deux arbres. D'autres préfèrent la tente … Mais surtout, la moitié des effectifs se retrouve sans protection ni couchage pour la nuit.
    Les cadres sermonnent les inconscients qui peuvent se préparer à la plus mauvaise nuit de leur vie, entre les moustiques, araignées, serpents, scolopendres, rats, chenilles urticantes et autres vermines grouillantes qui vont sortir de terre ou descendre des arbres dès le crépuscule. Ils n'ont plus qu'à dormir, à même une bâche plastique ou une couverture de survie près du feu.
    Caubard relève d'ailleurs leurs noms, l'air de rien et Alsyen comprend que les circonstances actuelles n'ont rien d'accidentel, ni même d'improvisé.
    Le stage d'aguerrissement a commencé à l'insu des recrues.
    Longue nuit prévisible : quatorze heures.
    Alors que les tentes sont à peine montées, des trombes d'eau s'abattent sur la jungle en quelques minutes. Des sacs oubliés ouverts, en particulier ceux des « sans-abris », se remplissent et leur contenu se mouille. Adieu linge sec et papier toilette.
    Le sergent Coll montre comment allumer du feu avec du bois mouillé. Il prend une hache et choisit un gros rondin. Il le fend et en conserve le cœur. « Voyez,fait-il, au centre, le bois est dur et sec ». Il en extrait alors de fines baguettes qu'il empile puis allume avec un superbe briquet tempête à essence gravé à son nom que tous les jeunes à ce moment-là admirent et désirent le même dès qu'ils auront l'occasion d'en acheter un. Enfin, il rajoute progressivement des bouts de bois de plus en plus gros.
    Trois autres foyers sont donc allumés selon la même recette et tout le monde s'y réchauffe et s'y sèche tant bien que mal. Personne ne pense que l'ennemi pourrait repérer ces fumées et qu'un aéronef pourrait surgir et les régaler d'un feu nourri plus lourd à digérer en plein repas. Dans un petit abri de branches et de bâche, confectionné à la hâte, Reno et l'infirmier passent en revue avec leur lampe électrique les corps fatigués et meurtris de leurs camarades afin de soigner toutes les coupures, piqûres, ampoules...
    Caubard surprend tout le monde après s'être absenté aux feuillées nouvellement creusées grâce à la pelle de Reno (Le sergent Coll a désigné deux responsables. Il a félicité Reno pour sa prévoyance de « fourrier », et remercié pour son tir rapide et efficace qui lui a peut-être sauvé la vie). Il revient traînant une lourde masse derrière lui. En fait, il a abattu une sorte de phacochère qui a eu le malheur d'être trop curieux alors que l'humain tenait à son intimité et à sa sécurité à ce moment-là. Pas question d'espérer que l'animal ne charge pas quand la situation n'est pas à son avantage. Personne ne demande s'il a tiré en position accroupie ou debout. Les recrues les moins « impressionnables » dépècent, vident et mettent à la broche le cochon sauvage en un minimum de temps.
    Les odeurs de viande grillée réveillent des instincts de chasseur chez plusieurs recrues et Sancruz en place deux sur un côté du campement, interdisant aux autres de s'y promener.
    Une lampe et les viscères du tourne-broché servent d'appâts. Bientôt chaque feu s'orne d'une broche sur laquelle un gibier de taille « frétillant » de graisse fondue va permettre à des ventres affamés de se remplir.
    Alsyen est effaré de cette barbarie. Il a suffit d'une journée à ces jeunes humains civilisés tiraillés par leur estomac pour redescendre au niveau de l'homme des cavernes.
    *
    * *
    Les affamés oublieront d'ailleurs Reno et l'infirmier, occupés jusqu'à fort tard aux soins de leurs camarades. Finalement, ils n'en verront même pas les os, jetés dans le feu après qu'on y ait arraché avec les dents le dernier lambeau de viande et croqué les cartilages les plus fragiles.
    Heureusement le prévoyant Reno avait encore quelques bribes de ration dans son sac qu'il partagea avec l'infirmier. Celui-ci avait aussi quelques bonbons revigorants et des vitamines dont il décréta qu'ils en avaient tout deux bien besoin avec un petit sourire. Afin d'achever en beauté ce maigre repas en solitaires, ils prirent ensemble un petit café soluble chaud grâce au réchaud de Reno et ils se couchèrent relativement rassasiés.
    Pour leur travail précédent, ils avaient été dispensés de tour de garde. Ils purent donc s'endormir pour une nuit sans interruption tandis qu'autour du camp, les ombres des sentinelles fantomatiques, par leurs courtes et incessantes rondes repoussaient tout de même un peu les silhouettes plus sinistres de la faune locale.
    Alsyen ne put dormir mais plongea Reno dans un sommeil profond et réparateur. Lui ressentait la pression des esprits animaux prédateurs ou peureux du voisinage. Certains cris et rugissements inquiétants jaillissant durant de brefs moments furent sans équivoque sur la triste destinée de certains.
    Auprès du feu, les recrues trop peu prévoyantes vécurent une nuit de cauchemar entre les moustiques, araignées, tiques et vers sangsues qui ne leur laissèrent aucun répit. Les bruits et les cris sinistres les empêchèrent aussi de s'endormir.
    Un peu avant le lever du jour, de nouvelles trombes d'eau faillirent éteindre les maigres cendres rescapées de la nuit. Seuls deux feux purent reprendre après l'averse pour tenter de sécher ce qui n'avait pas été mis à l'abri.
    *
    * *
    Ce matin humide et encore froid, les cadres constatent les dégâts. Les trois quarts de leurs troupes sont amorphes, les yeux bouffis, la tête basse, les bras ballants.
    Afin de les réveiller, Caubard ordonne un rassemblement, bien alignés, dans les trois minutes. C'est la pagaille. Il houspille les recrues et ordonne un nouveau rassemblement, prêts à partir, dans le quart d'heure, camp propre. Cette fois, tout le monde s'active un peu plus, mais Reno a du retard, car personne ne l'aide pour le matériel commun.
    Il en fait un tas, près du lieu de rassemblement, et rejoint l'arrière des rangs, son sac à peine bouclé et gonflé au maximum.
    Caubard l'appelle. Ça va être sa fête.
    — Soldat, c'est quoi ce tas ?
    — La tronçonneuse, une pelle, le reste du matériel médical, une pompe épuratrice d'eau, un réchaud collectif…
    — Vous aviez donc de quoi chauffer de l'eau pure pour toute la section ce matin.
    — Oui adjudant.
    — Et vous ne l'avez pas fait.
    — Je n'ai pas eu d'ordres et tout seul, pour trouver de l'eau dans cette jungle…
    — Voilà ce que je reproche à la section. Tout le monde s'est occupé de ses petits bobos et est resté au chaud dans sa propre bouse en attendant que les choses se fassent. Sortez tous quarts et couverts de vos sacs et laissez les sacs ici. À quatre, allez cherchez de l'eau. Vous, dit-il en regardant Reno, soyez prêt à faire fonctionner l'épurateur et à faire chauffer l'eau. Et faites vous aider si nécessaire. Les autres, trouvez-moi dix branches droites de deux mètres cinquante de long pouvant supporter plus de cent kilos. Je veux tout dans vingt minutes, personne ne reste seul. Tout le monde a son arme avec lui. Il y en a toujours un pour couvrir le groupe. Exécution. »
    Cette fois tout le monde s'agite dans le bons sens. Caubard arrête deux boiteux dans leur élan et demande à l'infirmier de les examiner.
    Tout le monde est bien réveillé maintenant et le café a aussi redonné un peu de moral. Certains se sont proposés pour aider Reno à transporter le matériel commun. Caubard réclame à nouveau l'attention de la section.
    — Les gars, il ne reste qu'une heure d'efforts pour rejoindre l'objectif. La manip de l'assaut est annulée. (« Tiens donc - pense Alsyen – Comme si on pouvait encore y croire ... »). Dans un kilomètre, nous sortirons de cette jungle. Mais nous avons un problème. Deux de vos camarades ne peuvent plus marcher. Il va falloir les brancarder. Toi l'infirmier, tu as combien de brancards ?
    — La toile d'un seul, adjudant.
    — Alors trouve-moi deux sur-vestes chauffantes.
    Reno donne la sienne à l'infirmier qui en avait déjà une. Ce sera encore ça de moins à porter pour lui.
    Le sergent Coll prend les deux vestes, les boutonne, puis les oppose par le bas. Ensuite, il fait passer un bâton dans la manche de la première, le long de la veste fermée, le long de l'autre veste pour enfin faire ressortir le bâton par la manche de la seconde veste. Même opération avec le deuxième bâton et voilà un brancard de fortune prêt à accueillir un blessé.
    Reno récupère deux bâtons pour la toile de brancard classique et le sergent Coll demande au reste de la section de confectionner trois brancards de plus sur lesquels seront mis les sacs des blessés et de leurs porteurs.
    La difficile progression reprend, encore plus compliquée par l'exercice de brancardage à réaliser. Caubard a été optimiste en parlant de « seulement une heure » et au bout de deux heures, la lisière apparaît enfin. Une autre section est sortie de la jungle elle aussi, depuis peu et progresse cent mètres plus loin. Elle se traîne, désemparée, avec le dernier marcheur abandonné, des petits groupes dispersés, la tête basse, de taille variable... elle ressemble aux tristes lambeaux d'une armée défaite.
    — Rassemblement au pied du mât au drapeau. Immédiatement, lance Caubard.
    Effectivement, sur ce qui ressemble à une énorme base aérienne flotte au loin un drapeau qui doit être au moins à deux kilomètres. Mais cette fois, c'est l'euphorie et chacun rassemble ses dernières forces pour ne pas ralentir la section.
    Les cadres derrière adoptent un rythme de croisière en riant, regardant leurs jeunes poulains dopés par l'odeur de l'écurie. Ils courent presque, le souffle court, oubliant les ampoules aux pieds, les muscles douloureux, le poids de la charge, la fatigue et la faim. Ils ne voient que ce drapeau qui finalement se rapproche et ils sont hypnotisés par le roulement de leur cadence sur le bitume. À hauteur de l'autre section, les quolibets fusent entre les dépassés et ceux qui les doublent. Les cadres tous en tête se font surprendre par la section de Reno qui leur passe devant, tous groupés en quelques secondes. Le temps de rameuter les traînards et de lancer leurs propres hommes à leur trousses, il est trop tard.
    La section Caubard arrive avec cent mètres d'avance sur leur section qui vient de se faire griller la première place pour toute l'unité. Spontanément, Reno et ses camarades déposent leurs sacs, le matériel proprement derrière et s'alignent, par groupe, au pied du mât.
    — lls comprennent vite, glisse Caubard à ses deux sergents. Après tout, elle n'est pas si mauvaise cette section.
    Mais le stage vient seulement de commencer.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    B-006 : Planète tout risque


    Les recrues en ont plein les bottes. Et pourtant, cela ne fait que quinze jours que le stage d'aguerrissement a commencé. Il reste encore un mois et demi à tirer avant de repartir avec le « Sun Tzu » vers d'autres horizons.
    Bêta 006 est une planète grosse comme une fois et demi la Terre. La gravité s'en ressent. Comparée à la gravité artificielle du « Sun Tzu », elle est encore plus pénible à supporter. Voilà pourquoi les efforts dans la jungle étaient si pénibles à leur arrivée malgré leur entraînement physique dans l'espace.
    D'un autre côté, cette gravité élevée leur permet de se remuscler plus rapidement car leur organisme est sollicité en permanence. Rationnés à bord, et contraints de manger des denrées lyophilisées, congelées, irradiées, conditionnées sous vide, pleines de conservateurs etc …, le plaisir de remanger de la viande rouge, de vrais œufs, et surtout des fruits et des légumes frais est immense.
    Cette planète a été terra-formée il y a deux cents ans. Précédemment, les êtres vivants, malgré la présence d'eau, de volcans, d'une atmosphère…, n'avaient pas encore atteint le stade des amibes.
    Par contre, de nombreuses plantes se sont adaptées à l'atmosphère riche en gaz carbonique et certaines ont été plantées dans le but de dégrader ou de capter les gaz soufrés qui encombraient l'atmosphère à l'origine et la rendait impropre à la vie humaine.
    Puis des semences d'espèces terriennes ont proliféré. Des organismes animaux ont été manipulés génétiquement. Les crocodiles de la jungle sont indispensables pour nettoyer les grosses charognes. Les insectes servent de nourriture aux oiseaux, mais aussi d'aide à la reproduction de la flore. Il n'y a que quelques centaines d'espèces animales et il est question d'essayer d'en adapter des milliers d'autres au fur et à mesure afin de gérer l'écologie des parcs forestiers. L'introduction des espèces est planifiée et suivie par des centres spécifiques au niveau de la planète. Les embryons d'espèces menacées sur terre, congelés parfois depuis deux cents ans, sont implantés dans des couveuses-placentas (produits à la chaîne grâce à des cellules souches) puis élevés en cage jusqu'à ce que quelques individus au patrimoine génétique varié puissent se reproduire.
    Des couples sont alors lâchés et suivis sur des espaces propices à leur essor. L'équilibre entre nouveau prédateur et le reste de la « chaîne alimentaire » doit se créer harmonieusement, sinon les scientifiques interviennent pour corriger les effets néfastes induits par l'introduction malheureuse.
    Des mutations surviennent après seulement deux à trois générations à cause de la gravité, en plus des résultats de la sélection naturelle. En fonction des espèces, certaines deviennent plus petites alors que d'autres grossissent. Ces mutations interviennent souvent par l'expression des « gênes endormis » qui permettent aux espèces de s'acclimater à leurs nouvelles conditions d'existence. Quelques unes ne s'expliquent pas pour autant.
    L'agriculture est elle aussi encadrée, car sa production doit être supérieure à la simple quantité nécessaire pour l'autarcie de la planète. Bêta 006 possède une industrie agroalimentaire qui permet de reconstituer les réserves du « Sun Tzu » même s'il n'en a apparemment pas besoin, et surtout de nourrir une dizaine de stations spatiales ou de stations minières sur des astéroïdes stériles, mais riches en métaux rares. Enfin, l'argent des FCP, provenant de la métropole terrestre, imposant les grosses sociétés sur vingt années-lumière de rayon est toujours bon à prendre pour les petites économies locales.
    D'ailleurs, pendant que la troupe s'échine et en bave à l'instruction, l'Amiral et ses vétérans sont partis en safari éliminer un excédent de fauves dans une réserve à quelques milliers de kilomètres de là durant quatre jours. Ce ne sont pas les mêmes émotions fortes que les parcours du risque divers auxquels les recrues sont confrontées…
    Alsyen est aussi du voyage, car dès le lendemain de l'arrivée sur le camp, il a été confié à Erick Dombass, bien remis de ses problèmes de santé. En effet, Reno et ses camarades sont soumis à de nombreuses activités et le temps libre est rare. Ils se voient quand même tous les deux ou trois jours durant une ou deux heures. Alsyen profite de ces moments pour le sonder, le libérer de toutes les tensions nerveuses et entretenir son besoin de le voir, car il n'a pas l'intention de se laisser prendre de mains en mains indéfiniment.
    Par contre, les contacts entre les recrues et la population sont inexistants et prohibés. La religion locale, dérivée de celle des Mormons, est encore plus intransigeante envers les interdits, sauf qu'ils ont enfin accepté un certain modernisme. Si la polygamie subsiste et se révèle bien utile pour une colonisation dangereuse surtout pour les mâles, la population aujourd'hui est quand même équilibrée en nombre d'hommes et de femmes, d'où certaines tensions si des « concurrents » venus de l'espace faussaient le jeu de l'offre et de la demande en local. Malgré certains souhaits exprimés de sélection scientifique du sexe des bébés pour augmenter le nombre de filles, les vieux tabous religieux s'y opposent. Souvent, avoir une deuxième femme consiste à épouser une veuve déjà propriétaire pour augmenter son exploitation, en taille comme en production.
    Comme de plus, il est interdit de frayer aussi avec ses collègues féminines car un soldat enceinte ne peut monter à bord d'un vaisseau spatial, et se bat moins bien, les jeunes se dépensent sans compter dans les exercices physiques. Le pugilat met aussi souvent un terme à l'interprétation sexuelle d'un geste ambigu entre deux soldats de même sexe. L'homosexualité n'est pas prisée dans les rangs des FCP. Il n'y a pas d'homophobie encouragée pour autant. Mais la notion de camarade de combat n'atteint pas les niveaux du soldat grec de l'antiquité. L'amitié est une valeur qui ne saurait être galvaudée.
    Dans l'espace, malgré la pression atmosphérique moindre qui facilite les érections, la promiscuité permanente décourage les relations par définition intimes.
    À terre, le soleil, le sport, la bonne chère (l'alimentation est souvent la base du moral) éveillent des sens enfouis depuis trop longtemps, et même l'épuisement ne peut suffire seul à les calmer. Pour éviter des incidents regrettables dus à des frustrations trop fortes, les jeunes qui le désirent peuvent se projeter des films dans des cabines isolantes. Le médecin a d'ailleurs distribué à tous des pilules stimulantes à prendre une heure avant la projection privée. Ainsi, l'orgasme ressenti est plus fort que celui d'une simple masturbation et répond mieux aux attentes du cerveau. Cela évite le recours au traditionnel « tonneau du marin » si présent dans la légende des troupes spatiales et sujet de quelques bizutages (« simples bahutages » diraient les cadres car la pratique du bizutage est rigoureusement interdite suite à des excès antérieurs). En effet, il existe toujours un cadre dans chaque section pour afficher un tour de présence au sein du-dit tonneau pour le soir même suivant l'arrivée des nouveaux.
    La recrue désignée en premier passe une bien mauvaise journée entre les quolibets de ses camarades pas très rassurés par leur nom présent tout de même pour les jours suivants, et les sourires entendus des cadres le plus souvent mal interprétés. Comme les menaces de prendre la place du premier désigné pleuvent rapidement dans les oreilles des traînards, les consignes d'installations à bord sont rapidement exécutées. Le soir, dans la salle commune de la section, le malheureux de la terrible première journée se retrouve au milieu d'un tonneau constitué de canettes de C'fet à distribuer à ses camarades au milieu de quelques rires libérateurs et c'est le début de la cohésion entre les jeunes qui se connaissent souvent déjà de leur centre de sélection terrestre, et les cadres, qui sont plus âgés de trois ans en moyenne puisque ils ont une année de formation sur le « Sun Tzu », deux ans de patrouille dans l'aire Bêta et encore six mois de formation sur Bêta 006.
    Le bataillon des pilotes du « Sun Tzu » ont eux aussi trois ans d'expérience en doublure, d'abord en élèves puis en instructeurs, avant de pouvoir prétendre partir pour les cercles les plus éloignés. Seuls les meilleurs des techniciens pilotes et des cadres partent avec l'amiral en fonction, et le contingent de fantassins pour constituer à tous un nouvel équipage de vaisseau des colonies extérieures. Les autres continuent leur formation avec la promotion suivante. Ils peuvent progresser en grade et en responsabilité avant de partir l'année suivante. Mais il est bien rare que les départs pour les cadres et techniciens pointus se fassent en moins de trois ans et en plus de cinq.
    Reno s'inquiète un peu de son manque de motivation pour le sexe et l'usage des cabines. Sur terre, il était un peu timide, mais avait quand même eu quelques petites amies, même si les histoires d'amour s'étaient mal terminées. Il ne peut savoir qu'Alsyen a rendu pour lui inutile le recours à ce procédé. Il est donc parfaitement équilibré coté hormonal et mental. Ses rêves érotiques dont il se souvient parfois, loin de le tourmenter, ont la faculté de le réguler. Comme après tout cela arrange bien ses affaires, il ne s'en préoccupe pas outre-mesure pour autant.
    Il ne pense pas non plus à mieux réussir pour devenir cadre ou technicien. Lui, il est simple fourrier et combattant. Il partira en première ligne au plus loin de l'espace connu. Son but, c'est de ne pas être éliminé de la sélection, comme le sera une recrue sur deux.
    Pour les recalés, ce sera alors un statut de colon et ils seront envoyés sur une planète à terraformer, où ils pourront avoir tout de même un avenir civil intéressant. Mais certains se retrouveront comme souvent dans des milices planétaires et formeront alors un petit noyau de fonctionnaires de sécurité ou de mercenaires selon la chance, la motivation et les compétences. Ce seront surtout des éternels rampants… Très peu en fait font valoir leur droit immédiat à retourner sur Terre.
    Son manque d'ambition hiérarchique et son incapacité à penser positivement sur sa personne d'une part, sa motivation et ses capacités sportives et intellectuelles développées récemment de d'autre part, l'entraînent à se démarquer des autres sans qu'il ne s'en rende vraiment compte. Bien qu'il décroche au sport comme au tir les meilleures notes, ses résultats en équipe dopent celle-ci tout en masquant son rôle primordial. En effet, les cadres restent sur les a-priori du centre de sélection terrestre et ses premiers résultats à bord du « Sun Tzu » avant l'embarquement d'Alsyen. Caubard voit aussi dans certaines notes une magouille du commandement due à son rôle de chaperon de mascotte, et pour des notes d' « appréciation » saque Reno dans un but de rééquilibrage. Enfin, certains tests effectués à bord par Reno ne sont pas prévus dans son orientation initiale et sont tout simplement ignorés par l'ordinateur qui ne retient que les matières liées à son emploi futur.
    Pour ses camarades, Reno est devenu un ami de choix. Il a toujours la solution à un problème, il donne de sacrés coups de main et il n'a pas la grosse tête. Malgré tout, la plupart de ses amis ont de médiocres résultats par ailleurs et sont condamnés à être éliminés. De plus, comme Caubard souhaite l'élimination de Reno, il le met toujours en équipe avec le « rebut ».
    Le sergent Coll quant à lui finit tout de même par être intrigué. Ayant observé Reno à l'épreuve nautique du groupe de l'après-midi, où son leadership et son endurance ont permis un résultat inespéré pour son équipe de canards boiteux, il décide de filmer l'épreuve de sabotage de nuit en infra-rouge et en son intégral afin de bien cerner le rôle de Reno. Avec un cadre du centre commando, il décide aussi que Reno sera une des victimes « privilégiées » de l'exercice d'interrogatoire.
    Alsyen est bien loin de toutes ses préoccupations militaires. Pourtant, il a eu une semaine chargée lui aussi avec le vétéran Erick Dombass.
    Celui-ci l'a emmené au centre de zoologie de Bêta 006. Là, une charmante scientifique l'a étudié sous toutes les coutures avant d'avouer son ignorance quant à son origine. Elle étudiait aussi le moyen de séduire le vétéran. Elle a donc extrapolé mille et une hypothèses à chacune de ses observations, qu'il s'agisse de ses doigts ventouses, de ses griffes rétractiles venimeuses à volonté et de son intelligence troublante, malgré tous les efforts d'Alsyen pour saboter certains tests.
    Le vétéran a ensuite tout fait pour qu'Alsyen ne soit pas classé comme animal dangereux, à cause de la toxicité de son venin recueilli durant son sommeil (il a été gazé par surprise) et de cette intelligence trouble qui pouvait s'avérer dangereuse en cas d'agressivité soudaine.
    Alors qu'Alsyen pensait effacer quelques pans de la mémoire de la scientifique pour mieux influencer ensuite son jugement, le vétéran sortit sa botte secrète et la proposa à la zoologiste tout à fait à même d'apprécier la qualité de l'offre.
    Alsyen trouva ce marchandage répugnant, et effaça par précaution quelques informations quand même chez la jeune femme qui, vue maintenant sous son coté animal par un Alsyen anthropologiste, semblait en manque permanent malgré une forte demande masculine locale. Il faut dire que cette malheureuse ne parvenait pas à rompre le machisme ambiant malgré son intelligence et ses armes naturelles. La bêtise de certaines certitudes était si forte qu'elle était le vrai pilier de la pseudo supériorité masculine sur cette planète. Le vétéran quant à lui attentionné rendit le vrai lustre qui convenait selon lui à un homme digne de ce nom en donnant à cette femme toutes les considérations nécessaires et optionnelles qu'elle était en droit d'attendre. Puis il commença à étendre le cercle de ses connaissances en la gratifiant de spécialités lointaines dont cette planète semblait avoir été tenue à l'écart. Enhardie et conquise, elle l'encouragea à repousser plus loin les limites de sa pudeur qui la privait de plaisirs inconnus mais désirés.
    Le temps manquant, ils reprirent rendez-vous, au prétexte d'examens complémentaires à effectuer sur Alsyen pour le lendemain. La soirée était impossible car réservée à son mari. Ensuite, Dombass ne pouvait plus revenir.
    Alsyen avait pris le parti d'en rire et faillit provoquer un grave lumbago en suggérant aux deux amants une position impossible pour ceux qui n'avaient pas la souplesse d'un Niumi. Pour se faire pardonner, il participa un peu en soutenant l'élan de chacun des partenaires. L'alerte sismique fut à deux doigts de se déclencher dans le bâtiment. Cependant le lourd vitrage comme les murs épais ne laissèrent rien passer du remue-ménage à l'extérieur du laboratoire.
    Un porte-éprouvettes fut tout de même renversé et le contenu de celles-ci se mélangea parmi les bouts de verres sur le sol. Deux bactéries dont le hasard, jusqu'alors n'avait pas permis la rencontre se trouvèrent quelques similitudes et beaucoup de complémentarités. Si le sol quelques heures plus tard fut nettoyé et stérilisé avec soin, les morceaux de verre furent jetés tels quels dans la poubelle, qui fut vidée dans une décharge en plein air, car la planète peu peuplée n'était pas encore équipée d'incinérateurs.
    Mais il faudrait attendre trente ans pour que les effets de la bactérie issue du croisement d'un prélèvement de la flore intestinale d'un coléoptère commun et de la culture d'un virus bovin anodin se fassent sentir.
    Enfin repus de l'autre, chacun des amants occasionnels remit de l'ordre dans sa tenue et son attitude, si ce n'est quelques sourires échangés dans les propos tout à faits professionnels qu'ils purent encore avoir et le regard complice en se disant « Au revoir. À demain »
    Un effet plus court dans le temps fut aussi la conséquence de cette rencontre. Alsyen gazé n'avait pu se rendre compte qu'il avait subi une extraction de gamètes. Après le départ du « Sun Tzu », des ovules de macaque eurent leurs chromosomes substitués par ceux d'Alsyen.
    Puis les spermatozoïdes d'Alsyen servirent à la fécondation. Dix femelles furent ensuite fécondées au moyen de ses œufs et toute prudence quant à la dangerosité de l'espèce d'Alsyen ne fut pris en compte car Alsyen avait éliminé de la mémoire de la scientifique les faits qui auraient pu conduire à sa détention en cage. Elle, par nostalgie pour son militaire, allait reporter son affection sur son animal mystérieux. Seulement les rejetons des jeunes macaques, doués de raison génétiquement, mais élevés par des animaux se conduisirent comme des bêtes sauvages et surtout réussirent à s'évader du centre à leur maturité après avoir tué le personnel responsable de leur entretien. Puis leur intelligence et leurs facultés télépathiques leur permirent d'échapper aux pièges des humains et de proliférer dans les jungles avant de…
    Ils allaient devenir, vingt ans plus tard, une menace pour tout le système Bêta …
    La seule menace qui à ce moment-là planait sur l'humanité était l'espèce à laquelle appartenait la « mascotte » des vétérans. Quand Alsyen avait pu la voir, par hasard, puisque il logeait avec Dombass dans leurs quartiers, son sang s'était glacé. Mais il ne pouvait rien faire pour prévenir les hommes sans se trahir.
    *
    * *
    Pour l'heure, Alsyen s'éloigne un peu des véhicules tout terrain ayant transporté les chasseurs qu'il n'a pas accompagné dans leur ultime déplacement, obligatoirement pédestre. Son responsable joue aux cartes avec les autres chauffeurs. Les chasseurs se sont déployés et progressent en silence contre le vent pour approcher un gigantesque troupeau de rhinocéros laineux. Alsyen a envie de se rapprocher de la lisière arborée dont l'ombre lui procurerait un peu de fraîcheur. Il règne, au sein de cette savane-prairie, une chaleur torride sous le soleil intense. Assez verte et dense, constituée en majorité d'une herbe de plus de deux mètres de haut, elle fournit une nourriture abondante aux grands herbivores, un abri pour les plus petits, mais vraiment pas de réconfort pour les espèces non adaptées aux fortes températures. Curieusement, les rhinocéros laineux ne souffrent pas de cette chaleur. Les poils protègent leur épiderme fragile et leur sudation suffit à éliminer l'excès de chaleur.
    *
    * *
    À quelques milliers de kilomètres de là, le groupe de Reno commence son raid. Ils sont largués depuis des barges à huit-cents mètres d'altitude en deux passages humains, après le largage de quelques robots qui sécurisent la zone. Une fois arrivés au sol, les huit robots en s'éloignant forment un carré dont les côtés s'allongent jusqu'à couvrir un carré de trois-cents mètres de côté. Pour un parachutiste qui saute de la barge, c'est la chute libre puis à deux-cents mètres d'altitude, une bouteille d'air comprimé se déclenche et gonfle en quelques secondes une voile rigide qui stoppe une éventuelle vrille du parachutiste qui n'aurait su se maintenir à plat. Ensuite, dans un pschitt, la voile se détache du corps du parachutiste et sert d'extracteur pour un parachute-delta qui gonfle aussi des armatures et doit permettre d'atterrir en un minimum de temps face au vent. Encore cinq secondes et les pieds touchent le sol. Le parachutiste se laisse choir et libère avec son couteau la voile à usage unique qui doit, une fois dépliée, s’autodétruire par dé-polymérisation dans les dix minutes. Les suspentes sont quasi invisibles tellement le fil est fin et le couteau les tranche comme des cheveux alors que leur résistance à la traction est de plusieurs centaines de kilos. Les paras ne conservent avec eux que les poignées qui leur ont permis de se diriger dans les quelques dizaines de mètres avant l'impact au sol, histoire d'éviter une flaque, un arbre, un rocher ou tout autre obstacle dangereux. Elles peuvent être réutilisées, mais pour leur premier saut, les recrues sont autorisées à les conserver comme trophées.
    Pour son premier saut, le cœur de Reno bat à tout rompre. Il s'est vu mourir durant les six-cents premiers mètres de chute libre, puis les soixante derniers sous voile lui ont semblé être une éternité alors que dès le choc à l'ouverture, il s'attendait déjà au choc suivant avec le sol semblant remonter vers lui à grande vitesse.
    Déjà, il faut se relever, se rassembler et aller à couvert, avant de dégager illico la zone. Pour le largage suivant, ce sont des véhicules électriques de soutien qui vont les rejoindre et il vaut mieux ne pas être dessous en cas de mauvais fonctionnement des parachutes automatiques.
    Ces véhicules permettent le transport de munitions et d'explosifs sur cent kilomètres. Le soldat a son équipement individuel sur lui. Deux véhicules servent aussi à la reconnaissance tandis que les fantassins se déplacent à pied derrière. Ils peuvent faire des aller-retours, mais en règle générale, ils progressent rapidement d'une centaine de mètres, se postent, puis, en cas de détection de robots ennemis, déposent leur propre robot pour couvrir leur fuite. Ils donnent aussi l'alerte. En fonction de l'ennemi rencontré , les fantassins doivent fuir ou combattre et ils ont ainsi le temps de se mettre en position pour accueillir le premier rang ennemi.
    Les robots n'ont qu'une puissance de feu limitée, car trop de munitions à transporter les handicaperait. Par contre, une fois déployés, leur caméras classiques et thermiques donnent de précieux renseignements sur les effectifs et les moyens de l'ennemi en face, présent dans les huit-cent derniers mètres, distance de combat idéale pour les armes légères.
    La zone est sécurisée. Le second largage se passe bien.
    La manœuvre se poursuit, conformément aux exercices de simulation. Sinon que cette fois, le poids de l'équipement, de l'arme et des vivres se fait cruellement sentir dans les épaules, le dos, les genoux, les pieds…
    *
    * *
    La terre se met à trembler autour d'Alsyen. L'air se charge d'un bourdonnement sourd qui commence à se rapprocher, comme le rugissement d'une vague chargée de milliers de tambours. Un nuage ocre s'élève à deux-cents mètres de là. Des ondes de terreur parviennent à Alsyen. La panique vient de réveiller le troupeau nonchalant et sa fuite le mène vers les véhicules. Alsyen n'a pas le temps de les rejoindre. Il préfère fuir vers les arbres. Les hommes embarquent en vitesse. Déjà les rhinocéros laineux sont à moins de cinquante mètres et leur vitesse atteint les quarante kilomètres heures. Leur front massif est impressionnant car il couvre plus de huit-cents mètres.
    Un véhicule ne démarre pas. Mais l'autre ne l'a pas attendu et tente d'atteindre une vitesse supérieure à celle de la mort qui le talonne. Quelques secondes après, le premier véhicule et ses malheureux occupants disparaissent sous la masse. Alsyen a perçu la détresse des hommes face à leur mort inéluctable. Une terreur sans nom pour l'un, un renoncement fataliste pour l'autre. Le courage ne sert à rien dans ces cas-là car il n'y a rien à combattre ou à gérer.
    Ils sont morts instantanément les os broyés, en particulier ceux du crâne mais par réflexe, Alsyen avait coupé les ponts télépathiques avant leur trépas pour se préserver mentalement.
    Le passage des rhinocéros laineux se prolonge durant de longues minutes. La ruée qui s'éloigne laisse la place à un silence de mort assourdissant. Alsyen contemple avec effroi le sol écorché et écrasé par le passage des pachydermes. Nulle trace des corps humains, certainement mêlés aux quatre ou cinq cadavres de rhinocéros qui ont perdu l'équilibre en butant sur le véhicule. Leurs corps éclatés laissent une tache sombre d'une vingtaine de mètres de long sur cinq à sept mètres de large tandis que des mouches par milliers viennent se poser sur les restes sanguinolents aplatis et dispersés comme sur les herbes souillées de sang poussiéreux. Le véhicule quant à lui a été déplacé de plus de cent mètres tandis que les paquetages ont été éjectés, broyés, aplatis, dispersés et semi-enterrés avec les hautes herbes. Sur les huit-cents mètres de large du front du troupeau affolé règnent la désolation et la mort. Ces troupeaux n'ont pas pour habitude de ravager ainsi la végétation. Leurs déplacements se font lentement à la queue leu-leu sur de longues files qui ouvrent de nombreuses voies, assez étroites finalement, ce qui permet une repousse rapide sur celles-ci grâce à la proximité de larges bandes de végétation intactes.
    Alsyen ne sait pas si quelqu'un va venir le chercher. Le second véhicule a t-il échappé à la fureur de la vague meurtrière ? Et que sont devenus les chasseurs à pied ?

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    B-006 : Expériences douloureuses


    La nuit est tombée sur Bêta 006. Elle va être longue.
    Alsyen s'est réfugié dans les frondaisons d'une sorte d'acacia géant. Les branches sont assez épineuses et devraient le protéger des gros prédateurs. Il en a d'ailleurs cassé quelques unes pour s'en faire une grille de protection efficace, enfin l'espère t-il car elle n'est pas solide. Mais il l'espère assez dissuasive si un gros félin arboricole s'y frotte. Il a dû mener un dur combat cet après-midi avec l'un d'entre eux et c'est son poison plus que l'attaque mentale qui a eu raison du prédateur. Celui-ci avait une vitesse de pensée bien supérieure à lui. Impossible d'anticiper et de bloquer mentalement son adversaire. Le félin par contre avait dédaigné le danger de ses petites mains. Griffé sur la truffe, surpris, il a reculé au lieu de tuer Alsyen, puis ressentant les effets foudroyants du poison neurotoxique s'est enfui ivre de douleur. Il devrait s'en sortir néanmoins après des maux de crâne durant quelques jours car la dose injectée par Alsyen a été volontairement réduite.
    Alsyen a faim et soif. Il préfère attendre le plus tard possible pour s'abreuver. Afin de ne pas être trop affaibli, il devra boire quand même, mais il préfère éviter d'attraper des amibes, ou autres parasites intestinaux pour rien et ne le fera qu'en dernière extrémité.. Alors, il joue la carte des secours intervenant rapidement. Pareil pour la nourriture. Les fruits et racines peuvent être toxiques. Quant à la viande, elle risque de le rendre malade, à cause des microbes locaux (pour lesquels il ne dispose d'aucun anticorps) ou de parasites.
    Il sait que les secours arriveront pour récupérer les restes des humains. Inutile donc de prendre des risques pour combler une simple sensation de faim.
    *
    * *
    Reno et son groupe progressent selon les ordres d'un chef de section qui les suit par GPS. Chacun dispose d'un dispositif personnel de vision nocturne, de moyens radios sophistiqués, et d'un équipement individuel complet et léger par dessus la combinaison de combat terrestre. La mission de ce soir est délicate. Ils doivent investir une cité lacustre. Elle flotte sur un bloc de béton alvéolé plus léger que l'eau, produit d'une émulsion chimique entre un béton avec des fibres polymérisées et un gaz libéré au dernier moment par l'ajout du catalyseur en fin de cycle mélangeur. Entre la surface habitable bien au-dessus du niveau du lac et le matériau de flottaison, il y a des « sous-sols » parfois inondés qui permettent un système d'égouts, de voies de communication invisibles de la surface, et en ceinture, un dispositif de défense retranchée.
    L'attaque se déroulera sur plusieurs fronts et en phases successives. Après infiltration d'un commando par les « voies d'eau », une attaque amphibie aura lieu pour permettre à l'élément de sabotage de faire sauter l'usine hydro-biochimique qui fournit l'énergie électrique.
    Reno fera partie des quatre hommes de la section chargés d'ouvrir la voie au reste du commando. Pour l'heure, ils viennent d'atteindre le bord du lac. L'ombre de la cité au loin plane sur l'horizon à quelques kilomètres. Il va falloir s'équiper. Les groupes sortent alors les masques, en vérifient les pastilles d'oxygène qui au contact de l'eau extérieure vont libérer un air consommable à la base du nez. Au niveau de la bouche, un conduit entraîne l'air expiré vers un filtre spongieux. À son contact, les gaz réagissent chimiquement avec un élément solide et génèrent un liquide, évacué discrètement au fur et mesure dans le cas présent.
    Bien sûr, dans l'espace, ce résidu chargé de CO2 est récupéré pour recyclage dans le « poumon » du scaphandre, (un « organe » plat de cinq centimètres d'épaisseur pour vingt de long et dix de large, situé à la ceinture à gauche, un peu en arrière), qui par électrolyse, libère à nouveau l'oxygène et l'azote dans les bonnes proportions.
    Les pastilles fournissent à l'utilisateur deux heures d'autonomie en air respirable, au bout desquelles il faut changer filtre et pastilles. Plus qu'il n'en faut pour investir la position. Reno a quand même appris à changer « calmement » pastilles et filtre sous l'eau en moins de trente secondes sans paniquer. En plus du masque, les hommes disposent d'un harnais sustentateur muni de compartiments gonflables et de compartiments étanches. Dans les compartiments étanches, les commandos disposent leurs explosifs, leurs grenades, leurs petits équipements … Leur armement (fusil d'assaut) est toujours en bandoulière dans une housse étanche individuelle. Les éléments gonflables se remplissent grâce à la réaction d'une poudre de catalyseur qui au contact de l'eau prise alentours libère l'oxygène de celle-ci. Ainsi, ce harnais reste-t-il très léger et sert de sac à dos spécifique aux commandos aquatiques. Les palmes servent à terre à rigidifier les flancs du sac du harnais, fonction assurée par le gonflage lors de l'action sous marine.
    Reno sait qu'il va falloir franchir des filets sous-marins, pénétrer des conduits étroits et surtout ne pouvoir compter que sur son équipier. En effet, sous l'eau, en opération, le contact se fait à vue avec son binôme tandis que la liaison avec le reste de la section est rompue. Pourquoi est-il là, alors qu'en fait, en tant que fourrier, il n'est pas censé être un combattant d'élite ? Le sergent Coll bien sûr, en est le responsable. Après avoir vu ses résultats physiques et ses notes de simulateur, il a remarqué que le nouveau Reno ne correspond pas aux données fournies à l'origine par la Terre à l'issue de ses classes. Le sergent a préféré n'en parler à personne, mais compte lui donner toutes ses chances, même s'il n'est pas de son groupe. Le sergent Sancruz lui, y voit peut-être l'occasion de faire chuter Reno de son piédestal et ne se préoccupe pas de savoir pourquoi son subordonné qu'il déteste participe à cet exercice pénible et périlleux.
    *
    * *
    Alsyen tremble. Il n'a pas de raison d'avoir froid, car sa combinaison le protège, mais c'est la fatigue qui le fait frissonner. Il ne veut pas s'endormir car autour de lui, la vie grouille et la mort rôde. Souvent, un froissement subi de feuilles, des grognements, un cri de plainte puis d'agonie se succèdent, témoignage sonore d'un drame banal. Des branches craquent. Des oiseaux s'envolent soudainement. Des bruits de chute aussi. La veille mentale est saturée de peur paralysante, de faim intense et du confort d'un couple de phacochères au fond de son terrier improvisé entre les racines d'un arbre à moitié couché. Mais ce qu'Alsyen ne peut détecter pour cause d'incompatibilité mentale, c'est l'arrivée lascive d'un boa dans les branches voisines…
    *
    * *
    Reno se raidit un instant au contact de l'eau dans son cou. Il ne peut la ressentir ailleurs, car il est bien protégé. De plus, elle n'est pas vraiment froide. Il nage avec des gants et exceptionnellement porte un vrai couteau à son mollet. Une fois les filets passés, il est censé ne plus en avoir besoin et y mettre à la place un couteau en bois pour « égorger » d'éventuelles sentinelles. En nageant près du fond, la vase se soulève en d'inquiétants nuages troubles… Le temps nécessaire pour effectuer les deux kilomètres lui semble une éternité. Puis les premiers filets anti-plongeurs étendent leurs ombres fantomatiques dans l'onde calme. On les voit bien. Trop bien. Les filets sont efficaces dans les lieux sombres car ils réussissent à emprisonner le plongeur. Là, ils sont trop facilement repérables comme s'ils voulaient être coupés. Reno fait donc un signe de négation à son binôme. Il vaut mieux inspecter les lieux avant de toucher. Bien leur en prend. Les filets sont fixés au sol par des plots en béton, et ils ont des flotteurs immergés à peine en dessous de la surface. Au niveau des flotteurs, il y a de l'électronique testant la continuité des circuits. Une maille déchirée et l'alarme se déclenche.
    Reno constate que la taille des mailles pourrait permettre le passage d'un homme non équipé sans la rupture de celles-ci. Bien sûr, c'est un exercice. En temps de guerre, il y aurait plus de surveillance en surface, les mailles seraient plus petites et il y aurait plus de maintenance pour réparer des filets abîmés par la faune sous-marine parfois non dissuadée par les influx d'ondes censées l'effaroucher. Dans le cas présent, il ne fallait pas se précipiter et faire l'exercice de se déharnacher, se faire aider par son camarade, passer les harnais au travers, puis se ré-équiper de l'autre côté. Ce savoir-faire est vital quand on est réellement coincé. Les filets servent donc de prétexte.
    Au moins un binôme d'une autre section (ils font le même exercice, mais doivent prendre un autre passage) n'a pas réfléchi et une vedette rapide avec quatre plongeurs les interceptent. Reno connaît la sanction. Les recrues mal inspirées vont être ramenées sur la rive et se re-taper deux kilomètres de trajet. Reno arrive à la cité. Bien que ce soit déjà la quasi-obscurité à vingt mètres de profondeur, l'ombre de cette masse les écrase. Ils vont devoir passer dessous. Après, et seulement après, ils pourront utiliser leurs lampes pour trouver les orifices de sortie des égouts de la ville, pas si écœurants que le mot le laisse supposer puisqu'ils ne charrient que de l'eau de pluie ou de l'eau purifiée. Cette ville rappelle une forme de bateau classique au niveau de sa « coque », mais il s'agit en fait d'une pointe de flèche, avec à l'arrière deux renfoncements latéraux de trois quarts de cercle qui sont des ports protégés, et une « poupe » en demi cercle abritant des accès à des plages artificielles. Ainsi, l'île-ville s'oriente toujours face au vent et son étrave renforcée lui permet de résister à la houle qui peut parfois atteindre deux mètres. C'est aussi à l'avant que l'on trouve les stations de pompage pour l'usine hydro-biochimique. Deux récupérateurs de l'énergie marémotrice sont situés sur les flancs antérieurs.
    Les égouts sont les accès les moins surveillés car leur franchissement est le plus dangereux et le plus improbable de par leur conception. Ils sont fermés par de lourdes portes qui ne s'écartent que sous l'action de la pression de l'eau au-dessus. Ouvertes, ces portes sont infranchissables à cause de l'eau qui s'échappe des flancs de la cité. Il est hors de question de les ouvrir à l'explosif pour passer dans le cadre d'un exercice. Il va donc s'agir de les ouvrir grâce à un treuil fixé contre la paroi et sur l'un des battants . En temps normal, il faudrait creuser le béton et le métal grâce à des outils spéciaux. Mais pour ne pas détériorer les portes à chaque exercice, il y a des poignées sur la porte et sur la paroi qui permettent d'installer le treuil et de passer les câbles.
    Le but en fait est de faire travailler les recrues sur un parcours aquatique plus compliqué qu'un simple débarquement sur la plage plutôt que de réellement trouver le point faible d'une cité lacustre.
    Dans le plus grand silence et l'obscurité quasi totale, Reno et son camarade s'engouffrent dans le collecteur, allument les lampes, mettent en place les fausses charges, installent le treuil... Reno pense à éteindre les lampes avant d'écarter la porte. Les sentinelles font donc mine de ne pas les voir, puisque il n'y a pas de lumière visible. Ils parviennent ainsi jusqu'aux bassins de décantation. Les plafonds sont faiblement éclairés. Prudence.
    Ce qui n'est pas juste, c'est qu'il est prévu dans l'exercice (mais ils ne le savent pas) qu'ils soient capturés et interrogés individuellement. Ils seront jugés sur leurs réactions. Deux salles plus loin, ils tombent sur un guet-apens, simulant une patrouille de quatre hommes. Le camarade de Reno s'enfuit et il est « abattu » dans le dos. Reno se poste et fait usage de son arme de type flashball. Malgré deux adversaires éliminés, il est censé se rendre quand six nouveaux adversaires arrivent. À deux, ils auraient peut-être pu éliminer les quatre premiers avant l'intervention des six autres et ainsi s'échapper.
    Mais là, le combat est « désespéré ». Les deux commandos en herbe sont menottés et séparés. Reno se retrouve dans une pièce avec deux hommes à la mine patibulaire.
    — Où sont les autres ?
    Pas de réponse. Il n'est pas censé en donner.
    Celui qui n'a rien dit se porte à sa hauteur et le frappe violemment au visage, main ouverte. La claque étourdit Reno et lui brûle la joue. Il ouvre la bouche pour insulter son agresseur mais se ravise in extremis et aucun son n'en sort.
    S'il a reçu la claque, c'est qu'il devait la recevoir. « On me teste. Et ça va être très dur »
    Il réalise que même si la sécurité sera respectée, le prochain quart d'heure ne va pas être une partie de plaisir.
    — Où sont les autres ?
    Mutisme de Reno. Aller-retour de la part de la brute.
    — Où sont les autres ?
    Reno s'en sort haut la main, c'est le cas de dire. L'inefficacité des gifles est établie.
    — Vérifions si nous ne sommes pas tombés sur un muet.
    La brute se met derrière Reno et lui appuie avec le pouce et un certain savoir-faire dans le creux de l'épaule.
    Reno pousse un long râle qui en fait vibrer le béton de la pièce et articule un « arrêtez » pour que cesse le supplice. La brute attend quelques secondes avant de relâcher la pression.
    — Allez accouche. Où sont les autres ?
    Reno se reprend, vexé. Alors la brute recommence et Reno prend le parti de hurler. Au moins, de la sorte, il ne pense plus à la douleur. Ses yeux se remplissent de larmes de souffrance.
    Mais quand la pression cesse, au bout d'un temps de plus en plus long, Reno résiste à la tentation de « lâcher le morceau ».
    — Manifestement, notre ami désire le grand jeu.
    La brute déchire la combinaison de Reno et lui pince les tétons. Reno en un réflexe fou lui mord violemment le bras, ce qui lui vaut un coup de poing pour le faire lâcher prise.
    La brute regarde son acolyte, interrogateur, puis gifle violemment plusieurs fois de suite Reno. Sa tête explose, mais Reno ne plie pas.
    Alors, son tourmenteur lui donne un coup de pied dans la cuisse. Cette fois, la douleur persiste. Il va avoir un bleu durant plusieurs jours après ce coup-là.
    — Nous allons voir si votre camarade a été plus loquace. Vous n'aurez ainsi pas de scrupule à parler ensuite.
    Ils abandonnent Reno. Les deux hommes sont assez admiratifs même si le « mordu » lâche un qualificatif disgracieux. Ils doivent parler. Ils finissent tous par parler. Après tout, ce n'est qu'un exercice pour leur montrer que même en étant gentil, on parvient à être persuasif, et que donc, il vaut mieux éviter de tomber vivants dans les mains de l'ennemi. Pour Reno, il va falloir être un peu plus créatif. Il a franchit le cap du quart d'heure avec succès. Ils ne sont que trois sur dix en moyenne dans ce cas.
    À leur retour, ils commencent à injecter à Reno un pseudo « sérum de vérité » qui en fait doit l'étourdir et lui donner des nausées. « Tu parleras de toute manière. » insistent-ils. Puis l'interrogatoire recommence, et il vaut deux brûlures légères à Reno sur les avant-bras. Reno serre les dents, sauf quand il doit recevoir une claque qu'il apprend à dominer.
    Le jeu devient plus cruel, avec des chocs électriques. Reno s'abandonne dans la douleur au lieu de parler. Il subit comme si rien ne devait arrêter ce supplice, même pas lui. Un quart d'heure plus tard, Reno dans les statistiques fait partie du un pour cent qui résiste. Mais il est trop épuisé pour pouvoir seul parvenir à réussir l'exercice d'évasion.
    Ses bourreaux s'absentent donc et c'est le camarade de Reno qui reçoit pour « instruction » de s'évader en allant chercher son camarade.
    Reno reprend espoir quand il est libéré. Il pense à récupérer son matériel dans la pièce voisine, et tout naturellement, au lieu de s'enfuir, comme font la moitié des recrues, il décide de tenter de poursuivre la mission de sabotage.
    Dans les coulisses, le sergent Coll se réjouit de cette bonne réaction. S'ensuit alors une partie de cache-cache (infiltration), l'élimination d'une sentinelle par égorgement (mimé avec le couteau en bois), l'acte de sabotage lui-même (dépôt des charges), et enfin, l'exfiltration.
    Les premières lueurs de l'aube le trouvent à plus de quatre kilomètres du lac. Il lui en reste encore quinze à parcourir avant d'être de retour à la base.
    *
    * *
    Alsyen déjeune de la chair du boa. Celui-ci a été victime du poison des griffes d'Alsyen, qui ne s'est pas laissé surprendre grâce à un craquement de sa cage en bois. Au fond de lui, après avoir lutté contre le dégoût et tenaillé par la faim, Alsyen se réjouit de se repaître d'une viande crue. Assis sur la branche, tenant le serpent à deux mains, il plonge son museau dans l'entaille à travers la peau du ventre pour dévorer la chair des muscles latéraux. À la fin du repas proprement dit, il savoure les dernières gouttes de sang en faisant sa toilette « à l'ancienne » et sans eau. Son visage ainsi débarbouillé du rouge sanglant redevient celui d'un petit animal inoffensif.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    B-006 : Recueillement


    Dure journée en perspective. Moralement.
    Après le raid, il y a eu encore quelques épreuves sportives, du tir, des tests d'utilisation de matériel militaire et des épreuves sur simulateurs, avec des questions comme des mises en situation tendues à débrouiller.
    Mais il y a eu aussi un mort parmi les recrues durant le raid. Alsyen a été « miraculeusement » retrouvé par l'équipe venue récupérer les restes des deux vétérans écrasés par le troupeau de rhinocéros laineux. On avait pas spécialement craint pour sa vie, ce n'est qu'un animal, mais personne n'aurait parié qu'on le retrouverait aussi proche du lieu du drame. Reno n'avait par contre pas été prévenu de la disparition d'Alsyen.
    Cet après-midi, il y aura un hommage rendu aux trois défunts. Alors, la matinée est consacrée au sport et à la préparation de la cérémonie. Ce dernier jour de la formation avant quelques jours de vacances à prendre sur la planète aurait dû être joyeux, mais les recrues pourtant soulagées restent inquiètes quant à leurs résultats individuels. Chacun a été poussé à bout. Quels sont ceux qui ne prendront pas le chemin des extrêmes confins de l'univers connu ? La déception risque d'être grande pour certains.
    La veille, Alsyen a été de nouveau confié à Reno. Les deux acolytes ont été contents de se retrouver. Alsyen s'est blotti contre Reno et a tout de suite senti le traumatisme mental que Reno a subi l'avant-veille. Mais plutôt que de commencer un traitement télépathique, il a préféré laisser à la joie sincère de leurs retrouvailles le soin d'opérer une « cicatrisation » naturelle. Reno a beaucoup changé durant ces deux mois sur Bêta 006. Alsyen se félicite des progrès qu'il a acquis naturellement à partir des bases qu'il lui avait dispensées à bord du « Sun Tzu ». Il regrette cependant l'acceptation d'une certaine violence froide que la discipline peut lui faire mettre en œuvre dans le cadre d'un combat, même avec un de ses congénères.
    L'homme pourrait être plus évolué, mais l'éducation qu'il donne à ses jeunes adultes, teintée de peur et de violence, le précipite quelques niveaux plus bas dans l'échelle de l'évolution. Dans le reste de la société humaine, la recherche du profit plus que les impératifs économiques l'asservit aussi à un égoïsme qui le condamne à rester au ban des civilisations évoluées. Au moins, dans son système militaire, l'homme conserve d'intéressantes valeurs d'honneur, de justice et d'altruisme qui lui donnent la motivation pour, éventuellement, se sacrifier dans l'intérêt de sa race.
    L'adjudant Caubard a été convoqué à l'état-major du centre de formation. L'Amiral, au côté du commandant en chef du centre se tenait debout en le fixant fermement du regard. Caubard, encore essoufflé par sa promptitude à obéir s'attendait au pire. Mais celui-ci ne fut pas à l'image qu'il en attendait.
    En effet, il fut félicité pour Reno, élément exceptionnel qui avait donné le meilleur de lui-même, dans la terrible épreuve de l'interrogatoire comme dans le reste de la mission. Sa rage se mêla quand même à un peu d'admiration. Lui-même avait tenu vingt-cinq minutes, mais quand ses « bourreaux » avaient approché les électrodes de ses parties intimes, il avait craqué.
    Bien sûr, il est interdit d'électro-choquer à cet endroit-là, mais il n'est pas interdit de le suggérer. Reno avait ensuite été « stimulé » un peu plus loin, comme l'aurait été Caubard. Celui-ci l'aurait supporté, c'est sûr, mais il n'avait alors pas été prêt à sacrifier sa virilité, ou à bluffer. À partir de ce moment-là, Caubard en son for intérieur se jura de respecter un peu plus ce garçon qui lui avait semblé si timoré au départ, causé quelques soucis par ses maladresses... et d'oublier cette antipathie qu'il lui avait tout de suite inspiré avec ses deux pieds gauches, sa droite molle et son sourire niais.
    Après lui avoir valu quelques remontrances à bord du « Sun Tzu », Reno cette fois lui apportait de la considération de la part de ses supérieurs, considération à laquelle Caubard était assez sensible, s'étant toujours démené en vain pour en obtenir autant qu'il pensait en mériter.
    L'Amiral lui expliqua donc qu'il lui était cependant impossible aujourd'hui de mettre Reno à l'honneur, à cause des tragiques circonstances, mais qu'il passerait les jours prochains la revue de sa section et qu'il en parlerait. Caubard finalement trouva ce compromis préférable à des honneurs trop larges, qui suscitent souvent des jalousies, et quitta la pièce plus heureux qu'à son arrivée.
    Alsyen avait repéré depuis longtemps un atelier d'électronique qui servait pour de multiples réparations de matériel. Tout le personnel avait déserté son poste de travail pour préparer la prise d'armes de l'après-midi ce qui laissait enfin à Alsyen le champ libre. Il échappa à la surveillance de Reno, trop occupé lui aussi pour se soucier de « la mascotte », se rendit à l'atelier et y réalisa un mystérieux montage. Cela lui prit une bonne heure. Par chance, il y avait tout ce qui fallait pour son projet.
    Quand il sortit enfin, dissimulant sous sa combinaison les divers éléments, il ressemblait à un petit chapardeur satisfait.
    *
    * *
    Vers seize heures, tous les personnels de la base sont alignés sur la grande place d'armes, en tenue d'apparat. Les combinaisons argent et noir des spatiaux étincellent au soleil. Ils portent un casque de cérémonie blanc, en résine ultra-légère, avec un profilé sur le sommet, une casquette moulée très courte et équipé d'une visière noire relevable, qui baissée leur cache les yeux et s'appuie sur le nez. En effet, souvent, au sol, les spatiaux ne supportent pas le soleil trop intense. Le personnel permanent de la base quant à lui porte des combinaisons kaki bariolé, par dessus lesquelles ils ont passé des ceinturons blancs et de larges épaulettes dorées.
    Leur casque, blanc lui aussi, n'est pas équipé de visière relevable, mais d'une casquette moulée plus longue et d'une large mentonnière en plastique. Enfin, tout le monde est en gants blancs et personne n'est armé. Le commandement des mouvements de pied ferme se fait à la voix et « au bâton », celui-ci symbolisant l'ancien sabre jugé trop agressif dans certaines communautés.
    Le salut au passage d'une autorité, lors de la revue des troupes, se fait coude au corps, bras rabattu sur la poitrine, le poing droit fermé avec le pouce au dessus posé sur le cœur, juste en dessous des pectoraux, tandis que le bras gauche reste tendu le long du corps, la main dans l'axe et les doigts joints, le pouce avec les autres doigts.
    La musique que l'Amiral a choisie pour la revue est un vieux morceau traditionnel du folklore écossais. Les accents de la cornemuse lors de l'interprétation de Hightland Cathedral déchirent le voile noir de la tristesse des cœurs pour redonner courage et enthousiasme, avec un zeste de nostalgie.
    Ils sont ainsi plus de quatre-mille à vibrer à l'unisson, tandis que l'Amiral et le commandant de la base passent devant les bataillons de permanents et les unités du « Sun Tzu ». Le dernier carré est celui des vétérans. Ils saluent tous, aussi droits qu'ils puissent l'être malgré leurs os qui les font souffrir, avec le menton levé, la visière escamotée, et le regard dirigé droit dans les yeux des deux autorités. Leur froide fierté est impressionnante. Pendant un instant, pour ces hommes éprouvés par de dures campagnes, les tremblements cessent, les strabismes sont corrigés, les corps sont figés tout entiers dans ce respectueux salut que l'Amiral leur rend ensuite avec la même solennité. Puis les deux hommes se rendent au centre de la place d'arme, face aux trois cercueils.
    De part et d'autre, deux hommes brandissent, l'un la torche de la base, et l'autre la torche du « Sun Tzu » . Les torches ont remplacé drapeaux et étendards dans les cérémonies. Il s'agit, ni plus, ni moins, que d'une lourde hampe avec au bout de larges insignes laissant passer au travers de perforations une intense lumière aux reflets polychromes. Dans les insignes, obligatoirement, il y a une représentation du globe terrestre, symbole d'unité dans tout l'espace. Le « Sun Tzu » dispose en plus de celui-ci d'une chimère enroulée autour d'une ancre et d'un diadème de cinq étoiles bleues clair, chaque étoile est censée représenter un cercle d'expansion humaine, auquel le « Sun Tzu », comme les vaisseaux écoles prédécesseurs aujourd'hui démantelés, fournit des recrues formées.
    L'Amiral se saisit du bâton de commandement et dirige la cérémonie. Les notes de la sonnerie aux morts résonnent encore un instant aux oreilles avant de se perdre dans les premières secondes de la minute de silence, moment de recueillement qui, pour les recrues comme pour Alsyen, est une première. Reno est touché par ce silence soudain qui alourdit l'atmosphère de Bêta 006. Il ne connaissait aucun des trois décédés, mais il sent toute l'émotion que ce moment implique. Depuis des siècles, les sociétés du monde entier ont ainsi rendu hommage à leurs morts et il a l'impression qu'aujourd'hui, à des millions de kilomètres de la planète d'origine, les morts de toutes les conquêtes ont suivi les vivants et partagent cet instant à leurs côtés. Pour signifier la fin de la minute de silence, les haut-parleurs diffusent l'hymne mondial, le « Boléro » de Ravel, choisi il y a plus de trois cent ans pour sa neutralité politique ou religieuse, son rythme bien particulier, sa magnificence et sa notoriété dans une version tout de même moins obsédante que l'original.
    Certains auraient préféré du Beethoven, mais il avait déjà été sollicité en d'autres temps pour des hymnes locaux de sinistre mémoire.
    « Officiers, sous-officiers, hommes de troupe, nous sommes ici pour un dernier hommage à nos trois camarades. Ils sont morts loin de notre planète, l'ayant quittée pour servir l'expansion de l'humanité. Bien qu'il s'agisse pour eux trois d'accidents tragiques, ils avaient fait le choix de servir leurs semblables au lieu de rechercher des richesses dans l'espace colonisé. Ils avaient choisi de sacrifier amour, famille et ambitions égoïstes pour se consacrer au dur métier de soldat. Souvenons-nous de ce qui nous rassemble encore. Ils avaient comme nous choisi ce métier. Car si certains viennent chercher la gloire, l'aventure ou l'évasion, que nous soyons chefs ou exécutants, que nous appartenions au soutien logistique ou que nous soyons en première ligne, nous avons tous choisi de quitter notre monde connu pour nous consacrer au service des autres. Ce métier de soldat qui ne pardonne pas la médiocrité, vous avez pu en éprouver toute la difficulté pour l'apprendre. Vous allez découvrir aussi qu'il ne vous épargnera pas. Nous paierons tous notre fierté de l'exercer au prix fort. C'est à ce prix, que nous acceptons alors que les autres le trouvent trop élevé, et à ce prix seulement que nous pouvons prétendre avoir le droit de porter fièrement les armes de notre civilisation. C'est à ce prix que nous avons l'honneur d'être les premiers à pouvoir explorer l'immensité de notre univers. C'est au prix du sang versé, du courage sans cesse renouvelé, du risque calculé, de la force maîtrisée, des efforts perpétuels, de l'entraînement régulier, du respect et de l'abnégation permanents que nous pouvons à chaque réveil être fier d'être un soldat. »
    L'Amiral laisse alors passer un ange.
    « Votre jeune camarade sans nul doute comme vous l'avait compris. Comme nos deux vieux amis que l'espace avait épargnés jusqu'à ce jour. Un soldat des FCP ne meurt pas toujours dans l'espace, mais il y reposera à jamais. Leur poussière se mêlera à celle des étoiles et nous leur rendront dans quelques jours un dernier hommage à bord du « Sun Tzu » avant de les laisser aller librement dans les courants de l'espace. »
    Chaque recrue, comme Reno, se sent touchée par le sort de leur compagnon malchanceux. Ils ont l'impression de déjà faire partie des FCP, puisque le défunt est honoré comme les anciens le sont aussi. S'ils ne résilient pas leur engagement, s'ils ne renient pas leur foi, eux aussi auront droit à ces honneurs. Leurs noms seront gravés dans les archives de l'histoire et d'autres voudront leur ressembler, faire comme eux… L'empathie de groupe joue à plein. Et tous, même dans la tristesse, ressentent la chaleur de leur nouvelle famille d'élection.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    B-006 : Sortie nocturne


    Ils ont été lâchés pour une soirée plus nuit de fête sur Bêta 006. Toute la matinée, ils ont fait leurs bagages, chargé les barges de paquetages personnels et de matériel à destination du « Sun Tzu ». Puis ils ont réparé et récuré les bâtiments qu'ils ont occupés durant ces deux mois intenses. Les revues ont été draconiennes. Certaines chambrées ont même été repeintes du sol au plafond. Alsyen a réussi à faire charger dans le paquetage de Reno son bricolage « ultrasonique », ressemblant en tout points au poste radio émetteur individuel qui a fourni la carcasse.
    Aéro-transportés jusqu'à la capitale avec les barges du « Sun Tzu » qui les ramèneront ensuite à bord de leur vaisseau-école qu'ils n'ont pas vu depuis deux mois, ils ont été débarqués avec de la monnaie locale. La mauvaise surprise, c'est qu'ils n'ont pas grand-chose pour faire la fiesta. À peine un petit repas, quelques verres dans un bar ou une entrée en dancing. Manger, boire ou s'amuser, il faut choisir.
    Les jeunes recrues partent donc à pied et en bande sillonner les rues de la petite capitale. Reno quant à lui, outre Alsyen, est accompagné de Jean-Louis. Lui, il a un « bon plan » avec une fille du « Sun Tzu ». Et elle est avec une copine puisque nul n'a le droit de se promener seul ou en couple hétéro. Néanmoins, une petite rencontre dans un endroit discret doit pouvoir être possible. Reno n'est pas rassuré de devoir faire un manquement à la discipline. Il n'est pas non plus enchanté de faire la conversation tandis que son camarade s'éclate dans l'auberge même (Les deux éléments de chaque binôme ne doivent pas être éloignés de plus de vingt mètres).
    Bref, la soirée, au nom de la camaraderie, va se passer dans un resto qui fait aussi hôtellerie. Malheureusement, les finances ne permettent pas cette fameuse chambre d'hôtel.
    Ils parviennent à retrouver les filles dans le centre-ville, près de la « Pierre de la Cité ». La Pierre de la Cité est une tradition des colons. C'est un monument sur lequel sont gravés les noms des fondateurs de la ville, puis des dirigeants successifs. Elle est très souvent en plein air. Aux alentours, on peut y trouver une mairie, un organe du gouvernement, un musée racontant l'histoire de la ville ou de la planète. Ne connaissant pas la ville, c'était un lieu sûr de retrouvailles possibles.
    Les deux filles ne sont pas des top modèles loin s'en faut. Elles ont tout de même l'air sympa. Reno reconnaît la victime à son air un peu renfrogné. Elle aussi a dû se faire harceler pour être là. Surtout qu'en tant que féminine, elle n'aurait eu aucun mal à se trouver un garçon par elle-même. Jenifer croise les yeux de Jean-Louis mais les deux tourtereaux n'ont pas le droit de s'embrasser en tenue et en public, pour la réputation des FCP comme du fait de l'extrême pudibonderie des habitants de Bêta 006. Ils se serrent donc la main, un peu longuement. Reno attend qu’Élisa tende la sienne, ce qu'elle se résout à faire. Mais l'échange est rapide. Par contre, d'emblée, elle veut prendre la main d'Alsyen mais celui-ci s'y refuse, par jeu, faisant le timide. Cela l'amuse et elle caresse Alsyen qui se retient de la griffer. Non mais, pour qui se prend-elle ?
    Reno sent son petit camarade se raidir contre lui.
    — Laisse-le pour l'instant. Il n'aime pas être traité comme un jouet. Tout à l'heure peut-être, s'il vient à toi.
    — T'es sûr ? Il a l'air si chou ?
    — Tu ne l'as pas vu en colère. Un vrai fauve.
    — Et c'est toi qui l'a dressé ?
    — Euh oui, en quelque sorte.
    « En aucune sorte, pense Alsyen, je vais te faire payer ça ».
    Néanmoins, Alsyen n'en fait rien immédiatement. Il a compris la situation et pour les trois laissés pour compte, la situation n'est pas très agréable. Selon Alsyen, Reno est encore trop gentil, et Élisa, de la même trempe molle qui les font plier au desiderata de leurs camarades.
    Enfin, dans leurs rapports avec les autres, car leur opiniâtreté face à l'adversité est proportionnelle à leur « gentillesse ». Ils savent que la vie ne fait pas de cadeaux. Tout compte fait, Alsyen estime Élisa de bonne compagnie tandis que Reno la trouve plutôt quelconque. Même après dix mois d'abstinence, il n'est pas tenté par elle.
    Élisa par contre, si elle ne trouve pas Reno très mignon, remarque tout de même son corps vif et vigoureux. Les parties moulantes de la combinaison sont en effet à l'avantage de Reno. Mais pour l'instant, celui-ci ne semble disposer que d'un vocabulaire réduit à quelques acquiescements de mauvaise grâce.
    Que vont-ils bien pouvoir faire ? Leurs pas les amènent devant un attroupement de quelques recrues. Là, une d'entre elle est en train d'essayer de regagner ce qu'elle a déjà perdu. En vain.
    Un homme assis propose de retrouver la carte de l'étoile parmi deux cartes de lunes. Un vulgaire bonneteau en fin de compte. Il est assez doué, et parvient souvent à tromper la vigilance des jeunes. Alsyen lui-même se laisserait embrouiller s'il n'avait pas la possibilité de savoir grâce à ses dons télépathiques où l'homme a mis l'étoile.
    Jean-Louis se propose de gagner facilement quelques crédits. Il tente et commence à perdre. Alsyen se décide à l'aider par suggestion. Petit à petit, il efface ses pertes et gagne un peu. Une autre recrue prend le relais, pensant que c'était facile. Il perd vite les deux tiers de son avoir et préfère aller boire le reste pour oublier. Jenifer essaie. Même méthode. Les amoureux seraient-ils chanceux ? L'homme arrête de jouer avec Jenifer, car « elle est trop forte ». Une autre recrue se présente. Les deux gagnants voudraient partir mais Élisa veut jouer elle aussi. Ils attendent donc le plumage d'un puis de deux jeunes. Élisa joue et perd elle aussi plus de la moitié de son avoir. Alsyen n'a rien fait pour elle. Elle regarde Reno qui lui n'a pas l'intention de jouer à ce truc trop facile. En fait, il ne veut pas jouer du tout. L'homme renifle un autre pigeon. Il insiste.
    — Puisque c'est si facile, essaie !
    — Pff ! Ça ne m'intéresse pas de gagner des clopinettes.
    — Tu as peur. La demoiselle a eu plus de courage.
    — Mais ça n'a rien à voir.
    — Je joue contre toi à trois contre un. Trois fois. Il suffit que tu gagnes une fois pour être gagnant. Statistiquement, c'est plausible. Tu n'as qu'à jouer le tiers de ton argent disponible à chaque fois.
    — Et pourquoi je jouerais ce que j'ai déjà ?
    — Pour regagner ce qu'elle a perdu, et pour prouver que c'est facile.
    — Je n'ai rien à prouver.
    Alsyen réfléchit. Cet homme ne va pas lâcher Reno. Il a même l'intention de le rétamer. Pourquoi ? Il n'en sait rien. Mais un non-joueur, c'est comme quelqu'un qui ne veut rien lui lâcher. Alors, il veut lui donner une leçon.
    — Dommage. Voilà une demoiselle qui va s'ennuyer ce soir.
    Alsyen donne le coup de pouce qu'il faut à Reno pour se décider.
    — Allons-y, puisque vous insistez.
    L'homme manipule ses cartes. « Ouyettelle ? »
    — Là !
    Reno a parlé, vite, trop vite pour Alsyen qui n'a rien pu suggérer. Et bien sûr, ce n'est pas la bonne. L'homme saisit les billets aussi vite qu'il trompe la vue des gogos.
    — Il te reste deux chances.
    Reno est coincé. Il est pris dans l'engrenage. Mais cette fois, pendant le « oukellé oukellé ouyettelle », Alsyen bloque le gosier de Reno. Celui-ci pense à de la peur et le temps que la gorge se desserre, il « sait » où est la bonne carte.
    L'homme fait grise mine. Cette fois, c'est lui qui est en perte. Et qui le sera, sauf si Reno joue plus et perd sur le dernier coup... une idée que lui a mise Alsyen dans la tête.
    — Quitte ou double ? propose l'homme à Reno.
    — Au troisième coup, je peux donc miser ce que je veux, dit Reno, et vous avez parlé de trois fois la mise.
    — C'est exact. confirment les autres.
    Cette fois, l'homme est coincé. Il reste deux de ses victimes dans le public. Il y a bien une trentaine de spectateurs au total.
    — OK.
    — Donc je rejoue ce que je viens de gagner, à un contre trois.
    Cette fois le « oukellé » dure plus longtemps. La gorge de Reno se noue à nouveau. Il se résigne déjà à perdre. Mais néanmoins, il n'aura perdu qu'un tiers. Il aurait du ne rejouer que ses gains, c'est à dire deux tiers, mais il ne sait pas pourquoi il a remis un tiers en jeu.
    — « Ouyettelle ? »
    Tout le monde se tait. Attend Reno. Celui-ci ne parvient pas à ouvrir la bouche. Pas à bouger. Alsyen veut être bien sûr qu'il fasse selon son indication. Il veut aussi faire durer un peu le suspense.
    — Celle du milieu, articule maladroitement Reno enfin libéré de l'étreinte mentale d'Alsyen.
    L'homme la retourne. Dépité. Mais pas trop. Il n'a pas perdu grand chose finalement. Il arnaque les jeunes sur une partie des loisirs de la soirée et y gagne un bénéfice intéressant sur le nombre. Finalement, il est à la fois un espoir, statistiquement déçu, et une attraction. Ce gros gagnant va, si ça se trouve, lui rapporter des clients toute la soirée. Dans une heure ou deux, il se sera refait sur l'écornage d'une trentaine d'autres.
    Reno a le triomphe modeste. Finalement, il a dû se baser sur son intuition car la carte n'était pas là où il croyait avoir vu.
    — J'arrête avant que la chance tourne, dit-il plus posément.
    Les mises à nouveau réduites, l'homme perd encore un coup sur deux, histoire de dire que la chance ce soir n'est pas de son côté. Il disparaît presque sous la foule impatiente de se faire plumer.
    Les trois camarades de Reno le regardent comme le Messie.
    — On y va ,dit-il, maintenant, il ne reste qu'à trouver le bon endroit.
    — C'est toi qui paye ? lance Jean-Louis.
    — C'est nous qui payons. Tout doit être dépensé avant l'embarquement. Cette monnaie n'a court qu'ici. Il n'y a qu'à mettre tout l'argent en commun.
    — T'es vraiment sympa toi ! balbutie la malchanceuse Élisa.
    Elle tente gentiment de se rapprocher de Reno. Mais celui-ci ne lui porte guère l'attention qu'elle souhaiterait, même s'ils n'ont pas le droit de se prendre la main en public. À la première borne électronique, ils font le choix du complexe restauration - dancing - chambre en tenant compte de sa distance avec l'astroport et de ses prix abordables pour leur bourse.
    Le Santa-Fe leur tend les bras, et ils décident de prendre un taxi vert à bande blanche pour s'y rendre. Les tarifs sont libres et négociables car la concurrence est rude et certains sont plutôt vétustes. Les chauffeurs les plus pauvres ne mettent du carburant (huile végétale) qu'au dernier moment. Sinon, ils sont là, à retaper leur vieux véhicule pour qu'il fasse encore quelques kilomètres de plus.
    Les autorités ferment les yeux sur ces taxis illégaux. Comme pour les récupérateurs de métaux, de plastiques, de bois, de papier, de vieux textiles, ces activités de récupération pour le recyclage permettent à une frange pauvre de la population de subsister tout en ne grevant pas le budget social, en travaillant et en étant utile au reste de la population.
    Cette main d'œuvre bon marché sert aussi pour du travail minute : balayer un trottoir, nettoyer une vitrine … À côté de cela, qui n'est pas contrôlé, existe une tolérance zéro pour les trafics de drogue ou de Neurovids, les vols et les agressions, la prostitution, le trafic d'organes en matière de justice pénale. Enfin un service de soupe populaire est assuré pour ceux qui n'ont pas pu gagner les quelques crédits nécessaires à leur subsistance immédiate. La soupe est infâme, produite synthétiquement, mais contient le nécessaire pour la survie et un développement harmonieux. Avec quelques additifs gustatifs, cette « recette » sert même de repas de substitution pour ceux qui ont besoin de perdre quelques kilos naturellement. Il existe aussi une médecine minimale gratuite dans des établissements spéciaux. La pauvreté doit être plus rebutante que le monde du travail pour que celui-ci trouve la main d'œuvre dont il a besoin. Mais elle peut aussi être un état passager pour tous et personne ne manque de respect à ces exclus.
    Les colons assez durs sur Bêta 006 ont un bagne prison totalement isolé qui a mauvaise réputation. Ceux qui ont débarqué ici sans un sou, peuvent soit réussir par leurs compétences personnelles, soit survivre en attendant une chance de repartir gratuitement en soute de vaisseau-cargo pour une planète qui embauche quand Bêta 006 ne le permet pas.
    Néanmoins, ces pauvres peuvent passer quotidiennement dans les bureaux de recrutement pour rappeler qu'ils n'ont pas quitté la planète et qu'ils recherchent toujours un emploi.
    Ce système n'est pas le plus juste qui soit et les colons sont âpres au gain. Ils acceptent cette règle dans la ville, sachant qu'en dehors, la nature ne fait pas de cadeau à l'homme. Celui qui quitte la capitale doit en avoir les moyens ou être embauché par une entreprise ou un fermier, parfois pour des missions temporaires. Ils sont ensuite ramenés à la capitale, qui seule dispose d'un astroport et de logements pour eux, assez sordides, communs et à sa périphérie.
    C'est donc pour le fun que le quatuor embarque dans un tas de ferraille brinquebalant roulant certainement avec un mélange non homogène d'huiles de friteuse d'origines diverses. La rouille tient grâce à la peinture et le siège défoncé permet à Jean-Louis, au centre et à l'arrière, de se retenir aux filles pour stabiliser tout le monde. Reno et ses grandes jambes se sentent à l'étroit devant, avec Alsyen sur les genoux. La nuit commence à tomber et la température devient progressivement plus supportable. Alors que ses camarades rient de bon cœur à l'arrière, il reste un peu songeur, voire mélancolique. Alsyen lui transmet un peu de réconfort. Il n'est pas bon pour Reno d'être un solitaire.
    Afin de rester corrects au restaurant, les garçons font face aux filles. Bien leur en a pris. Un quart d'heure après, Erick Dombass et son amie la scientifique pénètrent à leur tour dans la salle. Avec manifestement les mêmes intentions que Jean-Louis et Jenifer pour leur dernière soirée ensemble.
    Les quatre recrues rougissent en l'apercevant, mais le vétéran leur adresse un sourire complice. Toute l'hypocrisie du monde n'empêchera pas celui-ci de tourner.
    Après l'apéritif le moins cher, les jeunes ont choisi un menu. Le personnel sympathiquement charge un peu les assiettes. C'est si rare d'avoir des recrues ici (trop cher) et la base des FCP a bonne presse sur Bêta 006. Tout le monde reconnaît les efforts que les jeunes ont dû fournir pour devenir des soldats au service de l'humanité et sait que leur destin est tragique, à plus court terme que pour le reste de la population de colons.
    L'espace favorise les cancers multiples et les accidents sont nombreux.
    Par contre, c'est la scientifique qui, elle, va manger un de ses pires repas. D'ailleurs, elle sait qu'elle ne remettra jamais les pieds ici pour s'être montrée avec un homme qui ne peut être son conjoint. Ce n'est pas pour rien qu'elle a choisi une salade, et la viande additionnelle fraîche qui essaie de fuir l'assiette est censée achever de lui couper l'appétit. Erick veut se plaindre mais elle en dissuade. « On leur laissera une chambre honteusement marquée par les stigmates de nos ébats » plaisante-t-elle en posant ostensiblement sur son verre une empreinte glosseuse bien rouge et bien dessinée de surcroît sans que ses lèvres pulpeuses ne perdent pour autant de leur éclat. Erick la ressert donc de cet excellent simili Bordeaux sur la base de plants importés d'Australie, puisque manifestement la bouteille sera la seule origine sûre de ce que pourra consommer son invitée.
    À la table des quatre jeunes, la tension tombe un peu. Élisa raconte avec brio ses mésaventures durant sa formation. Ils en rient de bon cœur maintenant que c'est terminé, mais manifestement pour elle aussi, la formation n'a pas été rose tous les jours.
    Ce n'est vraiment pas une question de manque de chance, mais d'une poisse permanente. Jean-Louis et Jenifer se dévorent des yeux et il faut que Dombass passe un petit moment leur dire qu'il ne verra rien pour qu'ils décident de s'éclipser. D'ailleurs, pour permettre au couple de s'éloigner à plus de vingt mètres des deux autres, il déverrouille les bracelets de Jean-Louis et Élisa. Ils les intervertissent, les glissant dans leur poche, et doivent se les échanger à nouveau le lendemain avant l'embarquement. Il leur faut conserver les bracelets sur eux, par sécurité. Comme pour toutes les recrues, en cas de problème, c'est le bracelet qui permettra de les retrouver. Toute personne disparue loin de son bracelet risque d'être sanctionnée pour désertion.
    Reno se retrouve donc seul avec Élisa, dont il ne peut plus s'éloigner maintenant puisque elle a le bracelet de Jean-Louis. Tous les quatre se sont donnés rendez-vous devant l'établissement pour demain six heures. Pour faire plaisir à Élisa, il commence à lui narrer ses propres déboires. Elle sourit, pose les coudes sur la table, sa tête sur les mains et se dandine un peu en hochant la tête.
    Alsyen est écœuré. La femelle serait intéressée par une petite partie de jambes en l'air avec Reno. Mais celui-ci ne se rend compte de rien. Il continue, fort correctement, à animer cette conversation que la miss voudrait bien voir déraper vers un peu de séduction de principe à son égard avant de céder diplomatiquement à une proposition à laquelle elle aspire vraiment.
    Mais au fur et à mesure, elle est quand même conquise par le personnage qui s'avère, en plus d'un solide gaillard, être assez intéressant. Alsyen tente de la calmer hormonalement histoire qu'elle cesse d'envoyer les regards langoureux que l'autre nigaud ignore, tout absorbé à raconter sa découverte d'Alsyen en vidant son assiette.
    Bien au contraire, Élisa sent qu'elle commence à , oui, c'est ça, tomber amoureuse. Ce n'est plus l'excitation sexuelle d'une fille en parfaite santé enfin en présence d'un garçon qu'elle ressent, mais une attirance pour lui. Elle a envie de le soulager, le protéger, le réconforter, s'en occuper, s'offrir…
    Reno, lui, rassasié, ne voit en elle qu'une fille sympa, et pas si moche après tout. D'un revers mental souverain , il écarte avec honte pour lui, respect pour elle, la brève tentation bestiale de la soumettre à un traitement de choc contre la virginité chronique. Il décide d'ailleurs de ne rien lui proposer de tel, afin de pouvoir la garder comme copine.
    Élisa n'a pour l'instant pas un physique facile. Ce petit bout de fille de un mètre soixante-deux est encore suivi, malgré tout le sport pratiqué depuis deux mois, par un derrière apparemment généreux. C'est aussi un effet grossissant de la combinaison des FCP qui n'est pas prévue non plus pour mettre en valeur les seins des recrues féminines (effet aplatissant dans ce cas). Les cheveux sont obligatoirement portés courts (Ils ne doivent pas toucher les épaules ou être en chignon ou couette enroulée). La rouquine Élisa a choisi une coupe en brosse sur les cotés avec une frange assez sympa qui met en valeur ses yeux verts. Son visage est un champ de bataille entre les taches de rousseurs qui se disputent l'espace avec des boutons d'acné juvénile non traités, car les crèmes ne sont pas monnaie courante sur le « Sun Tzu » comme sur une base militaire. Un petit nez taquin surmonte des lèvres assez fines. Déjà des rides d'expression marquées, dues aux efforts, à un visage qui a maigri, s'est un peu durci durant ces derniers mois, lui donnent une petite maturité en contradiction avec la flamme joueuse brillant dans ses yeux. Sa dentition est un peu irrégulière, mais son sourire reste délicat, éclairant son visage de douceur tout en lui conservant un petit air naïf. Ses narines palpitent d'excitation et elle garde en permanence un demi-sourire involontaire. Ses lèvres sont un peu plus gonflées qu'à l'accoutumée et quelques micro-muscles font parfois trembler légèrement sa lèvre supérieure. Elle boit les paroles de son compagnon, et se surprend pour une fois à ne pas toujours se présenter comme une gourde.
    Mais Reno ne remarque rien de rien. Il reste même insensible à sa voix, marquée d'un accent assez chaud pourtant, qui lui vante le boulot d'infirmière de « contact ». Elle n'est pas protégée par un statut médical. (D'ailleurs, comment des extra-terrestres pourraient-ils avoir développé des notions pareilles). Elle est combattante à part entière, mais s'occupe des premiers gestes sur les blessés (les mettre à l'abri en tenant compte pour les déplacer de leurs blessures apparentes, les dégager de leur harnachement, les positionner correctement). Pour les secourir, elle active leurs balises de détresse s'ils ne peuvent pas le faire, pose des garrots, enfin, des bracelets de contrôle de la combinaison qui permettent de gérer des zones de pression spécifique, ainsi que des atèles et des pansements hémostatiques. Elle a aussi dans sa trousse des doses injectables supplémentaires de méta-morphine, seringues qui ne peuvent être en trop grande quantité à disposition du combattant lui-même.
    La méta-morphine est plus puissante que la morphine classique, et n'est utilisable que dans un temps très court (entre dix-huit et vingt-quatre heures selon les dosages). Ensuite, elle provoque des nausées qui découragent une accoutumance grâce à un complément qui à une demi-vie de quelques jours dans l'organisme. Donner cette spécialité en sus à toutes les filles leur permet de ne pas faire partie du premier binôme de choc lors d'une progression en zone hostile, comme d'être respectées au sein du groupe de combat. Si la formation n'est pas mixte, les équipes de combat opérationnel le seront dans la plupart des cas lors de leur mise en place effective. Avec l'expérience et la fin des tabous précédant le vingt et unième siècle, on s'est aperçu que la présence d'une femme ou deux rendait le groupe plus solide et plus efficace dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, à condition que la « Madelon » refuse d'appartenir à un membre du groupe. Par contre, elle est encore mieux acceptée quand elle a un compagnon hors du groupe. Allez donc comprendre…
    Alsyen non plus ne comprend pas. Malgré ses suggestions télépathiques pour décourager Élisa, celle-ci est à un cheveu de passer à l'acte en public. Elle n'est plus retenue par sa timidité de maladroite congénitale. Il passe même à la limite de la catastrophe, quand il la trouble au point de lui faire renverser son verre. Reno prévenant saisit sa serviette pour l'essuyer et au dernier moment se ravise, se contentant de la lui tendre. De toute façon, la combinaison est traitée anti-tâches. Alsyen parfois fait balbutier Reno pour qu'elle pense avoir un nigaud en face, ce qu'il est déjà assez tout seul d'ailleurs, car même non intéressé, il se montre assez timide. Mais justement, elle interprète sa maladresse comme justement un effet du trouble qu'elle lui provoquerait.
    Finalement, ils décident d'aller aux salles de dancing. Malheureusement, ils sont restés tard à table et celles-ci se sont vidées. La population est du genre couche-tôt dans le coin. Un petit verre d'alcool local, pour s'encanailler, a fait pleurer la tendre marguerite en vain. Ils décident donc de prendre une chambre pour se reposer et attendre l'heure.
    Il y a une salle de bain avec baignoire. Un luxe qu'ils avaient oublié. Galant, Reno lui laisse la première place. Pas question de laisser passer une occasion pareille, qui ne se reproduira peut-être jamais, en tout cas peut-être pas avant quelques années.
    Élisa s'y éternise. Elle a l'impression de décoller une crasse de plusieurs mois tellement elle a l'impression que sa peau respire. La direction de l'hôtel fournit aussi le bain moussant parfumé et réparateur. Elle n'ose appeler Reno sous un prétexte fallacieux qui pourrait lui permettre de voir son corps, ou au moins sa tête et ses épaules émergeant de la mousse blanche. Et puis, elle n'est pas trop sûre d'elle. Un échec après une telle audace serait un affront qu'elle ne pourrait pas supporter. Reno lui ne cogite pas. Il dort tandis qu'elle rêve tout haut. À elle le bain, à lui le lit. Alsyen rit intérieurement. Finalement, ils sont bien bêtes tous les deux avec leurs scrupules alors qu'ils auraient pu tout partager.
    Élisa sort du bain, observe son corps nu dans le grand miroir. Elle a l'impression d'être plus fine qu'avant alors qu'elle a perdu peu de poids. Et même d'être plus grande. Elle a raison mais elle reste elle persuadée qu'il ne s'agit que d'une impression. Elle est plus grande car elle a passé déjà plus de six mois dans l'espace. Dans quelques mois, quand elle devra changer son paquetage, elle pourra constater qu'elle aura pris dix centimètres en taille sans prendre un kilo de plus. Avec l'effet dû aux faibles pressions dans l'espace qui réussissent bien aux organes érectiles, sa silhouette finalement sera bien plus agréable à regarder que celles des femmes restant à la surface des planètes.
    Elle se couche à côté de Reno, nue, sans le réveiller. Elle décide d'activer l'alarme vibratoire de sa montre une heure avant de partir. Ainsi, elle s'habillera et réveillera Reno afin qu'il puisse prendre un bain lui aussi. Avant de sombrer dans le sommeil, elle espère un instant être réveillée au matin par un prince charmant entreprenant.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Déparasitage


    Le « Sun Tzu » en route pour Bêta Prime va croiser la route d'une exoplanète gazeuse de gros calibre. C'est l'occasion rêvée de se débarrasser des « mantas ».
    Pour cela Alsyen doit dispatcher trois réémetteurs d'ondes miniatures de part et d'autre du « Sun Tzu ». Impossible pour lui de se promener seul. Il va avoir besoin de Reno pour traverser les différents quartiers et atteindre les entrepôts.
    Reno, depuis son retour sur le « Sun Tzu », a du vague à l'âme. Il a l'impression d'être passé à côté de quelque chose d'important. En fait, il est obsédé par Élisa Quand elle l'a réveillé au petit matin sur Bêta 006, il a été frappé par ce visage féminin qui lui souriait au dessus de lui. Comme suggéré, il est allé prendre un bain et finalement, il se sont quittés bons amis à la sortie de l'établissement de loisirs. Jean-Louis n'a cessé de lui raconter ses exploits de la nuit tandis que lui avait dormi. Au début, il n'y avait accordé aucune importance, mais à chaque fin de cycle de sommeil, Reno revoit le visage d’Élisa au dessus de lui.
    La cérémonie de dispersion des cendres de leurs camarades a été diffusée sur le réseau informatique du vaisseau en direct pour les quartiers éveillés et en différé pour les autres. Pendant le recueillement, cela a permis à Reno de se remémorer les moments forts vécus sur Bêta 006.
    Chaque minute le rapproche de Bêta prime qu'ils atteindront dans deux semaines. Là, les recrues devront choisir en fonction de leurs résultats aux épreuves entre partir en unité constituée pour l'exploration dans le dernier cercle atteint Thêta, partir en individuel dans les places proposées dans les autres niveaux pour combler les trous des effectifs ou devenir colon, en répondant aux nombreuses offres d'emplois interstellaires.
    En effet, les sous-officiers surtout sont sollicités pour « entraîner » les troupes planétaires quand elles existent. Les hommes de troupe sont recherchés par les gouvernements pour servir dans leurs forces de protection, qu'il s'agisse de police, milice, entreprise de gardes du corps ou même de d'employeurs de mercenaires. Les officiers peuvent se voir proposer des postes de généraux au lieu de rester simple lieutenant. Mais aucune place ne peut avoir le prestige d'être un soldat des FCP, protecteurs de l'humanité à travers l'espace. Ce sont donc le plus souvent les recalés qui trouvent ainsi des places de consolation. Mais ils resteront des rampants loin de leur terre d'origine…
    Reno se souvient de ce vieux fermier à quelques kilomètres de la base sur Bêta 006. À son époque, la formation devait être bien plus pénible. À l'issue de celle-ci, il avait choisi de rester dans le cercle Bêta. Reno et son groupe étaient planqués dans le hangar des couveuses. Ils avaient coupé au plus court entre deux points de contrôle durant un raid de survie et avaient un peu dévié pour demander à la ferme un peu d'eau et acheter éventuellement un peu de nourriture. À ce moment-là, ils ne savaient pas que la monnaie utilisée sur la base n'avait pas court en dehors de ses limites.
    Mais le fermier les avait bien reçus. Lorsque le vrombissement d'un glisseur les avait alertés, ils avaient dû se cacher pour ne pas se faire prendre en flagrant délit de tricherie. De là où il était, Reno pouvait entendre le sergent Coll, accompagné de Erick Dombass. Alsyen avait repéré l'aura de Reno mais lui aussi avait compris qu'il ne devait pas réagir à sa présence.
    Coll avait questionné le fermier pour savoir s'il avait vu du monde. « Personne » avait répondu le vieux, goguenard. Manifestement, sa ferme était souvent visitée.
    Dombass avait alors discuté avec le fermier du bon vieux temps. Horrifié, Reno avait compris que le fermier et Dombass avaient été recrues ensembles sur la base, quarante ans plus tôt. Le fermier n'était pas parti, et avait vécu sa vie. Dombass lui, totalisait presque trente ans de voyages inter-cercles sous forme dématérialisée et n'avait relativement vécu qu'une dizaine d'années. Trente ans auparavant, le fermier s'était installé près de la base, par nostalgie de ce qu'il n'avait pas vécu.
    Il était donc un producteur vendeur privilégié pour la base, et on savait qu'il recevait parfois des visites durant les exercices de survie. Il était donc défendu de passer à sa ferme, en théorie. Signaler cette interdiction, c'était déjà indiquer l'existence de cette ferme, voire insister sur son importance stratégique. Que penser de commandos sans audace qui ne de braveraient pas les interdits, surtout que le risque était proportionné. Vingt kilomètres en arrière si on se faisait prendre, une bonne omelette d'œufs d'autruche et une lampée de gnôle si on gagnait, et parfois les deux si le timing était trop juste.
    D'ailleurs, Dombass en avait une bien bonne à raconter à son vieil ami qu'il n'avait revu que quelques jours auparavant, au hasard d'une livraison de produits frais à la base. C'était le vieux qui l'avait reconnu. Dombass avait bien sûr moins changé que son camarade.
    — Hier, tu nous as menti. Je le sais parce qu'un blaireau n'a rien trouvé de mieux que de déposer une gerbe à l'arrivée du parcours d'obstacles qu'on leur fait franchir comme dernière épreuve du raid. Il n'a bien sûr pas craché le morceau même devant l'évidence. Et à l'odeur, j'ai reconnu plus ta « pomme » que les sucs gastriques habituels.
    — Y en a, avait reconnu le vieux, mais pas seulement. Ne t'inquiète pas, personne n'est devenu aveugle avec ce que je donne à boire ici.
    Reno plaignait ce vieux fermier et ne voulait pas passer à côté de ce que Dombass avait déjà vécu. Si ses résultats le permettaient, il choisirait lui aussi de partir pour l'inconnu le plus lointain.
    *
    * *
    Alsyen trouve Reno seul à ce seuil de réflexion. Il décide de lui envoyer un message télépathique en clair.
    — Reno, il faut que tu m'aides.
    Celui-ci se retourne, et ne voit qu'Alsyen. Il pense avoir rêvé.
    — Reno, c'est bien moi qui te parle.
    Il se retourne. Alsyen lui fait face, debout.
    — Scipion ?
    — Oui, Reno.
    Reno doute encore de ses sens. Puis il décide de déclencher l'alarme car il doit y avoir une fuite de monoxyde de carbone, un excès d'oxygène, ou un gaztruc quelconque qui donne des hallucinations. Il a au moins besoin d'un examen médical.
    Alsyen l'arrête en plein mouvement.
    — Non, Reno, cela doit rester entre nous. Mais c'est grave. Calme-toi. Je te bloque, mais je peux lire tes pensées maintenant. Je peux aussi me faire comprendre de toi au niveau conscient. Je ne suis pas un simple animal, mais un être intelligent, comme toi. Mon vrai nom est Alsyen. Je dois te faire confiance pour garder ce secret. De toute façon, si tu me dénonces, je fais le singe et tu passes pour fou. Alors, fini les rêves étoilés pour toi. Réponds mentalement que tu as bien compris et répète le en toi, que je mesure bien la qualité de la liaison télépathique entre nous.
    — Tu t'appelles « Le sien ». C'est grave. Tu peux me contrôler. Tu es intelligent. Ça doit rester secret sinon je passerai pour fou.
    — Excellent résumé. Je suis aussi un ami. Ton vaisseau est infesté par deux mantas qui vous volent votre énergie nucléaire. Le vaisseau va tomber bientôt en panne de carburant si nous laissons faire car leur consommation double tous les vingt-quatre jours. Nous pouvons les chasser en les encourageant à quitter le bord pour se nourrir de l'énergie de cette planète, moins intense, mais en quantité bien plus importante.
    — Comment faire ?
    — Il faut faire passer durant quelques minutes un train d'ondes désagréables pour elles à travers la structure afin qu'elles quittent le navire et dérivent en orbite. Le temps qu'un vaisseau repasse, elles seront devenues tellement grosses que voler l'énergie du vaisseau ne les intéressera plus.
    — Et alors ?
    — Regarde.
    Alsyen va chercher dans les affaires de Reno le simili poste de radio. Il sort de la carcasse deux mini-émetteurs.
    — Il faut mettre ces émetteurs aux extrémités du « Sun Tzu ». Chacun diffuse un train d'ondes particulier, et leur conjonction dans les entrepôts sera intolérable pour elles.
    — Donc, il faut aller dans chaque roue externe et sur la plate-forme supérieure ?
    — C'est à peu près ça.
    — Pour la roue de droite, c'est facile.
    — C'est déjà fait.
    — Pour les deux autres endroits, il faut des laissez-passer électroniques.
    — Je les ai aussi…à ton nom. Mais il faut que tu sois avec moi pour que la garde actionne les sas de sortie en extérieur.
    — Ils ne vont pas me laisser passer chez les filles. En plus, elles sont en période de sommeil.
    — Oh que si. Officiellement, tu dois traverser la zone pour changer le lot de cartouches de gaz servant au déclenchement automatique de la fermeture des portes incendie qui sera périmé dans six heures.
    — Tu sais trafiquer l'ordinateur central ?
    — Je te promets que c'est pour la bonne cause. Les cartouches sont stockées dans les entrepôts. C'est aussi simple que ça.
    — Scipion, c'est incroyable. Mais comment est tu arrivé sur Bêta-112 ?
    — Appelle moi Alsyen tu veux bien ? Sinon comme toi. En vaisseau spatial.
    — Et le monstre ?
    — On en reparlera au retour. D'accord ?
    — Oui, allons-y.
    Mille questions s'entrechoquent dans l'esprit de Reno tandis que sous la direction d'Alsyen, il se rend aux entrepôts, récupère les cartouches et place le mini émetteur. Alsyen y répond un peu, histoire de le motiver. Il se garde la possibilité de le paralyser à tout moment et de le faire baver, s'il a le malheur de tenter d'informer ses congénères.
    Reno a des projets ensuite avec Alsyen. Il n'a pas encore compris que celui-ci y était pour beaucoup dans les changements récents. Pour lui, ce sont les FCP et la formation militaire qui l'ont ainsi révélé à lui-même. Alsyen ne le détrompe pas.
    Le passage dans le quartier féminin est moins aisé que prévu. Il a fallu un peu discuter. Incroyable. Elles sont mieux gardées que tout le matériel sensible, hors armement tout de même.
    Alsyen en reste stupéfait. Il ne manquait plus que ça. Une malchance sur dix mille. Il faut que Reno croise Élisa qui revient des toilettes.
    — Reno ?
    — Chut !
    — Mais …que fais tu là ?
    — Je …euh…
    — Tu voulais me voir ?
    — Non euh oui (Alsyen lui a soufflé de mentir. Elle ne doit pas savoir).
    — Oui ou non ? insiste-t-elle espiègle.
    Elle est ravie de la présence de Reno et ne pense pas à de possibles sanctions. Il est peut-être un peu lent, mais déterminé en fin de compte. Comment a-t-il fait pour franchir les contrôles ? Il doit être malin en fait, et audacieux. C'est pour elle qu'il fait tout ça.. Elle est flattée, voire plus.
    — Oui, répond-il.
    C'est presque vrai. S'il avait pu par lui-même, il serait venu. Il est content d'être là. La chance est avec lui.
    — Suis-moi. Ici on peut nous voir.
    Retour donc aux toilettes. Alsyen laisse faire. Il vaut mieux ne pas être louche aux yeux d’Élisa
    — Viens avec moi, insiste Élisa
    Ils entrent dans une cabine. C'est exigu. Ce n'est pas prévu pour deux qui plus est. Il a posé son matériel ainsi qu'Alsyen dans la cabine d'à-côté. Élisa est contre lui. Elle le serre entre ses petits bras.
    — Embrasse-moi, lui susurre-t-elle dans l'oreille, rougissante. Embrasse-moi ou je crie.
    Alsyen les laisse s'expliquer durant un petit quart d'heure. Puis il s'immisce dans la conversation en envoyant des messages d'urgence à Reno afin qu'il abrège l'entretien. Les deux tourtereaux ont été en fait bien sages, même si les mains se sont parfois un peu égarées.
    Reno promet de revenir bientôt. Mais là, il lui faut rejoindre rapidement sa section s'il ne veut pas être repéré. Il a un petit boulot à effectuer qu'il devra terminer plus tard afin de pouvoir revenir. « Demain, même heure, d'accord.»
    Une dizaine de minutes plus tard, la palpitante Élisa le laisse enfin partir.
    Reno se hâte d'effectuer les changements de cartouches tandis que Alsyen met en place le dernier émetteur. Puis il met en route son générateur d'ondes. D'ici quelques dizaines de minutes, les mantas se décrocheront…
    De retour à la section, Reno se trouve pris d'une soudaine fatigue alors qu'il est censé se rendre en sport. Personne ne s'en aperçoit.
    Alsyen lui envoie dans son premier sommeil quelques mots d'excuses, avant de lui effacer la mémoire des deux dernières heures, c'est à dire juste avant lui avoir demandé son aide et révélé sa vraie nature. Il efface donc aussi le souvenir de ses quelques moments d'intimité avec Élisa, des promesses qu'il lui a faites, des sentiments qu'il a éprouvés pour elle. Demain soir, il ne sera pas au rendez-vous.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    B-069 : Bordée dans l'espace


    À l'issue d'une approche parfaite, le « Sun Tzu » s'arrima à la station spatiale de Bêta 69 surnommée l'Oasis.
    Effectivement, elle était entre un tiers et mi-parcours de Bêta-112 et Bêta prime dans ce sens de déplacement (En fonction des positions relatives durant l'année centaurienne).
    En orbite éloignée de Bêta 69, l'Oasis disposait de quais gigantesques où s'amarraient les gros vaisseaux interstellaires, les petits courriers interplanétaires et les remorqueurs.
    Ceux-ci établissaient une noria dans tout le système pour alimenter les autres stations planétaires en gaz naturel bon marché de Bêta 69 et ramener à la station et aux quartiers miniers en orbite basse les métaux et les produits manufacturés nécessaires à leur expansion.
    L'espace environnant la géante gazeuse grouillait donc de chapelets de réservoirs saucisses vides ou pleins, dérivant sur des orbites définies guidés par des pilotes automatiques, en attendant d'être tractés par les remorqueurs, puis arrimés sur les vaisseaux à distance de la station avant leur départ pour leurs lointaines destinations. Les convois ainsi formés étaient tous identifiés afin que les convoyeurs sachent quels réservoirs monter sur le vaisseau demandeur.
    Ce système était censé éviter la piraterie. À ce jour, la gestion et la surveillance avait dissuadé toute tentative de vol d'énergie.
    De toute façon, en cas de problèmes (attaque ennemie), les remorqueurs avaient l'autorisation de charger les vaisseaux avec n'importe quel convoi à condition qu'ils ne soient pas sous un feu direct.
    Par tradition, les pilotes furent applaudis pour leur manœuvre savamment exécutée sans accroc. Néanmoins, ce quai n'était pas physiquement arrimé à la station. Il était en contact permanent avec elle, et ses générateurs de poussée à gaz conservaient une distance stable.
    Il permettait aussi aux hommes du « Sun Tzu » de quitter le bord et de prendre place sur des petites navettes qui elles allaient rejoindre la station proprement dite. D'autres petites navettes assuraient le transbordement de marchandises plus précieuses que les simples métaux et le carburant.
    La station elle-même était composée de cylindres de cent-vingt mètres de diamètre et de quatre-vingt mètres de large, reliés par des cordons ombilicaux par leur axe. Ces cordons avaient des sas amortisseurs en leur centre pour maintenir les cylindres entre eux avec une certaine souplesse. Les cylindres tournaient sur eux-mêmes comme le faisaient les roues plus petites du « Sun Tzu » pour générer une gravité artificielle.
    En fait, il s'agissait de deux demi-cylindres séparés par un sas de changement de sens. La station était occupée en majorité par des permanents. La gravité devait donc être bien plus forte que dans le « Sun Tzu » pour se rapprocher des normes terrestres indispensables sur le long terme. La vitesse de rotation était donc dix fois plus rapide.
    Le système fonctionnait par éjection de gaz neutre. À l'axe de rotation, en plus des sas de transition, il y avait donc des bobines à induction qui fournissaient une partie de l'électricité des modules et des passages de fluides, certains caloporteurs qui par contact avec les éléments amortisseurs et lubrificateurs se réchauffaient et circulaient partout pour chauffer l'atmosphère des cylindres ou d'autres réseaux caloporteurs.
    La même technologie d’auto-réparation des parois que sur le le « Sun Tzu » et des cloisons étanches protégeaient les humains contre les dépressurisations dues à l'impact de petites météorites, ou, dans cette zone assez occupée, de déchets négligemment semés dans l'espace qui bénéficiaient des accélérations orbitales et s'avéraient assez dangereux. Des navettes de récupération avaient d'ailleurs pour mission de les repêcher avec des « filets » magnétiques. En fait de filet, c'était une soucoupe alvéolée que la navette déployait autour d'elle. Une fois l'objet à capturer repéré avec des radars spécifiques, elle arrivait derrière lui avec une vitesse relative légèrement plus élevée. Celui-ci se plantait alors dans la coupelle entre les différentes parois et y restait coincé. Pour ceux qui étaient trop gros, il y avait une méthode de capture plus manuelle. Les récupérateurs se positionnaient auprès d'eux pour les intercepter sans risque, chacun ayant la même vitesse. L'exercice restait toutefois périlleux quand l'objet avait en plus un mouvement de rotation sur lui-même...
    L'ensemble des cylindres décrivait une spirale sphérique d'une centaine d'éléments. Cet ensemble aurait pu être étiré, mais ainsi en spirale, en cas de problème, chaque cylindre était assez proche des autres pour permettre l'évacuation d'un cylindre endommagé en catastrophe par des cabines individuelles non motorisées. On pouvait ainsi récupérer ces cabines dans le délai de trois heures de survie au maximum qu'elles permettaient à leur occupant (Ou une heure et demi pour deux plutôt l'un sur l'autre, mais comme il n'y avait alors plus de gravité…).
    Les gaz expulsés par de courts tuyaux orientables sortant à l'extérieur des cylindres (dont l'ensemble semblait former une crête inclinable) pour entretenir la rotation étaient bien sûr inertes, et retombaient finalement lentement sur la naine gazeuse qui maintenait elle-même encore une très légère attraction à cette distance. Leur compression était donc une sorte de conservation de leur énergie. Les usines qui devaient brûler des gaz étaient bien à l'écart des lieux habités et avec des effectifs humains réduits. Des robots non humanoïdes assistaient très efficacement ceux-ci, bien qu'on ne pouvait pas parler d'intelligence concernant leur cerveau « micro-processeurisé » pourtant à l'extrême.
    Tous les travailleurs de l'espace étaient bien payés. Mais ils ne pouvaient pas exercer leur métier plus de quinze ans, toujours à cause des cancers dus aux rayons solaires, aux ondes diverses et à la nourriture souvent en conserve.
    Enfin, les travailleurs spatiaux souffraient de déformations corporelles (les corps continuaient de grandir alors que les muscles s'atrophiaient) qui pouvaient les tuer prématurément ou même leur interdire de retourner sur des planètes à gravité normale. De plus, au bout de quinze ans, ils étaient stériles dans quarante pour cent des cas. Mieux valait n'y rester que dix ans, y gagner un pécule conséquent, puis s'installer sur une bonne planète.
    Mais cette épargne en intéressait d'autres. Sur l'Oasis, en plus de quelques commerces de base, et des grandes sociétés d'énergie, banques et assureurs en surnombre cohabitaient avec espaces de loisirs et casinos. Comme tout bon port, il y avait des femmes disponibles pour les marins de passage.
    Cette fois, les recrues avaient accès à une plus grosse part de leur épargne forcée. Mais ils ne disposaient que de deux jours pour profiter de la vie en toute insouciance. Ils seraient sur Bêta prime dans une semaine pour rendre le « Sun Tzu » à un autre équipage et en ce qui les concernait, prendre un nouveau départ. La précaution des bracelets pour chaque binôme n'avait pas été prise. Si un jeune se perdait ici, c'est qu'il ne désirait plus faire partie des FCP ou appréhendait trop la suite. Cette liberté était un moyen déguisé de pratiquer une sélection. En leur laissant plus de chances que s'ils désertaient sur Bêta 006.
    Les sections furent débarquées sur les cylindres en fonction de leur rythme circadien. Il fut impossible à Jean-Louis de contacter son amie Jenifer pour se mettre d'accord sur un lieu de rendez-vous. Mais ce n'était pas grave. Avec le reste de la section, c'était une bande de copains qui allait s'éclater sans retenue.
    Les filles auraient été des poids morts, pire, des freins, des rabat-joie. Reno partageait cette impression, le visage d’Élisa ayant cessé de lui apparaître au réveil après l'amnésie provoquée par Alsyen. Une petite étincelle humide essaya bien de lui étreindre la conscience mais son inflexible mentor la souffla sans remord quand il s'en aperçut.
    De leur côté, les deux copines étaient plus réservées quant à leurs excès. Les hôtes de charme masculins étaient bien moins nombreux que leurs équivalents féminins, et le genre musclé, huilé et épilé ne leur plaisait pas vraiment. Les gars sportifs des FCP suffisaient à leur bonheur, mais seule Élisa voulait se garder pour le sien, malgré qu'il ne soit pas venu au rendez-vous, ni à l'heure, ni aux jours suivants. Enfin, aucun point de rendez-vous n'était possible à « deviner » sur l'Oasis. Elle espérait que le hasard ferait bien les choses.
    Si les types de distraction étaient rares, les établissements qui les proposaient étaient assez nombreux. Il y en avait au moins un par demi-cylindre. D'autres vaisseaux étaient présents. En particulier des vaisseaux en provenance de Bêta prime, avec des produits terrestres, qu'il s'agisse de biens d'équipements, culturels ou des colons fraîchement régénérés. On leur posait de multiples questions sur la planète mère, et c'était pour les recrues déjà une source de nouvelles sur ce qu'ils avaient laissé derrière eux, subjectivement il y a quelques mois, mais depuis presque six ans en réalité.
    Les colons quant à eux découvraient l'espace, bien qu'ils étaient pressés pour la plupart de retrouver une terre ferme. Certains savaient sur quelle planète du système ils allaient aller. D'autres étaient des aventuriers. Ils avaient toutes leurs richesses sur eux, et pour certains, ce n'était pas grand chose.
    En théorie aussi, ils ne voulaient rien dépenser pour garder de quoi s'établir. Mais les entraîneuses étaient là pour les convaincre de voyager plus léger par la suite. Bref, alors qu'ils dérivaient un peu dans les brumes de l'alcool entre deux recherches d'emploi (ou d'opportunité) sur InterplaNet, elles leur vantaient leurs futures richesses pour les inciter à profiter de l'instant présent. Les plus anciennes, dont le crédit spatial s'amenuisait, recherchaient aussi celui qui pourrait leur assurer un avenir planétaire grâce à ses diplômes, ses amis déjà installés, une richesse personnelle…
    Même s'ils étaient en minorité, la station étaient aux mains de ses permanents. Ceux qui y travaillaient quinze ans. Les métiers de maintenance, de sécurité, d'informatique pour le personnel spécifique d'entretien et de gestion des cylindres, des quais et des entrepôts. Il fallait compter aussi tous les employés d'entreprises, de loisirs, de commerce et le personnel d'état-major des sociétés minières. Ce ne pouvait être que des salariés. Les propriétaires des lieux avaient acheté ceux-ci dès la construction du cylindre. C'était le plus souvent des intersidérales, ces grandes sociétés qui avaient les capitaux pour investir dans l'espace plutôt que sur les planètes, où les petites entreprises étaient leurs clients. Quelques aventuriers se faisaient embaucher pour être serveur, cuistot, manœuvre en échange du gîte, du couvert et d'une paie modique, parce qu'ils espéraient mieux avec les rotations de personnels permanents. Mais la plupart se décidaient au bout d'un an ou deux à retrouver une terre ferme, ou à s'engager dans le dur travail de méthanier ou de mineur. Quelques uns trouvaient aussi des places dans les vaisseaux qui faisaient relâche au port et qui n'avaient qu'une vocation interplanétaire.
    Quoiqu'il en soit, comme pour le « Sun Tzu », les cycles de vie étaient décalés afin qu'il y ait toujours un lieu où les gens ne dormaient pas et travaillaient pour recevoir les touristes.
    *
    * *
    Le premier réflexe d'un soldat en bordée est de trouver un endroit sympa pour boire un coup.
    Le quartier des loisirs n'offre que des endroits de ce type. Jean-Louis, Reno et leurs deux camarades de chambrée dépassent les premiers établissements bondés pour profiter d'un peu de calme plus loin. La Caverne de l'espace, copie modeste d'une taverne quasi homonymique, leur tend les bras. Les filles sont moins jolies mais plus disponibles. Ils s'installent donc à une table de huit, car les filles boivent avec eux mais à leurs frais. Elles n'ont pas droit à l'alcool, mais leur jus d'orange vaut aussi cher que le rhum. Comme elles touchent une commission sur chaque verre bu, et pas seulement sur leur verre. Autant dire qu'elles fixent les clients et leur font tenir un rythme assez soutenu.
    Pour cela, elles ont une vie à rallonge à raconter, un panel de blagues stupides, plein de conseils utiles à donner, mais surtout des yeux langoureux, des mains caressantes, des cuisses alléchantes et des hanches accueillantes.
    Elles n‘hésitent pas non plus à réchauffer les genoux de celui qui serait tenté de se lever pour quitter l'établissement. Leurs parfums capiteux et le rhum font tourner rapidement les têtes, tandis que leur poitrine semi-apparente attirent de plus en plus les regards de ceux qui cherchent un sein comme oreiller.
    Deux heures qu'ils sont coincés. Alsyen s'impatiente. Il préférerait visiter plutôt que de voir ces niais boire comme des trous et se faire soutirer leur argent. Les attouchements sont de plus en plus précis même s'ils demeurent discrets. Le niveau de la discussion vole au ras de la ceinture des pâquerettes. La relève des filles arrive. Celles-ci ne sont plus censées rester dans l'établissement. Chacune essaie de se faire emmener par son client. Le groupe de huit devient trop important tandis que deux sont vraiment pressés de conclure. Jean-Louis et Reno préfèrent emmener leurs amies dîner. En échange, sympathiquement, elles leur proposent des cachets anti-ébriété afin qu'ils puissent profiter de cette soirée. L'avantage, c'est qu'ils seront dessaoulés avant la partie de jambes en l'air, alors que les deux autres vont connaître une rapide déroute. Elles sont comme ça les filles. Même les prostituées veulent être respectées. L'inconvénient, c'est que ces cachets sont interdits à la vente. En effet, ils suppriment l'ivresse mais n'empêchent pas la nocivité de l'alcool ingéré. En supprimant l'ivresse, ils permettent donc une surconsommation supérieure pour ceux qui ne savent pas s'arrêter. Reno apprécie de retrouver certaines sensations un petit quart d'heure plus tard. Alsyen sent bien d'ailleurs que les cachets n'ont pas entamé sa détermination pour des relations sexuelles prolongées multiples et variées en fin de soirée.
    Élisa et Jenifer ont utilisé leur après-midi différemment. D'abord, elles sont entrées dans un institut de beauté pour profiter de masques anti-acné sur le visage, une coupe de cheveux bleue avec une mèche rose et des soins d'épilation, de manucure, de maquillage. Elles se font aussi masser et poser quelques tatouages affriolants temporaires.
    Puis elles sont entrées dans quelques boutiques pour acheter bijoux et sous-vêtements. Leur combinaison spatiale devient ainsi l'écrin de voluptueuses créatures. Élisa joue avec sa nouvelle montre scarabée. L'insecte mécanique n'a que des diamants et autres pierres précieuses d'origine artificielle et les chaînes sont en plaqué or, mais de toute façon, elle ne pourra pas l'utiliser souvent sur le « Sun Tzu ». L'effet sur la population masculine dès qu'elles sortent ainsi dans les coursives est probant. Les deux coquettes ont le choix de leurs cavaliers si elles le désirent. Ce succès tourne un peu la tête d’Élisa. Tant pis pour Reno si elle ne le croise pas. Elles s'installent dans un établissement de loisirs et ne restent pas seules longtemps. Elles n'ont même pas eu à commander car deux mineurs ont décidé de tenter leur chance. Elles n'ont rien à débourser pour l'instant. Pas de chance pour Élisa Rapidement, le plus mignon des deux a trouvé l'ouverture avec Jenifer et l'autre ne la tente pas du tout. En plus, ils sont déjà légèrement saouls et particulièrement lourds dans leurs plaisanteries. Si Jenifer peut répondre à leur pitoyable humour par un rire ridicule et bien peu spontané. Élisa n'y parvient pas. On commence à se forcer à rire à table, on finit par faire semblant au lit. Tout ça pour quoi ?
    Avec Reno, ce ne serait pas la même chose. Ce garçon a de fantastiques élans du cœur, et s'il est plutôt passif côté drague, c'est certainement à cause de sa timidité et de son respect pour le sexe féminin. Pas comme ce butor, qui lorsque elle fait signe à un employé pour lui demander un nouveau jus de fruits s'entend dire qu'une femme ne devrait jamais commander, même pas dans un bar.
    Son doux visage s'assombrit un instant puis elle rétorque qu'on ne devrait pas laisser sortir les mineurs sans surveillance car ils ont tendance à vouloir amuser la galerie avec des blagues de niveau moins dix.
    Les voilà dégrisés d'un coup. Jenifer essaie de décoincer un peu la situation avec son rire qu'une otarie reconnaîtrait pour sien, mais finalement, les deux compères les lâchent assez rapidement une fois leur verre vidé.
    — Tu as raison, dit Jenifer. Il doit y en avoir de moins idiots.
    Elles sortent de l'établissement car elles s'estiment grillées sur place. Mieux vaut qu'elle aillent tenter leur chance ailleurs. Elles croisent quelques gars mais aucun de l'unité de Reno et Jean-Louis qui pourrait les renseigner. Elles prennent un C'fet avec eux quand même. Il est toujours bon de se connaître avant que le futur équipage soit constitué. Pendant une bonne heure, la conversation tourne beaucoup autour de leurs aventures personnelles depuis qu'ils se sont engagés. Ils ne parlent pas de leur enfance ou de la Terre.
    C'est comme s'ils étaient nés, il y a quelques mois. Encore une fois, Élisa se renfrogne car sa chère copine raconte une de ses mésaventures qu'elle aurait préféré oublier. Une histoire qui maintenant risque la suivre à travers les millions de kilomètres de l'espace. Les garçons ne risquent pas d'oublier cette histoire de la culotte impossible à changer durant une semaine de terrain parce qu'elle avait oublié au départ de mettre le linge de rechange dans son sac. De nuit, elle avait voulu la laver discrètement avec l'eau de sa gourde et du savon aux abords du bivouac. Mais c'était la nuit de l'attaque du bivouac. Elle avait donc été capturée la première et avait perdu la culotte durant la bataille. Elle n'en avait parlé à personne sur le moment et était restée fesses nues sous la combinaison durant le reste de la manœuvre, soit encore trois jours. Deux semaines plus tard, confidence à la mauvaise copine, et patatras toute la section était au courant avant la fin du cycle.
    Même les gradées de la section, elle en était sûre, mais elle n'allait pas leur demander.
    Cette fois, au retour sur le « Sun Tzu », l'Amiral lui-même sera au courant qu'elle est la recrue de son vaisseau école capable de perdre sa seule culotte sur le terrain.
    Sa gêne lui donne de belles couleurs mais cette fois, les regards sont plus égrillards que moqueurs. En voulant se mettre en avant, Jenifer en fait n'a réussi qu'à donner une mauvaise impression d'elle-même et apporter de l'intérêt à sa copine.
    Élisa en rajoute donc en disant qu'il était pour elle hors de question qu'une culotte, aussi sexy soit-elle, reste soudée sur sa propriétaire et ils prennent cela pour une invite. Certains en viennent ainsi à douter de la véracité de l'histoire qui en devient un mythe inventé par les filles pour les émoustiller.
    Au final, elles repartent avec trois copains pour une petite séance de laser-game en apesanteur au centre du cylindre. Dans un espace de vingt mètres de diamètre sur quarante mètres de long avec de multiples cloisons qui protègent dans une direction mais qui laissent vulnérable dans l'autre, trois équipes de huit doivent marquer des points en blastant les équipes adverses, dans une semi-obscurité obtenue avec des lumières tamisées, traversée par des flashs violents et irréguliers. L'ambiance est survoltée par une musique obsédante, inquiétante, et rapide. Pour se déplacer, il faut utiliser son sac à dos qui permet, grâce à six jets de gaz, de progresser dans toutes les directions pour surprendre un adversaire ou échapper à des tirs.
    Le corps à corps est interdit pour blaster un adversaire, mais certains binômes s'organisent. Un joueur prend un de ses camarades par la taille et s'occupe des déplacements . L'autre tire sur les autres joueurs. Ce n'est pas vraiment plus efficace pour l'équipe, mais beaucoup de binômes sont en réalité des couples, plus où moins temporaires.
    Élisa se laisse faire. Le garçon est sympa et elle pense à Reno. Lui est aux anges, enfin, jusqu'au moment où il abuse de la situation pour l'embrasser dans le cou. Il reçoit un bon coup dans les côtes qui lui coupe le souffle et elle lui rappelle son rôle tout en indiquant qu'elle n'est pas rancunière en serrant son bras contre elle pour qu'il ne lâche pas sa prise (L'autre bras lui permet de les diriger par rotation du poignet dans lequel il serre le joystick de commande des gaz). À la fin du jeu, elle se retourne et l'embrasse gentiment sur la joue par surprise avec un sourire. L'honneur est sauf et ils ressortent comme les deux camarades qu'ils étaient en entrant.
    *
    * *
    Reno et Jean-louis entrent avec leurs accompagnatrices dans le hall du casino. Il ne s'agit en fait que d'un bar, avec un dancing et des machines à sous. On y achète des jetons en nickel afin que les jack-pots soient aussi bruyants que traditionnellement. Il n'est pas besoin de jouer beaucoup pour s'amuser. En fait, la dépense maximale possible au jeu en une soirée est peu élevée. Donc, les probabilités pour perdre ne sont que légèrement supérieures à celles de gagner. Il s'agit d'un divertissement. Il est aussi possible de jouer au poker entre clients, mais seulement avec des jetons. Il y a surtout un petit numéro de music-hall d'une durée de trois quarts d'heure qui se répète toutes les trois heures. C'est ce numéro qu'ils viennent voir. Le one-man-show désopilant raconte l'histoire d'un colon un peu simplet, en manque de femme, tenté par tous les animaux de sa ferme et qui réinvente avec chaque espèce une espèce de Kamasutra improbable plutôt grivois. Il ne fait pas dans la dentelle et sert d'exutoire à tous les célibataires de la station.
    Autant dire qu'à la fin, quand autour d'un verre les accompagnatrices proposent leurs prestations, leurs clients sont tentés par le forfait tout compris et plus si affinités. La fille un peu lourdaude et limite vulgaire de l'après-midi s'est transformée en ange de la nuit aux yeux de Reno et au grand désespoir d'Alsyen. C'est la vieille poule qui va plumer le pigeon.
    La chambre d'hôtel n'est qu'une cabine de dix mètres carrés. Un grand lit, une apesanteur très réduite, des miroirs et des poignées pour s'accrocher partout. Avec des petits dessins aux murs pour donner des idées d'utilisation. La fille a en plus une robe très aérienne, soyeuse et quand elle se met dans le courant d'air, des petits pans se soulèvent et laissent apparaître sa peau. Des jeux de lumière envoûtants sont aussi prévus et la fille manie la télécommande des effets spéciaux avec art.
    Reno entre dans la danse et Alsyen décide d'aller faire un tour. Depuis une petite demi-heure, il a un vague pressentiment.
    Il décide d'en avoir le cœur net et se dirige vers les parois extérieures du cylindre.
    La population du cylindre est dans son cycle nocturne tardif. Il y règne un silence relatif. C'est dans ce silence qu'Alsyen sent une présence télépathique connue. Un de ses nombreux frères est dans les parages. La liaison se cale en quelques nanosecondes.
    — Alsyen ? C'est Thornott ! Comment vas tu ?
    — Vous m'avez retrouvé. C'est incroyable. Je vais bien.
    — Nous étions si inquiets pour toi et Glyon .
    — Glyon est mort.
    — Quelle tristesse !
    — Une erreur de jugement regrettable. Comment avez vous fait pour me retrouver ?
    — Le vaisseau est rentré sans vous, et le pilote automatique avait conservé votre lieu d'atterrissage. Il avait en plus détecté le vaisseau spatial en orbite. Grâce à la signature de sa trace radioactive, nous avons pu le suivre jusqu'ici. Nous venons te chercher.
    — Non.
    — Pourquoi ?
    — Primo, avec les lois que j'ai enfreintes, je vais avoir de sérieux ennuis.
    — Notre père arrangera ça.
    — Glyon est mort. J'en suis responsable.
    — Fuir n'amènera rien.
    — Je sais. Mais je veux aussi rester.
    — Une fois que tu seras à bord du vaisseau de guerre, nous ne pourrons plus rien pour toi.
    — Il faut quand même que vous me fassiez parvenir une balise pour que vous puissiez me suivre.
    — Pourquoi ?
    — Nous allons partir pour un secteur de l'espace que j'ignore. Le trajet va se faire par un système de désintégration-régénération. Ils n'ont trouvé que ça pour voyager presque à la vitesse de la lumière. Là où ils vont, il y a des struves. Ils en ont capturé une. Actuellement, s'ils rencontrent cette espèce, ils sont condamnés.
    — Les guerres entres espèces inférieures ne nous intéressent pas.
    — Les hommes ont du potentiel. Ils ont aussi des choses à nous apprendre.
    — Ce sont surtout des sauvages. Ils se font la guerre entre eux.
    — Pas tous. Ils ne sont pas les enfants d'une même tribu.
    — Nous n'avons pas le droit d'aider des espèces inférieures qui ont des logiques de guerre expansionnistes.
    — Les hommes ne sont pas des struves. Ils ont la conscience du bien et du mal.
    — Leur contact t'a perverti.
    — Lis en moi. Tu verras qu'il n'en est rien.
    — Tu as mangé une proie que tu as tuée.
    — Pour survivre et j'ai été attaqué. Je ne pourrai mentir à mon retour. Si notre race me condamne, je le comprendrai.
    — Que vas-tu faire ?
    — Faire la guerre contre les struves à leur côté, mais discrètement. D'ailleurs, que l'une ou l'autre espèce gagne vous indiffère.
    — Nous sommes invisibles à leur vue et à leurs radars grâce à notre écran. Combien de temps seras-tu sur cette base ?
    — Je pars dans douze heures.
    — Ta décision ?
    — Est irrévocable. J'ai un nouveau Zymbreke et ami même s'il ne le sait pas vraiment.
    — Comment t'envoyer la balise ? As-tu besoin d'autre chose ?
    — Mettez la balise et un petit kit de survie d'un demi-litre au maximum dans un sac magnétique caché sous le flanc de la barge immatriculée IMZTNX248. Arrivé sur le vaisseau de guerre, j'échapperai un instant à mon Zymbreke et j'irai le récupérer.
    — Bien. Bonne route mon frère.
    — Nous nous reverrons peut-être. Je croyais déjà t'avoir perdu.
    — Si tu changes d'avis, envoie un signal mental de détresse. Nous allons rester dans les parages jusqu'à ton embarquement.
    — Merci Thornott.
    — Prend soin de toi.
    — Toi aussi. Et rassure nos parents. Je vais vivre autre chose que ce que la tradition avait prévu pour moi.
    — Peut-être. Mais à quel prix ?
    — Celui d'une vie.
    Alsyen coupe la conversation. Cette échange lui a été si fort. Mais il doit renoncer à toute idée de retourner chez lui. Il ne l'a jamais exprimé jusqu'alors. Son idée de s'échapper était non seulement irréaliste, mais surtout vaine. Rien ne l'attend en dehors de Reno. Il se lie corps et âme à la cause des hommes. Par un engagement personnel, mais aussi pour le choix d'une autre vie, plus rude, plus aventureuse, plus stimulante que la vie de n'importe quel Niumi, né dans la sécurité au sein d'une espèce dominante au sommet de sa maturité intellectuelle, alliée à d'autres espèces ayant des connaissances technologiques supérieures.
    « Scipion, soldat d'élite des FCP » Alsyen sourit intérieurement à cette idée. Il y a quelques temps, il l'aurait trouvée ridicule.
    *
    * *
    Jenifer a loué une alvéole pour deux et s'y est réfugiée avec un pilote de navette, rencontré au bar après qu'elles aient pris congé de leurs camarades des FCP. Élisa a préféré finir la soirée dans son coin. Elle en veut un peu à Reno de l'avoir laissée seule. Dans son alvéole individuelle, elle est vite lassée des vidéos proposées aux clients. Il y a un Neurovid dans un compartiment mural. Tentée car frustrée, elle se résout à l'utiliser malgré les interdits. Au bout de quelques minutes, son rythme cardiaque s'est accéléré, elle respire à pleins poumons et son corps est parcouru d'agréables frissons qui petit à petit l'entraînent vers un tourbillon de délices.
    *
    * *
    Reno a largement été à la hauteur, bien qu'il ait raison de douter de la sincérité de la fille dont le travail du soir n'a pas été désagréable mais qui a depuis longtemps oublié que le plaisir avait été créé pour deux au moins. Consciencieuse, elle a initié Reno a quelques pratiques qui pourront lui servir plus tard, et lui a fait profiter de sensations inédites pour un jeunot. C'est un type bien sur tout rapport, pourrait plaisanter une amante conquise devant ses parents.
    Reno se réveille et constate l'absence de la fille. Il allume sa lampe de chevet, se lève, vérifie ses quelques affaires. Tout est là. Rassuré, il se recouche, non sans avoir eu un regard affectueux pour Alsyen, revenu depuis peu, et qu'il a réveillé à s'agiter ainsi. Il éteint la lampe mais cette fois Morphée l'ignore. Reno cogite dans l'obscurité. Il comprend vite ce que d'autres essaieront d'ignorer toute leur vie. En s'engageant, il a aussi laissé l'amour vrai derrière lui. L'amour a besoin de stabilité pour s'épanouir. Il n'a aucun avenir à proposer à ses rencontres. C'est la solitude au pied de son lit maintenant froid qui s'offre à lui. Son cœur se glace. L'amour, jamais, mais cela ne nuira pas au sexe. Néanmoins, Reno ne peut s'empêcher de penser à sa famille. Avec les décalages dus aux transferts, ce sont peut-être les arrière-arrière-petits enfants de son frère qui recevront la nouvelle de sa mort. Il ne les reverra pas. Aucun. Sur Bêta prime, il y aura environ six mois de courrier, de courrier déjà vieux de plus de cinq ans.
    Il se promet ces jours prochains de leur demander d'envoyer régulièrement des photos, des petits films. Il se promet de leur écrire à tous qu'il les aime. Il ne va leur donner que des bonnes nouvelles, comme quoi il a bien réussi, qu'il a une belle vie, et qu'il ne les oublie pas pour autant. Lui aussi va prendre quelques photos. Il regrette de ne pas y avoir pensé sur Bêta 006. Il va leur présenter Scipion…
    Alsyen sentant qu'on pense à lui se connecte sur Reno et peut suivre l'évolution de ses états d'âmes. Lui ne fait pas tout à fait les mêmes sacrifices car sa race possède une très longue longévité.
    De plus, ses parents sont encore très jeunes, et un long transfert par les méthodes des humains ne lui fera pas perdre la même chose. Néanmoins, lui aussi vient de choisir de s'éloigner de son foyer et il apprécie que Reno voit en lui une présence agréable, même si c'est un amour pour un camarade de jeu du niveau animal de compagnie.
    Reno repense à ce qu'il attend. Solitaire, il sent bien que sans ami, il risque devenir fou. De l'autre, il est vrai que les divertissements d'un soldat en bordée sont plutôt limités. Il se remémore toutes ses expériences qu'il a déjà vécues. Depuis Bêta 112, ce n'est plus aussi subi qu'au départ. Il commence à aimer l'aventure et le dépassement de soi. Jamais sur terre, il n'aurait pu faire tout ce qu'il a fait : plongée, parachutisme, raids…dans des conditions extrêmes. Et puis, l'espace est assez envoûtant, il rencontre des gens hors du commun terrestre. De toute façon, hors période de crise, rien ne l'empêche de terminer un contrat et de devenir colon pour fonder une famille tant qu'il en est encore temps.
    Ce qu'il ne sait pas encore, c'est que le temps passe si vite et qu'un jour, on peut rester prisonnier du choix de ses vingts ans.
    *
    * *
    Reno et Jean-Louis se racontent leur nuit d'enfer dans un bar sans accompagnatrice. Entre garçons, ils rient de jour de ce qu'ils faisaient le plus sérieusement du monde la nuit. Ils sont fatigués et ont pris quelques cachets autorisés pour soulager leur foie. Ils boivent du thé froid, meilleur pour leur santé.
    Jenifer et Élisa sont entre filles. Elles sont plutôt nature ce matin et ont les traits tirés. Élisa n'ose pas parler de sa nuit alors que Jenifer est plus diserte. Elle vont retourner se faire refaire une beauté, puis elles mangeront un peu plus gastronomique qu'à l'ordinaire. Ça les changera des menus du « Sun Tzu ».
    Les cadres du « Sun Tzu » ont organisé un repas commun dans un établissement de loisirs spécialement loué pour l'occasion. Pas d'accompagnatrices au menu. L'Amiral à l'issue de la formation veut féliciter et remotiver ses troupes. Il a aussi des infos à partager. Erick Dombass et quelques vétérans sont arrivés en avance pour s'occuper de la sécurité et s'assurer que l'intendance suit pour que tout soit prêt à l'heure.
    Sur Bêta 069, à part quelques volontaires qui en ont bien profité la veille et qui sont de quart sur le « Sun Tzu », l'ensemble de l'équipage compte bien profiter de ce dernier cycle de détente avant le départ pour le cercle extérieur.
    À l'heure de l'apéritif, sacré en vacances, Reno et Jean-Louis ont fini leurs emplettes. Pour se dérouiller, Reno propose à Jean-Louis un petit jeu vidéo. Une cabine pour devenir « Chasseur de l'espace » est libre. Reno s'y introduit avec Alsyen, ajuste son siège, son tableau de bord, sa configuration et attaque le niveau un.
    *
    * *
    Jenifer et Élisa rient de leur crédulité. Elles ont commandé des mets savoureux à des prix tout à fait corrects. Le serveur vient de leur ramener de la nourriture synthétique. Elles vont donc manger du poisson, du crabe, des fruits de mer, de la grenouille, du rhinocéros laineux, des champignons, du caviar, du foie gras, mais aussi des légumes sous forme de petits carrés ou de boulettes arrosés de sauces colorées aux arômes artificiels.
    La présentation est très artistique et la consistance agréable à mâcher. Certains cubes sont fourrés avec des goûts nouveaux qui éclatent sous le palais. Finalement, c'est excellent. Chaque bouchée est raffinée et la gastronomie spatiale est concurrentielle des méthodes plus traditionnelles qu'elles ont connues sur terre. C'est quand même bien meilleur que les beignets frits synthétiques, les sandwichs, les biscuits et les ersatz douteux qu'elles ont testé la veille entre deux verres.
    *
    * *
    Les cadres du « Sun Tzu » ont aussi ce genre de plats au menu, arrosés néanmoins de vins naturels. L'ambiance est bonne mais la mine de l'Amiral est grave et personne n'ose lui demander pourquoi. Il n'a rien dit dans son discours de bienvenue, sinon « Amusez-vous ». Tant qu'il sera là, personne ne se permettra de s'absenter et d'aller se divertir ailleurs. Les vétérans chantent quelques chansons, tantôt paillardes, tantôt traditionnelles. Il y est question de filles qu'on a quittées, de Madelons, comme de mères maquerelles. Il y a aussi des chansons sur les vaisseaux qui ont mystérieusement disparus, les planètes qui ont coûté la vie à bien des camarades, l'enthousiasme des jeunes qui partent droit devant sans espoir de retour mais le plus loin possible… Il y a de la gaîté, mais aussi de l'émotion, de la nostalgie, du mystère. Les cadres se mêlent à leurs chants quand ils en connaissent les paroles. Il y a aussi des chansons du folklore colon. L'histoire de cette femme qui part cinq ans après en espérant retrouver son mari riche. Mais c'est un estropié des mines et il mendie à la sortie des établissement de loisir. Elle devient accompagnatrice et le rejoint chaque nuit, après son dernier client.
    L'Amiral reçoit un appel du « Sun Tzu ». Il demande à ce qu'on active l'écran géant de la salle.
    Le sergent Coll reconnaît Reno dans une petite incrustation en bas à droite.
    Le reste de l'écran est occupé par un spectacle dantesque. En bas, on peut lire que ce joueur depuis quatre heures, repousse les hordes ennemies avec brio et qu'il est détenteur du meilleur score de B-069 depuis un quart d'heure.
    Reno joue sur un simulateur de chasseur conforme avec une future réalité. Il n'est en effet pas encore construit et les ingénieurs s'inspirent des modifications que les joueurs font subir à l'ergonomie de l'habitacle et à des paramètres tels que l'écartement des réacteurs, les commandes du chasseur, le placement des canons sur les ailes latérales. Reno, fortement inspiré par Alsyen, a choisi une configuration très efficace. En cours de jeu, en fonction de la mission, il a réalisé trois type de chasseurs basés sur le même réacteur et un noyau dur de la carcasse. Les ingénieurs en sont assez estomaqués. Ce type doit avoir la chasse dans le sang.
    La maniabilité du petit chasseur semble parfaite à l'écran, mais le pilote d'essai sur le « Sun Tzu » qui le teste sur le même logiciel ne parvient pas à le maîtriser. Sauf en durcissant les commandes, ce qui en limite l'efficacité. Mais c'est une piste. Chaque pilote devra pouvoir régler ses paramètres et enregistrer sa config sur chaque chasseur ou avoir une sauvegarde sur lui à l'embarquement.
    En cours de jeu, le niveau de force des adversaires augmente. Au départ égal au tiers des performances d'un chasseur classique, il en est actuellement à cinq fois plus et ils ont adopté une logique de groupe pour traquer un chasseur isolé.
    Reno est obligé de tirer sur ses ennemis tout en ayant lui-même une trajectoire désordonnée. Il lui faut en même temps supprimer les missiles fire and forget qui sont attirés par la chaleur de ses réacteurs. Enfin, il doit envoyer le maximum de coups au but sur un vaisseau spatial ennemi gigantesque avec des zones sensibles en évitant le tir de ses canons de proximité. Chaque seconde de survie semble un miracle, car il compose avec une trentaine de départ de coup toutes les cinq secondes sous des angles et des distances différentes. Il a un aileron noirci à son extrémité, et des traces de brûlure sur la carrosserie, vestiges d'une explosion un peu trop proche. Dans la salle, chaque ennemi abattu suscite des applaudissements et des cris de joie, d'encouragement et d'admiration. Soudain, une vague de nouveaux chasseurs apparaît. Ils sont plus d'une centaine. Les gens sifflent. C'est de la triche. À l'écran, les chasseurs qui harcelaient Reno se sont enfuis.
    La réaction de Reno ne se fait pas attendre. Il se dirige vers le vaisseau géant, objet de la mission et le bombarde au maximum. Le jeu s'arrête alors. Il a eu la bonne réaction en ne se précipitant pas au devant des chasseurs contre lesquels il n'avait aucune chance et a choisi ce qui pouvait être le plus efficace contre l'ennemi.
    Au restaurant, Élisa a pu voir Reno elle aussi. D'abord surprise, elle a ensuite éprouvé une vive sensation de désir pour le retrouver. Elle a suivi la retransmission jusqu'au bout. Il y avait en incrustation le nom de l'établissement propriétaire de la cabine de jeu publique. Il n'est qu'à cinq cylindres. Jenifer ne veut pas y aller. Elle ne comprend pas l'obstination de sa copine et a rendez-vous avec sa connaissance de la veille.
    Élisa part donc seule. Elle ne remarque pas deux hommes qui se lèvent pour la suivre.
    Reno ressort après quatre heures et demi de jeu, complètement épuisé. Il ne comprend qu'il a fait le spectacle qu'au nombre de clients qui entourent la cabine et l'acclament. Après avoir serré quelques mains, bu quelques verres, le nombre d'inconnus qui veulent le féliciter diminue et il peut enfin manger tranquille avec Jean-Louis. Le patron lui sert ce qu'il a de meilleur. Dans la cabine, d'autres joueurs se succèdent en testant les configurations qu'il a enregistrées. Alsyen sourit intérieurement. Ce premier coup de pouce à la technologie humaine peut être décisif.
    *
    * *
    La fin du repas cohésion approche. L'Amiral demande la parole. Il a appris une nouvelle importante qui concerne tout le monde sur le « Sun Tzu ». Il n'y aura pas de choix d'orientation à Bêta prime. À part les « échecs physiques », tout le monde partira pour le cercle extérieur. Les cadres pourront envoyer des messages aux membres de leurs familles encore vivants sur terre avant le départ. Les recrues ne doivent pas être au courant avant le rembarquement sur le « Sun Tzu » pour éviter les désertions en plus grand nombre que la simple évaporation classique.
    Les supputations vont bon train mais l'Amiral ne donne pas plus de détails. Les cadres comprennent que la situation est exceptionnelle et qu'ils n'en sauront pas plus. L'Amiral a déjà eu beaucoup de confiance en eux pour les prévenir afin qu'ils puissent prendre les dispositions nécessaires à temps. Ils en sont reconnaissants bien qu'inquiets.
    *
    * *
    Quand Élisa arrive au restaurant, elle peut voir Reno bien entouré. Il embrasse une brune ténébreuse et ne s'interrompt pas en l'apercevant.
    Elle s'approche et il reste totalement de marbre à son dépit qu'elle masque au maximum. Alsyen est intrigué. Élisa est parcourue à la fois de rage, de colère mais aussi de désirs sexuels qui ne lui ressemblent pas. Surtout, il reconnaît la brûlure psychique d'un Neurovid sur son hémisphère gauche. Il est aussi alerté par les deux hommes qui viennent d'entrer et qui observent Élisa. Ils la suivent comme une proie. Ils ont de sales intentions envers elle. Quand Élisa décide de fuir en courant un Reno qui la dégoûte, ils s'écartent puis lui emboîtent le pas. Reno regarde Jean-Louis, interrogateur. Aucun des deux n'y a rien compris. Reno se consacre à nouveau à l'accompagnatrice. Alsyen décide d'agir. Il se sent coupable de ce qui se passe à cinquante mètres de là. Ils l'ont rattrapée. L'un d'eux vient de lui coller un disque sur la tempe qui à le même effet qu'un Neurovid. Elle ne résiste pas. Alsyen rend en vitesse à Reno les sentiments qu'il a éprouvés pour elle quelques jours auparavant, et active tous ses indicateurs de danger. Le jeune homme se précipite alors à son tour vers la sortie et Alsyen lui suggère la bonne direction. Jean-Louis ne suit pas immédiatement. Il passe d'abord à la caisse.
    Reno s'engouffre dans une travée sombre d'entretien, perpendiculaire aux larges couloirs de promenade. Il aperçoit les deux ombres qui enserrent une troisième plus petite. Ils sont en train de lui ôter sa combinaison de soldat. Ils ont pour elle une combinaison d'agent de service. Alsyen charge Reno de rage afin qu'il attaque sans poser de question. Les séances d'entraînement font merveille. Reno se débarrasse en moins de vingt secondes de son premier adversaire par un fort coup de pied au plexus, heureusement amorti par les bras de celui-ci qui s'était mis en garde.
    Il en reste choqué et évanoui, mais il s'en réveillera. L'autre sort une lame, abandonnant sa victime pantelante qui choit sur le sol comme un sac vide. Reno esquive une fois, deux fois puis parvient à saisir le poignet du truand, le brise sans pitié, tord le bras, lui déboîte l'épaule. L'homme crie. Reno le fait taire d'un coup à la tête, porté avec le pied mais mesuré cette fois.
    Puis il s'occupe d’Élisa. Elle pleure doucement, tandis qu'Alsyen lui administre les premiers soins psychiques. Ses lèvres tremblent mais ne parviennent pas à articuler. Reno rajuste sa combinaison alors qu'elle est encore à terre. Puis il la lève, passe son bras au dessus de son cou en maintenant sa main et la soutient avec son autre bras passé derrière son dos et sous son aisselle. Elle s'abandonne contre lui, à moitié évanouie, marchant comme un zombie. Une fois retournés au couloir central, ils retrouvent Jean-Louis.
    — Nous allons nous coucher. Elle a besoin de repos, dit Reno.
    — Et bien bonne nuit. T'inquiète pas pour moi. Ta brune là-bas m'a dit de revenir si je ne te retrouvais pas.
    — Amuse-toi bien !
    — J'y compte.
    — Ne t'inquiète pas pour Élisa Elle a l'air d'aller mieux.
    — Je ne m'inquiétais pas. Prends en soin. Je la trouve quand même un peu pâlichonne.
    — Je n'y manquerai pas.
    Une enseigne lumineuse accueille Reno, qui doit négocier avec le patron qui ne veut pas d'un animal comme Alsyen dans ses chambres-alvéoles. Cela lui vaut une rallonge mais il peut enfin poser Élisa qui s'endort comme une masse. Alsyen décide qu'il en a assez fait et de ne pas remodifier les psychés des deux jeunes tourtereaux.
    De toute façon, ce n'est pas encore ce soir qu'ils vont pouvoir consommer. Reno sait qu’Élisa ne lui en voudra pas et ose alors la déshabiller pour la glisser dans le lit. Mais il la contemple un instant, dans ses magnifiques sous-vêtements, avec ses tatouages dont un petit cœur, au dessus du sein gauche. Il la recouvre ensuite tendrement avec le drap et embrasse sa joue avant de se préparer lui même pour dormir à son côté.
    — Mince,pense t-il amusé, elle est sur mon côté habituel.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Déchirements


    Le « Sun Tzu » est amarré à la station Bêta Prime. Reno effectue avec le sergent Coll toutes les dernières réintégrations de la section. Les recrues ne peuvent conserver que quatre kilos d'effets personnels et une seule tenue, celle qu'ils portent, avant le départ pour le transmetteur.
    Les quatre kilos iront dans la « soute à bagage » tandis qu'eux se présenteront quasi nus pour le voyage. Alsyen a eu un mal fou à dispatcher ses propres bagages que lui a procuré son frère entre les affaires de Reno et celles de quelques uns de ses camarades.
    Durant le voyage entre B-069 et Bêta Prime, ils n'ont cessé de récurer et remettre en état le vaisseau. La tension était parfois à son comble et quelques bagarres ont éclaté ici ou là. Certains se voyaient déjà recalés. D'autres réglaient des comptes avant de perdre de vue certains mauvais camarades. Et puis surtout, il y avait cette incertitude et personne ne devait rester inactif pour y penser.
    Autre moment important. Ils ont tous écrit du courrier qu'ils vont pouvoir physiquement envoyer à leurs familles. Ils vont surtout en recevoir. Le lien avec la Terre commence à peser sur leur moral alors qu'ils vont encore plus le distendre avec le prochain départ.
    Une nuit, Reno a pu revoir Élisa. Alsyen a utilisé le même stratagème que la fois dernière. Une petite demi-heure seulement mais ils ont pu se dire au revoir. Ils espèrent tout deux être sélectionnés, mais il est vrai que les résultats d’Élisa, si on en croit ce qu'elle en pense, ne doivent guère être brillants. Reno lui pense toujours que Caubard lui en veut. Il n'est donc pas sûr de ne pas avoir quelque part une mauvaise note éliminatoire. Ils regrettent de s'être ainsi manqués sur B-069. Reno ne comprend pas cette amnésie, tandis qu’Élisa fait mine de le croire.
    Néanmoins, elle doit à Reno de ne pas être prisonnière de sadiques ou d'un rade clandestin sur B-069. Alsyen a d'ailleurs profité de cette entrevue pour soigner encore quelques pulsions latentes dues au Neurovid, mais il n'a pas osé trop y toucher non plus car l'amoureuse était en proie à de fortes émotions même si elle en laissait peu paraître à son compagnon plus fataliste. Les deux jeunes gens se sont quand même un peu découverts sur B-069 au réveil, contrairement à celui de B-006. Mais aucun n'a osé exprimer de sentiments durables à l'autre.
    Puis c'est le débarquement, par une porte étanche donnant sur un tunnel souple vers la base qui surplombe les aires de transit vers les transmetteurs. Un autre équipage, d'autres recrues vont bientôt embarquer et faire le même voyage.
    Ils rejoignent en silence de grands hangars où ils sont réunis à plus de cent. C'est dur pour eux de quitter ce vaisseau qui était quasiment leur nouvelle maison. Reno est appelé, avec quelques autres. Tous en sont dépités. Ils vont rater la remise du courrier. Ils sont même assez abattus. Reno glisse un « au revoir » à Jean-Louis. Il pense faire partie des exclus. C'est évident. Les deux camarades se séparent avec émotion. Si c'est le cas, ils ne se reverront sans doute jamais.
    Ils sont conduits dans une grande salle, où les attendent les vétérans. Il y règne une bonne ambiance. L'Amiral doit les recevoir. Dombass se dirige vers Reno et Alsyen. Reno se met à rêver d'une promotion finalement. Un peu de C'Fet, quelques biscuits et son moral remonte. Il remarque cependant que les recrues qui passent chez l'Amiral ne réapparaissent pas…
    Lorsque son tour vient, Dombass conserve Alsyen avec lui en souriant. « Je te le rends tout à l'heure ». Alsyen sent de la tristesse chez Dombass, mais il ne ment pas.
    Il en est intrigué. Reno s'éloigne, se remémorant in petto la manière de se présenter dans le bureau d'un amiral. Pas de mouvement brusque surtout, car l'apesanteur peut jouer des tours. Reno aperçoit le voyant au-dessus de la porte passer du rouge au vert, il peut entrer, referme la porte, fait face à l'Amiral qui ne le laisse pas parler.
    — Asseyez-vous mon garçon, nous avons des choses à nous dire.
    — À vos ordres Monsieur.
    — Je suis très satisfait de vos résultats. Je pense que vous êtes une excellente recrue. J'espère que vous êtes toujours volontaire pour partir avec nous vers le cercle extérieur.
    — Oui Monsieur.
    — Vous vous êtes engagé il y a aujourd'hui presque sept ans. Vous avez passés trois mois de formation en Sibérie.
    — Oui Monsieur.
    — Un bon souvenir ?
    — Pas tout à fait Monsieur.
    — C'est un peu fait exprès. Nous décourageons ainsi tout ceux qui n'auraient pas l'étoffe pour entreprendre le grand voyage. Et puis, si on pense à la Terre, en se rappelant ce passage, c'est quelque chose qui vous rend heureux d'être là où vous êtes. Néanmoins, avec le temps, même la Sibérie finira par vous manquer.
    — Je ne pense pas Monsieur.
    — Vous verrez bien. Ensuite, vous avez intégré la section Caubard. Des débuts laborieux.
    — J'ai changé Monsieur.
    — Oui, énormément en fait. Il semble que la présence d'un compagnon vous a aidé à vous réaliser, puis à vous aider à aller vers les autres. De là, une amélioration de votre mental et …un désir d'apprendre. Très fort.
    — C'est venu tout seul Monsieur. Je n'ai jamais réussi à apprendre ainsi avant.
    — Votre environnement d'alors ne s'y prêtait peut-être pas. Quoi qu'il en soit les résultats sont là, et je vous promets un bel avenir. Malheureusement, ce n'est pas pour cela que je vous ai fait venir mon garçon.
    — ... ?
    — Durant ces six ans, les choses ont changé sur Terre, et il y a un mois, nous avons appris que votre mère était morte quelques mois après votre départ pour le Cercle Bêta. J'en suis fortement peiné pour vous.
    La vue de Reno se trouble. Il ferme ses yeux humides et garde la gorge serrée. Il ne veut pas montrer sa douleur à l'amiral.
    — Vous pouvez sortir mon garçon. Un de vos camarades vous attend avec votre courrier. Je suis désolé d'avoir eu à vous apprendre cette nouvelle. Mais nous n'avons pas voulu que vous l'appreniez par un courrier vieux de six ans. Reno sort. L'amiral appuie sur un bouton, pour prévenir d'aller chercher le suivant. Il en profite pour sortir une bouteille du tiroir de son bureau et boit une gorgée d'alcool. Bon sang, qu'il déteste ce boulot aujourd'hui. Il parcourt la fiche du suivant…
    Dombass est là, avec le courrier et Alsyen. D'emblée, celui-ci peut lire toute sa peine. Dans un premier réflexe, il va pour atténuer celle-ci mais se ravise. Il est des expériences indispensables dans la vie d'un homme. Nul n'a le droit de les lui confisquer. Dombass prend Reno par l'épaule.
    — Voilà ton courrier. Tu as peu de temps pour le lire même si tu vas le retrouver à notre « gare » d'arrivée. Courage camarade. Si tu veux parler, je lis mon courrier à tes côtés.
    — Ça va aller, articule tant bien que mal Reno.
    Dans cette grande salle, ils sont bien peu nombreux à s'isoler de part et d'autre, seuls avec leur chagrin. Parfois, un courrier plus gai leur arrache un vilain sourire, vite effacé. Quelques soupirs, peu de pleurs déchirent parfois un froid silence.
    Quand Reno a fini de lire et relire son courrier, de revivre sous la plume de son père, son frère et ses deux sœurs de douloureux moments, comme quelques bons, il a encore une bonne heure avant de rejoindre les salles de départ. Il lit alors une des lettres qu'il a mises à l'écart. Une seule. Des lettres de sa mère, il ne lit que la dernière. Il se sent coupable de tout cet amour qu'une dernière fois elle lui prodigue, lui cachant ses douleurs dues à la maladie, taisant sa souffrance de le savoir si loin pour mieux l'encourager à aller de l'avant.
    Il ferme les yeux, pense à la Terre. La vie y continue, mais le temps qu'il y retourne si finalement il rentre, plus de douze ans se seront écoulés entre son arrivée et la mort de sa mère. Si cela se trouve, il y aura encore de mauvaises nouvelles, mais sinon, ils ne seront plus en deuil depuis longtemps.
    Quand il arrivera sur le cercle extérieur, il recevra des lettres qui dateront de un an et quelques mois après son départ terrestre, mais en fait, elle dateront de trente-quatre ans pour ceux qui les ont envoyées. Quand il les recevra, d'autres seront morts mais il lui faudra encore quelques années avant de l'apprendre. Le courrier qu'il vient d'envoyer pour la terre arrivera dans six ans, et il n'en recevra une réponse éventuelle que dans douze ans de son temps à lui, sauf s'il voyage sous forme dématérialisée dans cet intervalle. Un vrai casse-tête.
    Il écrit donc quelques lignes pour rassurer sur son sort, pour les assurer de son amour familial et pour leur souhaiter une vie heureuse, en espérant toujours recevoir des nouvelles même si elles dateront un peu, car pour lui, ils sont à jamais dans son cœur.
    Alsyen soupire un peu lui aussi. Il doit manquer aux siens. A-t-il pris la bonne décision ?
    Dombass les tire de leur réflexion. « Il faut y aller ». Reno ose poser une question qui lui brûle les lèvres. Reverra t-il Jean-Louis, et puis une fille appelée Eli…
    — Tu vas revoir tout le monde. Nous avons besoin de vous tous dans les FCP.
    Faire la queue, puis se déshabiller dans une des multiples cabines, enfiler une sorte de sac plastique noir pour se couvrir. Reno sent l'aiguille de l'infirmière s'enfoncer dans son bras. Il pense à Élisa, caresse le poil d'Alsyen. Puis on l'allonge sur une civière. Il est amené dans la salle de transit occupée par des centaines de lits. Il ne reconnaît personne. À côté, Alsyen plus petit s'est déjà endormi. Reno rêve déjà d'aventures plus extraordinaires encore. Et les ténèbres froides se referment sur lui.

     

    À suivre...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Partager via Gmail Yahoo! Blogmarks

    votre commentaire
  • Le Vampire

     

     

     

    Le Vampire

    de John Williams Polidori

     

     

     

     

     

    La superstition qui sert de fondement à ce conte est universelle dans l’Orient. Elle est commune chez les Arabes ; cependant elle ne se répandit chez les Grecs qu’après l’établissement du christianisme, et elle n’a pris la forme dont elle est revêtue que depuis la séparation des églises grecque et latine. Ce fut alors qu’on commença à croire que le cadavre d’un latin ne pouvait pas se corrompre, s’il était inhumé en terre grecque, et à mesure que cette croyance s’étendit, elle donna naissance aux histoires épouvantables de morts qui sortaient de leurs tombeaux, et suçaient le sang des jeunes filles distinguées par leur beauté. Elle pénétra dans l’Ouest avec quelques variations ; on croyait en Hongrie, en Pologne, en Autriche,en Bohême, que les vampires pompaient pendant la nuit une certaine quantité du sang de leurs victimes, qui maigrissaient à vue d’œil,perdaient leurs forces et périssaient de consomption, tandis que ces buveurs de sang humain s’engraissaient, et que leurs veines se distendaient à un tel point, que le sang s’écoulait par toutes les issues de leurs corps, et même par tous leurs pores.

    Le journal de Londres de mars 1733 contient unrécit curieux et croyable d’un cas particulier devampirisme qu’on prétend être arrivé à Madreygea en Hongrie. Lecommandant en chef et les magistrats de cette place affirmèrentpositivement et d’une voix unanime, après une exacte information,qu’environ cinq ans auparavant, un certain Heyduke, nommé ArnoldPaul, s’était plaint qu’à Cassovia, sur les frontières de la Servieturque, il avait été tourmenté par un vampire, mais qu’il avaitéchappé à sa rage en mangeant un peu de terre qu’il avait prise surle tombeau du vampire, et en se frottant lui-même de son sang.Cependant cette précaution ne l’empêcha pas de devenir vampire àson tour ; car, vingt ou trente jours après sa mort et sonenterrement, plusieurs personnes se plaignirent d’avoir ététourmentées par lui ; on déposa même que quatre personnesavaient été privées de la vie par ses attaques ; pour prévenirde nouveaux malheurs, les habitants, ayant consulté leurHadagai [1], exhumèrent le cadavre et letrouvèrent (comme on le suppose dans tous les cas de vampirisme)frais et sans aucunes traces de corruption ; sa bouche, sonnez et ses oreilles étaient teints d’un sang pur et vermeil. Cettepreuve était convaincante ; on eut recours un remèdeaccoutumé. Le corps d’Arnold fut percé d’un pieu, et l’on assureque, pendant cette opération, il poussa un cri terrible, comme s’ileût été vivant. Ensuite on lui coupa la tête qu’on brûla avec soncorps, et on jeta ses cendres dans son tombeau. Les mêmes mesuresfurent adoptées à l’égard des corps de ceux qui avaient périvictimes du vampire, de peur qu’elles ne le devinssent à leur touret ne tourmentassent les vivants.

    On rapporte ici ce conte absurde, parce que,plus que tout autre, il nous a semblé propre à éclaircir le sujetqui nous occupe. Dans plusieurs parties de la Grèce, on considèrele vampirisme comme une punition qui poursuit, après sa mort, celuiqui s’est rendu coupable de quelque grand crime durant sa vie. Ilest condamné à tourmenter de préférence par ses visites infernalesles personnes qu’il aimait le plus, celles à qui il était uni parles liens du sang et de la tendresse. C’est à cela que faitallusion un passage du Giaour :

    But first on earth, as Vampire sent, etc.

    « Mais d’abord envoyé sur ta terre commeun vampire, ton corps s’élancera de sa tombe ; effroi du lieude ta naissance, tu iras sucer le sang de toute ta famille ;et dans l’ombre de la nuit tu tariras les sources de la vie dansles veines de ta fille, de ta sœur et de ton épouse. Pour comblerl’horreur de ce festin barbare qui doit rassasier ton cadavrevivant, tes victimes reconnaîtront leur père avant d’expirer ;elles te maudiront et tu les maudiras. Tes filles périront comme lafleur passagère ; mais une de ces infortunées à qui ton crimesera fatal, la plus jeune, celle que tu aimais le mieux,t’appellera du doux nom de père. En vain ce nom brisera toncœur ; tu seras forcé d’accomplir ta tâche impie, tu verrasses belles couleurs s’effacer de ses joues, la dernière étincellede ses yeux s’éteindre, et sa prunelle d’azur se ternir en jetantsur toi un dernier regard ; alors ta main barbare arracherales tresses de ses blonds cheveux ; une de ses boucles t’eûtparu autrefois le gage de la plus tendre affection, mais maintenantelle sera pour toi un souvenir de son cruel supplice ! Tonsang le plus pur souillera tes lèvres frémissantes et tes dentsagitées d’un tremblement convulsif. Rentre dans ton sombresépulcre, partage les festins des Goules et des Afrites, jusqu’à ceque ces monstres fuient avec horreur un spectre plus barbarequ’eux ! »

    Southey a aussi introduit dans son beau poèmede Thalaza, une jeune Arabe, Oneiza, qui, devenue vampire,était sortie du tombeau pour tourmenter son amant chéri ; maison ne peut supposer que ce fût une punition de ses crimes, car elleest représentée dans tout le poème comme un modèle d’innocence etde pureté. Le véridique Tournefort raconte longuement dans sesvoyages des cas étonnants de vampirisme dont il prétend être letémoin oculaire. Calmet, dans son grand ouvrage sur le vampirisme,en rapportant de nombreuses anecdotes qui en expliquent les effets,a donné plusieurs dissertations savantes où il prouve que cetteerreur est aussi répandue chez les peuples barbares que chez lesnations civilisées.

    On pourrait ajouter plusieurs notes aussicurieuses qu’intéressantes sur cette superstition horrible etsingulière ; mais elles dépasseraient les bornes d’unavant-propos. On remarquera en finissant, que quoique le nom deVampire soit le plus généralement reçu, il a d’autres synonymesdont on se sert dans les différentes parties du monde, commeVroucolacha, Vardoulacha, Goule,Broucoloka, etc.

    ************

    Au milieu des cercles de la haute société quele retour de l’hiver réunit à Londres, on voyait un seigneur aussiremarquable par ses singularités que par son rang distingué.Spectateur impassible de la gaîté qui l’environnait, il semblait nepouvoir la partager. Si la beauté, par un doux sourire, fixait uninstant son attention, un seul de ses regards la glaçait aussitôtet remplissait d’effroi ces cœurs où la légèreté avait établi sontrône. La source de la terreur qu’il inspirait était inconnue auxpersonnes qui en éprouvaient les effets ; quelques-uns lacherchaient dans ses yeux gris et ternes, qui ne pénétraient pasjusqu’au fond du cœur, mais dont la fixité laissait tomber unregard sombre dont on ne pouvait supporter le poids. Cessingularités le faisaient inviter dans toutes les maisons :tout le monde souhaitait de le voir. Les personnes accoutumées auxsensations fortes, et qui éprouvaient le poids de l’ennui, étaientcharmées d’avoir en leur présence un objet de distraction qui pûtattirer leur attention. Malgré la pâleur mortelle de son visage quene coloraient jamais ni l’aimable incarnat de la pudeur, ni larougeur d’une vive émotion, la beauté de ses traits fit naître àplusieurs femmes coquettes le dessein de le captiver ou d’obtenirde lui au moins quelques marques de ce qu’on appelle affection.Lady Mercer, qui depuis son mariage avait souvent donné prise à lamalignité par la légèreté de sa conduite, se mit sur les rangs, etemploya tous les moyens pour en être remarquée. Ce fut envain : lorsqu’elle se tenait devant lui, quoique ses yeuxfussent en apparence fixés sur elle, ils semblaient ne pasl’apercevoir. On se moqua de son impudence et elle renonça à sesprétentions. Si telle fut sa conduite envers cette femme galante,ce n’est pas qu’il se montrait indifférent aux attraits du beausexe ; mais la réserve avec laquelle il parlait à une épousevertueuse et à une jeune fille innocente laissait croire qu’ilprofessait pour elles un profond respect. Cependant son langagepassait pour séduisant ; et soit que ces avantages fissentsurmonter la crainte qu’il inspirait, soit que sa haine apparentepour le vice le fit rechercher, on le voyait aussi souvent dans lasociété des femmes qui sont l’honneur de leur sexe par leurs vertusdomestiques, que parmi celles qui se déshonorent par leursdérèglements.

    À peu près dans le même temps arriva à Londresun jeune homme nommé Aubrey ; orphelin dès son enfance, ilétait demeuré avec une seule sœur, en possession de grands biens.Abandonné à lui-même par ses tuteurs, qui bornant leur mission àconserver sa fortune, avaient laissé le soin de son éducation à desmercenaires, il s’appliqua bien plus à cultiver son imagination queson jugement. Il était rempli de ces sentiments romanesquesd’honneur et de probité qui causent si souvent la ruine des jeunesgens sans expérience. Il croyait que la vertu régnait dans tous lescœurs et que la Providence n’avait laissé le vice dans le monde quepour donner à la scène un effet plus pittoresque, comme dans lesromans. Il ne voyait d’autres misères dans la vie des gens de lacampagne que d’être vêtus d’habits grossiers, qui cependantpréservaient autant du froid que des vêtements plus somptueux, etavaient en outre l’avantage de fournir des sujets piquants à lapeinture par leurs plis irréguliers et leurs couleurs variées. Ilprit, en un mot, les rêves des poètes pour les réalités de la vie.Il était bien fait, libre et opulent : à ces titres, il se vitentouré, dès son entrée dans le monde, par la plupart des mères quis’efforçaient d’attirer ses regards sur leurs filles. Celles-ci parleur maintien composé lorsqu’il s’approchait d’elles, et par leursregards attentifs lorsqu’il ouvrait les lèvres, lui firentconcevoir une haute opinion de ses talents et de son mérite.Attaché comme il était au roman de ses heures solitaires, il futétonné de ne trouver qu’illusion dans les peintures séduisantescontenues dans les ouvrages dont il avait fait son étude. Trouvantquelque compensation dans sa vanité flattée, il était prèsd’abandonner ses rêves, lorsqu’il rencontra l’être extraordinaireque nous avons dépeint plus haut.

    Il se plut à l’observer ; mais il lui futimpossible de se former une idée distincte du caractère d’un hommeentièrement absorbé en lui-même, et qui ne donnait d’autre signe deses rapports avec les objets extérieurs qu’en évitant leur contact.Son imagination, entraînée par tout ce qui flattait son penchantpour les idées extravagantes, ne lui permit pas d’observerfroidement le personnage qu’il avait sous les yeux, mais elle formabientôt le héros d’un roman. Aubrey fit connaissance avec lordRuthven, lui témoigna beaucoup d’égards, et parvint enfin à êtretoujours remarqué de lui. Peu à peu, il appris que les affaires desa seigneurie étaient embarrassées, et qu’il se disposait àvoyager. Désireux de connaître à fond ce caractère singulier quiavait jusqu’alors excité sa curiosité sans la satisfaire, Aubreyfit entendre à ses tuteurs que le temps était venu de commencer cesvoyages, qui depuis tant de générations ont été jugés nécessairespour faire avancer à grands pas les jeunes gens dans la carrière duvice. Ils apprennent à écouter sans rougir le récit des intriguesscandaleuses, qu’on raconte avec vanité où dont on fait le sujet deses plaisanteries, selon qu’on a mis plus ou moins d’habileté à lesconduire. Les tuteurs d’Aubrey consentirent à ses désirs. Il fitpart aussitôt de ses intentions à lord Ruthven et fut surpris derecevoir de lui sa proposition de l’accompagner. Flatté d’une tellemarque d’estime de la part de celui qui paraissait n’avoir rien decommun avec les autres hommes, il accepta avec empressement, etdans peu de jours ils eurent traversé le détroit.

    Jusque-là, Aubrey n’avait pas eu l’occasiond’étudier le caractère de lord Ruthven, et maintenant même, quoiquela plupart des actions de sa seigneurie fussent exposées à sesregards, il avait de l’embarras à se former un jugement exact de saconduite. Son compagnon de voyage poussait la libéralité jusqu’à laprofusion ; le fainéant, le vagabond, le mendiant recevaientde sa main au-delà de ce qui était nécessaire pour satisfaire leursbesoins présents. Mais Aubrey ne put s’empêcher de remarquer qu’ilne répandait jamais ses aumônes sur la vertu malheureuse : illa renvoyait toujours avec dureté. Au contraire, lorsqu’un vildébauché venait lui demander quelque chose, non pour subvenir à sesbesoins, mais pour s’enfoncer davantage dans le bourbier de soniniquité, il recevait un don considérable. Aubrey n’attribuaitcette distinction qu’à la plus grande importunité du vice quil’emporte sur la timidité de la vertu indigente. Cependant lesrésultats de la charité de sa seigneurie firent une vive impressionsur son esprit : ceux qui en éprouvaient les effetspérissaient sur l’échafaud ou tombaient dans la plus affreusemisère, comme si une malédiction y était attachée.

    À Bruxelles et dans toutes les villes où ilsséjournèrent, Aubrey fut surpris de la vivacité avec laquelle soncompagnon de voyage se jetait dans le centre de tous les vices à lamode. Il fréquentait assidûment les maisons de jeu ; ilpariait, et gagnait toujours, excepté lorsque son adversaire étaitun filou reconnu, et alors il perdait plus que ce qu’il avaitgagné ; mais ni la perte ni le gain n’imprimaient le plusléger changement sur son visage impassible. Cependant lorsqu’ilétait aux prises avec un imprudent jeune homme ou un malheureuxpère de famille, il sortait de sa concentration habituelle ;ses yeux brillaient avec plus d’éclat que ceux du chat cruel quijoue avec la souris expirante. En quittant une ville, il y laissaitle jeune homme, arraché à la société dont il faisait l’ornement,maudissant, dans la solitude, le destin qui l’avait livré à cetesprit malfaisant, tandis que plus d’un père de famille, le cœurdéchiré par les regards éloquents de ses enfants mourant de faim,n’avait pas même une obole à leur offrir pour satisfaire leursbesoins, au lieu d’une fortune naguère considérable. Ruthvenn’emportait aucun argent de la table de jeu ; il perdaitaussitôt, avec celui qui avait déjà ruiné plusieurs joueurs, cet orqu’il venait d’arracher aux mains d’un malheureux. Ces succèssupposaient un certain degré d’habileté, qui toutefois ne pouvaitrésister à la finesse d’un filou expérimenté. Aubrey se proposaitsouvent de faire des représentations à son ami, et de l’engager àse priver d’un plaisir qui causait la ruine de tous, sans luiapporter aucun profit. Il différait toujours dans l’espérance queson ami lui donnerait l’occasion de lui parler à cœur ouvert. Cetteoccasion ne se présentait jamais : lord Ruthven, au fond de savoiture, ou parcourant les paysages les plus pittoresques, étaittoujours le même : ses yeux parlaient moins que ses lèvres.C’était vainement qu’Aubrey cherchait à pénétrer dans le cœur del’objet de sa curiosité ; il ne pouvait découvrir un mystèreque son imagination exaltée commençait à croire surnaturel.

    Ils arrivèrent bientôt à Rome, où Aubreyperdit quelque temps son compagnon de voyage. Il le laissa dans lasociété d’une comtesse italienne, tandis que lui visitait lesmonuments et les antiquités de l’ancienne métropole de l’univers.Pendant qu’il se livrait à ces recherches, il reçut des lettres deLondres qu’il ouvrit avec une vive impatience : la premièreétait de sa sœur, elle ne lui parlait que de leur affectionmutuelle ; les autres qui étaient de ses tuteurs le frappèrentd’étonnement. Si l’imagination d’Aubrey s’était jamais forméel’idée que le génie du mal animait lord Ruthven, elle étaitconfirmée dans cette croyance par les lettres qu’il venait de lire.Ses tuteurs le pressaient de se séparer d’un ami dont le caractèreétait profondément dépravé, et que ses talents pour la séduction nerendaient que plus dangereux à la société. On avait découvert queson mépris pour une femme adultère était loin d’avoir pour cause lahaine de ses vices, mais qu’il voulait jouir du plaisir barbare deprécipiter sa victime et la complice de son crime, du faîte de lavertu dans le bourbier de l’infamie et de la dégradation. En unmot, toutes les femmes dont il avait recherché la société, enapparence pour rendre hommage à leur vertu, avaient, depuis sondépart, jeté le masque de la pudeur, et ne rougissaient pasd’exposer aux regards du public la laideur de leurs vices.

    Aubrey se détermina à quitter un homme dont lecaractère, sous quelque point de vue qu’il l’eût considéré, ne luiavait jamais rien montré de consolant. Il résolut de chercherquelque prétexte plausible pour se séparer de lui, en se proposantd’ici là de le surveiller de plus près, et de ne laisser aucune deses actions sans la remarquer. Il se fit présenter dans la sociétéque Ruthven fréquentait, et s’aperçut bientôt que le lord cherchaità séduire la fille de la comtesse. En Italie, les jeunes personnesparaissent peu dans le monde avant leur mariage. Il était doncobligé de dresser en secret ses batteries, mais les yeux d’Aubreyle suivaient dans toutes ses démarches et découvrirent bientôtqu’un rendez-vous était donné, dont le résultat devait être laperte d’une jeune fille aussi innocente qu’inconsidérée. Sansperdre de temps, Aubrey se présente à lord Ruthven, lui demandebrusquement quelles sont ses intentions envers cette demoiselle, etlui annonce qu’il a appris qu’il devait avoir cette nuit même uneentrevue avec elle. Lord Ruthven répond que ses intentions sont lesmêmes que celles de tout autre en pareille occasion. Aubrey lepresse et veut savoir s’il songe au mariage. Ruthven se tait etlaisse échapper un sourire ironique. Aubrey se retire et faitsavoir par un billet à sa seigneurie qu’il renonce à l’accompagnerdans le reste de ses voyages. Il ordonne à son domestique dechercher d’autres appartements et court apprendre à la comtessetout ce qu’il savait non seulement sur la conduite de sa fille,mais encore sur le caractère de milord. On mit obstacle aurendez-vous. Le lendemain, lord Ruthven se contenta d’envoyer sondomestique à Aubrey pour lui faire savoir qu’il adhéraitentièrement à ses projets de séparation ; mais il ne laissapercer aucun soupçon sur la part que son ancien ami avait eue dansle dérangement de ses projets.

    Après avoir quitté Rome, Aubrey dirigea sespas vers la Grèce, et arriva bientôt à Athènes, après avoirtraversé la péninsule. Il s’y logea dans la maison d’un grec.Bientôt il s’occupa à rechercher les souvenirs d’une anciennegloire sur ces monuments qui, honteux de ne raconter qu’à desesclaves les exploits d’hommes libres, semblaient se cacher dans laterre ou se voiler de lichens variés. Sous te même toit que luivivait une jeune fille si belle, si délicate, qu’un peintrel’aurait choisie pour modèle, s’il avait voulu retracer sur latoile l’image des houris que Mahomet promet au fidèlecroyant ; seulement ses yeux décelaient bien plus d’esprit quene peuvent en avoir ces beautés à qui le prophète refuse une âme.Soit qu’elle dansât dans la plaine, ou qu’elle courût sur lepenchant des montagnes, elle surpassait la gazelle en grâces et enlégèreté. Ianthe accompagnait Aubrey dans ses recherches desmonuments antiques, et souvent le jeune antiquaire était bienexcusable d’oublier en la voyant une ruine qu’il regardaitauparavant comme de la dernière importance pour interpréter unpassage de Pausanias.

    Pourquoi s’efforcer de décrire ce que tout lemonde sent, mais que personne ne saurait exprimer ? C’étaientl’innocence, la jeunesse, et la beauté, que n’avaient flétris niles salons ni les bals d’apparat. Tandis qu’Aubrey dessinait lesruines dont il voulait conserver le souvenir, elle se tenait auprèsde lui et observait les effets magiques du pinceau qui retraçaitles scènes du lieu de sa naissance. Tantôt elle lui représentaitles danses de sa patrie, tantôt elle lui dépeignait avecl’enthousiasme de la jeunesse, la pompe d’une noce dont elle avaitété témoin dans son enfance, tantôt, faisant tomber la conversationsur un sujet qui paraissait plus vivement frapper le jeune homme,elle lui répétait tous les contes surnaturels de sa nourrice. Lefeu et la ferme croyance qui animait sa narration excitaientl’attention d’Aubrey. Souvent, tandis qu’elle lui racontaitl’histoire d’un vampire qui avait passé plusieurs années au milieude ses parents et de ses amis les plus chers, et était forcé pourprolonger son existence de quelques mois, de dévorer chaque annéeune femme qu’il aimait, son sang se glaçait dans ses veines,quoiqu’il s’efforçât de rire de ces contes horribles etchimériques. Mais Ianthe lui citait le nom de plusieurs vieillardsqui avaient découvert un vampire vivant au milieu d’eux, aprèsqu’un grand nombre de leurs parents et de leurs enfants eurent ététrouvés morts avec les signes de la voracité de ces monstres.Affligée de son incrédulité, elle le suppliait d’ajouter foi à sonrécit, car on avait remarqué, disait-elle, que ceux qui avaient osémettre en doute l’existence des vampires en avaient trouvé despreuves si terribles qu’ils avaient été forcés de l’avouer, avec ladouleur la plus profonde. Elle lui dépeignit la figure de cesmonstres, telle que la tradition la lui avait montrée, et l’horreurd’Aubrey fut à son comble, lorsque cette peinture lui rappelaexactement les traits de lord Ruthven ; il persista cependantà vouloir lui persuader que ses craintes étaient imaginaires, maisen même temps il était frappé de ce que tout semblait se réunirpour lui faire croire au pouvoir surnaturel de lord Ruthven.

    Aubrey s’attachait de plus en plus àIanthe ; son cœur était touché de son innocence quicontrastait si fort avec l’affectation des femmes au milieudesquelles il avait cherché à réaliser ses rêves romanesques. Iltrouvait ridicule la pensée de l’union d’un jeune Anglais avec unegrecque sans éducation, et cependant son amour pour Iantheaugmentait chaque jour. Quelquefois il essayait de se séparerd’elle pour quelque temps ; il se proposait d’aller à larecherche de quelques débris de l’antiquité, résolu de revenirlorsqu’il aurait atteint le but de sa course ; mais lorsqu’ily était parvenu, il ne pouvait fixer son attention sur tes ruinesqui l’environnaient, tant son esprit conservait l’image de cellequi semblait seule en droit d’occuper ses pensées. Ianthe ignoraitl’amour qu’elle avait fait naître ; l’innocence de sesamusements avait toujours le même caractère enfantin. Elleparaissait toujours se séparer d’Aubrey avec répugnance ; maisc’était seulement parce qu’elle ne pouvait pas visiter les lieuxqu’elle aimait à fréquenter, pendant que celui qui l’accompagnaitétait occupé à découvrir ou à dessiner quelque ruine qui avaitéchappé à la main destructive du temps. Elle en avait appelé autémoignage de ses parents au sujet des Vampires, et tous deuxavaient affirmé leur existence en pâlissant d’horreur à ce seulnom. Peu de temps après, Aubrey résolut de faire une de sesexcursions qui ne devait le retenir que quelques heures ;lorsqu’ils apprirent le lieu où il dirigeait ses pas, ils lesupplièrent de revenir avant la nuit, car il serait obligé depasser par un bois où. aucune considération n’aurait pu retenir unGrec après le coucher du soleil. Ils lui dépeignirent ce lieu commele rendez-vous des vampires pour leurs orgies nocturnes, et luiprédirent les plus affreux malheurs, s’il osait s’y aventurer aprèsla fin du jour. Aubrey fit peu de cas de leurs représentations etsouriait de leur frayeur ; mais lorsqu’il les vit trembler àla pensée qu’il osait se moquer de cette puissance infernale etterrible, dont le nom seul les glaçait de terreur, il garda lesilence.

    Le lendemain matin, lorsqu’il se préparait àpartir seul pour son excursion, Aubrey fut surpris de laconsternation répandue sur tous les traits de ses hôtes et appritavec étonnement que ses railleries sur la croyance de ces monstresaffreux étaient seules la cause de leur terreur. Au moment de sondépart Ianthe s’approcha de lui, et le supplia avec instance d’êtrede retour avant que la nuit eût rendu à ces êtres horriblesl’exercice de leur pouvoir. Il le promit. Cependant ses recherchesl’occupèrent à un tel point qu’il ne s’aperçut pas que le jourétait à son déclin, et qu’il ne remarqua pas un de ces nuagesnoirs, qui, dans ces climats brûlants, couvrent bientôt toutl’horizon de leur masse épouvantable et déchargent leur rage surles campagne désolées. Il monta à cheval, résolu de regagner par lavitesse de sa course le temps qu’il avait perdu ; mais ilétait trop tard. On connaît à peine le crépuscule dans les climatsméridionaux ; la nuit commença immédiatement après le coucherdu soleil. Avant qu’il eût fait beaucoup de chemin, l’orage éclatadans toute sa furie ; les tonnerres répétés avec fracas parles échos d’alentour faisaient entendre un roulement continuel, lapluie qui tombait par torrents eut bientôt percé le feuillage souslequel il avait cherché un asile ; les éclairs semblaientéclater à ses pieds. Tout d’un coup son cheval épouvanté l’emportarapidement au travers de la forêt, et ne s’arrêta que lorsqu’il futharassé de fatigue. Aubrey découvrit à la lueur des éclairs unechaumière qui s’élevait au-dessus des broussailles quil’environnaient. Il descendit de cheval et s’y dirigea, espérant ytrouver un guide qui le ramenât à la ville, ou un asile contre lesfureurs de la tempête. Comme il s’en approchait, le tonnerre, encessant un moment de gronder, lui permit d’entendre les cris d’unefemme mêlés aux éclats étouffés d’un rire insultant ; maisrappelé à lui par le fracas de la foudre qui éclatait sur sa tête,il force la porte de la chaumière. Il se trouve dans une obscuritéprofonde ; cependant le son des mêmes voix guide encore sespas. On paraît ne pas s’apercevoir de son entrée, quoiqu’il appelleà grands cris ; en s’avançant, il heurte un homme qui lesaisit, et une voix s’écrie : se rira-t-on encore demoi ? Un éclat de rire succède à ses paroles, il se sentalors fortement serré par une force plus qu’humaine ; résolude vendre chèrement sa vie, il oppose de la résistance ; maisc’est en vain, il est bientôt violemment renversé. Son ennemi seprécipitant sur lui, et appuyant son genou sur sa poitrine, portaitdéjà ses mains à sa gorge, lorsque la clarté de plusieurs torches,pénétrant par l’ouverture qui donnait passage à la lumière du jour,le force d’abandonner sa victime, il se lève aussitôt, et s’élancedans la forêt. On entendit le froissement des branches qu’ilheurtait dans sa fuite, et il disparut. La tempête étant apaisée,Aubrey, incapable de mouvement, parvint à se faire entendre ;les gens qui étaient au dehors entrèrent ; la lueur de leurstorches éclaira les murailles nues et le chaume du toit noirci pardes flocons de suie. À la prière d’Aubrey, ils cherchèrent la femmedont les cris l’avaient attiré. Il demeura de nouveau dans lesténèbres ; mais quelle fut son horreur, lorsqu’il reconnutdans un cadavre qu’on apporta auprès de lui la belle compagne deses courses ! Il ferma les yeux, espérant que ce n’était qu’unfantôme créé par son imagination troublée ; mais, lorsqu’illes rouvrit, il aperçut le même corps étendu à son côté ; seslèvres et ses joues étaient également décolorées ; mais lecalme de son visage la rendait aussi intéressante que lorsqu’ellejouissait de la vie. Sou cou et son sein étaient couverts de sanget sa gorge portait les marques des dents qui avaient ouvert saveine. À cette vue, les Grecs, saisis d’horreur, s’écrièrent à lafois : Elle est victime d’un vampire ! On fit àla hâte un brancard. Aubrey y fut déposé à côté de celle qui avaitété tant de fois l’objet de ses rêves. Visions brillantes etfugitives évanouies avec la fleur d’Ianthe ! Il ne pouvaitdémêler ses pensées, son esprit était engourdi et semblait craindrede former une réflexion ; il tenait à la main, presque sans lesavoir, un poignard d’une forme extraordinaire qu’on avait trouvédans la cabane. Ils rencontrèrent bientôt différentes troupes quela mère d’Ianthe avait envoyées à la recherche de sa fille, dèsqu’elle s’était aperçue de son absence. Leurs cris lamentables àl’approche de la ville, apprirent aux parents qu’il était arrivéune catastrophe terrible. Il serait impossible de peindre leurdésespoir ; mais lorsqu’ils reconnurent la cause de la mort deleur fille, ils regardèrent tour à tour son corps inanimé etAubrey. Ils furent inconsolables et moururent tous les deux dedouleur.

    Aubrey fut mis au lit ; une fièvreviolente le saisit. Il fut souvent dans le délire ; dans cesintervalles, il prononçait le nom de Ruthven et d’Ianthe ; parune étrange combinaison d’idées, il semblait supplier son ancienami d’épargner l’objet de son amour. D’autres fois, il l’accablaitd’imprécations, et le maudissait comme l’assassin de la jeunefille. Lord Ruthven arriva à Athènes à cette époque, et, on ne saitpar quel motif, dès qu’il apprit l’état d’Aubrey, il vint habiterla même maison que lui, et le soigna constamment. Lorsqu’Aubreysortit du délire, l’aspect d’un homme dont les traits luiprésentaient l’image d’un vampire, le frappa de terreur, maisRuthven, par ses douces paroles, par son repentir de la faute quiavait causé leur séparation, et encore plus par ses attentions, soninquiétude et ses soins assidus, lui rendit bientôt sa présenceagréable. Il paraissait tout à fait changé : ce n’était pluscet être apathique qui avait tant étonné Aubrey. Mais à mesure quecelui-ci recouvra la santé, le lord revint peu à peu à son anciencaractère et Aubrey n’aperçut dans ses traits d’autre différenceque le sourire d’une joie maligne qui venait quelquefois se jouersur ses lèvres, tandis que son regard était fixé sur lui ;Aubrey n’en connaissait pas le motif, mais ce sourire étaitfréquent. Sur la fin de la convalescence du malade, lord Ruthvenparut uniquement occupé, tantôt à considérer les vagues de cettemer qu’aucune marée n’agite, amoncelées par la bise, tantôt àobserver la course de ces globes qui roulent, comme notre monde,autour du soleil immobile ; il semblait vouloir éviter tousles regards.

    Ce coup terrible avait beaucoup affaibli lesforces morales d’Aubrey ; et cette vivacité d’imagination quile distinguait autrefois semblait l’avoir abandonné pour jamais. Lesilence et la solitude avaient autant de charmes pour lui que pourlord Ruthven. Mais cette solitude qu’il aimait tant, il ne pouvaitpas la trouver aux environs d’Athènes ; s’il la cherchait aumilieu des ruines qu’il fréquentait autrefois, l’image d’Ianthe setenait auprès de lui ; s’il la cherchait dans la foret, il lavoyait encore errant au milieu des taillis, courant d’un piedléger, ou occupée à cueillir la modeste violette, puis tout d’uncoup elle lui montrait, en se retournant, son visage couvert d’unepâleur mortelle et sa gorge ensanglantée, tandis qu’un souriremélancolique errait sur ses lèvres décolorées. Il résolut de fuirune contrée où tout lui rappelait des souvenirs amers. Il proposa àlord Ruthven, à qui il se sentait uni par les liens de lareconnaissance, de parcourir ces contrées de la Grèce que personnen’avait encore visitées. Ils voyagèrent dans toutes les directions,n’oubliant aucun lieu célèbre et s’arrêtant devant tous les débrisqui rappelaient un illustre souvenir. Cependant ils paraissaientoccupés de tout autre chose que des objets qu’ils avaient sous lesyeux. Ils entendaient beaucoup parler de brigands, mais ilscommençaient à faire peu de cas de ces bruits, en attribuantl’invention aux habitants qui avaient intérêt à exciter ainsi lagénérosité de ceux qu’ils protégeraient contre ces prétendusdangers. Négligeant les avis des gens du pays, ils voyagèrent unefois avec un petit nombre de gardes qu’ils avaient pris plutôt pourleur servir de guides que pour les défendre. Au moment où ilsentraient dans un défilé étroit, dans le fond duquel roulait untorrent, dont le lit était encombré d’énormes masses de rocs quis’étaient détachées des précipices voisins, ils recommencèrent à serepentir de leur confiance ; car à peine toute leur troupe futengagée dans cet étroit passage, qu’ils entendirent le sifflementdes balles au-dessus de leurs têtes, et un instant après les échosrépétèrent le bruit de plusieurs coups de feu. Aussitôt leursgardes les abandonnèrent, et coururent se placer derrière desrochers, prêts à faire feu du côté d’où les coups étaient partis.Lord Ruthven et Aubrey, imitant leur exemple, se réfugièrent unmoment à l’abri d’un roc avancé, mais bientôt, honteux de se cacherainsi devant un ennemi dont les cris insultants les défiaientd’avancer, se voyant d’abord exposés à une mort presque certaine,si quelques brigands grimpaient sur les rochers au-dessus d’eux etles prenaient par derrière, ils résolurent d’aller à leurrencontre. À peine eurent-ils dépassé le roc qui les protégeait,que lord Ruthven reçut une balle dans l’épaule qui le renversa.Aubrey courut pour le secourir, et ne songeant pas a son proprepéril, il fut surpris de se voir entouré par les brigands. Lesgardes avaient mis bas les armes, dès que lord Ruthven avait étéblessé.

    Par la promesse l’une grande récompense,Aubrey engagea les brigands à transporter son ami blessé dans unechaumière voisine. Il convint avec eux d’une rançon, et ne fut plustroublé par leur présence ; ils se contentèrent de garderl’entrée, jusqu’au retour de leur camarade, qui était allé toucherla somme promise avec un ordre d’Aubrey. Les forces de lord Ruthvens’affaissèrent rapidement ; deux jours après, la gangrène semit à sa blessure ; et la mort semblait s’avancer à grandspas. Sa conduite et son extérieur étaient toujours les mêmes. Ilparaissait aussi insensible à sa douleur qu’aux objets quil’environnaient. Cependant vers la fin du jour son esprit parutfort agité ; ses yeux se fixaient souvent sur Aubrey, qui luiprodiguait ses soins avec la plus grande sollicitude. –« Secourez-moi ! vous le pouvez… Sauvez… je ne dis pas mavie ; rien ne peut la sauver ; je ne la regrette pas plusque le jour qui vient de finir ; mais sauvez mon honneur,l’honneur de votre ami. » – « Comment ? quevoulez-vous dire ? Je ferai tout pour vous », réponditAubrey. – « Je demande bien peu de chose… la vie m’abandonne…je ne puis tout vous expliquer… Mais si vous gardez le silence surce que vous savez de moi, mon honneur sera sans tache… et sipendant quelque temps on ignorait ma mort en Angleterre… et… mavie. » – « Tout le monde l’ignorera. » –« Jurez » cria le mourant en se levant avec force,« jurez par tout ce que votre âme révère, par tout ce qu’ellecraint, jurez que d’un an et un jour, vous ne ferez connaître àaucun être vivant mes crimes et ma mort, quoi qu’il puisse arriver,quoi que vous puissiez voir ! » Ses yeux étincelantssemblaient sortir de leur orbite. « Je le jure », ditAubrey. Lord Ruthven retomba sur son oreiller avec un rire affreuxet il ne respirait plus.

    Aubrey se retira pour se reposer, mais il neput dormir ; tous les événements qui avaient marqué sesrelations avec cet homme se retraçaient à son esprit ; il nesavait pourquoi, lorsqu’il se rappelait son serment, un frissonglacé courait dans ses veines, comme s’il eût été agité par unhorrible pressentiment. Il se leva de grand matin, et au moment oùil entrait dans le lieu où il avait laissé le cadavre, il rencontraun des voleurs qui lui dit que, conformément à la promesse qu’ilsavaient faite à sa seigneurie, lui et ses camarades avaienttransporté son corps au sommet d’une montagne ; il ne trouvaaucune trace du corps ni de ses vêtements, quoique les voleurs luijurassent qu’ils l’avaient déposé sur le même rocher qu’ilsindiquaient. Mille conjectures se présentèrent à son esprit, maisil retourna enfin, convaincu qu’on avait enseveli le cadavre aprèsl’avoir dépouillé de ce qui le couvrait.

    Lassé d’un pays où il avait éprouvé desmalheurs si terribles, et où tout conspirait à rendre plus profondela mélancolie que des idées superstitieuses avaient fait naîtredans soit âme, il résolut de fuir et arriva bientôt à Smyrne.Tandis qu’il attendait un vaisseau qui devait le transporter àOtrante ou à Naples, il s’occupa à mettre en ordre quelques effetsqui avaient appartenu à lord Ruthven. Entre autres objets il trouvaune cassette qui contenait plusieurs armes offensives plus ou moinspropres à assurer la mort de la victime qui en était frappée ;il y avait plusieurs poignards et sabres orientaux. Pendant qu’ilexaminait leurs formes curieuses, quelle fut sa surprise derencontrer un fourreau dont les ornements étaient du même goût queceux du poignard trouvé dans la fatale cabane ! Ilfrissonna : pour mettre un terme à son incertitude, il courutchercher cette arme et découvrit avec horreur qu’elle s’adaptaitparfaitement avec le fourreau qu’il tenait dans la main. Ses yeuxn’avaient pas besoin d’autres preuves ; il ne pouvait sedétacher du poignard. Aubrey aurait voulu récuser le témoignage desa vue ; mais la forme particulière de l’arme, les ornementsde la poignée pareils à ceux du fourreau, détruisaient tous lesdoutes ; bien plus, l’un et l’autre étaient tachés desang.

    Il quitta Smyrne et, en retournent dans sapatrie, il passa à Rome, où il s’informa de la jeune personne, quelord Ruthven avait cherché à séduire. Ses parents étaient dans ladétresse ; ils avaient perdu toute leur fortune, et on n’avaitplus entendu parler de leur fille depuis le départ du lord.L’esprit d’Aubrey était accablé de tant d’horreurs : ilcraignait qu’elle n’eût été la victime du meurtrier d’Ianthe !Toujours plongé dans une sombre rêverie, il ne semblait en sortirque pour presser les postillons, comme si la rapidité de sa courseeût dû sauver la vie à quelqu’un qui lui était cher. Enfin ilarriva bientôt à Calais ; un vent qui paraissait seconder savolonté le conduisit en peu d’heures sur les rivages del’Angleterre ! Il courut à la maison de ses pères, et oubliapour un moment, au milieu des embrassements de sa sœur, le souvenirdu passé. Ses caresses enfantines avaient autrefois gagné sonaffection, et aujourd’hui qu’elle était embellie des charmes et desgrâces de son sexe, sa société était devenue encore plus précieuseà son frère.

    Miss Aubrey n’avait pas ces dehors quiséduisent et qui attirent les regards et les applaudissements dansles cercles et les assemblées. Elle ne possédait pas cette légèretébrillante qui n’existe que dans les salons. Son œil bleu nerespirait pas la vivacité d’un esprit enjoué ; mais on voyaits’y peindre cette douce mélancolie que le malheur n’a pas faitnaître, mais qui révèle une âme soupirant après un meilleur monde.Sa démarche n’était pas légère comme celle de la beauté quipoursuit un papillon ou un objet qui l’éblouit par le vif éclat deses couleurs ; elle était calme et réfléchie. Lorsqu’elleétait seule, le sourire de la joie ne venait jamais luire sur sonvisage ; mais quand son frère lui exprimait son affection,quand il oubliait auprès d’elle les chagrins qui troublaient sonrepos, qui aurait préféré à son sourire celui d’une beautévoluptueuse ? Tous ses traits peignaient alors les sentimentsqui étaient naturels à son âme. Elle n’avait que dix-huit ans, etn’avait pas encore paru dans la société, ses tuteurs ayant penséqu’il convenait d’attendre le retour de son frère, qui serait sonprotecteur. On avait décidé que la première assemblée à la courserait l’époque de son entrée dans le monde. Aubrey aurait préférédemeurer dans la maison pour se livrer sans réserve à samélancolie. Il ne pouvait pas prendre un grand intérêt à toutes lesfrivolités de ces réunions, lui qui avait été tourmenté par tousles événements dont il avait été le témoin ; mais il résolutde sacrifier ses goûts à l’intérêt de sa sœur. Ils arrivèrent àLondres et se préparèrent à paraître le lendemain à l’assemblée quidevait avoir lieu à la cour.

    La réunion était nombreuse ; il n’y avaitpas eu de réception à la cour depuis longtemps, et tous ceux quiétaient jaloux de se réchauffer au sourire de la royauté y étaientaccourus. Aubrey s’y rendit avec sa sœur. Il se tenait dans uncoin, inattentif à tout ce qui se passait autour de lui, et serappelant avec une douleur amère que c’était dans ce lieu même,qu’il avait vu lord Ruthven pour la première fois, tout à coup ilse sent saisi par le bras, et une voix qu’il reconnut trop bienretentit à son oreille : Souviens-toi de tonserment ! Il osait à peine se retourner, redoutant devoir un spectre qui l’aurait anéanti, lorsqu’il aperçoit, àquelques pas de lui, le même personnage qui avait attiré sonattention dans ce lieu même, lors de sa première entrée dans lemonde. Il ne peut en détourner ses yeux ; mais bientôt sesjambes fléchissent sous le poids de son corps, il est forcé deprendre le bras d’un ami pour se soutenir, se fait jour à traversla foule, se jette dans sa voiture et rentre chez lui. Il sepromène dans sa chambre à pas précipités ; il couvre sa têtede ses mains, comme s’il voulait empêcher que d’autres pensées nejaillissent de son cerveau troublé. Lord Ruthven encore devant lui…le poignard… son serment… tout se réunit pour bouleverser sesidées. Il se croit en proie à un songe affreux… un mort rappelé àla vie ! Il pense que son imagination seule a présenté à sesregards le fantôme de celui dont le souvenir le poursuit sanscesse. Toute autre supposition serait-elle possible ? Ilretourne dans la société ; mais à peine veut-il faire quelquesquestions sur lord Ruthven, que son nom expire sur ses lèvres, etil ne peut rien apprendre. Quelque temps après il conduit sa sœurdans la société d’un de ses proches parents. Il la laisse auprèsd’une dame respectable, et se retire à l’écart pour se livrer auxsouvenirs qui le dévorent. S’apercevant enfin que plusieurspersonnes se retiraient, il sort de sa rêverie et entre dans lasalle voisine ; il y trouve sa sœur entourée d’un groupenombreux, engagé dans une conversation animée ; il veuts’ouvrir un passage jusqu’à elle, lorsqu’une personne, qu’il priaitde se retirer un peu, se retourne et lui montre ces traits qu’ilabhorrait. Aussitôt Aubrey s’élance, saisit sa sœur par le bras, etl’entraîne d’un pas rapide ; à la porte de la rue, il se voitarrêté par la foule des domestiques qui attendaient leursmaîtres ; tandis qu’il passe au milieu d’eux, il entend encorecette voix trop connue lui répéter tout bas : Souviens-toide ton serment ! Il n’ose pas retourner ; mais ilentraîne plus vivement sa sœur et arrive enfin dans sa maison.

    Aubrey fut sur le point de perdre l’esprit. Siautrefois le seul souvenir du monstre occupait son imagination,combien plus terrible devait être cette pensée, aujourd’hui qu’ilavait acquis la certitude de son retour à la vie ! Il recevaitles soins de sa sœur sans en apercevoir : c’était en vainqu’elle lui demandait la cause de son brusque départ. Il ne luirépondait que par quelques mots entrecoupés qui la glaçaientd’effroi. Plus il réfléchissait, plus son esprit s’égarait. Sonserment faisait son désespoir ; devait-il laisser le monstrechercher librement une nouvelle victime ? devait-il le laisserdévorer ce qu’il avait de plus cher, sans prévenir les effets d’unerage, qui pouvait être assouvie sur sa propre sœur ? Maisquand il violerait son serment ; quand il dévoilerait sessoupçons, qui ajouterait foi à son récit ? Il pensa que samain devait délivrer le monde d’un tel fléau ; mais,hélas ! il se souvint que le monstre se riait de la mort.Pendant quelques jours, il demeura dans cet état enfermé dans sachambre ; ne voyant personne, et ne mangeant que ce que sasœur lui apportait, en le conjurant, les armes aux yeux, desoutenir sa vie par pitié pour elle. Enfin, ne pouvant plussupporter le silence et a solitude, il quitta sa maison, et erra derue en rue, pour fuir le fantôme qui le poursuivait. Ses vêtementsétaient négligés, et il était exposé aussi souvent aux ardeurs dusoleil qu’à la fraîcheur des nuits. D’abord il rentrait chez luichaque soir : mais bientôt il se couchait là où la fatigue leforçait à s’arrêter. Sa sœur, craignant pour sa sûreté, le faisaitsuivre par ses domestiques ; il se dérobait à eux aussi viteque la pensée. Cependant sa conduite changea tout d’un coup. Frappéde l’idée que son absence laissait ses amis exposés à la fureurd’un monstre qu’ils ne connaissaient pas, il résolut de rentrerdans la société pour surveiller de près lord Ruthven, et ledémasquer malgré son serment, aux yeux de tous ceux qui vivraientdans son intimité. Mais lorsqu’il entrait dans un salon, ses yeuxétaient hagards, il regardait avec un air soupçonneux ; sonagitation intérieure perçait tellement au dehors que sa sœur futenfin obligée de le prier d’éviter une société qui l’affectait sipéniblement. Ses conseils furent inutiles ; alors ses tuteurs,craignant que sa raison ne s’altérât, crurent qu’il était tempsd’employer l’autorité que les parents d’Aubrey leur avaientconfiée.

    Voulant lui épargner les accidents et lessouffrances auxquels il était chaque jour exposé dans ses coursesvagabondes, et dérober aux yeux du public les marques de ce qu’ilsprenaient pour de la folie, ils engagèrent un médecin à demeurerdans sa maison et à lui donner des soins assidus. Il parut à peines’apercevoir de sa présence, tant était profonde la préoccupationde son esprit Le désordre de ses idées s’accrut à un tel point,qu’on fut obligé de le renfermer dans sa chambre. Il demeuraitplusieurs jours de suite dans un état de stupeur, d’où rien nepouvait le faire sortir ; sa maigreur était excessive :ses yeux avaient un éclat vitreux. La présence de sa sœur avaitseule le pouvoir d’exciter en lui quelques signes de souvenir etd’affection. Alors il s’avançait brusquement vers elle, lui prenaitles mains, jetait sur elle des regards qui la faisaient trembler,et s’écriait : « Ah ! ne le touche pas ! au nomde l’amitié qui nous unit, ne t’approche pas de lui ! »En vain elle lui demandait de qui il voulait parler, il nerépondait que ces mots : « C’est vrai ! ce n’est quetrop vrai ! » et il retombait dans le même étatd’insensibilité. Plusieurs mois se passèrent ainsi ;cependant, à mesure que l’année s’écoulait, ses momentsd’aliénation devinrent moins fréquents ; sa sombre mélancolieparut s’éclaircir par degrés. Ses tuteurs observèrent qu’ilcomptait sur ses doigts un nombre déterminé, et qu’alors ilsouriait.

    Le temps avait fui, et l’on était arrivé audernier jour de l’année lorsqu’un des tuteurs d’Aubrey entra danssa chambre, et s’entretint avec le médecin du malheur qui retenaitson pupille dans une situation si déplorable, au moment où sa sœurétait à la veille de se marier. Aussitôt l’attention d’Aubreys’éveilla, il demanda avec inquiétude quel homme elle devaitépouser. Ravis de cette marque d’un retour à la raison qu’ilsn’osaient espérer, ils lui nommèrent le comte de Marsden. Aubreyparut charmé d’entendre le nom de ce jeune homme, qu’il croyaitavoir connu dans la société, et il les étonna en leur exprimant ledésir d’assister aux noces et en demandant à voir sa sœur. Ils nerépondirent rien, mais quelques moments après, sa sœur fut auprèsde lui. Il était encore sensible à son aimable sourire ; il lapressait sur son sein, l’embrassait avec transport. Miss Aubreyversait des larmes de joie en voyant son frère renaître à la santéet aux sentiments de l’amitié fraternelle. Il se mit à lui parleravec son ancienne chaleur et à la féliciter de son mariage avec unhomme si distingué par son rang et ses bonnes qualités ; toutà coup il aperçoit un médaillon suspendu sur sa poitrine, ill’ouvre, et quelle est sa surprise en reconnaissant les traits dumonstre qui avait en tant d’influence sur sa destinée. Il saisit leportrait avec fureur et le foule aux pieds. Sa sœur lui demandepour quel sujet il traite ainsi l’image de son futur époux ;il la regarde et ne l’entend pas… il lui prend les mains ; sonregard est frénétique. « Jure-moi, s’écrie-t-il, jure-moi dene jamais t’unir à ce monstre ; c’est lui… » Il ne peutachever… il croit entendre cette voix connue qui lui rappelle sonserment ; il se retourne soudain, croyant que lord Ruthvenétait derrière lui ; mais il ne voit personne ; sestuteurs et le médecin qui avaient tout entendu accourent, etpensant que c’était un nouvel accès de folie, ils le séparent demiss Aubrey qu’ils engagent à se retirer. Il tombe à genoux, il lessupplie de différer d’un jour le mariage. Ils prennent ses prièrespour une nouvelle preuve de démence, tachent de le calmer et seretirent.

    Lord Ruthven s’était présenté chez Aubrey lelendemain de l’assemblée qui avait eu lieu à la cour ; mais onrefusa de le voir comme toutes les autres personnes. Lorsqu’ilapprit la maladie d’Aubrey, il comprit facilement qu’il en était lacause ; mais lorsqu’il sut que son esprit était aliéné, sajoie fut si excessive qu’il put à peine la cacher aux personnes quilui avaient donné cette nouvelle. Il s’empressa de se faireintroduire dans la maison de son ancien ami, et par des soinsassidus, et l’affection qu’il feignait de porter à son frère, ilparvint à se faire aimer de miss Aubrey. Qui pouvait résister aupouvoir de cet homme ? Il racontait avec éloquence les dangersqu’il avait courus. Il se peignait comme un être qui n’avait desympathie sur la terre qu’avec celle à qui il s’adressait. Il luidisait qu’il n’avait connu le prix de la vie, que depuis qu’ilavait eu le bonheur d’entendre les sons touchants de sa voix ;en un mot, il sut si bien mettre en usage cet art funeste dont leserpent se servit le premier, qu’il réussit à gagner son affection.Le titre de la branche aînée lui étant échu, il avait obtenu uneambassade importante, qui lui servit d’excuse pour hâter sonmariage. Malgré l’état déplorable du frère de sa future, il devaitpartir le lendemain pour le continent.

    Aubrey, laissé seul par le médecin et sontuteur, tâcha de gagner les domestiques, mais ce fut en vain. Ildemanda des plumes et du papier, on lui en apporta ; ilécrivit une lettre à sa sœur, où il la conjurait, si elle avait àcœur sa félicité, son propre honneur, celui des auteurs de sesjours, qui voyaient en elle l’espérance de leur maison, de retarderde quelques heures un mariage qui devait être la source desmalheurs les plus terribles. Les domestiques promirent de la luiremettre ; mais ils la donnèrent au médecin qui ne voulut pastroubler l’esprit de miss Aubrey par ce qu’il regardait comme lesrêves d’un insensé. La nuit se passa sans que les habitants de lamaison se livrassent au repos. On concevra plus facilement qu’on nepourrait le décrire l’horreur que ces préparatifs inspiraient aumalheureux Aubrey. Le matin arriva, et le fracas des carrosses vintfrapper ses oreilles. Aubrey fut dans un accès de frénésie. Lacuriosité des domestiques l’emporta sur leur vigilance ; ilss’éloignèrent les uns après les autres, le laissant sous la garded’une vieille femme. Il saisit cette occasion, s’élance d’un sautvers la porte et se trouve en un instant au milieu de l’appartementoù tout le monde était rassemblé. Lord Ruthven l’aperçoit lepremier ; il s’en approche aussitôt, le saisit par le brasavec force, et l’entraîne hors du selon, muet de rage. Lorsqu’ilssont sur l’escalier, lord Ruthven lui dit tout bas :« Souviens-toi de ton serment, et sache que ta sœurest déshonorée, si elle n’est pas aujourd’hui mon épouse. Lesfemmes sont fragiles ! » Il dit et le pousse dans lesmains des domestiques qui, rappelés par la vieille femme, étaient àsa recherche. Aubrey ne pouvait plus se soutenir ; sa rage,forcée de se concentrer, causa la rupture d’un vaisseausanguin : on le porta dans son lit. Sa sœur ne sut point cequi venait de se passer ; elle n’était pas dans le salonlorsqu’il y entra et le médecin ne voulut pas l’affliger par cespectacle. Le mariage fut célébré et les nouveaux époux quittèrentLondres.

    La faiblesse d’Aubrey augmenta ;l’effusion abondante du sang produisit les symptômes d’une mortprochaine. Il fit appeler ses tuteurs et lorsque minuit eut sonné,il leur raconta avec calme ce que le lecteur vient de lire, etaussitôt il expira.

    On vola au secours de miss Aubrey, maislorsqu’on arriva, il était trop tard : Lord Ruthven avaitdisparu et le sang de la sœur d’Aubrey avait éteint la soif d’un Vampire.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Partager via Gmail Yahoo! Blogmarks

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique