• LES CONTES ET LÉGENDES

    LES CONTES

      

    LES CONTES ET LÉGENDES

     

    Contes d'Andersen :

     

    ♥ L'aiguille à repriser

    ♥ Bonne humeur

    ♥ Ce que le Père fait est bien fait

    ♥ Chacun et chaque chose à sa place.

    ♥ Cinq dans une cosse de pois

    ♥ Grand Claus et petit Claus

    ♥ Hans le Balourd

     

     

    Contes de Madame d'Aulnoy :

     

    ♥ Babiole

    ♥ L'Oiseau bleu

     

     

     

    Contes de Grimm :

     

    ♥ Blanche-Neige

    ♥ Hansel et Grethel

    ♥ Le pêcheur et sa femme

    ♥ Rumpelstiltskin

     

     

     

    Contes d'Alfred de Musset :

     

    ♥ Histoire d'un merle blanc

     

     

     

     

    Contes de Charles Nodier :

     

    ♥ La fée aux miettes

     

     

     

     

    Contes de Perrault :

     

    ♥ Barbe-Bleue

    ♥ La Belle au bois dormant

    ♥ Cendrillon

    ♥ Le chat botté

    ♥ Les fées

    ♥ Peau d'âne

    ♥ Le Petit Chaperon Rouge

    ♥ Le petit poucet

    ♥ Riquet à la Houppe

    ♥ Les souhaits ridicules

     

     

     

    Contes arabes :

     

     

     

     

    Contes africains :

     

    ♥ Les trois antilopes

     

    ♥ La tortue avisée

     

    ♥ L'antilope rusée

     

    ♥ La queue des animaux

     

    ♥ Pourquoi y a-t-il tant d'idiots de par le monde ?

     

     

     

     

    Contes chinois :

     

    ♥ 

     

     

     

    Contes japonais :

     

     

     

     

    Contes mexicains :

     

     

     

     

    Contes russes :

     

     

     

     

    Contes de Noël :

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    L'aiguille à repriser

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    L'aiguille à repriser - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

     

    Il y avait un jour une aiguille à repriser : elle se trouvait elle-même si fine qu’elle s’imaginait être une aiguille à coudre. " Maintenant, faites bien attention, et tenez-moi bien, dit la grosse aiguille aux doigts qui allaient la prendre. Ne me laissez pas tomber ; car, si je tombe par terre, je suis sûre qu’on ne me retrouvera jamais. Je suis si fine ! - Laisse faire, dirent les doigts, et ils la saisirent par le corps. - Regardez un peu ; j’arrive avec ma suite ", dit la grosse aiguille en tirant après elle un long fil ; mais le fil n’avait point de noeud. Les doigts dirigèrent l’aiguille vers la pantoufle de la cuisinière : le cuir en était déchiré dans la partie supérieure, et il fallait le raccommoder. " Quel travail grossier ! dit l’aiguille ; jamais je ne pourrai traverser : je me brise , je me brise". Et en effet elle se brisa. "Ne l’ai-je pas dit ? s’écria-t-elle ; je suis trop fine. - Elle ne vaut plus rien maintenant ", dirent les doigts. Pourtant ils la tenaient toujours. La cuisinière lui fit une tête de cire, et s’en servit pour attacher son fichu. " Me voilà devenue broche ! dit l’aiguille. Je savais bien que j’arriverais à de grands honneurs. Lorsqu’on est quelque chose, on ne peut manquer de devenir quelque chose. " Et elle se donnait un air aussi fier que le cocher d’un carrosse d’apparat, et elle regardait de tous côtés. " Oserai-je vous demander si vous êtes d’or ? dit l’épingle sa voisine. Vous avez un bel extérieur et une tête extraordinaire ! Seulement, elle est un peu trop petite ; faites des efforts pour qu’elle devienne plus grosse, afin de n’avoir pas plus besoin de cire que les autres. " Et là-dessus notre orgueilleuse se roidit et redressa si fort la tête, qu’elle tomba du fichu dans l’évier que la cuisinière était en train de laver. " Je vais donc voyager, dit l’aiguille ; pourvu que je ne me perde pas ! " Elle se perdit en effet. " Je suis trop fine pour ce monde-là ! dit-elle pendant qu’elle gisait sur l’évier. Mais je sais ce que je suis, et c’est toujours une petite satisfaction. " Et elle conservait son maintien fier et toute sa bonne humeur. Et une foule de choses passèrent au-dessus d’elle en nageant, des brins de bois, des pailles et des morceaux de vieilles gazettes. " Regardez un peu comme tout ça nage ! dit-elle. Ils ne savent pas seulement ce qui se trouve par hasard au-dessous d’eux : c’est moi pourtant ! Voilà un brin de bois qui passe ; il ne pense à rien au monde qu’à lui-même, à un brin de bois !... Tiens, voilà une paille qui voyage ! Comme elle tourne, comme elle s’agite ! Ne va donc pas ainsi sans faire attention ; tu pourrais te cogner contre une pierre. Et ce morceau de journal ! Comme il se pavane ! Cependant il y a longtemps qu’on a oublié ce qu’il disait. Moi seule je reste patiente et tranquille ; je sais ma valeur et je la garderai toujours. " Un jour, elle sentit quelque chose à côté d’elle, quelque chose qui avait un éclat magnifique, et que l’aiguille prit pour un diamant. C’était un tesson de bouteille. L’aiguille lui adressa la parole, parce qu’il luisait et se présentait comme une broche. "Vous êtes sans doute un diamant ? - Quelque chose d’approchant. " Et alors chacun d’eux fut persuadé que l’autre était d’un grand prix. Et leur conversation roula principalement sur l’orgueil qui règne dans le monde. " J’ai habité une boîte qui appartenait à une demoiselle, dit l’aiguille. Cette demoiselle était cuisinière. A chaque main elle avait cinq doigts. Je n’ai jamais rien connu d’aussi prétentieux et d’aussi fier que ces doigts ; et cependant ils n’étaient faits que pour me sortir de la boîte et pour m’y remettre. - Ces doigts-là étaient-ils nobles de naissance ? demanda le tesson. - Nobles ! reprit l’aiguille, non, mais vaniteux. Ils étaient cinq frères... et tous étaient nés... doigts ! Ils se tenaient orgueilleusement l’un à côté de l’autre, quoique de différente longueur. Le plus en dehors, le pouce, court et épais, restait à l’écart ; comme il n’avait qu’une articulation, il ne pouvait s’incliner qu’en un seul endroit ; mais il disait toujours que, si un homme l’avait une fois perdu, il ne serait plus bon pour le service militaire. Le second doigt goûtait des confitures et aussi de la moutarde ; il montrait le soleil et la lune, et c’était lui qui appuyait sur la plume lorsqu’on voulait écrire. Le troisième regardait par-dessus les épaules de tous les autres. Le quatrième portait une ceinture d’or, et le petit dernier ne faisait rien du tout : aussi en était-il extraordinairement fier. On ne trouvait rien chez eux que de la forfanterie, et encore de la forfanterie : aussi je les ai quittés. A ce moment, on versa de l’eau dans l’évier. L’eau coula par-dessus les bords et les entraîna. "Voilà que nous avançons enfin ! " dit l’aiguille. Le tesson continua sa route, mais l’aiguille s’arrêta dans le ruisseau. "Là ! je ne bouge plus ; je suis trop fine ; mais j’ai bien droit d’en être fière ! " Effectivement, elle resta là tout entière à ses grandes pensées. " Je finirai par croire que je suis née d’un rayon de soleil, tant je suis fine ! Il me semble que les rayons de soleil viennent me chercher jusque dans l’eau. Mais je suis si fine que ma mère ne peut pas me trouver. Si encore j’avais l’oeil qu’on m’a enlevé, je pourrais pleurer du moins ! Non, je ne voudrais pas pleurer : ce n’est pas digne de moi ! " Un jour, des gamins vinrent fouiller dans le ruisseau. Ils cherchaient de vieux clous, des liards et autres richesses semblables. Le travail n’était pas ragoûtant ; mais que voulez-vous ? Ils y trouvaient leur plaisir, et chacun prend le sien où il le trouve. " Oh ! la, la ! s’écria l’un d’eux en se piquant à l’aiguille. En voilà une gueuse ! - Je ne suis pas une gueuse ; je suis une demoiselle distinguée ", dit l’aiguille. Mais personne ne l’entendait. En attendant, la cire s’était détachée, et l’aiguille était redevenue noire des pieds à la tête ; mais le noir fait paraître la taille plus svelte, elle se croyait donc plus fine que jamais. "Voilà une coque d’oeuf qui arrive ", dirent les gamins ; et ils attachèrent l’aiguille à la coque. " A la bonne heure ! dit-elle ; maintenant je dois faire de l’effet, puisque je suis noire et que les murailles qui m’entourent sont toutes blanches. On m’aperçoit, au moins ! Pourvu que je n attrape pas le mal de mer ; cela me briserait. " Elle n’eut pas le mal de mer et ne fut point brisée. " Quelle chance d’avoir un ventre d’acier quand on voyage sur mer ! C’est par là que je vaux mieux qu’un homme. Qui peut se flatter d’avoir un ventre pareil ? Plus on est fin, moins on est exposé. " Crac ! fit la coque. C’est une voiture de roulier qui passait sur elle. " Ciel ! Que je me sens oppressée ! dit l’aiguille ; je crois que j’ai le mal de mer : je suis toute brisée. " Elle ne l’était pas, quoique la voiture eût passé sur elle. Elle gisait comme auparavant, étendue de tout son long dans le ruisseau. Qu’elle y reste !

     

     

     

     

     

     

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    Hans le Balourd

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Hans le Balourd - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Il y avait dans la campagne un vieux manoir et, dans ce manoir, un vieux seigneur qui avait deux fils si pleins d'esprit qu'avec la moitié ils en auraient déjà eu assez. Ils voulaient demander la main de la fille du roi mais ils n'osaient pas car elle avait fait savoir qu'elle épouserait celui qui saurait le mieux plaider sa cause. Les deux garçons se préparèrent pendant huit jours - ils n'avaient pas plus de temps devant eux -, mais c'était suffisant car ils avaient des connaissances préalables fort utiles. L'un savait par cœur tout le lexique latin et trois années complètes du journal du pays, et cela en commençant par le commencement ou en commençant par la fin ; l'autre avait étudié les statuts de toutes les corporations et appris tout ce que devait connaître un maître juré, il pensait pouvoir discuter de l'État et, de plus, il s'entendait à broder les harnais car il était fin et adroit de ses mains.
    - J'aurai la fille du roi, disaient-ils tous les deux.
    Leur père donna à chacun d'eux un beau cheval, noir comme le charbon pour celui à la mémoire impeccable, blanc comme neige pour le maître en sciences corporatives et broderie, puis ils se graissèrent les commissures des lèvres avec de l'huile de foie de morue pour rendre leur parole plus fluide.
    Tous les domestiques étaient dans la cour pour les voir monter à cheval quand soudain arriva le troisième frère - ils étaient trois, mais le troisième ne comptait absolument pas, il n'était pas instruit comme les autres, on l'appelait Hans le Balourd.
    - Où allez-vous ainsi en grande tenue ? demanda-t-il.
    - A la cour, gagner la main de la princesse par notre conversation. Tu n'as pas entendu ce que le tambour proclame dans tout le pays ?
    Et ils le mirent au courant.
    - Parbleu ! il faut que j'en sois ! fit Hans le Balourd.
    Ses frères se moquèrent de lui et partirent.
    - Père, donne-moi aussi un cheval, cria Hans le Balourd, j'ai une terrible envie de me marier. Si la princesse me prend, c'est bien, et si elle ne me prend pas, je la prendrai quand même.
    - Bêtises, fit le père, je ne te donnerai pas de cheval, tu ne sais rien dire, tes frères, eux, sont gens d'importance.
    - Si tu ne veux pas me donner de cheval, répliqua Hans le Balourd, je monterai mon bouc, il est à moi et il peut bien me porter.
    Et il se mit à califourchon sur le bouc, l'éperonna de ses talons et prit la route à toute allure. Ah ! comme il filait !
    - J'arrive, criait-il.
    Et il chantait d'une voix claironnante.
    Les frères avançaient tranquillement sur la route sans mot dire, ils pensaient aux bonnes réparties qu'ils allaient lancer, il fallait que ce soit longuement médité.
    - Holà ! holà ! criait Hans, me voilà ! Regardez ce que j'ai trouvé sur la route.
    Et il leur montra une corneille morte qu'il avait ramassée.
    - Balourd ! qu'est-ce que tu vas faire de ça ?
    - Je l'offrirai à la fille du roi.
    - C'est parfait ! dirent les frères.
    Et ils continuèrent leur route en riant.
    - Holà ! holà ! voyez ce que j'ai trouvé maintenant ! Ce n'est pas tous les jours qu'on trouve ça sur la route.
    Les frères tournèrent encore une fois la tête.
    - Balourd ! c'est un vieux sabot dont le dessus est parti. Est-ce aussi pour la fille du roi ?
    - Bien sûr ! dit Hans.
    Et les frères de rire et de prendre une grande avance.
    - Holà ! holà ! ça devient de plus en plus beau ! Holà ! c'est merveilleux !
    - Qu'est-ce que tu as encore trouvé ?
    - Oh ! elle va être joliment contente, la fille du roi !
    - Pfuu ! mais ce n'est que de la boue qui vient de jaillir du fossé !
    - Oui, oui, c'est ça, et de la plus belle espèce, on ne peut même pas la tenir dans la main.
    Là-dessus il en remplit sa poche.
    Les frères chevauchèrent à bride abattue et arrivèrent avec une heure d'avance aux portes de la ville. Là, les prétendants recevaient l'un après l'autre un numéro et on les mettait en rang six par six, si serrés qu'ils ne pouvaient remuer les bras et c'était fort bien ainsi, car sans cela ils se seraient peut-être battus rien que parce que l'un était devant l'autre.
    Tous les autres habitants du pays se tenaient autour du château, juste devant les fenêtres pour voir la fille du roi recevoir les prétendants. A mesure que l'un d'eux entrait dans la salle, il ne savait plus que dire.
    - Bon à rien, disait la fille du roi, sortez !
    Vint le tour du frère qui savait le lexique par cœur, mais il l'avait complètement oublié pendant qu'il faisait la queue. Le parquet craquait et le plafond était tout en glace, de sorte qu'il se voyait à l'envers marchant sur la tête. A chaque fenêtre se tenaient trois secrétaires-journalistes et un maître juré (surveillant) qui inscrivaient tout ce qui se disait afin que cela paraisse aussitôt dans le journal que l'on vendait au coin pour deux sous. C'était affreux. De plus, on avait chargé le poêle au point qu'il était tout rouge.
    - Quelle chaleur ! disait le premier des frères.
    - C'est parce qu'aujourd'hui mon père rôtit des poulets, dit la fille du roi.
    Euh ! le voilà pris, il ne s'attendait pas à ça. Il aurait voulu répondre quelque chose de drôle et ne trouvait rien. Euh ! ...
    - Bon à rien. Sortez !
    L'autre frère entra.
    - Il fait terriblement chaud ici, commença-t-il ...
    - Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.
    - Comment ? Quoi ? Quoi ? dit-il.
    Et tous les journalistes écrivaient : «Comment ? quoi ? quoi ?»
    - Bon à rien ! Sortez !
    Vint le tour de Hans le Balourd. Il entra sur son bouc jusqu'au milieu de la salle.
    - Quelle fournaise ! dit-il.
    - Oui, nous rôtissons des poulets aujourd'hui.
    - Quelle chance ! fit Hans le Balourd, alors je pourrai sans doute me faire rôtir une corneille.
    - Mais bien sûr dit la princesse, mais as-tu quelque chose pour la faire rôtir, car moi je n'ai ni pot ni poêle.
    - Et moi j'en ai, dit Hans, voilà une casserole cerclée d'étain.
    Et il sortit le vieux sabot et posa la corneille au milieu.
    - Voilà tout un repas, dit la fille du roi, mais où prendrons-nous la sauce?
    - Dans ma poche, dit Hans le Balourd. J'en ai tant que je veux !
    Et il fit couler un peu de boue de sa poche.
    - Ça, ça me plaît ! dit la fille du roi. Toi, tu as réponse à tout et tu sais parler et je te veux pour époux. Mais sais-tu que chaque mot que nous avons dit paraîtra demain matin dans le journal ? A chaque fenêtre se tiennent trois secrétaires-journalistes et un vieux maître juré (surveillant) et ce vieux-là est pire encore que les autres car il ne comprend rien de rien.
    Elle disait cela pour lui faire peur. Tous les secrétaires-journalistes, par protestation, firent des taches d'encre sur le parquet.
    -Voilà du beau monde ! dit Hans le Balourd. Je vois qu'il faut que je m'en mêle et que je donne à leur patron tout ce que j'ai de mieux.
    Il retourna sa poche et lança au maître juré le reste de la boue en pleine figure.
    - Ça, c'est du beau travail ! dit la princesse, je n'en aurais pas fait autant ... Mais j'apprendrai à mon tour à les traiter comme ils le méritent.
    C'est ainsi que Hans le Balourd devint roi, il eut une femme et une couronne et s'assit sur un trône et c'est le journal qui nous en informa... mais peut-on vraiment se fier aux journaux ?

     

     

     

     

     

     

     

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    Grand Claus et petit Claus

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Grand Claus et petit Claus - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Dans un village vivaient deux paysans qui portaient le même nom. Ils s'appelaient tous deux Claus, mais l'un avait quatre chevaux, l'autre n'en avait qu'un. Pour les distinguer l'un de l'autre, on avait nommé le premier grand Claus, bien qu'ils fussent de même taille, et le second, qui ne possédait qu'un cheval, petit Claus.
    Ecoutez bien maintenant ce qui leur arriva ; car c'est une histoire véritable, s'il en fut jamais.
    Toute la semaine le petit Claus travaillait pour le grand à la charrue avec son unique cheval ; en retour, grand Claus venait l'aider avec ses quatre bêtes, mais une fois la semaine seulement, le dimanche. Houpa! comme petit Claus faisait alors claquer son fouet pour exciter ses cinq chevaux, car ce jour-là il les regardait tous comme siens.
    Un dimanche qu'il faisait le plus beau soleil, les cloches sonnaient à toute volée, et une foule de gens, parés et endimanchés, et leur livre de prières sous le bras, se rendaient à l'église; lorsqu'ils passaient à côté du champ où petit Claus conduisait la charrue avec les cinq chevaux, dans sa joie et pour faire parade d'un si bel attelage, il faisait le plus de bruit qu'il pouvait avec son fouet et s'écriait à tue-tête :
    - Hue ! en avant tous mes chevaux !
    - Qu'est-ce que tu dis donc là ? interrompit grand Claus ; tu sais bien qu'un seul de ces chevaux t'appartient.
    Lorsqu'il vint encore à passer du monde, petit Claus oublia la remontrance et s'écria de nouveau : " Hue! en avant tous mes chevaux!"
    - Je te prie de cesser, dit grand Claus. Si cela t'arrive encore une fois, je donnerai un tel coup sur la tête de ton cheval, que je l'assommerai. Alors tu n'auras plus de cheval du tout.
    - Sois tranquille, cela ne m'arrivera plus, répondit petit Claus.
    Il vint à passer un riche paysan, qui lui fit de la tête un signe amical; petit Claus se sentit très flatté, il pensa que cela lui serait beaucoup d'honneur que ce paysan pût croire qu'il possédait les cinq chevaux attelés à sa charrue. Il fit de nouveau claquer son fouet en criant encore plus fort que les autres fois :
    - Hue donc ! en avant tous mes chevaux !
    - Je t'apprendrai à dire hue à tes chevaux, dit grand Claus.
    Il saisit une bêche et en donna un coup si violent sur la tête du cheval de petit Claus, que la pauvre bête tomba sur le flanc pour ne plus se relever.
    - Ouh ! ouh ! fit petit Claus, qui se mit à pleurer. Voilà que je n'ai plus de cheval !
    Mais bientôt il se dit qu'il ne fallait pas tout perdre ; il écorcha la bête, en fit bien sécher au vent la peau ; il la mit dans un sac, qu'il hissa sur son dos, et il s'en fut vers la ville pour vendre sa peau de cheval.
    Il avait un long bout de chemin à parcourir ; il lui fallait traverser une grande et sombre forêt. Pendant qu'il y était engagé, survint un ouragan qui obscurcit le ciel, et petit Claus s'égara tout à fait. Lorsqu'il finit par retrouver la route, il était déjà très tard ; il ne pouvait plus, avant la nuit, arriver à la ville ni retourner chez lui.
    Un peu plus loin il aperçut une grande maison de ferme ; les volets étaient fermés, mais les rayons de lumière passaient à travers les fentes. "On m'accordera bien un gîte pour la nuit", pensa-t-il, et il alla frapper à la porte.
    Une paysanne, la maîtresse de la maison, vint ouvrir ; Claus présenta sa demande, mais elle lui répondit qu'il eût à passer son chemin, que son mari n'était pas là et qu'en son absence elle ne recevait pas d'étrangers.
    - Il me faudra donc rester la nuit à la belle étoile ! dit petit Claus.
    La paysanne, sans lui répondre, lui ferma la porte au nez. Près de la maison il y avait une grange, contre laquelle s'élevait un hangar couvert d'un toit plat de chaume. "Je m'en vais grimper là, se dit Claus ; cela vaudra mieux que de coucher par terre, et même ce chaume me fera un excellent lit. Un couple de cigognes niche sur ce toit ; mais j'espère bien que, si je me conduis convenablement à leur égard, elles ne viendront pas me donner des coups de bec quand je dormirai. "
    Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se hissa sur le toit et, après s'être tourné et retourné comme un chat, il s'y installa commodément pour la nuit. Voilà qu'il aperçoit que les volets de la maison sont trop courts vers le haut, de façon que de l'endroit où il est, il voit tout ce qui se passe dans la grande chambre du rez-de-chaussée.
    Il y avait là une table couverte d'une belle nappe, sur laquelle se trouvaient un rôti, un superbe poisson et une bouteille de vin.
    La paysanne et le sacristain du village étaient assis devant la table, personne d'autre ; l'hôtesse versait du vin au sacristain qui s'apprêtait à manger une tranche du poisson, un brochet, son mets favori.
    Claus, qui n'avait pas soupé, tendait le cou et regardait avidement ces savoureuses victuailles. Et ne voilà-t-il pas qu'il aperçoit encore un magnifique gâteau tout doré qui était destiné au dessert. Quel régal cela faisait !
    Tout à coup on entend le pas d'un cheval; il s'arrête devant la maison: il ramenait le fermier, le mari de la paysanne.
    C'était un excellent homme ; mais un jour, étant gamin, il avait été battu par un sacristain qui le croyait coupable d'avoir sonné les cloches à une heure indue. C'était un de ses camarades qui avait fait le tour. Depuis ce jour notre fermier avait juré une haine féroce à toute la gent des sacristains ; il lui suffisait d'en apercevoir un pour se mettre en fureur.
    Si le sacristain était allé dire bonsoir à la fermière, c'est qu'il savait le maître de la maison absent ; la paysanne, qui ne partageait pas les préjugés de son mari, lui avait préparé ce beau festin.
    Lorsqu'ils entendirent les pas du cheval et qu'ils reconnurent le fermier à travers les fentes du volet, ils furent très effrayés, et la paysanne supplia le sacristain de se cacher dans une grande caisse vide ; il le fit volontiers ; il savait que le brave fermier avait la faiblesse de ne pas supporter la vue d'un sacristain. Puis la femme cacha vite dans le four les mets, le gâteau et la bouteille de vin ; si le mari avait vu tous ces apprêts, il aurait demandé ce que cela signifiait ; il aurait fallu mentir, et peut-être se serait-elle troublée.
    - Quel malheur ! s'écria petit Claus du haut se son toit, lorsqu'il vit disparaître des plats appétissants.
    - Hé ? qui est donc là ? dit le fermier entendant cette exclamation.
    Il leva la tête et aperçut petit Claus. Celui-ci raconta ce qui lui était arrivé et demanda la permission de rester sur le toit de chaume.
    - Descends donc plutôt, répondit le fermier, tu dormiras dans la maison, et puis tu ne refuseras sans doute pas de souper avec moi.
    La femme le reçut avec force sourires et démonstrations de joie ; elle remit la nappe sur la table et leur servit un grand plat rempli de soupe. Le fermier, qui avait très faim, se mit à manger de bon appétit ; petit Claus ne trouvait pas la soupe mauvaise, mais il pensait avec regret au succulent rôti, au poisson, au gâteau qu'il avait vus disparaître dans le four.
    Il avait placé sous la table le sac avec la peau de cheval, et il avait ses pieds dessus. Dans son dépit de ne rien goûter de toutes ces bonnes choses, il eut un mouvement d'impatience et il appuya brusquement du pied sur le sac ; la peau fraîchement séchée craqua bruyamment.
    - Pst ! pst ! dit petit Claus, comme s'il voulait faire taire quelqu'un.
    Mais en même temps il donna un nouveau coup de pied au sac, et on entendit un craquement encore plus fort.
    - Tiens, dit le paysan, qu'as-tu donc là dans ce sac ?
    - C'est un magicien, répondit petit Claus. Il m'apprend, dans son langage, que nous devrions laisser la soupe, et manger le rôti, le poisson et le gâteau que par enchantement il a fait venir dans le four.
    - N'est-ce pas une plaisanterie ? s'exclama le fermier.
    Et il sauta sur la porte du four et resta les yeux écarquillés devant les mets friands et succulents que sa femme y avait cachés, mais qu'il crut apportés là par un magicien.
    La fermière fit également l'étonnée et se garda bien de risquer une observation ; elle servit sur la table rôti, poisson et gâteau, et les deux hommes s'en régalèrent à cœur joie.
    Voilà que Claus donna de nouveau en tapinois un coup de pied à son sac ; le même craquement se fit entendre.
    - Que dit-il encore ? demanda le fermier.
    - Il me conte, répondit le petit Claus, qu'il ne veut pas que nous ayons soif ; toujours par enchantement, il a fait arriver à travers les airs trois bouteilles d'excellent vin qui sont quelque part dans un coin, ici, dans la chambre.
    Le fermier chercha et aperçut en effet les bouteilles, que la pauvre femme fut contrainte de déboucher et de placer sur la table. Les deux hommes s'en versèrent de copieuses rasades, et le fermier devint très joyeux.
    - Dis donc, demanda-t-il, ton magicien peut-il aussi évoquer le diable ? En ce moment que je me sens si bien et de si bonne humeur, rien ne me divertirait mieux que de voir maître Belzébuth faire ses grimaces.
    - Oh! oui, répondit Claus, mon sorcier fait tout ce que je lui demande. N'est-il pas vrai ? continua-t-il, en heurtant son sac du pied. Tu entends, il dit oui. Mais il ajoute que le diable est si laid, que nous ferions mieux de ne pas demander à le voir.
    - Oh ! je n'ai pas peur aujourd'hui, dit le fermier. A qui peut-il bien ressembler, Satan ?
    - Il a tout à fait l'air d'un sacristain.
    - Ah ! dit le paysan. Dans ce cas, il est affreux, en effet. Il faut que tu saches que j'ai les sacristains en horreur. Tant pis, cependant ; comme je suis prévenu que ce n'est pas un vrai sacristain, mais bien le diable en personne, sa vue ne me fera pas une impression trop désagréable. Vidons encore la dernière bouteille, pour nous donner du courage. Recommande toutefois qu'il ne m'approche pas de trop près.
    - Voyons, es-tu bien décidé ? dit petit Claus; alors je vais consulter mon magicien.
    Il remua son sac et tint son oreille contre.
    - Eh bien ? dit le paysan.
    - Il dit que vous pouvez allez ouvrir le grand coffre qui est là-bas dans le coin ; vous y verrez le diable qui s'y tient blotti ; mais tenez bien le couvercle et ne le soulevez pas trop, pour que le malin ne s'échappe pas.
    - En avant ! dit le fermier ; viens m'aider à tenir ferme le couvercle.
    Ils allèrent vers la caisse où le pauvre sacristain était accroupi, tout tremblant de peur. Le paysan leva un peu le dessus et regarda.
    - Oh ! s'écria-t-il en faisant un saut en arrière. Je l'ai donc vu, cet affreux Satan. En effet, c'est notre sacristain tout vif. Oh ! quelle horreur !
    Pour se remettre de son émotion, le fermier voulut boire encore un coup ; comme les trois bouteilles étaient vides, il alla en chercher une à la cave. Ils restèrent longtemps ainsi à trinquer et à jaser.
    - Ce magicien, dit enfin le paysan, il faut que tu me le vendes. Demande le prix que tu veux. Tiens, je te donnerai un boisseau plein d'écus.
    - Non, je ne puis pas, répondit petit Claus. Pense donc quel profit je puis tirer de cet obligeant sorcier qui fait tout ce que je veux.
    - Voyons, fais-moi cette amitié, dit le paysan. Si tu ne me le donnes pas, je me consumerai de regret.
    - Allons, soit ! puisque tu as montré ton bon cœur en m'offrant un gîte pour la nuit, je ferai ce sacrifice. Mais tu sais, j'aurai un plein boisseau d'écus, et la bonne mesure ?
    - C'est entendu, dit le paysan. Il faut aussi que tu emportes cette caisse là bas ; je ne veux plus l'avoir une minute à la maison. On ne sait pas, peut-être le diable y est-il resté logé.
    Le marché conclu, petit Claus voulut absolument partir au milieu de la nuit, de peur que le paysan ne vînt à changer d'avis ; il livra sa marchandise, son sac avec la peau, et reçut tout un boisseau de beaux écus trébuchants ; pour qu'il pût emporter la caisse, le paysan lui donna en outre une petite charrette. Petit Claus y chargea son argent et le coffre contenant le sacristain ; après une cordiale poignée de main échangée avec le paysan, il s'en alla, reprenant le chemin de sa maison. Il traversa de nouveau la grande forêt et arriva sur les bords d'un fleuve large et profond, dont le courant était si rapide que les plus forts nageurs avaient bien de la peine à le remonter. On y avait construit tout nouvellement un pont. Petit Claus s'y engagea, poussant sa charrette ; au milieu il s'arrêta et dit tout haut, pour que le sacristain pût l'entendre :
    - Ma foi, j'en ai assez de traîner cette sotte caisse ; elle est lourde comme si elle était pleine de pierres. Je m'en vais la jeter à l'eau ; si elle surnage, je la repêcherai bien quand elle passera devant ma maison ; si elle va au fond, la perte ne sera pas grande.
    Et il empoigna le coffre, et commença à le soulever, comme s'il voulait le placer sur le parapet et le précipiter dans la rivière.
    - Non ! non ! pitié ! s'écria le sacristain, laisse-moi sortir auparavant.
    - Ouh ! ouh ! dit petit Claus, comme s'il avait bien peur. Le diable est resté enfermé dedans. C'est maintenant que je vais certainement le lancer à l'eau pour qu'il se noie et que le monde en soit débarrassé.
    - Au nom du ciel, non, non ! hurla le sacristain. Je te donnerai un plein boisseau d'écus, si tu me laisses sortir.
    - Cela, c'est une autre chanson, dit Claus.
    Et il ouvrit la caisse. Le sacristain, bien que tout courbaturé, s'élança dehors, et saisissant le coffre il le jeta à la rivière, et poussa un profond soupir de soulagement. Puis il mena Claus dans sa maison et lui remit un boisseau rempli d'argent ; Claus le chargea sur sa charrette à côté de l'autre, puis il rentra chez lui. " Je n'aurais jamais rêvé que mon cheval me rapporterait une telle somme, se dit- il lorsqu'il eut mis en un tas par terre toutes les belles pièces qu'il avait gagnées. Comme grand Claus sera vexé quand il saura qu'au lieu de me faire du tort, c'est à lui que je dois d'être devenu riche ! Cependant je ne veux pas lui conter l'affaire directement; prenons un biais pour la lui apprendre. "
    Il envoya un gamin emprunter un boisseau chez grand Claus. "Que peut-il bien avoir à mesurer ? " se dit ce dernier, et il enduisit de poix le fond du boisseau, pour qu'il y restât attaché quelque parcelle de ce qu'on allait y mettre. Et en effet, lorsqu'on lui rapporta le boisseau, il trouva au fond trois shillings d'argent tout flambant neufs.
    " Qu'est-ce cela? " se dit grand Claus, et il courut aussitôt chez petit Claus.
    - Comment, lui demanda-t-il, as-tu donc tant d'argent, que tu en remplisses un boisseau ?
    - Oh, c'est ce qu'on m'a donné hier soir en ville pour ma peau de cheval ; les peaux ont haussé de prix comme cela ne s'est jamais vu.
    - Quelle bonne affaire je t'ai fait faire ! dit grand Claus.
    Et il retourna au plus vite chez lui, prit une hache et en abattit ses quatre chevaux. Il les écorcha proprement et s'en fut avec les peaux à la ville.
    - Peaux, des peaux ! qui veut acheter des peaux ? criait-il à travers les rues.
    Les tanneurs, les cordonniers arrivèrent et lui demandèrent son prix.
    - Un boisseau plein d'écus pour chacune, répondit-il.
    - Tu veux te moquer ou tu es fou ! s'écrièrent-ils. Crois-tu que nous donnions l'argent par boisseaux ?
    Il s'en alla plus loin, beuglant toujours plus fort : " Peaux, des peaux ! qui en veut des peaux ? " Il arriva encore des gens pour les lui acheter ; à tous il demandait un boisseau rempli d'écus pour chaque peau. Bientôt il ne fut question dans toute la ville que de ce mauvais plaisant qui voulait autant d'une peau de cheval que d'une maison. " Il se moque de nous ", dirent-ils tous. Les cordonniers prirent leurs tire-pieds, les tanneurs leurs tabliers, ils se jetèrent sur lui et le rossèrent de toutes leurs forces.
    - Peaux, des peaux ! criaient-ils pour se moquer de lui à leur tour. Nous allons te tanner la peau et tu pourras la vendre avec les autres ; ce sera du beau maroquin écarlate !
    Et en effet, le sang coulait sous les coups furieux qu'il recevait ; il s'enfuit de toute la vitesse de ses jambes et, tout moulu, tout meurtri, s'échappa enfin de la ville.
    "C'est bon, se dit-il, quand il fut de retour chez lui ; petit Claus me payera cela ; je m'en vais le tuer. "
    Or, en ce même jour la grand-mère de petit Claus venait de trépasser. Elle n'avait guère été tendre pour lui, elle grondait toujours, mais il n'en était pas moins très affligé, et il prit le corps de la vieille femme et le plaça dans son propre lit qu'il avait préalablement bien chauffé à la bassinoire ; il pensait qu'elle n'était peut-être qu'engourdie, et que la chaleur la ranimerait. Il alluma un bon feu dans le poêle et il s'assit lui-même pour passer la nuit sur un fauteuil dans un coin.
    Voilà qu'au milieu de la nuit la porte s'ouvre et grand Claus entre une hache à la main. Il savait où se trouvait le lit de petit Claus, il s'y dirige sur la pointe des pieds et frappe du côté de l'oreiller un terrible coup avec sa hache ; il fend la tête de la morte.
    - Voilà qui est fait, dit-il, maintenant tu ne te railleras plus de moi.
    Et il rentre tout gaiement chez lui.
    "Quel mauvais caractère il a, ce grand Claus ! se dit le petit, qui n'avait pas bougé ni soufflé mot. Il voulait me tuer ; et si ma grand-mère n'avait pas été morte, c'est elle qu'il aurait assassinée ! "
    Il rajusta avec art la tête de sa grand-mère, et cacha la blessure sous un bonnet à dentelles et à rubans. Il mit à la morte ses vêtements du dimanche. Puis il alla emprunter le cheval de son voisin et l'attela à sa carriole ; il y plaça au fond le corps de la vieille femme, monta sur le siège et partit pour la ville.
    Au lever du soleil il y arriva et s'arrêta devant une grande auberge.
    L'aubergiste était très riche et c'était un excellent homme ; mais il avait un terrible défaut : il était colère à l'excès ; à la moindre contrariété, il éclatait comme s'il n'avait été que poudre et salpêtre.
    Il était déjà levé et debout sur le seuil de la porte.
    - Bonjour, dit-il à petit Claus ; te voilà sorti de bien bonne heure !
    - Oui, répondit l'autre. Je m'en viens à la ville avec ma grand-mère pour faire des emplettes. Mais elle ne veut pas descendre de la voiture ; elle est très entêtée. Cependant si vous voulez lui porter un verre de bon hydromel, je pense qu'elle le prendra volontiers. Mais il faut que vous lui parliez de votre voix la plus forte ; elle n'entend pas bien.
    - Oh ! elle ne refusera pas mon hydromel, dit l'aubergiste.
    Et tandis que petit Claus entrait dans la salle, il alla remplir un grand verre à son meilleur tonnelet et le porta à la vieille femme morte, qu'il voyait assise debout au fond de la carriole.
    - Voilà un bon verre d'hydromel que vous envoie votre petit-fils, cria-t-il. Pas de réponse ; la morte ne bougea pas.
    - N'entendez-vous pas ? répéta-t-il en élevant encore la voix, au point que les vitres en tremblèrent. Votre petit-fils vous envoie ce verre d'hydromel ; jamais vous n'en aurez bu de meilleur.
    Et il recommença encore deux ou trois fois. A la fin la colère lui monta au cerveau en voyant dédaigner son hydromel, dont il était si fier ; il jeta, dans sa fureur, le verre à la tête de la vieille, qui sous le choc tomba sur le côté.
    Petit Claus, qui était aux aguets derrière la fenêtre, se précipita dehors, et empoignant l'aubergiste au collet :
    - Coquin, cria-t-il, tu as tué ma grand-mère ! Regarde le trou que tu lui as fait au front !
    - Quel malheur ! dit l'aubergiste en se tordant les mains de désespoir. Voilà ce que c'est d'être emporté et violent. Ecoute bien, cher petit Claus ; ne me dénonce pas et je te donnerai un boisseau plein d'argent, et je ferai enterrer ta grand-mère avec autant de pompe que si c'était la mienne. Mais jamais tu ne souffleras mot sur ce qui vient de se passer ; la justice me couperait le cou, et c'est tout ce qu'il y a de plus désagréable.
    Petit Claus accepta le marché, reçut un boisseau plein de beaux écus neufs et sa grand-mère fut magnifiquement enterrée.
    Lorsqu'il fut de retour chez lui avec son magot, il envoya de nouveau un gamin emprunter chez grand Claus un boisseau.
    - Quelle est cette plaisanterie ? se dit grand Claus. Est-ce que je ne l'ai pas tué de ma propre main ? Je m'en vais aller voir moi-même ce que cela signifie.
    Et il accourut avec le boisseau. Il resta bouche béante et les yeux écarquillés lorsqu'il aperçut petit Claus qui avait mis tout son trésor en un seul tas et qui y plongeait les mains avec amour.
    - Cela t'étonne de me voir encore en vie, dit petit Claus ; mais tu t'es trompé et tu as assommé ma grand-mère. J'ai vendu son corps à un médecin qui m'en a donné plein un boisseau d'argent.
    - C'est un fameux prix ! dit grand Claus.
    Et il courut chez lui encore plus vite qu'il n'était venu, prit une hache et tua d'un coup sa pauvre grand-mère. Il chargea son corps sur une voiture et s'en fut à la ville trouver un apothicaire de sa connaissance, pour lui demander s'il ne savait pas un médecin qui voulût acheter un cadavre.
    - Un cadavre ! s'écria l'apothicaire. D'ou le tenez-vous et comment avez- vous le droit de le vendre ?
    - Oh ! il est bien à moi, répondit grand Claus. C'est le corps de ma grand- mère. Je viens de la tuer ; elle n'avait plus grand amusement dans ce monde, la pauvre femme, et l'on m'en donnera un boisseau plein d'écus.
    - Dieu de miséricorde ! dit l'autre, quelles abominables sornettes vous nous contez ! Ne répétez à personne ce que vous venez de me dire, vous pourriez y perdre votre tête.
    Et il lui expliqua que sa grand-mère avait beau être infirme et s'ennuyer sur la terre, il n'en avait pas moins commis un horrible meurtre, et la justice, si elle l'apprenait, le punirait de mort. Grand Claus fut pris d'effroi, il sortit à la hâte sans dire adieu, sauta sur la voiture, fouetta les chevaux et s'en retourna chez lui au galop. L'apothicaire crut qu'il était simplement devenu fou et qu'il n'avait pas fait ce dont il s'était vanté; il le laissa partir sans informer la justice.

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Cinq dans une cosse de pois

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Cinq dans une cosse de pois - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Il y avait cinq petits pois dans une cosse, ils étaient verts, la cosse était verte, ils croyaient que le monde entier était vert et c'était bien vrai-pour eux !
    La cosse poussait, les pois grandissaient, se conformant à la taille de leur appartement, ils se tenaient droit dans le rang...
    Le soleil brillait et chauffait la cosse, la pluie l'éclaircissant, il y faisait- tiède et agréable, clair le jour, sombre la nuit comme il sied, les pois devenaient toujours plus grands et plus réfléchis, assis là en rang, il fallait bien qu'ils s'occupent.
    - Me faudra-t-il toujours rester fixé ici ? disaient-ils tous, pourvu que ce ne soit pas trop long, que je ne durcisse pas. N'y a-t-il pas au-dehors quelque chose, j'en ai comme un pressentiment.
    Les semaines passèrent, les pois jaunirent, les cosses jaunirent.
    - Le monde entier jaunit, disaient-ils.
    Et ça, ils pouvaient le dire.

    Soudain, il y eut une secousse sur la cosse, quelqu'un l'arrachait et la mettait dans une poche de veste avec plusieurs autres cosses pleines.
    - On va ouvrir bientôt, pensaient-ils, et ils attendaient...
    - Je voudrais bien savoir lequel de nous arrivera le plus loin, dit le plus petit pois. Nous serons bientôt fixés.
    - A la grâce de Dieu! dit le plus gros.
    Crac! voilà la cosse déchirée et tous les cinq roulèrent dehors au gai soleil dans la main d'un petit garçon qui les déclara bons pour son fusil de sureau, et il en mit un tout de suite dans son fusil... et tira.
    - Me voilà parti dans le vaste monde cria le pois. M'attrape qui pourra... Et le voilà parti.
    - Moi, dit le second, je vole jusqu'au soleil. Voilà un pois qui me convient... et le voilà parti.
    - Je m'endors où je tombe, dirent les deux suivants, mais je roulerai sûrement encore. Ils roulèrent d'abord sur le parquet avant d'être placés dans le fusil.
    - C'est nous qui irons le plus loin.
    - Arrive que pourra, dit le dernier lorsqu'il fut tiré dans l'espace.

    Il partit jusqu'à la vieille planche au-dessous de la fenêtre de la mansarde, juste dans une fente où il y avait de la mousse et de la terre molle - la mousse se referma sur lui et il resta là caché... mais Notre-Seigneur ne l'oubliait pas.
    - Arrive que pourra, répétait-il.

    Dans la mansarde habitait une pauvre femme qui le jour sortait pour nettoyer des poêles et même pour scier du bois à brûler et faire de gros ouvrages, car elle était forte et travailleuse, mais cela ne l'enrichissait guère. Dans la chambre sa fillette restait couchée, toute mince et maigriotte, elle gardait le lit depuis un an et semblait ne pouvoir ni vivre, ni mourir.
    - Elle va rejoindre sa petite soeur, disait la femme. J'avais deux filles et bien du mal à pourvoir à leurs besoins alors le Bon Dieu a partagé avec moi, il en a pris une auprès de lui et maintenant 'e voudrais bien conserver l'autre, mais il ne veut peut-être pas qu'elles restent séparées, alors celle-ci va sans doute monter auprès de sa soeur.

    Cependant la petite fille malade restait là, elle restait couchée, patiente et silencieuse tout le jour tandis que sa mère était dehors pour gagner un peu d'argent.
    Un matin de bonne heure, au printemps, au moment où la mère allait partir à son travail, le soleil brillait gaiement à la petite fenêtre et sur le parquet, la petite fille malade regardait la vitre d'en bas.
    - Qu'est-ce donc que cette verdure qui pointe vers le carreau ? Ça remue au vent.
    La mère alla vers la fenêtre et l'entrouvrit.
    - Tiens, dit-elle, c'est un petit pois qui a poussé là avec ses feuilles vertes. Comment est-il arrivé dans cette fente? Te voilà avec un petit jardin à regarder.
    Le lit de la malade fut traîné plus près de la fenêtre pour qu'elle puisse voir le petit pois qui germait et la mère partit à son travail.

    - Maman, je crois que je vais guérir, dit la petite fille le soir à sa mère. Le petit pois vient si bien, et moi je vais sans doute me porter bien aussi, me lever et sortir au soleil.
    - Je le voudrais bien, dit la mère, mais elle ne le croyait pas.

    Cependant, elle mit un petit tuteur près du germe qui avait donné de joyeuses pensées à son enfant afin qu'il ne soit pas brisé par le vent et elle attacha une ficelle à la planche d'un côté et en haut du chambranle de la fenêtre de l'autre, pour que la tige eût un support pour s'appuyer et s'enrouler à mesure qu'elle pousserait. Et c'est ce qu'elle fit, on la voyait s'allonger tous les jours.

    - Non, voilà qu'elle fleurit! s'écria la femme un matin.
    Et elle-même se prit à espérer et même à croire que sa petite fille malade allait guérir. Il lui vint à l'esprit que dans les derniers temps la petite lui avait parlé avec plus d'animation, que ces derniers matins elle s'était assise dans son lit et avait regardé, les yeux rayonnants de plaisir, son petit potager d'un seul pois. La semaine suivante, elle put lever la malade pour la première fois et pendant plus d'une heure.

    Elle était assise au soleil, la fenêtre ouverte, et là, dehors, une fleur de pois rose était éclose.
    La petite fille pencha sa tête en avant et posa un baiser tout doucement sur les fins pétales. Ce jour-là, fut un jour de fête.
    - C'est le Bon Dieu qui a lui-même planté ce pois et l'a fait pousser afin de te donner de l'espoir et de la joie, mon enfant bénie. Et à moi aussi, dit la mère tout heureuse.
    Elle sourit à la fleur comme à un ange de Dieu.
    Mais les autres pois? direz-vous, oui, ceux qui se sont envolés dans le vaste monde.
    "Attrape-moi si tu peux" est tombé dans la gouttière et de là dans le jabot d'un pigeon, comme Jonas dans la baleine. Les deux paresseux arrivèrent aussi loin puisqu'ils furent aussi mangés par un pigeon, ils se rendirent donc bien utiles. Mais le quatrième qui voulait monter jusqu'au soleil, il tomba dans le ruisseau et il resta là des jours et des semaines dans l'eau rance où il gonfla terriblement.
    - Je deviens gros délicieusement, disait-il. J'en éclaterai et je crois qu'aucun pois ne peut aller, ou n'ira jamais plus loin. je suis le plus remarquable des cinq de la cosse.

    Le ruisseau lui donna raison. Là-haut, à la fenêtre sous le toit, la petite fille les yeux brillants la rose de la santé aux joues, joignait les mains au-dessus de la fleur de pois et remerciait Dieu.
    Moi, je tiens pour mon pois, disait cependant le ruisseau.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Chacun et chaque chose à sa place.

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Chacun et chaque chose à sa place. - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

     

    C'était il y a plus de cent ans.
    Il y avait derrière la forêt, près du grand lac, un vieux manoir entouré d'un fossé profond où croissaient des joncs et des roseaux. Tout près du pont qui conduisait à la porte cochère, il y avait un vieux saule qui penchait ses branches au-dessus du fossé.
    Dans le ravin retentirent soudain le son du cor et le galop des chevaux.
    La petite gardeuse d'oies se dépêcha de ranger ses oies et de laisser le pont libre à la chasse qui arrivait à toute bride. Ils allaient si vite, que la fillette dut rapidement sauter sur une des bornes du pont pour ne pas être renversée. C'était encore une enfant délicate et mince, mais avec une douce expression de visage et deux yeux clairs ravissants. Le seigneur ne vit pas cela ; dans sa course rapide, il faisait tournoyer la cravache qu'il tenait à la main. Il se donna le brutal plaisir de lui en donner en pleine poitrine un coup qui la renversa.
    - Chacun à sa place ! cria-t-il.
    Puis il rit de son action comme d'une chose fort amusante, et les autres rirent également. Toute la société menait un grand vacarme, les chiens aboyaient et on entendait des bribes d'une vieille chanson :
    De beaux oiseaux viennent avec le vent !
    La pauvre gardeuse d'oies versa des larmes en tombant ; elle saisit de la main une des branches pendantes du saule et se tint ainsi suspendue au- dessus du fossé.
    Quand la chasse fut passée, elle travailla à sortir de là, mais la branche se rompit et la gardeuse d'oies allait tomber à la renverse dans les roseaux, quand une main robuste la saisit.
    C'était un cordonnier ambulant qui l'avait aperçue de loin et s'était empressé de venir à son secours.
    - Chacun à sa place ! dit-il ironiquement, après le seigneur, en la déposant sur le chemin.
    Il remit alors la branche cassée à sa place. «A sa place », c'est trop dire. Plus exactement il la planta dans la terre meuble.
    - Pousse si tu peux, lui dit-il, et fournis-leur une bonne flûte aux gens de là haut ! Puis il entra dans le château, mais non dans la grande salle, car il était trop peu de chose pour cela. Il se mêla aux gens de service qui regardèrent ses marchandises et en achetèrent.
    A l'étage au-dessus, à la table d'honneur, on entendait un vacarme qui devait être du chant, mais les convives ne pouvaient faire mieux. C'étaient des cris et des aboiements ; on faisait ripaille. Le vin et la bière coulaient dans les verres et dans les pots ; les chiens de chasse étaient aussi dans la salle. Un jeune homme les embrassa l'un après l'autre, après avoir essuyé la bave de leurs lèvres avec leurs longues oreilles.
    On fit monter le cordonnier avec ses marchandises, mais seulement pour s'amuser un peu de lui. Le vin avait tourné les têtes. On offrit au malheureux de boire du vin dans un bas.
    - Presse-toi! lui cria-t-on.
    C'était si drôle qu'on éclata de rire ! Puis ce fut le tour des cartes ; troupeaux entiers, fermes, terres étaient mis en jeu.
    - Chacun à sa place ! s'écria le cordonnier, quand il fut sorti de cette Sodome et de cette Gomorrhe, selon ses propres termes. Le grand chemin, voilà ma vraie place. Là-haut je n'étais pas dans mon assiette.
    Et la petite gardeuse d'oies lui faisait du sentier un signe d'approbation.
    Des jours passèrent et des semaines. La branche cassée que le cordonnier avait planté ça sur le bord du fossé était fraîche et verte, et à son tour produisait de nouvelles pousses. La petite gardeuse d'oies s'aperçut qu'elle avait pris racine ; elle s'en réjouit extrêmement, car c'était son arbre, lui semblait-il.
    Mais si la branche poussait bien, au château, en revanche, tout allait de mal en pis, à cause du jeu et des festins : ce sont là deux mauvais bateaux sur lesquels il ne vaut rien de s'embarquer.
    Dix ans ne s'étaient point écoulés que le seigneur dut quitter le château pour aller mendier avec un bâton et une besace. La propriété fut achetée par un riche cordonnier, celui justement que l'on avait raillé et bafoué et à qui on avait offert du vin dans un bas. La probité et l'activité sont de bons auxiliaires ; du cordonnier, ils firent le maître du château. Mais à partir de ce moment, on n'y joua plus aux cartes.
    - C'est une mauvaise invention, disait le maître. Elle date du jour où le diable vit la Bible. Il voulut faire quelque chose de semblable et inventa le jeu de cartes.
    Le nouveau maître se maria ; et avec qui ? Avec la petite gardeuse d'oies qui était toujours demeurée gentille, humble et bonne. Dans ses nouveaux habits, elle paraissait aussi élégante que si elle était née de haute condition. Comment tout cela arriva-t-il ? Ah ! c'est un peu trop long à raconter ; mais cela eut lieu et, encore, le plus important nous reste à dire.
    On menait une vie très agréable au vieux manoir. La mère s'occupait elle- même du ménage ; le père prenait sur lui toutes les affaires du dehors. C'était une vraie bénédiction; car, là où il y a déjà du bien-être, tout changement ne fait qu'en apporter un peu plus. Le vieux château fut nettoyé et repeint; on cura les fossés, on planta des arbres fruitiers. Tout prit une mine attrayante. Le plancher lui-même était brillant comme du cuivre poli. Pendant les longs soirs d'hiver, la maîtresse de la maison restait assise dans la grande salle avec toutes ses servantes, et elle filait de la laine et du lin. Chaque dimanche soir, on lisait tout haut un passage de la Bible. C'était le conseiller de justice qui lisait, et le conseiller n'était autre que le cordonnier colporteur, élu à cette dignité sur ses vieux jours. Les enfants grandissaient, car il leur était né des enfants; s'ils n'avaient pas tous des dispositions remarquables, comme cela arrive dans chaque famille, du moins tous avaient reçu une excellente éducation.
    Le saule, lui, était devenu un arbre magnifique qui grandissait libre et non taillé.
    - C'est notre arbre généalogique ! disaient les vieux maîtres; il faut l'honorer et le vénérer, enfants.
    Et même les moins bien doués comprenaient un tel conseil.
    Cent années passèrent.
    C'était de nos jours. Le lac était devenu un marécage; le vieux château était en ruines. On ne voyait là qu'un petit abreuvoir ovale et un coin des fondations à côté; c'était ce qui restait des profonds fossés de jadis. Il y avait là aussi un vieil et bel arbre qui laissait tomber ses branches. C'était l'arbre généalogique. On sait combien un saule est superbe quand on le laisse croître à sa guise. Il était bien rongé au milieu du tronc, de la racine jusqu'au faîte ; les orages l'avaient bien un peu abîmé, mais il tenait toujours, et dans les fentes où le vent avait apporté de la terre, poussaient du gazon et des fleurs. Tout en haut du tronc, là où les grandes branches prenaient naissance, il y avait tout un petit jardin avec des framboisiers et des aubépines. Un petit arbousier même avait poussé, mince et élancé, sur le vieil arbre qui se reflétait dans l'eau noire de l'abreuvoir. Un petit sentier abandonné traversait la cour tout près de là. Le nouveau manoir était sur le haut de la colline, près de la forêt. On avait de là une vue superbe.
    La demeure était grande et magnifique, avec des vitres si claires qu'on pouvait croire qu'il n'y en avait pas.
    Rien n'était en discordance. «Tout à sa place ! » était toujours le mot d'ordre. C'est pourquoi tous les tableaux qui, jadis, avaient eu la place d'honneur dans le vieux manoir étaient suspendus maintenant dans un corridor. N'étaient-ce pas des «croûtes», à commencer par deux vieux portraits représentant, l'un, un homme en habit rouge, coiffé d'une perruque, l'autre, une dame poudrée, les cheveux relevés, une rose à la main ? Une grande couronne de feuilles de saule les entourait. Il y avait de grands trous ronds dans la toile; ils avaient été faits par les jeunes barons qui, tirant à la carabine, prenaient pour cible les deux pauvres vieux, le conseiller de justice et sa femme, les deux ancêtres de la maison. Le fils du pasteur était précepteur au château. Il mena un jour les petits barons et leur sœur aînée, qui venait d'être confirmée, par le petit sentier qui conduisait au vieux saule.
    Quand on fut au pied de l'arbre, le plus jeune des barons voulut se tailler une flûte comme il l'avait déjà fait avec d'autres saules, et le précepteur arracha une branche.
    - Oh! ne faites pas cela! s'écria, mais trop tard, la petite fille. C'est notre illustre vieux saule! Je l'aime tant! On se moque de moi pour cela, à la maison, mais cela m'est égal. Il y a une légende sur le vieil arbre ...
    Elle conta alors tout ce que nous venons de dire au sujet de l'arbre, du vieux château, de la gardeuse d'oies et du colporteur dont la famille illustre et la jeune baronne elle-même descendaient.
    Ces braves gens ne voulaient pas se laisser anoblir, dit- elle. «Chacun et chaque chose à sa place» était leur devise. L'argent ne leur semblait pas un titre suffisant pour qu'on les élevât au-dessus de leur rang. Ce fut leur fils, mon grand-père, qui devint baron. Il avait de grandes connaissances et était très considéré et très aimé du prince et de la princesse qui l'invitaient à toutes leurs fêtes. C'était lui que la famille révérait le plus, mais je ne sais pourquoi, il y a en moi quelque chose qui m'attire surtout vers les deux ancêtres. Ils devaient être si affables, dans leur vieux château où la maîtresse de la maison filait assise au milieu de ses servantes et où le maître lisait la Bible tout haut.
    Le précepteur prit la parole:
    - Il est à la mode dit-il, chez nombre de poètes, de dénigrer les nobles, en disant que c'est chez les pauvres, et, de plus en plus, à mesure qu'on descend dans la société, que brille la vraie noblesse. Ce n'est pas mon avis; c'est chez les plus nobles qu'on trouve les plus nobles traits. Ma mère m'en a conté un, et je pourrais en ajouter plusieurs. Elle faisait visite dans une des premières maisons de la ville où ma grand-mère avait, je crois, été gouvernante de la maîtresse de la maison. Elle causait dans le salon avec le vieux maître, un homme de la plus haute noblesse. Il aperçut dans la cour une vieille femme qui venait, appuyée sur des béquilles. Chaque semaine, on lui donnait quelques shillings.
    - La pauvre vieille! Elle a bien du mal à marcher! dit-il.
    « Et, avant que ma mère s'en fût rendu compte, il était en bas, à la porte; ainsi lui, le vieux seigneur octogénaire, sortait pour épargner quelques pas à la vieille et lui remettre ses shillings. Ce n'est qu'un simple trait; mais, comme l'aumône de la veuve, il va droit au cœur et le fait vibrer. C'est ce but que devraient poursuivre les poètes de notre temps; pourquoi ne chantent-ils pas ce qui est bon et doux, ce qui réconcilie ?»
    Mais il est vrai qu'il y a un autre genre de nobles.
    - Cela sent la roture, ici ! disent-ils aux bourgeois.
    «Ces nobles-là, oui, ce sont de faux nobles, et l'on ne peut qu'applaudir à ceux qui les raillent dans leurs satires. »
    Ainsi parla le précepteur. C'était un peu long, mais aussi, l'enfant avait eu le temps de tailler sa flûte.
    Il y avait grande réunion au château: hôtes venus de la capitale ou des environs, dames vêtues avec goût ou sans goût. La grande salle était pleine d'invités. Le fils du pasteur se tenait modestement dans un coin.
    On allait donner un grand concert. Le petit baron avait apporté sa flûte de saule, mais il ne savait pas souffler dedans, ni son père non plus.
    Il y eut de la musique et du chant. S'y intéressèrent surtout ceux qui exécutèrent. C'était bien assez, du reste.
    - Mais vous êtes aussi un virtuose! dit au précepteur un des invités. Vous jouez de la flûte. Vous nous jouerez bien quelque chose ?
    En même temps, il tendit au précepteur la petite flûte taillée près de l'abreuvoir. Puis il annonça très haut et très distinctement que le précepteur du château allait exécuter un morceau sur la flûte.
    Le précepteur, comprenant qu'on allait se moquer de lui, ne voulait pas jouer, bien qu'il sût. Mais on le pressa, on le força, et il finit par prendre la flûte et la porter à sa bouche.
    Le merveilleux instrument ! Il émit un son strident comme celui d'une locomotive; on l'entendit dans tout le château, et par-delà la forêt. En même temps s'élevait une tempête de vent qui sifflait :
    - Chacun à sa place!
    Le maître de la maison, comme enlevé par le vent, fut transporté à l'étable. Le bouvier fut emmené, non dans la grande salle, mais à l'office, au milieu des laquais en livrée d'argent. Ces messieurs furent scandalisés de voir cet intrus s'asseoir à leur table !
    Dans la grande salle, la petite baronne s'envola à la place d'honneur, où elle était digne de s'asseoir. Le fils du pasteur prit place près d'elle ; tous deux semblaient être deux mariés. Un vieux comte, de la plus ancienne noblesse du pays, fut maintenu à sa place, car la flûte était juste, comme on doit l'être.
    L'aimable cavalier à qui l'on devait ce jeu de flûte, celui qui était fils de son père, alla droit au poulailler.
    La terrible flûte! Mais, fort heureusement, elle se brisa, et c'en fut fini du: «Chacun à sa place! »
    Le jour suivant, on ne parlait plus de tout ce dérangement. Il ne resta qu'une expression proverbiale: «ramasser la flûte » .
    Tout était rentré dans l'ancien ordre. Seuls, les deux portraits de la gardeuse d'oies et du colporteur pendaient maintenant dans la grande salle, où le vent les avait emportés. Un connaisseur ayant dit qu'ils étaient peints de main de maître, on les restaura.
    «Chacun et chaque chose à sa place !» On y vient toujours. L'éternité est longue, plus longue que cette histoire.

     

     

     

     

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    Ce que le Père fait est bien fait

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Ce que le Père fait est bien fait - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

     

    Cette histoire, je l'ai entendue dans mon enfance. Chaque fois que j'y pense, je la trouve plus intéressante. Il en est des histoires comme de bien des gens : avec l'âge, ils attirent de plus en plus l'attention. Vous avez certainement été déjà à la campagne, et vous avez vu de vieilles maisons de paysans.
    Sur le toit de chaume, il y a des mauvaises herbes, de la mousse et un nid de cigognes. Ce sont les cigognes surtout qui ne doivent pas manquer. Les murs penchent, les fenêtres sont basses et une seule peut s'ouvrir. Le four ressemble à un ventre rebondi, les branches d'un sureau tombent sur une haie, et le sureau se trouve à une mare où nagent des canards. Il y a encore là un chien à l'attache, qui aboie après tout le monde, sans distinction.
    Dans une de ces maisons de paysans habitaient deux vieilles gens, un paysan et sa femme. Ils n'avaient presque rien, et pourtant ils se trouvaient avoir quelque chose de trop, un cheval, qu'ils laissaient paître dans le fossé près de la grand-route. Le paysan l'enfourchait pour aller à la ville, et de temps en temps le prêtait à des voisins qui, en retour, lui rendaient quelques services. Mais les vieux pensaient qu'il serait meilleur pour eux de vendre le cheval ou de l'échanger contre quelque objet plus utile. Mais contre quoi ?
    - Fais pour le mieux, mon vieux, disait la femme. Il y a une foire à la ville. Vas-y et vends le cheval, ou fais un échange ; ce que tu feras sera bien fait.
    Là-dessus, elle lui fit un beau nœud au mouchoir qu'il avait autour du cou, bien mieux que lui-même n'eût su le faire. Puis elle lissa son chapeau avec la main pour que la poussière s'y attachât moins et l'embrassa. Le voilà parti sur son cheval, pour le vendre ou l'échanger.
    - Oui, oui, le vieux s'y entend, murmurait la vieille mère.
    Le soleil brillait dans un ciel sans nuage. Il y avait beaucoup de poussière sur la route, car il passait beaucoup de gens qui se rendaient au marché en voiture, à cheval ou à pied. Nulle ombre sur le chemin. Parmi ceux qui marchaient à pied, il y avait un homme qui poussait devant lui une vache. Le vieux pensait :
    - Elle doit donner du bon lait ! Cheval contre vache, ce serait un bon échange. Ecoute, l'homme à la vache. Je veux te proposer quelque chose. Un cheval est plus dur qu'une vache, n'est-ce pas ? Mais cela ne me fait rien, car une vache me serait plus utile. Veux-tu que nous troquions ?
    - Avec plaisir, dit l'homme à la vache.
    Et ils firent l'échange. Quand ce fut fait, le paysan eût pu revenir, puisqu'il avait obtenu ce qu'il voulait. Mais, comme il était parti pour aller au marché, il voulut s'y rendre, ne fût-ce que pour y jeter un coup d'œil. Il poussa donc sa vache devant lui. Il marchait très vite. Peu de temps après il vit un homme tenant un mouton par une corde. C'était un mouton bien gras.
    - Il ferait rudement mon affaire, pensa notre homme. Nous aurions bien assez de nourriture pour lui sur le bord du fossé, et en hiver nous pourrions le garder dans notre chambre. Au fond, un mouton vaudrait mieux pour nous qu'une vache. Veux-tu troquer avec moi ? demanda-t-il.
    - Parfaitement, dit l'autre.
    On troqua donc et notre paysan continua sa route avec son mouton. Tout à coup il vit, dans un petit sentier, un homme portant une grosse oie sous le bras.
    - Diable ! voilà une fameuse oie ! S'écria-t-il. Elle a beaucoup de plumes et est bien grasse. Ça ferait bien l'affaire de la mère ! Elle pourrait lui donner nos restes, car elle dit souvent : "Tiens ! si nous avions une oie pour manger ça ! " Veux-tu changer ton oie pour mon mouton ?
    L'autre ne demanda pas mieux. Notre paysan prit donc son oie.
    Il était alors tout près de la ville. Il y avait foule sur la grand-route. Le champ de foire était plein de gens et d'animaux ; on se pressait tellement que des gens passaient dans les champs de pommes de terre à côté.
    Il y avait là une poule attachée par les pattes. Elle manquait d'être écrasée à chaque instant. C'était une très belle poule, avec des plumes très courtes sur la queue. Elle clignait des yeux et faisait : Glouk ! glouk ! Je ne puis vous dire ce qu'elle voulait dire par là, mais le paysan s'écria :
    - Jamais je n'ai vu si belle poule. Elle est plus belle même que la poule du pharmacien ! Je serais heureux de l'avoir. Une poule trouve toujours à se nourrir sans qu'on s'occupe d'elle. Ce serait un bon échange.
    - Voulez-vous changer votre poule pour mon oie ? demanda-t-il au receveur de l'octroi, à qui appartenait la poule.
    - Comment donc ! dit l'autre. Le paysan prit la poule, et le receveur prit l'oie. Notre homme avait bien employé son temps. Il avait chaud et se sentait fatigué. Un verre d'eau-de-vie et un peu de pain lui étaient bien dus. Justement il était devant une auberge. Il entra.
    Mais au même moment arriva un garçon portant un sac plein sur le dos.
    - Qu'as-tu là-dedans ? demanda notre paysan.
    - Des pommes gâtées, dit l'autre ; tout un sac, pour les cochons.
    - Tout un sac plein de pommes ? Quelle richesse ! Voilà ce que je voudrais bien apporter à ma femme. L'an dernier, nous n'avons eu qu'une pomme sur notre vieux pommier ; nous l'avons laissée sur notre commode jusqu'à ce qu'elle pourrît. " Cela prouve qu'on est à son aise ", disait la mère. Mais, cette fois, je pourrais lui montrer quelque chose de mieux.
    - Que m'en donnerais-tu ? dit le garçon.
    - Donne, dit le paysan. Je change ma poule pour ton sac.
    L'échange fait, ils entrèrent à l'auberge. Là notre homme mit son sac près du four qui était brûlant. L'hôtesse n'y prit pas garde.
    Dans la salle il y avait beaucoup de gens : des maquignons, des marchands de bœufs, pas mal de gens de la campagne, quelques ouvriers qui jouaient entre eux dans un coin et enfin à un bout de la table, deux Anglais moitié touristes, moitié marchands, et qui étaient venus à la ville pour voir si quelque occasion ne se présenterait pas de trouver une bonne affaire. N'ayant rien rencontré, ils étaient attablés et regardaient avec indifférence le reste de la salle. On sait que les Anglais sont presque toujours si riches que leurs poches sont bondées d'or. De plus ils aiment à parier, à propos de n'importe quoi, rien que pour se créer une émotion passagère qui les change un instant de leur froideur continuelle.
    Or, voici ce qui arriva :
    - Psiii, psiii ! entendirent-ils près du four.
    - Qu'est-ce ? demandèrent-ils.
    Le paysan leur conta l'histoire du cheval échangé contre une vache et ainsi de suite jusqu'aux pommes.
    - Tu va être battu à ton retour, dirent les Anglais. Tu peux t'y attendre.
    - Battu ? Non, non ! J'aurai un baiser et l'on me dira : " Ce que le père fait est toujours bien fait. " - Nous parierions bien un boisseau d'or que tu te trompes ; cent livres, si tu veux.
    - Un boisseau me suffit, dit le paysan. Mais moi, je ne puis parier qu'un boisseau de pommes, et je l'emplirai jusqu'au bord.
    - Allons, topons-là ! cent livres contre un boisseau de pommes.
    Et le pari fut fait.
    La carriole de l'aubergiste fut commandée, et tous les trois y montèrent avec le sac de pommes. Les voici arrivés.
    - Bonsoir, la mère !
    - Dieu te garde, mon vieux !
    - L'échange est fait.
    - Ah ! tu t'y entends, dit la paysanne pendant que son mari l'embrassait.
    - Oui, j'ai troqué notre cheval contre une vache.
    - Dieu soit loué ! dit la mère. Je pourrai désormais faire des laitages, du beurre, du fromage. Excellent échange !
    - Oui, mais j'ai ensuite échangé la vache contre une brebis.
    - C'est encore mieux. Nous avons juste assez de nourriture pour une brebis. Nous aurons du lait, du fromage, des bas de laine et des gilets. Une vache ne donne pas de laine. Comme tu penses à tout !
    - Ensuite j'ai troqué le mouton contre une oie.
    - Est-ce vrai ? Alors, nous pourrons manger de l'oie rôtie à Noël ! Tu penses à tout ce qui peut me faire plaisir, mon bon vieux. C'est bien à toi. Nous pourrons attacher notre oie dehors avec une ficelle pour qu'elle ait le temps d'engraisser.
    - Oui, mais j'ai troqué mon oie contre une poule.
    - Une poule ! Oh ! la bonne affaire. Elle nous donnera des œufs. Nous les ferons couver et nous aurons des poussins. J'ai toujours rêvé d'en avoir.
    - Oui, oui, mais j'ai échangé la poule contre un sac de pommes pourries.
    - Cette fois, il faut que je t'embrasse, dit la paysanne ravie. Je te remercie, mon cher homme. Et il faut que je te raconte tout de suite quelque chose. Après que tu as été parti ce matin, je me suis demandé ce que je pourrais te faire de bon pour ton retour. Des œufs au jambon, naturellement. J'avais des œufs mais il fallait bien aussi de la civette. J'allais donc chez le maître d'école en face. Je savais qu'il en avait. Mais sa femme est très riche, sans en avoir l'air. Je lui demandai de me prêter un peu de civette. " Prêter, me dit-elle. Il n'y a rien dans notre jardin, pas même une pomme pourrie ! " Maintenant, c'est moi qui pourrais lui en prêter, et tout un sac, même. Tu penses si j'en suis contente, mon petit père !
    - Bravo ! dirent les deux anglais à la fois. La dégringolade ne lui a pas enlevé sa gaieté. Cela vaut bien l'argent.
    Ils comptèrent au paysan l'or sur la table.
    C'est ce qui prouve que la femme doit toujours trouver que son mari est le plus avisé de tous les hommes, et que ce qu'il fait est toujours parfait.
    Voilà mon histoire. Je l'ai entendue dans mon enfance. Vous la connaissez à votre tour. Dites donc toujours que : CE QUE LE PERE FAIT EST BIEN FAIT.

     

     

     

     

     

     

     

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    Bonne humeur

    Contes d'Andersen

    (1805-1875)

    Bonne humeur - Contes d'Andersen (1805-1875)

     

     

     

     

    Mon père m'a fait hériter ce que l'on peut hériter de mieux : ma bonne humeur. Qui était-il, mon père ? Ceci n'avait sans doute rien à voir avec sa bonne humeur ! Il était vif et jovial, grassouillet et rondouillard, et son aspect extérieur ainsi que son for intérieur étaient en parfait désaccord avec sa profession. Quelle était donc sa profession, sa situation ? Vous allez comprendre que si je l'avais écrit et imprimé tout au début, il est fort probable que la plupart des lecteurs auraient reposé mon livre après l'avoir appris, en disant : " C'est horrible, je ne peux pas lire cela !" Et pourtant, mon père n'était pas un bourreau ou un valet de bourreau, bien au contraire ! Sa profession le mettait parfois à la tête de la plus haute noblesse de ce monde, et il s'y trouvait d'ailleurs de plein droit et parfaitement à sa place. Il fallait qu'il soit toujours devant - devant l'évêque, devant les princes et les comtes ... et il y était. Mon père était cocher de corbillard !
    Voilà, je l'ai dit. Mais écoutez la suite : les gens qui voyaient mon père, haut perché sur son siège de cocher de cette diligence de la mort, avec son manteau noir qui lui descendait jusqu'aux pieds et son tricorne à franges noires, et qui voyaient ensuite son visage rond, et souriant, qui ressemblait à un soleil dessiné, ne pensaient plus ni au chagrin, ni à la tombe, car son visage disait : " Ce n'est rien, cela ira beaucoup mieux que vous ne le pensez ! "
    C'est de lui que me vient cette habitude d'aller régulièrement au cimetière. C'est une promenade gaie, à condition que vous y alliez la joie dans le cœur - et puis je suis, comme mon père l'avait été, abonné au Courrier royal
    Je ne suis plus très jeune. Je n'ai ni femme, ni enfants, ni bibliothèque mais, comme je viens de le dire, je suis abonné au Courrier royal et cela me suffit. C'est pour moi le meilleur journal, comme il l'était aussi pour mon père. Il est très utile et salutaire car il y a tout ce qu'on a besoin de savoir : qui prêche dans telle église, qui sermonne dans tel livre, où l'on peut trouver une maison, une domestique, des vêtements et des vivres, les choses que l'on met à prix, mais aussi les têtes. Et puis, on y lit beaucoup à propos des bonnes œuvres et il y a tant de petites poésies anodines ! On y parle également des mariages et de qui accepte ou n'accepte pas de rendez-vous. Tout y est si simple et si naturel ! Le Courrier royal vous garantit une vie heureuse et de belles funérailles ! A la fin de votre vie, vous avez tant de papier que vous pouvez vous en faire un lit douillet, si vous n'avez pas envie de dormir sur le plancher.
    La lecture du Courrier royal et les promenades au cimetière enchantent mon âme plus que n'importe quoi d'autre et renforcent mieux que tout ma bonne humeur. Tout le monde peut se promener, avec les yeux, dans le Courrier royal, mais venez avec moi au cimetière ! Allons-y maintenant, tant que le soleil brille et que les arbres sont verts. Promenons-nous entre les pierres tombales ! Elles sont toutes comme des livres, avec leur page de couverture pour que l'on puisse lire le titre qui vous apprendra de quoi le livre va vous parler ; et pourtant il ne vous dira rien. Mais moi, j'en sais un peu plus, grâce à mon père mais aussi grâce à moi. C'est dans mon "Livre" des tombes ; je l'ai écrit moi-même pour instruire et pour amuser. Vous y trouverez tous les morts, et d'autres encore ...
    Nous voici au cimetière.
    Derrière cette petite clôture peinte en blanc, il y avait jadis un rosier. Il n'est plus là depuis longtemps, mais le lierre provenant de la tombe voisine a rampé jusqu'ici pour égayer un peu l'endroit. Ci-gît un homme très malheureux. Il vivait bien, de son vivant, car il avait réussi et avait une très bonne paie et même un peu plus, mais il prenait le monde, c'est-à-dire l'art trop au sérieux. Le soir, il allait au théâtre et s'en réjouissait à l'avance, mais il devenait furieux, par exemple, aussitôt qu'un éclairagiste illuminait un peu plus une face de la lune plutôt que l'autre ou qu'une frise pendait devant le décor et non pas derrière le décor, ou lorsqu'il y voyait un palmier dans Amager, un cactus dans le Tyrol ou un hêtre dans le nord de la Norvège, au-delà du cercle polaire ! Comme si cela avait de l'importance ! Qui pense à cela ? Ce n'est qu'une comédie, on y va pour s'amuser ! ... Le public applaudissait trop, ou trop peu. "Du bois humide, marmonnait-il, il ne va pas s'enflammer ce soir. " Puis, il se retournait, pour voir qui étaient ces gens-là. Et il entendait tout de suite qu'ils ne riaient pas au bon moment et qu'ils riaient en revanche là où il ne le fallait pas ; tout cela le tourmentait au point de le rendre malheureux. Et maintenant, il est mort.
    Ici repose un homme très heureux, ou plus précisément un homme d'origine noble. C'était d'ailleurs son plus grand atout, sans cela il n'aurait été personne. La nature sage fait si bien les choses que cela fait plaisir à voir. Il portait des chaussures brodées devant et derrière et vivait dans de beaux appartements. Il faisait penser au précieux cordon de sonnette brodé de perles avec lequel on sonnait les domestiques et qui est prolongé par une bonne corde bien solide qui, elle, fait tout le travail. Lui aussi avait une bonne corde solide, en la personne de son adjoint qui faisait tout à sa place, et le fait d'ailleurs toujours, pour un autre cordon de sonnette brodé, tout neuf. Tout est conçu avec tant de sagesse que l'on peut vraiment se réjouir de la vie.
    Et ici repose l'homme qui a vécu soixante-sept ans et qui, pendant tout ce temps, n'a pensé qu'à une chose : trouver une belle et nouvelle idée. Il ne vivait que pour cela et un jour, en effet, il l'a eue, ou du moins, il l'a cru. Ceci l'a mis dans une telle joie qu'il en est mort. Il est mort de joie d'avoir trouvé la bonne idée. Personne ne l'a appris et personne n'en a profité ! Je pense que même dans sa tombe, son idée ne le laisse pas reposer en paix. Car, imaginez un instant qu'il s'agisse d'une idée qu'il faut exprimer lors du déjeuner pour qu'elle soit vraiment efficace, alors que lui, en tant que défunt, ne peut, selon une opinion généralement répandue, apparaître qu'à minuit : son idée, à ce moment-là risque de ne pas être bien venue, ne fera rire personne et lui, il n'aura plus qu'à retourner dans sa tombe avec sa belle idée. Oui, c'est une tombe bien triste.
    Ici repose une femme très avare. De son vivant elle se levait la nuit pour miauler afin que ses voisins pensent qu'elle avait un chat. Elle était vraiment avare !
    Ici repose une demoiselle de bonne famille. Chaque fois qu'elle se trouvait en société, il fallait qu'elle parle de son talent de chanteuse et lorsqu'on avait réussi à la convaincre de chanter, elle commençait par : "Mi manca la voce !", ce qui veut dire : "Je n'ai aucune voix ". Ce fut la seule vérité de sa vie.
    Ici repose une fille d'un genre différent ! Lorsque le cœur se met à piailler comme un canari, la raison se bouche les oreilles. La belle jeune fille était toujours illuminée de l'auréole du mariage, mais le sien n'a jamais eu lieu ... !
    Ici repose une veuve qui avait le chant du cygne sur les lèvres et de la bile de chouette dans le cœur. Elle rendait visite aux familles pour y pêcher tous leurs péchés, exactement comme l'ami de l'ordre dénonçait son prochain.
    Ici c'est un caveau familial. C'était une famille très unie et chacun croyait tout ce que l'autre disait, à tel point que si le monde entier et les journaux disaient: "C'est ainsi !" et si le fils, rentrant de l'école, déclarait : " Moi, je l'ai entendu ainsi ", c'était lui qui avait raison parce qu'il faisait partie de la famille. Et si dans cette famille il arrivait que le coq chantait à minuit, c'était le matin, même si le veilleur de nuit et toutes les horloges de la ville annonçaient minuit.
    Le grand Goethe termine son Faust en écrivant que cette histoire pouvait avoir une suite. On peut dire la même chose de notre promenade dans le cimetière. Je viens souvent ici. Lorsque l'un de mes amis ou ennemis fait de ma vie un enfer, je viens ici, je trouve un joli endroit gazonné et je le voue à celui ou à celle que j'aurais envie d'enterrer. Et je l'enterre aussitôt. Ils sont là, morts et impuissants, jusqu'à ce qu'ils reviennent à la vie, renouvelés et meilleurs. J'inscris leur vie, telle que je l'ai vue moi, dans mon " Livre " des tombes. Chacun devrait faire ainsi et au lieu de se morfondre, enterrer bel et bien celui qui vous met des bâtons dans les roues. Je recommande de garder sa bonne humeur et de lire le Courrier royal, journal d'ailleurs écrit par le peuple lui-même, même si, pour certains, quelqu'un d'autre guide la plume.
    Lorsque mon temps sera venu et que l'on m'aura enterré dans une tombe avec l'histoire de ma vie, mettez sur elle cette inscription : "Bonne humeur. "
    C'est mon histoire.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Babiole

    Marie-Catherine d'Aulnoy (1651-1705)

    Babiole, Marie-Catherine d'Aulnoy (1651-1705)

     

     

    Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’Aulnoy, née à Barneville-la-Bertran vers 16501 ou 16512 et morte à Paris le 13 janvier 1705, est une femme de lettres française.

    Femme « d'esprit » et scandaleuse, elle est l'un des auteurs à l'origine du genre écrit du conte merveilleux au sein duquel, à la différence d'auteurs comme Charles Perrault, qui travaillaient dans le sens d'un polissage, elle a insufflé un esprit subversif en usant d'allégories et de satires.

    Son travail littéraire est souvent rapproché de celui de Jean de La Fontaine pour sa critique masquée de la cour et de la société française du xviie siècle.

     

    Babiole, Marie-Catherine d'Aulnoy (1651-1705)

     

     

     

    Il y avait un jour une reine qui ne pouvait rien souhaiter, pour être heureuse, que d’avoir des enfants : elle ne parlait d’autre chose, et disait sans cesse que la fée Fanferluche étant venue à sa naissance, et n’ayant pas été satisfaite de la reine sa mère, s’était mise en furie, et ne lui avait souhaité que des chagrins.

    Un jour qu’elle s’affligeait toute seule au coin de son feu, elle vit descendre par la cheminée une petite vieille, haute comme la main ; elle était à cheval sur trois brins de jonc ; elle portait sur sa tête une branche d’aubépine, son habit était fait d’ailes de mouches ; deux coques de noix lui servaient de bottes, elle se promenait en l’air, et après avoir fait trois tours dans la chambre, elle s’arrêta devant la reine. « Il y a longtemps, lui dit-elle, que vous murmurez contre moi, que vous m’accusez de vos déplaisirs, et que vous me rendez responsable de tout ce qui vous arrive : vous croyez, madame, que je suis cause de ce que vous n’avez point d’enfants, je viens vous annoncer une infante, mais j’appréhende qu’elle ne vous coûte bien des larmes. — Ha ! noble Fanferluche, s’écria la reine, ne me refusez pas votre pitié et votre secours ; je m’engage de vous rendre tous les services qui seront en mon pouvoir, pourvu que la princesse que vous me promettez, soit ma consolation et non pas ma peine. — Le destin est plus puissant que moi, répliqua la fée ; tout ce que je puis, pour vous marquer mon affection, c’est de vous donner cette épine blanche ; attachez-la sur la tête de votre fille, aussitôt qu’elle sera née, elle la garantira de plusieurs périls. » Elle lui donna l’épine blanche, et disparut comme un éclair.

    La reine demeura triste et rêveuse : « Que souhaitai-je disait-elle ; une fille qui me coûtera bien des larmes et bien des soupirs : ne serais-je donc pas plus heureuse de n’en point avoir ? » La présence du roi qu’elle aimait chèrement dissipa une partie de ses déplaisirs ; elle devint grosse, et tout son soin, pendant sa grossesse, était de recommander à ses plus confidentes, qu’aussitôt que la princesse serait née on lui attachât sur la tête cette fleur d’épine, qu’elle conservait dans une boîte d’or couverte de diamants, comme la chose du monde qu’elle estimait davantage.

    Enfin la reine donna le jour à la plus belle créature que l’on ait jamais vue : on lui attacha en diligence la fleur d’aubépine sur la tête ; et dans le même instant, ô merveille ! elle devint une petite guenon, sautant, courant et cabriolant dans la chambre, sans que rien y manquât. A cette métamorphose, toutes les dames poussèrent des cris effroyables, et la reine, plus alarmée qu’aucune, pensa mourir de désespoir : elle cria qu’on lui ôtât le bouquet qu’elle avait sur l’oreille : l’on eut mille peines à prendre la guenuche, et on lui eût ôté inutilement ces fatales fleurs ; elle était déjà guenon, guenon confirmée, ne voulant ni téter, ni faire l’enfant, il ne lui fallait que des noix et des marrons.

    « Barbare Fanferluche, s’écriait douloureusement la reine, que t’ai-je fait pour me traiter si cruellement ? Que vais-je devenir ! quelle honte pour moi, tous mes sujets croiront que j’ai fait un monstre : quelle sera l’horreur du roi pour un tel enfant ! » Elle pleurait et priait les dames de lui conseiller ce qu’elle pouvait faire dans une occasion si pressante. « Madame, dit la plus ancienne, il faut persuader au roi que la princesse est morte, et renfermer cette guenuche dans une boîte que l’on jettera au fond de la mer ; car ce serait une chose épouvantable, si vous gardiez plus longtemps une bestiole de cette nature. » La reine eut quelque peine à s’y résoudre ; mais comme on lui dit que le roi venait dans sa chambre, elle demeura si confuse et si troublée, que sans délibérer davantage, elle dit à sa dame d’honneur de faire de la guenon tout ce qu’elle voudrait.

    On la porta dans un autre appartement ; on l’enferma dans la boîte, et l’on ordonna à un valet de chambre de la reine de la jeter dans la mer ; il partit sur-le-champ. Voilà donc la princesse dans un péril extrême : cet homme ayant trouvé la boîte belle, eut regret de s’en défaire ; il s’assit au bord du rivage, et tira la guenuche de la boîte, bien résolu de la tuer, car il ne savait point que c’était sa souveraine ; mais comme il la tenait, un grand bruit qui le surprit, l’obligea de tourner la tête ; il vit un chariot découvert, traîné par six licornes ; il brillait d’or et de pierreries, plusieurs instruments de guerre le précédaient : une reine, en manteau royal, et couronnée, était assise sur des carreaux de drap d’or, et tenait devant elle son fils âgé de quatre ans.

    Le valet de chambre reconnut cette reine, car c’était la sœur de sa maîtresse ; elle l’était venue voir pour se réjouir avec elle ; mais aussitôt qu’elle sut que la petite princesse était morte, elle partit fort triste, pour retourner dans son royaume ; elle rêvait profondément lorsque son fils cria : « je veux la guenon, je veux l’avoir. » La reine ayant regardé, elle aperçut la plus jolie guenon qui ait jamais été. Le valet de chambre cherchait un moyen de s’enfuir ; on l’en empêcha : la reine lui en fit donner une grosse somme, et la trouvant douce et mignonne, elle la nomma Babiole : ainsi, malgré la rigueur de son sort, elle tomba entre les mains de la reine, sa tante.

    Quand elle fut arrivée dans ses états, le petit prince la pria de lui donner Babiole pour jouer avec lui : il voulait qu’elle fût habillée comme une princesse : on lui faisait tous les jours des robes neuves, et on lui apprenait à ne marcher que sur les pieds ; il était impossible de trouver une guenon plus belle et de meilleur air : son petit visage était noir comme jais, avec une barbette blanche et des touffes incarnates aux oreilles ; ses menottes n’étaient pas plus grandes que les ailes d’un papillon, et la vivacité de ses yeux marquait tant d’esprit, que l’on n’avait pas lieu de s’étonner de tout ce qu’on lui voyait faire.

    Le prince, qui l’aimait beaucoup, la caressait sans cesse ; elle se gardait bien de le mordre, et quand il pleurait, elle pleurait aussi. Il y avait déjà quatre ans qu’elle était chez la reine, lorsqu’elle commença un jour à bégayer comme un enfant qui veut dire quelque chose ; tout le monde s’en étonna, et ce fut bien un autre étonnement, quand elle se mit à parler avec une petite voix douce et claire, si distincte, que l’on n’en perdait pas un mot. Quelle merveille ! Babiole parlante, Babiole raisonnante ! La reine voulut la ravoir pour s’en divertir ; on la mena dans son appartement au grand regret du prince ; il lui en coûta quelques larmes ; et pour le consoler, on lui donna des chiens et des chats, des oiseaux, des écureuils, et même un petit cheval appelé Criquetin, qui dansait la sarabande : mais tout cela ne valait pas un mot de Babiole. Elle était de son côté plus contrainte chez la reine que chez le prince ; il fallait qu’elle répondît comme une sibylle, à cent questions spirituelles et savantes, dont elle ne pouvait quelquefois se bien démêler. Dès qu’il arrivait un ambassadeur ou un étranger, on la faisait paraître avec une robe de velours ou de brocart, en corps et en collerette : si la cour était en deuil, elle traînait une longue mante et des crêpes qui la fatiguaient beaucoup : on ne lui laissait plus la liberté de manger ce qui était de son goût ; le médecin en ordonnait, et cela ne lui plaisait guère, car elle était volontaire comme une guenuche née princesse.

    La reine lui donna des maîtres qui exercèrent bien la vivacité de son esprit ; elle excellait à jouer du clavecin : on lui en avait fait un merveilleux dans une huître à l’écaille : il venait des peintres des quatre parties du monde, et particulièrement d’Italie pour la peindre ; sa renommée volait d’un pôle à l’autre, car on n’avait point encore vu une guenon qui parlât.

    Le prince, aussi beau que l’on représente l’amour, gracieux et spirituel, n’était pas un prodige moins extraordinaire ; il venait voir Babiole ; il s’amusait quelquefois avec elle ; leurs conversations, de badines et d’enjouées, devenaient quelquefois sérieuses et morales. Babiole avait un cœur, et ce cœur n’avait pas été métamorphosé comme le reste de sa petite personne : elle prit donc de la tendresse pour le prince, et il en prit si fort qu’il en prit trop. L’infortunée Babiole ne savait que faire ; elle passait les nuits sur le haut d’un volet de fenêtres, ou sur le coin d’une cheminée, sans vouloir entrer dans son panier ouaté, plumé, propre et mollet. Sa gouvernante (car elle en avait une) l’entendait souvent soupirer, et se plaindre quelquefois ; sa mélancolie augmenta comme sa raison, et elle ne se voyait jamais dans un miroir, que par dépit elle ne cherchât à le casser ; de sorte qu’on disait ordinairement, le singe est toujours singe, Babiole ne saurait se défaire de la malice naturelle à ceux de sa famille.

    Le prince étant devenu grand, il aimait la chasse, le bal, la comédie, les armes, les livres, et pour la guenuche, il n’en était presque plus mention. Les choses allaient bien différemment de son côté ; elle l’aimait mieux à douze ans, qu’elle ne l’avait aimé à six ; elle lui faisait quelquefois des reproches de son oubli, il croyait en être fort justifié, en lui donnant pour toute raison une pomme d’apis, ou des marrons glacés. Enfin, la réputation de Babiole fit du bruit au royaume des Guenons ; le roi Magot eut grande envie de l’épouser, et dans ce dessein il envoya une célèbre ambassade, pour l’obtenir de la reine ; il n’eut pas de peine à faire entendre ses intentions à son premier ministre : mais il en aurait eu d’infinies à les exprimer, sans le secours des perroquets et des pies, vulgairement appelées margots ; celles-ci jasaient beaucoup, et les geais qui suivaient l’équipage, auraient été bien fâchés de caqueter moins qu’elles. Un gros singe appelé Mirlifiche, fut chef de l’ambassade : il fit faire un carrosse de carte, sur lequel on peignit les amours du roi Magot avec Monette Guenuche, fameuse dans l’empire Magotique ; elle mourut impitoyablement sous la griffe d’un chat sauvage, peu accoutumé à ses espiègleries. L’on avait donc représenté les douceurs que Magot et Monette avaient goûtées pendant leur mariage, et le bon naturel avec lequel ce roi l’avait pleurée après son trépas. Six lapins blancs, d’une excellente garenne, traînaient ce carrosse, appelé par honneur carrosse du corps : on voyait ensuite un chariot de paille peinte de plusieurs couleurs, dans lequel étaient les guenons destinées à Babiole ; il fallait voir comme elles étaient parées : il paraissait vraisemblablement qu’elles venaient à la noce. Le reste du cortège était composé de petits épagneuls, de levrons, de chats d’Espagne, de rats de Moscovie, de quelques hérissons, de subtiles belettes, de friands renards ; les uns menaient les chariots, les autres portaient le bagage. Mirlifiche, sur le tout, plus grave qu’un dictateur romain, plus sage qu’un Caton, montait un jeune levraut qui allait mieux l’amble qu’aucun guildain d’Angleterre.

    La reine ne savait rien de cette magnifique ambassade, lorsqu’elle parvint jusqu’à son palais. Les éclats de rire du peuple et de ses gardes l’ayant obligée de mettre la tête à la fenêtre, elle vit la plus extraordinaire cavalcade qu’elle eût vue de ses jours. Aussitôt Mirlifiche, suivi d’un nombre considérable de singes, s’avança vers le chariot des guenuches, et donnant la patte à la grosse guenon, appelée Gigogna, il l’en fit descendre, puis lâchant le petit perroquet qui devait lui servir d’interpète, il attendit que ce bel oiseau se fût présenté à la reine, et lui eût demandé audience de sa part. Perroquet s’élevant doucement en l’air, vint sur la fenêtre d’où la reine regardait, et lui dit d’un ton de voix le plus joli du monde : « Madame, monseigneur le comte de Mirlifiche, ambassadeur du célèbre Magot, roi des singes, demande audience à votre majesté, pour l’entretenir d’une affaire très importante.

    — Beau perroquet, lui dit la reine en le caressant, commencez par manger une rôtie, et buvez un coup ; après cela, je consens que vous alliez dire au comte Mirlifiche qu’il est le très bienvenu dans mes états, lui et tout ce qui l’accompagne. Si le voyage qu’il a fait depuis Magotie jusqu’ici ne l’a point trop fatigué, il peut tout à l’heure entrer dans la salle d’audience, où je vais l’attendre sur mon trône avec toute ma cour. »

    A ces mots, Perroquet baissa deux fois la patte, battit la garde, chanta un petit air en signe de joie ; et reprenant son vol, il se percha sur l’épaule de Mirlifiche, et lui dit à l’oreille la réponse favorable qu’il venait de recevoir. Mirlifiche n’y fut pas insensible ; il fit demander à un des officiers de la reine par Margot, la pie, qui s’était érigée en sous-interprète, s’il voulait bien lui donner une chambre pour se délasser pendant quelques moments. On ouvrit aussitôt un salon, pavé de marbre peint et doré, qui était des plus propres du palais ; il y entra avec une partie de sa suite ; mais comme les singes sont grands fureteurs de leur métier, ils allèrent découvrir un certain coin, dans lequel on avait arrangé maints pots de confiture ; voilà mes gloutons après ; l’un tenait une tasse de cristal pleine d’abricots, l’autre une bouteille de sirop ; celui-ci des pâtés, celui-là des massepains. La gente volatile qui faisait cortège, s’ennuyait de voir un repas où elle n’avait ni chènevis, ni millet ; et un geai, grand causeur de son métier, vola dans la salle d’audience, où s’approchant respectueusement de la reine : « Madame, lui dit-il, je suis trop serviteur de votre majesté, pour être complice bénévole du dégât qui se fait de vos très douces confitures : le comte Mirlifiche en a déjà mangé trois boîtes pour sa part : il croquait la quatrième sans aucun respect de la majesté royale, lorsque le cœur pénétré, je vous en suis venu donner avis. — Je vous remercie, petit geai, mon ami, dit la reine en souriant, mais je vous dispense d’avoir tant de zèle pour mes pots de confitures, je les abandonne en faveur de Babiole que j’aime de tout mon cœur. » Le geai un peu honteux de la levée de bouclier qu’il venait de faire, se retira sans dire mot.

    L’on vit entrer quelques moments après l’ambassadeur avec sa suite : il n’était pas tout à fait habillé à la mode, car depuis le retour du fameux Fagotin, qui avait tant brillé dans le monde, il ne leur était venu aucun bon modèle : son chapeau était pointu, avec un bouquet de plumes vertes, un baudrier de papier bleu, couvert de papillotes d’or, de gros canons et une canne. Perroquet qui passait pour un assez bon poète, ayant composé une harangue fort sérieuse, s’avança jusqu’au pied du trône où la reine était assise ; il s’adressa à Babiole, et parla ainsi :

    Madame, de vos yeux connaissez la puissance,
    Par l’amour dont Magot ressent la violence.
    Ces singes et ces chats, ce cortège pompeux,
    Ces oiseaux, tout ici vous parle de ses feux,
    Lorsque d’un chat sauvage éprouvant la furie,
    Monette (c’est le nom d’une guenon chérie)
    Madame, je ne peux la comparer qu’à vous,
    Lorsqu’elle fut ravie à Magot son époux,
    Le roi jura cent fois qu’à ses mânes, fidèle,
    Il lui conserverait un amour éternel.
    Madame, vos appas ont chassé de son cœur
    Le tendre souvenir de sa première ardeur.
    Il ne pense qu’à vous : si vous saviez, madame,
    Jusques à quel excès il a porté sa flamme,
    Sans doute votre cœur, sensible à la pitié,
    Pour adoucir ses maux, en prendrait la moitié !
    Lui qu’on voyait jadis gros, gras, dispos, allègre,
    Maintenant inquiet, tout défait et tout maigre,
    Un éternel souci semble le consumer,
    Madame, qu’il sent bien ce que c’est que d’aimer !
    Les olives, les noix dont il était avide,
    Ne lui paraissent plus qu’un ragoût insipide.
    Il se meurt : c’est à vous que nous avons recours !
    Vous seule, vous pouvez nous conserver ses jours.
    Je ne vous dirai point les charmants avantages
    Que vous pouvez trouver dans nos heureuses plages.
    La figue et le raisin y viennent à foison,
    Là, les fruits les plus beaux sont de toute saison.
    Perroquet eut à peine fini son discours, que la reine jeta les yeux sur Babiole, qui de son côté se trouvait si interdite, qu’on ne l’a jamais été davantage ; la reine voulut savoir son sentiment avant que de répondre. Elle dit à Perroquet de faire entendre à monsieur l’ambassadeur qu’elle favoriserait les prétentions de son roi, en tout ce qui dépendrait d’elle. L’audience finie, elle se retira, et Babiole la suivit dans son cabinet : « Ma petite guenuche, lui dit-elle, je t’avoue que j’aurai bien du regret de ton éloignement, mais il n’y a pas moyen de refuser le Magot qui te demande en mariage, car je n’ai pas encore oublié que son père mit deux cent mille singes en campagne, pour soutenir une grande guerre contre le mien ; ils mangèrent tant de nos sujets, que nous fûmes obligés de faire une paix assez honteuse. — Cela signifie, madame, répliqua impatiemment Babiole, que vous êtes résolue de me sacrifier à ce vilain monstre, pour éviter sa colère ; mais je supplie au moins votre majesté de m’accorder quelques jours pour prendre ma dernière résolution. — Cela est juste, dit la reine ; néanmoins, si tu veux m’en croire, détermine-toi promptement ; considère les honneurs qu’on te prépare ; la magnificence de l’ambassade, et quelles dames d’honneur on t’envoie ; je suis sûre que jamais Magot n’a fait pour Monette, ce qu’il fait pour toi.

    — Je ne sais ce qu’il a fait pour Monette, répondit dédaigneusement la petite Babiole, mais je sais bien que je suis peu touchée des sentiments dont il me distingue. »

    Elle se leva aussitôt, et faisant la révérence de bonne grâce, elle fut chercher le prince pour lui conter ses douleurs. Dès qu’il la vit, il s’écria : « Hé bien, ma Babiole, quand danserons-nous à ta noce ? — Je l’ignore, seigneur, lui dit-elle tristement ; mais l’état où je me trouve est si déplorable, que je ne suis plus la maîtresse de vous taire mon secret, et quoiqu’il en coûte à ma pudeur, il faut que je vous avoue que vous êtes le seul que je puisse souhaiter pour époux. — Pour époux ! dit le prince, en éclatant de rire ; pour époux, ma guenuche ! je suis charmé de ce que tu me dis ; j’espère cependant que tu m’excuseras, si je n’accepte point le parti ; car enfin, notre taille, notre air et nos manières ne sont pas tout à fait convenables. — J’en demeure d’accord, dit-elle, et surtout nos cœurs ne se ressemblent point ; vous êtes un ingrat, il y a longtemps que je m’en aperçois, et je suis bien extravagante de pouvoir aimer un prince qui le mérite si peu. — Mais, Babiole, dit-il, songe à la peine que j’aurais de te voir perchée sur la pointe d’un sycomore, tenant une branche par le bout de la queue : crois-moi, tournons cette affaire en raillerie pour ton honneur et pour le mien, épouse le roi Magot, et en faveur de la bonne amitié qui est entre nous, envoie-moi le premier Magotin de ta façon. — Vous êtes heureux, seigneur, ajouta Babiole, que je n’ai pas tout à fait l’esprit d’une guenuche ; une autre que moi vous aurait déjà crevé les yeux, mordu le nez, arraché les oreilles ; mais je vous abandonne aux réflexions que vous ferez un jour sur votre indigne procédé. » Elle n’en put dire davantage, sa gouvernante vint la chercher, l’ambassadeur Mirlifiche s’était rendu dans son appartement, avec des présents magnifiques.

    Il y avait une toilette de réseau d’araignée, brodée de petits vers luisants, une coque d’œuf renfermait les peignes, un bigarreau servait de pelote, et tout le linge était garni de dentelles de papier : il y avait encore dans une corbeille plusieurs coquilles proprement assorties, les unes pour servir de pendants d’oreilles, les autres de poinçons, et cela brillait comme des diamants : ce qui était bien meilleur, c’était une douzaine de boîtes pleines de confitures avec un petit coffre de verre dans lequel étaient renfermées une noisette et une olive, mais la clé était perdue, et Babiole s’en mit peu en peine.

    L’ambassadeur lui fit entendre en grommelant, qui est la langue dont on se sert en Magotie, que son monarque était plus touché de ses charmes qu’il l’eût été de sa vie d’aucune guenon ; qu’il lui faisait bâtir un palais, au plus haut d’un sapin ; qu’il lui envoyait ces présents, et même de bonnes confitures pour lui marquer son attachement : qu’ainsi le roi son maître ne pouvait lui témoigner mieux son amitié : « Mais, ajouta-t-il, la plus forte épreuve de sa tendresse, et à laquelle vous devez être la plus sensible, c’est, madame, au soin qu’il a pris de se faire peindre pour vous avancer le plaisir de le voir. » Aussitôt il déploya le portrait du roi des singes assis sur un gros billot, tenant une pomme qu’il mangeait.

    Babiole détourna les yeux pour ne pas regarder plus longtemps une figure si désagréable, et grondant trois ou quatre fois, elle fit entendre à Mirlifiche qu’elle était obligée à son maître de son estime ; mais qu’elle n’avait pas encore déterminé si elle voulait se marier.

    Cependant la reine avait résolu de ne se point attirer la colère des singes, et ne croyant pas qu’il fallût beaucoup de cérémonies pour envoyer Babiole où elle voulait qu’elle allât, elle fit préparer tout pour son départ. A ces nouvelles le désespoir s’empara tout à fait de son cœur : les mépris du prince d’un côté ; de l’autre l’indifférence de la reine, et plus que tout cela, un tel époux, lui firent prendre la résolution de s’enfuir : ce n’était pas une chose bien difficile ; depuis qu’elle parlait, on ne l’attachait plus, elle allait, elle venait et rentrait dans sa chambre aussi souvent par la fenêtre que par la porte.

    Elle se hâta donc de partir, sautant d’arbre en arbre, de branche en branche jusqu’au bord d’une rivière ; l’excès de son désespoir l’empêcha de comprendre le péril où elle allait se mettre en voulant la passer à la nage, et sans rien examiner, elle se jeta dedans : elle alla aussitôt au fond. Mais comme elle ne perdit point le jugement, elle aperçut une grotte magnifique, toute ornée de coquilles, elle se hâta d’y entrer ; elle y fut reçue par un vénérable vieillard, dont la barbe descendait jusqu’à sa ceinture : il était couché sur des roseaux et des glaïeuls, il avait une couronne de pavots et de lis sauvages ; il s’appuyait contre un rocher, d’où coulaient plusieurs fontaines qui grossissaient la rivière.

    « Hé ! qui t’amène ici, petite Babiole ? dit-il, en lui tendant la main. — Seigneur, répondit-elle, je suis une guenuche infortunée, je fuis un singe affreux que l’on veut me donner pour époux. — Je sais plus de tes nouvelles que tu ne penses, ajouta le sage vieillard ; il est vrai que tu abhorres Magot, mais il n’est pas moins vrai que tu aimes un jeune prince, qui n’a pour toi que de l’indifférence. — Ah ! seigneur, s’écria Babiole en soupirant, n’en parlons point, son souvenir augmente toutes mes douleurs. — Il ne sera pas toujours rebelle à l’amour, continua l’hôte des poissons, je sais qu’il est réservé à la plus belle princesse de l’univers. — Malheureuse que je suis ! continua Babiole. Il ne sera donc jamais pour moi ! » Le bonhomme sourit, et lui dit : « Ne t’afflige point, bonne Babiole, le temps est un grand maître, prend seulement garde de ne pas perdre le petit coffre de verre que le Magot t’a envoyé, et que tu as par hasard dans ta poche, je ne t’en puis dire davantage : voici une tortue qui va bon train, assois-toi dessus, elle te conduira où il faut que tu ailles. — Après les obligations dont je vous suis redevable, lui dit-elle, je ne puis me passer de savoir votre nom. — On me nomme, dit-il, Biroqua, père de Biroquie, rivière, comme tu vois, assez grosse et assez fameuse. »

    Babiole monta sur sa tortue avec beaucoup de confiance, elles allèrent pendant longtemps sur l’eau, et enfin à un détour qui paraissait long, la tortue gagna le rivage. Il serait difficile de rien trouver de plus galant que la selle à l’anglaise et le reste de son harnais ; il y avait jusqu’à de petits pistolets d’arçon, auxquels deux corps d’écrevisses servaient de fourreaux.

    Babiole voyageait avec une entière confiance sur les promesses du sage Biroqua, lorsqu’elle entendit tout d’un coup un assez grand bruit. Hélas ! hélas ! c’était l’ambassadeur Mirlifiche, avec tous ses mirlifichons, qui retournaient en Magotie, tristes et désolés de la fuite de Babiole. Un singe de la troupe était monté à la dînée sur un noyer, pour abattre des noix et nourrir les magotins ; mais il fut à peine au haut de l’arbre, que regardant de tous côtés, il aperçut Babiole sur la pauvre tortue, qui cheminait lentement en pleine campagne. A cette vue il se prit à crier si fort, que les singes assemblés lui demandèrent en leur langage de quoi il était question ; il le dit : on lâcha aussitôt les perroquets, les pies et geais, qui volèrent jusqu’où elle était, et sur leur rapport l’ambassadeur, les guenons et le reste de l’équipage coururent et l’arrêtèrent.

    Quel déplaisir pour Babiole ! il serait difficile d’en avoir un plus grand et plus sensible ; on la contraignit de monter dans le carrosse du corps, il fut aussitôt entouré des plus vigilantes guenons, de quelques renards et d’un coq qui se percha sur l’impériale, faisant la sentinelle jour et nuit. Un singe menait la tortue en main, comme un animal rare : ainsi la cavalcade continua son voyage au grand déplaisir de Babiole qui n’avait pour toute compagnie que madame Gigogna, guenon acariâtre et peu complaisante.

    Au bout de trois jours, qui s’étaient passés sans aucune aventure, les guides s’étant égarés, ils arrivèrent tous dans une grande et fameuse ville qu’ils ne connaissaient point ; mais ayant aperçu un beau jardin, dont la porte était ouverte, ils s’y arrêtèrent, et firent main-basse partout, comme en pays de conquête. L’un croquait des noix, l’autre gobait des cerises, l’autre dépouillait un prunier ; enfin, il n’y avait si petit singenot qui n’allât à la picorée, et qui ne fît magasin.

    Il faut savoir que cette ville était la capitale du royaume où Babiole avait pris naissance ; que la reine, sa mère, y demeurait, et que depuis le malheur qu’elle avait eu de voir métamorphoser sa fille en guenuche, par le bouquet d’aubépine, elle n’avait jamais voulu souffrir dans ses états, ni guenuches, ni sapajou, ni magot, enfin rien qui pût rappeler à son souvenir la fatalité de sa déplorable aventure. On regardait là un singe comme un perturbateur du repos public. De quel étonnement fut donc frappé le peuple, en voyant arriver un carrosse de carte, un chariot de paille peinte, et le reste du plus surprenant équipage qui se soit vu depuis que les contes sont contes, et que les fées sont fées ?

    Ces nouvelles volèrent au palais, la reine demeura transie, elle crut que la gente singenote voulait attenter à son autorité. Elle assembla promptement son conseil, elle les fit condamner tous comme criminels de lèse-majesté ; et ne voulant pas perdre l’occasion de faire un exemple assez fameux pour qu’on s’en souvînt à l’avenir, elle envoya ses gardes dans le jardin, avec ordre de prendre tous les singes. Ils jetèrent de grands filets sur les arbres, la chasse fut bientôt faite, et, malgré le respect dû à la qualité d’ambassadeur, ce caractère se trouva fort méprisé en la personne de Mirlifiche, que l’on jeta impitoyablement dans le fond d’une cave sous un grand poinçon vide, où lui et ses camarades furent emprisonnés, avec les dames guenuches et les demoiselles guenuchonnes, qui accompagnaient Babiole.

    A son égard elle ressentait une joie secrète de ce nouveau désordre : quand les disgrâces sont à un certain point, l’on n’appréhende plus rien, et la mort même peut être envisagée comme un bien ; c’était la situation où elle se trouvait, le cœur occupé du prince, qui l’avait méprisée, et l’esprit rempli de l’affreuse idée du roi Magot, dont elle était sur le point de devenir la femme. Au reste, il ne faut pas oublier de dire que son habit était si joli et ses manières si peu communes, que ceux qui l’avaient prise s’arrêtèrent à la considérer comme quelque chose de merveilleux ; et lorsqu’elle leur parla, ce fut bien un autre étonnement, ils avaient déjà entendu parler de l’admirable Babiole. La reine qui l’avait trouvée, et qui ne savait point la métamorphose de sa nièce, avait écrit très souvent à sa sœur, qu’elle possédait une guenuche merveilleuse, et qu’elle la priait de la venir voir ; mais la reine affligée passait cet article sans le vouloir lire. Enfin les gardes, ravis d’admiration, portèrent Babiole dans une grande galerie, ils y firent un petit trône ; elle s’y plaça plutôt en souveraine qu’en guenuche prisonnière, et la reine venant à passer, demeura si vivement surprise de sa jolie figure, et du gracieux compliment qu’elle lui fit, que malgré elle, la nature parla en faveur de l’infante.

    Elle la prit entre ses bras. La petite créature animée de son côté par des mouvements qu’elle n’avait point encore ressentis, se jeta à son cou, et lui dit des choses si tendres et si engageantes, qu’elle faisait l’admiration de tous ceux qui l’entendaient. « Non, madame, s’écriait-elle, ce n’est point la peur d’une mort prochaine, dont j’apprends que vous menacez l’infortunée race des singes, qui m’effraie et qui m’engage de chercher les moyens de vous plaire et de vous adoucir ; la fin de ma vie n’est pas le plus grand malheur qui puisse m’arriver, et j’ai des sentiments si fort au-dessus de ce que je suis, que je regretterais la moindre démarche pour ma conservation ; c’est donc par rapport à vous seule, madame, que je vous aime, votre couronne me touche bien moins que votre mérite. »

    A votre avis, que répondre à une Babiole si complimenteuse et si révérencieuse ? La reine plus muette qu’une carpe, ouvrait deux grands yeux, croyait rêver, et sentait que son cœur était fort ému.

    Elle emporta la guenuche dans son cabinet. Lorsqu’elles furent seules, elle lui dit : « Ne diffère pas un moment à me conter tes aventures ; car je sens bien que de toutes les bestioles qui peuplent les ménageries, et que je garde dans mon palais, tu seras celle que j’aimerai davantage : je t’assure même qu’en ta faveur je ferai grâce aux singes qui t’accompagnent. — Ha ! madame, s’écria-t-elle, je ne vous en demande point pour eux : mon malheur m’a fait naître guenuche, et ce même malheur m’a donné un discernement qui me fera souffrir jusqu’à la mort ; car enfin, que puis-je ressentir lorsque je me vois dans mon miroir, petite, laide et noire, ayant des pattes couvertes de poils, avec une queue et des dents toujours prêtes à mordre, et que d’ailleurs je ne manque point d’esprit, que j’ai du goût, de la délicatesse et des sentiments ? — Es-tu capable, dit la reine, d’en avoir de tendresse ? » Babiole soupira sans rien répondre. « Oh ! continua la reine, il faut me dire si tu aimes un singe, un lapin ou un écureuil ; car si tu n’es point trop engagée, j’ai un nain qui serait bien ton fait. » Babiole à cette proposition prit un air dédaigneux, dont la reine s’éclata de rire. « Ne te fâche point, lui dit-elle, et apprends-moi par quel hasard tu parles ? »

    « Tout ce que je sais de mes aventures, répliqua Babiole, c’est que la reine, votre sœur, vous eut à peine quittée, après la naissance et la mort de la princesse, votre fille, qu’elle vit en passant sur le bord de la mer, un de vos valets de chambre qui voulait me noyer. Je fus arrachée de ses mains par son ordre ; et par un prodige dont tout le monde fut également surpris, la parole et la raison me vinrent : l’on me donna des maîtres qui m’apprirent plusieurs langues, et à toucher des instruments enfin, madame, je devins sensible à mes disgrâces, et ... Mais, s’écria-t-elle, voyant le visage de la reine pâle et couvert d’une sueur froide : qu’avez-vous, madame ? Je remarque un changement extraordinaire en votre personne. — Je me meurs ! dit la reine d’une voix faible et mal articulée ; je me meurs, ma chère et trop malheureuse fille ! c’est donc aujourd’hui que je te retrouve. » A ces mots, elle s’évanouit. Babiole effrayée, courut appeler du secours, les dames de la reine se hâtèrent de lui donner de l’eau, de la délacer et de la mettre au lit ; Babiole s’y fourra avec elle, l’on n’y prit pas seulement garde, tant elle était petite.

    Quand la reine fut revenue de la longue pâmoison où le discours de la princesse l’avait jetée, elle voulut rester seule avec les dames qui savaient le secret de la fatale naissance de sa fille, elle leur raconta ce qui lui était arrivé, dont elles demeurèrent si éperdues, qu’elles ne savaient quel conseil lui donner. Mais elle leur commanda de lui dire ce qu’elles croyaient à propos de faire dans une conjoncture si triste. Les unes dirent qu’il fallait étouffer la guenuche, d’autres la renfermer dans un trou, d’autres encore la voulaient renvoyer à la mer. La reine pleurait et sanglotait. « Elle a tant d’esprit, disait-elle, quel dommage de la voir réduite par un bouquet enchanté, dans ce misérable état ? Mais au fond, continuait-elle, c’est ma fille, c’est mon sang, c’est moi qui lui ai attiré l’indignation de la méchante Fanferluche ; est-il juste qu’elle souffre de la haine que cette fée a pour moi ? — Oui, madame, s’écria sa vieille dame d’honneur, il faut sauver votre gloire ; que penserait-on dans le monde, si vous déclariez qu’une monne est votre infante ? Il n’est point naturel d’avoir de tels enfants, quand on est aussi belle que vous. » La reine perdait patience de l’entendre raisonner ainsi. Elle et les autres n’en soutenaient pas avec moins de vivacité, qu’il fallait exterminer ce petit monstre ; et pour conclusion, elle résolut d’enfermer Babiole dans un château, où elle serait bien nourrie et bien traitée le reste de ses jours.

    Lorsqu’elle entendit que la reine voulait la mettre en prison, elle se coula tout doucement par la ruelle du lit, et se jetant de la fenêtre sur un arbre du jardin, elle se sauva jusqu’à la grande forêt, et laissa tout le monde en rumeur de ne la point trouver.

    Elle passa la nuit dans le creux d’un chêne, où elle eut le temps de moraliser sur la cruauté de sa destinée : mais ce qui lui faisait plus de peine, c’était la nécessité où on la mettait de quitter la reine ; cependant elle aimait mieux s’exiler volontairement, et demeurer maîtresse de sa liberté, que de la perdre pour jamais.

    Dès qu’il fut jour, elle continua son voyage, sans savoir où elle voulait aller, pensant et repensant mille fois à la bizarrerie d’une aventure si extraordinaire. « Quelle différence, s’écriait-elle, de ce que je suis, à ce que je devrais être ! » Les larmes coulaient abondamment des petits yeux de la pauvre Babiole. Aussitôt que le jour parut, elle partit : elle craignait que la reine ne la fît suivre, ou que quelqu’un des singes échappés de la cave ne la menât malgré elle au roi Magot ; elle alla tant et tant, sans suivre ni chemin ni sentier, qu’elle arriva dans un grand désert où il n’y avait ni maison, ni arbre, ni fruits, ni herbe, ni fontaine : elle s’y engagea sans réflexion, et lorsqu’elle commença d’avoir faim, elle connut, mais trop tard, qu’il y avait bien de l’imprudence à voyager dans un tel pays.

    Deux jours et deux nuits s’écoulèrent, sans qu’elle pût même attraper un vermisseau, ni un moucheron : la crainte de la mort la prit ; elle était si faible qu’elle s’évanouissait, elle se coucha par terre, et venant à se souvenir de l’olive et de la noisette qui étaient encore dans le petit coffre de verre, elle jugea qu’elle en pourrait faire un léger repas. Toute joyeuse de ce rayon d’espérance, elle prit une pierre, mit le coffre en pièce, et croqua l’olive. Mais elle y eut à peine donné un coup de dent, qu’il en sortit une si grande abondance d’huile parfumée, que tombant sur ses pattes, elles devinrent les plus belles mains du monde ; sa surprise fut extrême, elle prit de cette huile, et s’en frotta tout entière ! merveille ! Elle se rendit sur-le-champ si belle, que rien dans l’univers ne pouvait l’égaler ; elle se sentait de grands yeux, une petite bouche, le nez bien fait, elle mourait d’envie d’avoir un miroir ; enfin elle s’avisa d’en faire un du plus grand morceau de verre de son coffre. O quand elle se vit, quelle joie ! quelle surprise agréable ! Ses habits grandirent comme elle, elle était bien coiffée, ses cheveux faisaient mille boucles, son teint avait la fraîcheur des fleurs du printemps.

    Les premiers moments de sa surprise étant passés, la faim se fit ressentir plus pressante, et ses regrets augmentèrent étrangement. « Quoi ! disait-elle, si belle et si jeune, née princesse comme je le suis, il faut que je périsse dans ces tristes lieux. O ! barbare fortune qui m’as conduite ici ; qu’ordonnes-tu de mon sort ? Est-ce pour m’affliger davantage que tu as fait un changement si heureux et si inespéré en moi ? Et toi, vénérable fleuve Biroqua, qui me sauvas la vie si généreusement, me laisseras-tu périr dans cette affreuse solitude ? » L’infante demandait inutilement du secours, tout était sourd à sa voix : la nécessité de manger la tourmentait à tel point, qu’elle prit la noisette et la cassa : mais en jetant la coquille, elle fut bien surprise d’en voir sortir des architectes, des peintres, des maçons, des tapissiers, des sculpteurs, et mille autres sortes d’ouvriers ; les uns dessinent un palais, les autres le bâtissent, d’autres le meublent ; ceux-là peignent les appartements, ceux-ci cultivent les jardins, tout brille d’or et d’azur : l’on sert un repas magnifique ; soixante princesses mieux habillées que des reines, menées par des écuyers, et suivies de leurs pages, lui vinrent faire de grands compliments, et la convièrent au festin qui l’attendait. Aussitôt Babiole, sans se faire prier, s’avança promptement vers le salon ; et là d’un air de reine, elle mangea comme une affamée. A peine fut-elle hors de table, que ses trésoriers firent apporter devant elle quinze mille coffres, grands comme des muids, remplis d’or et de diamants : ils lui demandèrent si elle avait agréable qu’ils payassent les ouvriers qui avaient bâti son palais. Elle dit que cela était juste, à condition qu’ils bâtiraient aussi une ville, qu’ils se marieraient, et resteraient avec elle. Tous y consentirent, la ville fut achevée en trois quarts d’heure, quoiqu’elle fût cinq fois plus grande que Rome. Voilà bien des prodiges sortis d’une petite noisette.

    La princesse minutait dans son esprit d’envoyer une célèbre ambassade à la reine sa mère, et de faire faire quelques reproches au jeune prince, son cousin. En attendant qu’elle prît là-dessus les mesures nécessaires, elle se divertissait à voir courre la bague, dont elle donnait toujours le prix, au jeu, à la comédie, à la chasse et à la pêche, car l’on y avait conduit une rivière. Le bruit de sa beauté se répandait par tout l’univers ; il venait à sa cour des rois, des quatre coins du monde, des géants plus hauts que les montagnes, et des pygmées plus petits que des rats.

    Il arriva qu’un jour que l’on faisait une grande fête, où plusieurs chevaliers rompaient des lances, ils en vinrent à se fâcher, les uns contre les autres, ils se battirent et se blessèrent. La princesse en colère descendit de son balcon pour reconnaître les coupables : mais lorsqu’on les eut désarmés, que devint-elle quand elle vit le prince, son cousin. S’il n’était pas mort, il s’en fallait si peu, qu’elle en pensa mourir elle-même de surprise et de douleur. Elle le fit porter dans le plus bel appartement du palais, où rien ne manquait de tout ce qui lui était nécessaire pour sa guérison, médecin de Chodrai, chirurgiens, onguents, bouillons, sirops ; l’infante faisait elle-même les bandes et les charpies, ses yeux les arrosaient de larmes, et ces larmes auraient dû servir de baume au malade. Il l’était en effet de plus d’une manière : car sans compter une demi-douzaine de coups d’épée, et autant de coups de lance qui le perçaient de part en part, il était depuis longtemps incognito dans cette cour, et il avait éprouvé le pouvoir des beaux yeux de Babiole, d’une manière à n’en guérir de sa vie. Il est donc aisé de juger à présent d’une partie de ce qu’il ressentit, quand il put lire sur le visage de cette aimable princesse, qu’elle était dans la dernière douleur de l’état où il était réduit. Je ne m’arrêterai point à redire toutes les choses que son cœur lui fournit pour la remercier des bontés qu’elle lui témoignait ; ceux qui l’entendirent furent surpris qu’un homme si malade pût marquer tant de passion et de reconnaissance. L’infante qui en rougit plus d’une fois, le pria de se taire ; mais l’émotion et l’ardeur de ses discours le menèrent si loin, qu’elle le vit tomber tout d’un coup dans une agonie affreuse. Elle s’était armée jusque-là de constance ; enfin, elle la perdit à tel point qu’elle s’arracha les cheveux, qu’elle jeta les hauts cris, et qu’elle donna lieu de croire à tout le monde, que son cœur était de facile accès, puisqu’en si peu de temps, elle avait pris tant de tendresse pour un étranger ; car on ne savait point en Babiolie (c’est le nom qu’elle avait donné à son royaume) que le prince était son cousin, et qu’elle l’aimait dès sa plus grande jeunesse.

    C’était en voyageant qu’il s’était arrêté dans cette cour, et comme il n’y connaissait personne pour le présenter à l’infante, il crut que rien ne ferait mieux que de faire devant elle cinq ou six galanteries de héros c’est-à-dire, couper bras et jambes aux chevaliers du tournoi mais il n’en trouva aucun assez complaisant pour le souffrir. Il y eut donc une rude mêlée ; le plus fort battit le plus faible, et ce plus faible, comme je l’ai déjà dit, fut le prince. Babiole désespérée, courait les grands chemins sans carrosse et sans gardes, elle entra ainsi dans un bois, elle tomba évanouie au pied d’un arbre, où la fée Fanferluche qui ne dormait point, et qui ne cherchait que des occasions de mal faire, vint l’enlever dans une nuée plus noire que de l’encre, et qui allait plus vite que le vent. La princesse resta quelque temps sans aucune connaissance : enfin elle revint à elle ; jamais surprise n’a été égale à la sienne, de se retrouver si loin de la terre, et si proche du pôle ; le parquet de nuée n’est pas solide, de sorte qu’en courant de-çà et de-là, il lui semblait marcher sur des plumes, et la nuée s’entrouvrant, elle avait beaucoup de peine de s’empêcher de tomber ; elle ne trouvait personne avec qui se plaindre, car la méchante Fanferluche s’était rendue invisible : elle eut le temps de penser à son cher prince, et à l’état où elle l’avait laissé, et elle s’abandonna aux sentiments les plus douloureux qui puissent occuper une âme. « Quoi ! s’écriait-elle, je suis encore capable de survivre à ce que j’aime, et l’appréhension d’une mort prochaine trouve quelque place dans mon cœur ! Ah ! si le soleil voulait me rôtir, qu’il me rendrait un bon office ; ou si je pouvais me noyer dans l’arc-en-ciel, que je serais contente ! Mais, hélas ! tout le zodiaque est sourd à ma voix, le Sagittaire n’a point de flèches, le Taureau de cornes et le Lion de dents : peut-être que la terre sera plus obligeante, et qu’elle m’offrira la pointe d’un rocher sur lequel je me tuerai. O ! prince, mon cher cousin, que n’êtes-vous ici, pour me voir faire la plus tragique cabriole dont une amante désespérée se puisse aviser. » En achevant ces mots, elle courut au bout de la nuée, et se précipita comme un trait que l’on décoche avec violence.

    Tous ceux qui la virent, crurent que c’était la lune qui tombait ; et comme l’on était pour lors en décours, plusieurs peuples qui l’adorent et qui restent du temps sans la revoir, prirent le grand deuil, et se persuadèrent que le soleil, par jalousie, lui avait joué ce mauvais tour.

    Quelque envie qu’eût l’infante de mourir, elle n’y réussit pas, elle tomba dans la bouteille de verre où les fées mettaient ordinairement leur ratafia au soleil : mais quelle bouteille ! il n’y a point de tour dans l’univers qui soit si grande ; par bonheur elle était vide, car elle s’y serait noyée comme une mouche.

    Six géants la gardaient, ils reconnurent aussitôt l’infante ; c’étaient les mêmes qui demeuraient dans sa cour et qui l’aimaient : la maligne Fanferluche qui ne faisait rien au hasard, les avait transportés là, chacun sur un dragon volant, et ces dragons gardaient la bouteille quand les géants dormaient. Pendant qu’elle y fut, il y eut bien des jours où elle regretta sa peau de guenuche ; elle vivait comme les caméléons, de l’air et de la rosée.

    La prison de l’infante n’était sue de personne ; le jeune prince l’ignorait, il n’était pas mort, et demandait sans cesse Babiole. Il s’apercevait assez, par la mélancolie de tous ceux qui le servaient, qu’il y avait un sujet de douleur générale à la cour ; sa discrétion naturelle l’empêcha de chercher à la pénétrer ; mais lorsqu’il fut convalescent, il pressa si fort qu’on lui apprît des nouvelles de la princesse, que l’on n’eut pas le courage de lui celer sa perte. Ceux qui l’avaient vue entrer dans le bois, soutenaient qu’elle y avait été dévorée par les lions ; et d’autres croyaient qu’elle s’était tuée de désespoir ; d’autres encore qu’elle avait perdu l’esprit, et qu’elle allait errante par le monde.

    Comme cette dernière opinion était la moins terrible, et qu’elle soutenait un peu l’espérance du prince, il s’y arrêta, et partit sur Criquetin dont j’ai déjà parlé, mais je n’ai pas dit que c’était le fils aîné de Bucéphale, et l’un des meilleurs chevaux qu’on ait vus dans ce siècle-là : il lui mit la bride sur le cou, et le laissa aller à l’aventure ; il appelait l’infante, les échos seuls lui répondaient.

    Enfin il arriva au bord d’une grosse rivière. Criquetin avait soif, il y entra pour boire, et le prince, selon la coutume, se mit à crier de toute sa force : « Babiole, belle Babiole, où êtes-vous ? »

    Il entendit une voix, dont la douceur semblait réjouir l’onde : cette voix lui dit : « Avance, et tu sauras où elle est. » A ces mots, le prince aussi téméraire qu’amoureux, donne deux coups d’éperons à Criquetin, il nage et trouve un gouffre où l’eau plus rapide se précipitait, il tomba jusqu’au fond, bien persuadé qu’il s’allait noyer.

    Il arriva heureusement chez le bonhomme Biroqua, qui célébrait les noces de sa fille avec un fleuve des plus riches et des plus graves de la contrée ; toutes les déités poissonneuses étaient dans sa grotte ; les tritons et les sirènes y faisaient une musique agréable, et la rivière Biroquie, légèrement vêtue, dansait les olivettes avec la Seine, la Tamise, l’Euphrate et le Gange, qui étaient assurément venus de fort loin pour se divertir ensemble. Criquetin, qui savait vivre, s’arrêta fort respectueusement à l’entrée de la grotte, et le prince qui savait encore mieux vivre que son cheval, faisant une profonde révérence, demanda s’il était permis à un mortel comme lui de paraître au milieu d’une si belle troupe.

    Biroqua prit la parole, et répliqua d’un air affable qu’il leur faisait honneur et plaisir. « Il y a quelques jours que je vous attends, seigneur, continua-t-il, je suis dans vos intérêts, et ceux de l’infante me sont chers : il faut que vous la retiriez du lieu fatal où la vindicative Fanferluche l’a mise en prison, c’est dans une bouteille. — Ah ! que me dites-vous, s’écria le prince, l’infante est dans une bouteille ? — Oui, dit le sage vieillard, elle y souffre beaucoup : mais je vous avertis, seigneur, qu’il n’est pas aisé de vaincre les géants et les dragons qui la gardent, à moins que vous ne suiviez mes conseils. Il faut laisser ici votre bon cheval, et que vous montiez sur un dauphin ailé que je vous élève depuis longtemps. » Il fit venir le dauphin sellé et bridé, qui faisait si bien des voltes et courbettes, que Criquetin en fut jaloux.

    Biroquie et ses compagnes s’empressèrent aussitôt d’armer le prince. Elles lui mirent une brillante cuirasse d’écailles de carpes dorées, on le coiffa de la coquille d’un gros limaçon, qui était ombragée d’une large queue de morue, élevée en forme d’aigrette ; une naïade le ceignit d’une anguille, de laquelle pendait une redoutable épée faite d’une longue arête de poisson ; on lui donna ensuite une large écaille de tortue dont il se fit un bouclier ; et dans cet équipage, il n’y eut si petit goujon qui ne le prît pour le dieu des soles, car il faut dire la vérité, ce jeune prince avait un certain air, qui se rencontre rarement parmi les mortels.

    L’espérance de retrouver bientôt la charmante princesse qu’il aimait, lui inspira une joie dont il n’avait pas été capable depuis sa perte ; et la chronique de ce fidèle conte marque qu’il mangea de bon appétit chez Biroqua, et qu’il remercia toute la compagnie en des termes peu communs ; il dit adieu à son Criquetin, puis monta sur le poisson volant qui partit aussitôt. Le prince se trouva, à la fin du jour, si haut, que pour se reposer un peu, il entra dans le royaume de la lune. Les raretés qu’il y découvrit auraient été capables de l’arrêter, s’il avait eu un désir moins pressant de tirer son infante de la bouteille où elle vivait depuis plusieurs mois. L’aurore paraissait à peine lorsqu’il la découvrit environnée des géants et des dragons que la fée, par la vertu de sa petite baguette, avait retenus auprès d’elle ; elle croyait si peu que quelqu’un eût assez de pouvoir pour la délivrer, qu’elle se reposait sur la vigilance de ses terribles gardes pour la faire souffrir.

    Cette belle princesse regardait pitoyablement le ciel, et lui adressait ses tristes plaintes, quand elle vit le dauphin volant et le chevalier qui venait la délivrer. Elle n’aurait pas cru cette aventure possible, quoiqu’elle sût, par sa propre expérience, que les choses les plus extraordinaires se rendent familières pour certaines personnes. « Serait-ce bien par la malice de quelques fées, disait-elle, que ce chevalier est transporté dans les airs ? Hélas, que je le plains, s’il faut qu’une bouteille ou une carafe lui serve de prison comme à moi ? »

    Pendant qu’elle raisonnait ainsi, les géants qui aperçurent le prince au-dessus de leurs têtes, crurent que c’était un cerf-volant, et s’écrièrent l’un à l’autre : « Attrape, attrape la corde, cela nous divertira » ; mais lorsqu’ils se baissèrent, pour la ramasser, il fondit sur eux, et d’estoc et de taille, il les mit en pièces comme un jeu de cartes que l’on coupe par la moitié, et que l’on jette au vent. Au bruit de ce grand combat, l’infante tourna la tête, elle reconnut son jeune prince. Quelle joie d’être certaine de sa vie ! mais quelles alarmes de la voir dans un péril si évident, au milieu de ces terribles colosses, et des dragons qui s’élançaient sur lui ! Elle poussa des cris affreux, et le danger où il était pensa la faire mourir.

    Cependant l’arête enchantée, dont Biroqua avait armé la main du prince, ne portait aucuns coups inutiles ; et le léger dauphin qui s’élevait et qui se baissait fort à propos, lui était aussi d’un secours merveilleux ; de sorte qu’en très peu de temps, la terre fut couverte de ces monstres. L’impatient prince, qui voyait son infante au travers du verre, l’aurait mis en pièces, s’il n’avait pas appréhendé de l’en blesser : il prit le parti de descendre par le goulot de la bouteille. Quand il fut au fond, il se jeta aux pieds de Babiole et lui baisa respectueusement la main. « Seigneur, lui dit-elle, il est juste que pour ménager votre estime, je vous apprenne les raisons que j’ai eues de m’intéresser si tendrement à votre conservation. Sachez que nous sommes proches parents, que je suis fille de la reine votre tante, et la même Babiole que vous trouvâtes sous la figure d’une guenuche au bord de la mer, et qui eut depuis la faiblesse de vous témoigner un attachement que vous méprisâtes. — Ah ! madame, s’écria le prince, dois-je croire un événement si prodigieux ? Vous avez été guenuche ; vous m’avez aimé, je l’ai su, et mon cœur a été capable de refuser le plus grand de tous les biens ! — J’aurais à l’heure qu’il est très mauvaise opinion de votre goût, répliqua l’infante en souriant, si vous aviez pu prendre alors quelque attachement pour moi : mais, seigneur, partons, je suis lasse d’être prisonnière, et je crains mon ennemie ; allons chez la reine ma mère, lui rendre compte de tant de choses extraordinaires qui doivent l’intéresser. — Allons, madame, allons, dit l’amoureux prince, en montant sur le dauphin ailé, et la prenant entre ses bras, allons lui rendre en vous la plus aimable princesse qui soit au monde. »

    Le dauphin s’éleva doucement, et prit son vol vers la capitale où la reine passait sa triste vie ; la fuite de Babiole ne lui laissait pas un moment de repos, elle ne pouvait s’empêcher de songer à elle, de se souvenir des jolies choses qu’elle lui avait dites, et elle aurait voulu la revoir, toute guenuche qu’elle était, pour la moitié de son royaume.

    Lorsque le prince fut arrivé, il se déguisa en vieillard, et lui fit demander une audience particulière. « Madame, lui dit-il, j’étudie dès ma plus tendre jeunesse l’art de nécromancien ; vous devez juger par là que je n’ignore point la haine que Fanferluche a pour vous, et les terribles effets qui l’ont suivie : mais essuyez vos pleurs, madame, cette Babiole que vous avez vue si laide, est à présent la plus belle princesse de l’univers ; vous l’aurez bientôt auprès de vous, si vous voulez pardonner à la reine votre sœur, la cruelle guerre qu’elle vous a faite, et conclure la paix par le mariage de votre infante avec le prince votre neveu. — Je ne puis me flatter de ce que vous me dites, répliqua la reine en pleurant ; sage vieillard, vous souhaitez d’adoucir mes ennuis, j’ai perdu ma chère fille, je n’ai plus d’époux, ma sœur prétend que mon royaume lui appartient, son fils est aussi injuste qu’elle ; ils me persécutent, je ne prendrai jamais alliance avec eux. — Le destin en ordonne autrement continua-t-il, je suis choisi pour vous l’apprendre ! — Hé ! de quoi me servirait, ajouta la reine, de consentir à ce mariage ? La méchante Fanferluche a trop de pouvoir et de malice, elle s’y opposera toujours. — Ne vous inquiétez pas, madame, répliqua le bonhomme, promettez-moi seulement que vous ne vous opposerez point au mariage que l’on désire. — Je promets tout, s’écria la reine, pourvu que je revoie ma chère fille. »

    Le prince sortit, et courut où l’infante l’attendait. Elle demeura surprise de le voir déguisé, et cela l’obligea de lui raconter que depuis quelque temps, les deux reines avaient eu de grands intérêts à démêler, et qu’il y avait beaucoup d’aigreur entre elles, mais qu’enfin il venait de faire consentir sa tante à ce qu’il souhaitait. La princesse fut ravie, elle se rendit au palais ; tous ceux qui la virent passer lui trouvèrent une si parfaite ressemblance avec sa mère, qu’on s’empressa de les suivre, pour savoir qui elle était.

    Dès que la reine l’aperçut, son cœur s’agita si fort, qu’il ne fallut point d’autre témoignage de la vérité de cette aventure. La princesse se jeta à ses pieds, la reine la reçut entre ses bras ; et après avoir demeuré longtemps sans parler, essuyant leurs larmes par mille tendres baisers, elles se redirent tout ce qu’on peut imaginer dans une telle occasion : ensuite la reine jetant les yeux sur son neveu, elle lui fit un accueil très favorable, et lui réitéra ce qu’elle avait promis au nécromancien. Elle aurait parlé plus longtemps, mais le bruit qu’on faisait dans la cour du palais, l’ayant obligée de mettre la tête à la fenêtre, elle eut l’agréable surprise de voir arriver la reine sa sœur. Le prince et l’infante qui regardaient aussi, reconnurent auprès d’elle le vénérable Biroqua, et jusqu’au bon Criquetin qui était de la partie ; les uns pour les autres poussèrent de grands cris de joie ; l’on courut se revoir avec des transports qui ne se peuvent exprimer ; le célèbre mariage du prince et de l’infante se conclut sur-le-champ en dépit de la fée Fanferluche, dont le savoir et la malice furent également confondus.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    L'Oiseau bleu

    Madame d'Aulnoy

    L'Oiseau bleu (Madame d'Aulnoy)

     

     

     

    Il était une fois un roi fort riche en terres et en argent ; sa femme mourut, il en fut inconsolable. Il s’enferma huit jours entiers dans un petit cabinet, où il se cassait la tête contre les murs, tant il était affligé. On craignit qu’il ne se tuât : on mit des matelas entre la tapisserie et la muraille ; de sorte qu’il avait beau se frapper, il ne se faisait plus de mal. Tous ses sujets résolurent entre eux de l’aller voir et de lui dire ce qu’ils pourraient de plus propre à soulager sa tristesse. Les uns préparaient des discours graves et sérieux, d’autres d’agréables, et même de réjouissants ; mais cela ne faisait aucune impression sur son esprit : à peine entendait-il ce qu’on lui disait. Enfin, il se présenta devant lui une femme si couverte de crêpes noirs, de voiles, de mantes, de longs habits de deuil, et qui pleurait et sanglotait si fort et si haut, qu’il en demeura surpris. Elle lui dit qu’elle n’entreprenait point comme les autres de diminuer sa douleur, quelle venait pour l’augmenter, parce que rien n’était plus juste que de pleurer une bonne femme ; que pour elle, qui avait eu le meilleur de tous les maris, elle faisait bien son compte de pleurer tant qu’il lui resterait des yeux à la tête. Là-dessus elle redoubla ses cris, et le roi, à son exemple, se mit à hurler.
    Il la reçut mieux que les autres ; il l’entretint des belles qualités de sa chère défunte, et elle renchérit celles de son cher défunt : ils causèrent tant et tant, qu’ils ne savaient plus que dire sur leur douleur. Quand la fine veuve vit la matière presque épuisée, elle leva un peu ses voiles, et le roi affligé se récréa la vue à regarder cette pauvre affligée, qui tournait et retournait fort à propos deux grands yeux bleus, bordés de longues paupières noires : son teint était assez fleuri.
    Le roi la considéra avec beaucoup d’attention ; peu à peu il parla moins de sa femme, puis il n’en parla plus du tout. La veuve disait qu’elle voulait toujours pleurer son mari ; le roi la pria de ne point immortaliser son chagrin. Pour conclusion, l’on fut tout étonné qu’il l’épousât, et que le noir se changeât en vert et en couleur de rose : il suffit très souvent de connaître le faible des gens pour entrer dans leur cœur et pour en faire tout ce que l’on veut.
    Le roi n’avait eu qu’une fille de son premier mariage, qui passait pour la huitième merveille du monde, on la nommait Florine, parce qu’elle ressemblait à Flore, tant elle était fraîche, jeune et belle. On ne lui voyait guère d’habits magnifiques ; elle aimait les robes de taffetas volant, avec quelques agrafes de pierreries et force guirlandes de fleurs, qui faisaient un effet admirable quand elles étaient placées dans ses beaux cheveux. Elle n’avait que quinze ans lorsque le roi se remaria.
    La nouvelle reine envoya quérir sa fille, qui avait été nourrie chez sa marraine, la fée Soussio ; mais elle n’en était ni plus gracieuse ni plus belle : Soussio y avait voulu travailler et n’avait rien gagné ; elle ne laissait pas de l’aimer chèrement. On l’appelait Truitonne, car son visage avait autant de taches de rousseur qu’une truite ; ses cheveux noirs étaient si gras et si crasseux que l’on n’y pouvait toucher, sa peau jaune distillait de l’huile. La reine ne laissait pas de l’aimer à la folie ; elle ne parlait que de la charmante Truitonne, et, comme Florine avait toutes sortes d’avantages au-dessus d’elle, la reine s’en désespérait ; elle cherchait tous les moyens possibles de la mettre mal auprès du roi.
    Il n’y avait point de jour que la reine et Truitonne ne fissent quelque pièce à Florine. La princesse, qui était douce et spirituelle , tâchait de se mettre au-dessus des mauvais procédés.
    Le roi dit un jour à la reine que Florine et Truitonne étaient assez grandes pour être mariées, et qu’aussitôt qu’un prince viendrait à la cour, il fallait faire en sorte de lui en donner une des deux.
    « Je prétends, répliqua la reine, que ma fille soit la première établie : elle est plus âgée que la vôtre, et, comme elle est mille fois plus aimable, il n’y a pas à balancer là-dessus. » Le roi, qui n’aimait point la dispute, lui dit qu’il le voulait bien et qu’il l’en faisait la maîtresse.
    A quelque temps de là, on apprit que le roi Charmant devait arriver. Jamais prince n’avait porté plus loin la galanterie et la magnificence ; son esprit et sa personne n’avaient rien qui ne répondît à son nom. Quand la reine sut ces nouvelles, elle employa tous les brodeurs, tous les tailleurs et tous les ouvriers à faire des ajustements à Truitonne. Elle pria le roi que Florine n’eût rien de neuf, et, ayant gagné ses femmes, elle lui fit voler tous ses habits, toutes ses coiffures et toutes ses pierreries le jour même que Charmant arriva, de sorte que, lorsqu’elle se voulut parer, elle ne trouva pas un ruban. Elle vit bien d’où lui venait ce bon office. Elle envoya chez les marchands pour avoir des étoffes ; ils répondirent que la reine avait défendu qu’on lui en donnât. Elle demeura donc avec une petite robe fort crasseuse, et sa honte était si grande, qu’elle se mit dans le coin de la salle lorsque le roi Charmant arriva.
    La reine le reçut avec de grandes cérémonies : elle lui présenta sa fille, plus brillante que le soleil et plus laide par toutes ses parures qu’elle ne l’était ordinairement. Le roi en détourna ses yeux : la reine voulait se persuader qu’elle lui plaisait trop et qu’il craignait de s’engager, de sorte qu’elle la faisait toujours mettre devant lui. Il demanda s’il n’y avait pas encore une autre princesse appelée Florine. « Oui, dit Truitonne en la montrant avec le doigt ; la voilà qui se cache, parce qu’elle n’est pas brave. »
    Florine rougit, et devint si belle, si belle, que le roi Charmant demeura comme un homme ébloui. Il se leva promptement, et fit une profonde révérence à la princesse : « Madame, lui dit-il, votre incomparable beauté vous pare trop pour que vous ayez besoin d’aucun secours étranger.
    — Seigneur, répliqua-t-elle, je vous avoue que je suis peu accoutumée à porter un habit aussi malpropre que l’est celui-ci ; et vous m’auriez fait plaisir de ne vous pas apercevoir de moi.
    — Il serait impossible, s’écria Charmant, qu’une si merveilleuse princesse pût être en quelque lieu, et que l’on eût des yeux pour d’autres que pour elle.
    — Ah ! dit la reine irritée, je passe bien mon temps à vous entendre. Croyez-moi, seigneur, Florine est déjà assez coquette, et elle n’a pas besoin qu’on lui dise tant de galanteries. »
    Le roi Charmant démêla aussitôt les motifs qui faisaient ainsi parler la reine ; mais, comme il n’était pas de condition à se contraindre, il laissa paraître toute son admiration pour Florine, et l’entretint trois heures de suite.
    La reine au désespoir, et Truitonne inconsolable de n’avoir pas la préférence sur la princesse, firent de grandes plaintes au roi et l’obligèrent de consentir que, pendant le séjour du roi Charmant, l’on enfermerait Florine dans une tour, où ils ne se verraient point. En effet, aussitôt qu’elle fut retournée dans sa chambre, quatre hommes masqués la portèrent au haut de la tour, et l’y laissèrent dans la dernière désolation ; car elle vit bien que l’on n’en usait ainsi que pour l’empêcher de plaire au roi qui lui plaisait déjà fort, et qu’elle aurait bien voulu pour époux.
    Comme il ne savait pas les violences que l’on venait de faire à la princesse, il attendait l’heure de la revoir avec mille impatiences. Il voulut parler d’elle à ceux que le roi avait mis auprès de lui pour lui faire plus d’honneur ; mais, par l’ordre de la reine, ils lui dirent tout le mal qu’ils purent : qu’elle était coquette, inégale, de méchante humeur ; qu’elle tourmentait ses amis et ses domestiques, qu’on ne pouvait être plus malpropre, et qu’elle poussait si loin l’avarice, quelles aimait mieux être habillée comme une petite bergère, que d’acheter de riches étoffes de l’argent que lui donnait le roi son père. A tout ce détail, Charmant souffrait et se sentait des mouvements de colère qu’il avait bien de la peine à modérer. « Non, disait-il en lui-même, il est impossible que le Ciel ait mis une âme si mal faite dans le chef-d’œuvre de la nature.
    Je conviens qu’elle n’était pas proprement mise quand je l’ai vue, mais la honte qu’elle en avait prouve assez qu’elle n’était point accoutumée à se voir ainsi. Quoi ! elle serait mauvaise avec cet air de modestie et de douceur qui enchante ? Ce n’est pas une chose qui me tombe sous le sens ; il m’est bien plus aisé de croire que c’est la reine qui la décrie ainsi : l’on n’est pas belle-mère pour rien ; et la princesse Truitonne est une si laide bête, qu’il ne serait point extraordinaire qu’elle portât envie à la plus parfaite de toutes les créatures. »
    Pendant qu’il raisonnait là-dessus, des courtisans qui l’environnaient devinaient bien à son air qu’ils ne lui avaient pas fait plaisir de parler mal de Florine. Il y en eut un plus adroit que les autres, qui, changeant de ton et de langage pour connaître les sentiments du prince, se mit à dire des merveilles de la princesse. À ces mots il se réveilla comme d’un profond sommeil, il entra dans la conversation, la joie se répandit sur son visage. Amour, amour, que l’on te cache difficilement ! tu parais partout, sur les lèvres d’un amant, dans ses yeux, au son de sa voix ; lorsque l’on aime, le silence, la conversation, la joie ou la tristesse, tout parle de ce qu’on ressent.
    La reine, impatiente de savoir si le roi Charmant était bien touché, envoya quérir ceux qu’elle avait mis dans sa confidence, et elle passa le reste de la nuit à les questionner. Tout ce qu’ils lui disaient ne servait qu’à confirmer l’opinion où elle était, que le roi aimait Florine. Mais que vous dirai-je de la mélancolie de cette pauvre princesse ? Elle était couchée par terre dans le donjon de cette horrible tour où les hommes masqués l’avaient emportée.
    « Je serais moins à plaindre, disait-elle, si l’on m’avait mise ici avant que j’eusse vu cet aimable roi : l’idée que j’en conserve ne peut servir qu’à augmenter mes peines. Je ne dois pas douter que c’est pour m’empêcher de le voir davantage que la reine me traite si cruellement. Hélas ! que le peu de beauté dont le Ciel m’a pourvue coûtera cher à mon repos ! » Elle pleurait ensuite si amèrement, si amèrement que sa propre ennemie en aurait eu pitié si elle avait été témoin de ses douleurs.
    C’est ainsi que la nuit se passa. La reine, qui voulait engager le roi Charmant par tous les témoignages qu’elle pourrait lui donner de son attention, lui envoya des habits d’une richesse et d’une magnificence sans pareille, faits à la mode du pays, et l’ordre des chevaliers d’Amour qu’elle avait obligé le roi d’instituer le jour de leurs noces. C’était un cœur d’or émaillé de couleur de feu, entouré de plusieurs flèches, et percé d’une, avec ces mots : Une seule me blesse. La reine avait fait tailler pour Charmant un cœur d’un rubis gros comme un œuf d’autruche ; chaque flèche était d’un seul diamant, longue comme le doigt, et la chaîne où ce cœur tenait était faite de perles, dont la plus petite pesait une livre : enfin, depuis que le monde est monde, il n’avait rien paru de tel.
    Le roi, à cette vue, demeura si surpris qu’il fut quelque temps sans parler. On lui présenta en même temps un livre dont les feuilles étaient de vélin, avec des miniatures admirables, la couverture d’or, chargée de pierreries ; et les statuts de l’ordre des chevaliers d’Amour y étaient écrits d’un style fort tendre et fort galant. L’on dit au roi que la princesse qu’il avait vue le priait d’être son chevalier, et qu’elle lui envoyait ce présent.
    À ces mots, il osa se flatter que c’était celle qu’il aimait.
    « Quoi ! la belle princesse Florine, s’écria-t-il, pense à moi d’une manière si généreuse et si engageante ?
    — Seigneur, lui dit-on, vous vous méprenez au nom, nous venons de la part de l’aimable Truitonne.
    — C’est Truitonne qui me veut pour son chevalier ? dit le roi d’un air froid et sérieux : je suis fâché de ne pouvoir accepter cet honneur ; mais un souverain n’est pas assez maître de lui pour prendre les engagements qu’il voudrait. Je sais ceux d’un chevalier, je voudrais les remplir tous, et j’aime mieux ne pas recevoir la grâce qu’elle m’offre que de m’en rendre indigne. »
    Il remit aussitôt le cœur, la chaîne et le livre dans la même corbeille ; puis il envoya tout chez la reine, qui pensa étouffer de rage avec sa fille, de la manière méprisante dont le roi étranger avait reçu une faveur si particulière.
    Lorsqu’il put aller chez le roi et la reine, il se rendit dans leur appartement : il espérait que Florine y serait ; il regardait de tous côtés pour la voir. Dès qu’il entendait entrer quelqu’un dans la chambre, il tournait la tête brusquement vers la porte ; il paraissait inquiet et chagrin. La malicieuse reine devinait assez ce qui se passait dans son âme, mais elle n’en faisait pas semblant. Elle ne lui parlait que de parties de plaisir ; il lui répondait tout de travers. Enfin il demanda où était la princesse Florine.
    « Seigneur, lui dit fièrement la reine, le roi son père a défendu qu’elle sorte de chez elle, jusqu’à ce que ma fille soit mariée.
    — Et quelle raison, répliqua le roi, peut-on avoir de tenir cette belle personne prisonnière ?
    — Je l’ignore, dit la reine ; et quand je le saurais, je pourrais me dispenser de vous le dire. »
    Le roi se sentait dans une colère inconcevable ; il regardait Truitonne de travers, et songeait en lui-même que c’était à cause de ce petit monstre qu’on lui dérobait le plaisir de voir la princesse. Il quitta promptement la reine : sa présence lui causait trop de peine.
    Quand il fut revenu dans sa chambre, il dit à un jeune prince qui l’avait accompagné, et qu’il aimait fort, de donner tout ce qu’on voudrait au monde pour gagner quelqu’une des femmes de la princesse, afin qu’il pût lui parler un moment. Ce prince trouva aisément des dames du palais qui entrèrent dans la confidence ; il y en eut une qui l’assura que le soir même Florine serait à une petite fenêtre basse qui répondait sur le jardin, et que par là elle pourrait lui parler, pourvu qu’il prît de grandes précautions afin qu’on ne le sût pas, « car, ajouta-t-elle, le roi et la reine sont si sévères, qu’ils me feraient mourir s’ils découvraient que j’eusse favorisé la passion de Charmant ».
    Le prince, ravi d’avoir amené l’affaire jusque-là, lui promit tout ce qu’elle voulait, et courut faire sa cour au roi, en lui annonçant l’heure du rendez-vous. Mais la mauvaise confidente ne manqua pas d’aller avertir la reine de ce qui se passait et de prendre ses ordres.
    Aussitôt elle pensa qu’il fallait envoyer sa fille à la petite fenêtre : elle l’instruisit bien ; et Truitonne ne manqua rien, quoiqu’elle fût naturellement une grande bête.
    La nuit était si noire, qu’il aurait été impossible au roi de s’apercevoir de la tromperie qu’on lui faisait, quand même il n’aurait pas été aussi prévenu qu’il l’était de sorte qu’il s’approcha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimables. Il dit à Truitonne tout ce qu’il aurait dit à Florine pour la persuader de sa passion. Truitonne, profitant de la conjoncture, lui dit qu’elle se trouvait la plus malheureuse personne du monde d’avoir une belle-mère si cruelle, et qu’elle aurait toujours à souffrir jusqu’à ce que sa fille fût mariée. Le roi l’assura que, si elle le voulait pour son époux, il serait ravi de partager avec elle sa couronne et son cœur. Là-dessus, il tira sa bague de son doigt ; et, la mettant au doigt de Truitonne, il ajouta que c’était un gage éternel de sa foi, et qu’elle n’avait qu’à prendre l’heure pour partir en diligence. Truitonne répondit le mieux qu’elle put à ses empressements. Il s’apercevait bien qu’elle ne disait rien qui vaille ; et cela lui aurait fait de la peine, s’il ne se fût persuadé que la crainte d’être surprise par la reine lui ôtait la liberté de son esprit. Il ne la quitta qu’à la condition de revenir le lendemain à pareille heure ce qu’elle lui promit de tout son cœur.
    La reine ayant su l’heureux succès de cette entrevue, elle s’en promit tout. Et, en effet, le jour étant concerté, le roi vint la prendre dans une chaise volante, traînée par des grenouilles ailées : un enchanteur de ses amis lui avait fait ce présent.
    La nuit était fort noire ; Truitonne sortit mystérieusement par une petite porte, et le roi, qui l’attendait, la reçut dans ses bras et lui jura cent fois une fidélité éternelle. Mais comme il n’était pas d’humeur à voler longtemps dans sa chaise volante sans épouser la princesse qu’il aimait, il lui demanda où elle voulait que les noces se fissent. Elle lui dit qu’elle avait pour marraine une fée qu’on appelait Soussio, qui était fort célèbre ; qu’elle était d’avis d’aller au château. Quoique le roi ne sût pas le chemin, il n’eut qu’à dire à ses grosses grenouilles de l’y conduire ; elles connaissaient la carte générale de l’univers et en peu de temps elles rendirent le roi et Truitonne chez Soussio. Le château était si bien éclairé, qu’en arrivant le roi aurait reconnu son erreur, si la princesse ne s’était soigneusement couverte de son voile. Elle demanda sa marraine ; elle lui parla en particulier, et lui conta comme quoi elle avait attrapé Charmant, et qu’elle la priait de l’apaiser. « Ah ! ma fille, dit la fée, la chose ne sera pas facile : il aime trop Florine ; je suis certaine qu’il va nous faire désespérer. »
    Cependant le roi les attendait dans une salle dont les murs étaient de diamants, si clairs et si nets, qu’il vit au travers Soussio et Truitonne causer ensemble. Il croyait rêver. « Quoi ! disait-il, ai-je été trahi ? les démons ont-ils apporté cette ennemie de notre repos ? Vient-elle pour troubler mon mariage ? Ma chère Florine ne paraît point ! Son père l’a peut-être suivie ! »
    Il pensait mille choses qui commençaient à le désoler. Mais ce fut bien pis quand elles entrèrent dans la salle et que Soussio lui dit d’un ton absolu :
    « Roi Charmant, voici la princesse Truitonne, à laquelle vous avez donné votre foi ; elle est ma filleule, et je souhaite que vous l’épousiez tout à l’heure.
    — Moi, s’écria-t-il, moi, j’épouserais ce petit monstre ! vous me croyez d’un naturel bien docile, quand vous me faites de telles propositions : sachez que je ne lui ai rien promis ; si elle dit autrement, elle en a…
    — N’achevez pas, interrompit Soussio, et ne soyez jamais assez hardi pour me manquer de respect.
    — Je consens, répliqua le roi, de vous respecter autant qu’une fée est respectable, pourvu que vous me rendiez ma princesse.
    — Est-ce que je ne la suis pas, parjure ? dit Truitonne en lui montrant sa bague. À qui as-tu donné cet anneau pour gage de ta foi ? À qui as-tu parlé à la petite fenêtre, si ce n’est pas à moi ?
    — Comment donc ! reprit-il, j’ai été déçu et trompé ? Non, non, je n’en serai point la dupe. Allons, allons, mes grenouilles, mes grenouilles, je veux partir tout à l’heure.
    — Oh ! ce n’est pas une chose en votre pouvoir si je n’y consens », dit Soussio. Elle le toucha, et ses pieds s’attachèrent au parquet, comme si on les y avait cloués.
    « Quand vous me lapideriez, lui dit le roi, quand vous m’écorcheriez, je ne serais point à une autre qu’à Florine ; j’y suis résolu, et vous pouvez après cela user de votre pouvoir à votre gré. »
    Soussio employa la douceur, les menaces, les promesses, les prières. Truitonne pleura, cria, gémit, se fâcha, s’apaisa. Le roi ne disait pas un mot, et, les regardant toutes deux avec l’air du monde le plus indigné, il ne répondait rien à tous leurs verbiages.
    Il se passa ainsi vingt jours et vingt nuits, sans qu’elles cessassent de parler, sans manger, sans dormir et sans s’asseoir. Enfin Soussio, à bout et fatiguée, dit au roi : « Eh bien, vous êtes un opiniâtre qui ne voulez pas entendre raison ; choisissez, ou d’être sept ans en pénitence, pour avoir donné votre parole sans la tenir, ou d’épouser ma filleule. »
    Le roi, qui avait gardé un profond silence, s’écria tout d’un coup : « Faites de moi tout ce que vous voudrez, pourvu que je sois délivré de cette maussade.
    — Maussade vous-même, dit Truitonne en colère : je vous trouve un plaisant roitelet, avec votre équipage marécageux, de venir jusqu’en mon pays pour me dire des injures et manquer à votre parole : si vous aviez quatre deniers d’honneur, en useriez-vous ainsi ?
    — Voilà des reproches touchants, dit le roi d’un ton railleur. Voyez-vous, qu’on a tort de ne pas prendre une aussi belle personne pour sa femme !
    — Non, non, elle ne le sera pas, s’écria Soussio en colère.
    Tu n’as qu’à t’envoler par cette fenêtre, si tu veux, car tu seras sept ans Oiseau Bleu. »
    En même temps le roi change de figure : ses bras se couvrent de plumes et forment des ailes ; ses jambes et ses pieds deviennent noirs et menus ; il lui croît des ongles crochus ; son corps s’apetisse, il est tout garni de longues plumes fines et mêlées de bleu céleste ; ses yeux s’arrondissent et brillent comme des soleils ; son nez n’est plus qu’un bec d’ivoire ; il s’élève sur sa tête une aigrette blanche, qui forme une couronne ; il chante à ravir, et parle de même. En cet état il jette un cri douloureux de se voir ainsi métamorphosé, et s’envole à tire-d’aile pour fuir le funeste palais de Soussio.
    Dans la mélancolie qui l’accable, il voltige de branche en branche, et ne choisit que les arbres consacrés à l’amour ou à la tristesse, tantôt sur les myrtes, tantôt sur les cyprès ; il chante des airs pitoyables, où il déplore sa méchante fortune et celle de Florine. « En quel lieu ses ennemis l’ont-ils cachée ? disait-il. Qu’est devenue cette belle victime ? La barbarie de la reine la laisse-t-elle encore respirer ? Où la chercherai-je ? Suis-je condamné à passer sept ans sans elle ? Peut-être que pendant ce temps on la mariera, et que je perdrai pour jamais l’espérance qui soutient ma vie. » Ces différentes pensées affligeaient l’Oiseau Bleu à tel point, qu’il voulait se laisser mourir.
    D’un autre côté, la fée Soussio renvoya Truitonne à la reine, qui était bien inquiète comment les noces se seraient passées. Mais quand elle vit sa fille, et qu’elle lui raconta tout ce qui venait d’arriver, elle se mit dans une colère terrible, dont le contrecoup retomba sur la pauvre Florine.
    « Il faut, dit-elle, qu’elle se repente plus d’une fois d’avoir su plaire à Charmant. »
    Elle monta dans la tour avec Truitonne, qu’elle avait parée de ses plus riches habits : elle portait une couronne de diamants sur sa tête, et trois filles des plus riches barons de l’État tenaient la queue de son manteau royal ; elle avait au pouce l’anneau du roi Charmant, que Florine remarqua le jour qu’ils parlèrent ensemble. Elle fut étrangement surprise de voir Truitonne dans un si pompeux appareil.
    « Voilà ma fille qui vient vous apporter des présents de sa noce, dit la reine : le roi Charmant l’a épousée, il l’aime à la folie, il n’a jamais été de gens plus satisfaits. »
    Aussitôt on étale devant la princesse des étoffes d’or et d’argent, des pierreries, des dentelles, des rubans, qui étaient dans de grandes corbeilles de filigrane d’or. En lui présentant toutes ces choses, Truitonne ne manquait pas de faire briller l’anneau du roi ; de sorte que la princesse Florine ne pouvait plus douter de son malheur. Elle s’écria, d’un air désespéré, qu’on ôtât de ses yeux tous ces présents si funestes ; qu’elle ne pouvait plus porter que du noir, ou plutôt qu’elle voulait présentement mourir. Elle s’évanouit ; et la cruelle reine, ravie d’avoir si bien réussi, ne permit pas qu’on la secourût : elle la laissa seule dans le plus déplorable état du monde, et alla conter malicieusement au roi que sa fille était si transportée de tendresse que rien n’égalait les extravagances qu’elle faisait ; qu’il fallait bien se donner de garde de la laisser sortir de la tour. Le roi lui dit qu’elle pouvait gouverner cette affaire à sa fantaisie et qu’il en serait toujours satisfait.
    Lorsque la princesse revint de son évanouissement, et qu’elle réfléchit sur la conduite qu’on tenait avec elle, aux mauvais traitements qu’elle recevait de son indigne marâtre, et à l’espérance qu’elle perdait pour jamais d’épouser le roi Charmant, sa douleur devint si vive, qu’elle pleura toute la nuit ; en cet état elle se mit à sa fenêtre, où elle fit des regrets fort tendres et fort touchants. Quand le jour approcha, elle la ferma et continua de pleurer.
    La nuit suivante, elle ouvrit la fenêtre, elle poussa de profonds soupirs et des sanglots, elle versa un torrent de larmes : le jour venu, elle se cacha dans sa chambre. Cependant le roi Charmant, ou pour mieux dire le bel Oiseau Bleu, ne cessait point de voltiger autour du palais ; il jugeait que sa chère princesse y était enfermée, et, si elle faisait de tristes plaintes, les siennes ne l’étaient pas moins. Il s’approchait des fenêtres le plus qu’il pouvait, pour regarder dans les chambres ; mais la crainte que Truitonne ne l’aperçût et ne se doutât que c’était lui, l’empêchait de faire ce qu’il aurait voulu. « Il y va de ma vie, disait-il en lui-même : si ces mauvaises découvraient où je suis, elles voudraient se venger ; il faudrait que je m’éloignasse, ou que je fusse exposé aux derniers dangers. » Ces raisons l’obligèrent à garder de grandes mesures, et d’ordinaire il ne chantait que la nuit.
    Il y avait vis-à-vis de la fenêtre où Florine se mettait, un cyprès d’une hauteur prodigieuse : l’Oiseau Bleu vint s’y percher. Il y fut à peine, qu’il entendit une personne qui se plaignait : « Souffrirai-je encore longtemps ? disait-elle ; la mort ne viendra-t-elle point à mon secours ? Ceux qui la craignent ne la voient que trop tôt ; je la désire et la cruelle me fuit.
    Ah ! barbare reine, que t’ai-je fait, pour me retenir dans une captivité si affreuse ? N’as-tu pas assez d’autres endroits pour me désoler ? Tu n’as qu’à me rendre témoin du bonheur que ton indigne fille goûte avec le roi Charmant ! »
    L’Oiseau Bleu n’avait pas perdu un mot de cette plainte ; il en demeura bien surpris, et il attendit le jour avec la dernière impatience, pour voir la dame affligée ; mais avant qu’il vînt, elle avait fermé la fenêtre et s’était retirée.
    L’oiseau curieux ne manqua pas de revenir la nuit suivante : il faisait clair de lune. Il vit une fille à la fenêtre de la tour, qui commençait ses regrets : « Fortune, disait-elle, toi qui me flattais de régner, toi qui m’avais rendu l’amour de mon père, que t’ai-je fait pour me plonger tout d’un coup dans les plus amères douleurs ? Est-ce dans un âge aussi tendre que le mien qu’on doit commencer à ressentir ton inconstance ? Reviens, barbare, s’il est possible ; je te demande, pour toutes faveurs, de terminer ma fatale destinée. »
    L’Oiseau Bleu écoutait ; et plus il écoutait, plus il se persuadait que c’était son aimable princesse qui se plaignait. Il lui dit : « Adorable Florine, merveille de nos jours, pourquoi voulez-vous finir si promptement les vôtres ? vos maux ne sont point sans remède.
    — Hé ! qui me parle, s’écria-t-elle, d’une manière si consolante ?
    — Un roi malheureux, reprit l’Oiseau, qui vous aime et n’aimera jamais que vous.
    — Un roi qui m’aime ! ajouta-t-elle : est-ce ici un piège que me tend mon ennemie ? Mais, au fond, qu’y gagnera-t-elle ? Si elle cherche à découvrir mes sentiments, je suis prête à lui en faire l’aveu.
    — Non, ma princesse, répondit-il : l’amant qui vous parle n’est point capable de vous trahir. »
    En achevant ces mots, il vola sur la fenêtre. Florine eut d’abord grande peur d’un oiseau si extraordinaire, qui parlait avec autant d’esprit que s’il avait été homme, quoiqu’il conservât le petit son de voix d’un rossignol ; mais la beauté de son plumage et ce qu’il lui dit la rassura.
    « M’est-il permis de vous revoir, ma princesse ? s’écria-t-il. Puis-je goûter un bonheur si parfait sans mourir de joie ? Mais, hélas ! que cette joie est troublée par votre captivité et l’état où la méchante Soussio m’a réduit pour sept ans !
    — Et qui êtes-vous, charmant Oiseau ? dit la princesse en le caressant.
    — Vous avez dit mon nom, ajouta le roi, et vous feignez de ne pas me connaître.
    — Quoi ! le plus grand roi du monde, quoi ! le roi Charmant, dit la princesse, serait le petit oiseau que je tiens ?
    — Hélas ! belle Florine, il n’est que trop vrai, reprit-il ; et, si quelque chose m’en peut consoler, c’est que j’ai préféré cette peine à celle de renoncer à la passion que j’ai pour vous.
    — Pour moi ! dit Florine. Ah ! ne cherchez point à me tromper ! Je sais, je sais que vous avez épousé Truitonne ; j’ai reconnu votre anneau à son doigt : je l’ai vue toute brillante des diamants que vous lui avez donnés. Elle est venue m’insulter dans ma triste prison ; chargée d’une riche couronne et d’un manteau royal qu’elle tenait de votre main pendant que j’étais chargée de chaînes et de fers.
    — Vous avez vu Truitonne en cet équipage ? interrompit le roi ; sa mère et elle ont osé vous dire que ces joyaux venaient de moi ? 0 ciel ! est-il possible que j’entende des mensonges si affreux, et que je ne puisse m’en venger aussitôt que je le souhaite ? Sachez qu’elles ont voulu me décevoir, qu’abusant de votre nom, elles m’ont engagé d’enlever cette laide Truitonne ; mais, aussitôt que je connus mon erreur, je voulus l’abandonner, et je choisis enfin d’être Oiseau Bleu sept ans de suite, plutôt que de manquer à la fidélité que vous ai vouée. »
    Florine avait un plaisir si sensible d’entendre parler son aimable amant, qu’elle ne se souvenait plus des malheurs de sa prison. Que ne lui dit-elle pas pour le consoler de sa triste aventure, et pour le persuader qu’elle ne ferait pas moins pour lui qu’il n’avait fait pour elle ? Le jour paraissait, la plupart des officiers étaient déjà levés, que l’Oiseau Bleu et la princesse parlaient encore ensemble. Ils se séparèrent avec mille peines, après s’être promis que toutes les nuits ils s’entretiendraient ainsi.
    La joie de s’être trouvés était si extrême, qu’il n’est point de termes capables de l’exprimer ; chacun de son côté remerciait l’amour et la fortune. Cependant Florine s’inquiétait pour l’Oiseau Bleu : « Qui le garantira des chasseurs, disait-elle, ou de la serre aiguë de quelque aigle, ou de quelque vautour affamé, qui le mangerait avec autant d’appétit que si ce n’était pas un grand roi ? 0 ciel ! que deviendrais-je si ses plumes légères et fines, poussées par le vent, venaient jusque dans ma prison m’annoncer le désastre que je crains ? »Cette pensée empêcha que la pauvre princesse fermât les yeux : car, lorsque l’on aime, les illusions paraissent des vérités, et ce que l’on croyait impossible dans un autre temps semble aisé en celui-là, de sorte qu’elle passa le jour à pleurer, jusqu’à ce que l’heure fût venue de se mettre à sa fenêtre.
    Le charmant Oiseau, caché dans le creux d’un arbre, avait été tout le jour occupé à penser à sa belle princesse. « Que je suis content, disait-il, de l’avoir retrouvée ! qu’elle est engageante ! que je sens vivement les bontés qu’elle me témoigne ! » Ce tendre amant comptait jusqu’aux moindres moments de la pénitence qui l’empêchait de l’épouser, et jamais on n’en a désiré la fin avec plus de passion. Comme il voulait faire à Florine toutes les galanteries dont il était capable, il vola jusqu’à la ville capitale de son royaume ; il alla à son palais, il entra dans son cabinet par une vitre qui était cassée ; il prit des pendants d’oreilles de diamants, si parfaits et si beaux qu’il n’y en avait point au monde qui en approchassent ; il les apporta le soir à Florine, et la pria de s’en parer. « J’y consentirais, lui dit-elle, si vous me voyiez le jour ; mais puisque je ne vous parle que la nuit, je ne les mettrai pas. » L’Oiseau lui promit de prendre si bien son temps, qu’il viendrait à la tour à l’heure qu’elle voudrait : aussitôt elle mit les pendants d’oreilles, et la nuit se passa à causer, comme s’était passée l’autre.
    Le lendemain l’Oiseau Bleu retourna dans son royaume. Il alla à son palais ; il entra dans son cabinet par la vitre rompue, et il en apporta les plus riches bracelets que l’on eût encore vus : ils étaient d’une seule émeraude, taillés en facettes creuses par le milieu, pour y passer la main et le bras.
    « Pensez-vous, lui dit la princesse, que mes sentiments pour vous aient besoin d’être cultivés par des présents ? Ah ! que vous me connaîtriez mal.
    — Non, madame, répliquait-il, je ne crois pas que les bagatelles que je vous offre soient nécessaires pour me conserver votre tendresse ; mais la mienne serait blessée si je négligeais aucune occasion de vous marquer mon attention ; et, quand vous ne me voyez point, ces petits bijoux me rappellent à votre souvenir. »
    Florine lui dit là-dessus mille choses obligeantes, auxquelles il répondit par mille autres qui ne l’étaient pas moins.
    La nuit suivante, l’Oiseau amoureux ne manqua pas d’apporter à sa belle une montre d’une grandeur raisonnable, qui était dans une perle : l’excellence du travail surpassait celle de la matière.
    « Il est inutile de me régaler d’une montre, dit-elle galamment ; quand vous êtes éloigné de moi, les heures me paraissent sans fin ; quand vous êtes avec moi, elles passent comme un songe : ainsi je ne puis leur donner une juste mesure.
    — Hélas ! ma princesse, s’écria l’Oiseau Bleu, j’en ai la même opinion que vous, et je suis persuadé que je renchéris encore sur la délicatesse.
    — Après ce que vous souffrez pour me conserver votre cœur, répliqua-t-elle, je suis en état de croire que vous avez porté l’amitié et l’estime aussi loin qu’elles peuvent aller. »
    Dès que le jour paraissait, l’Oiseau volait dans le fond de son arbre, où des fruits lui servaient de nourriture. Quelquefois encore il chantait de beaux airs : sa voix ravissait les passants, ils l’entendaient et ne voyaient personne, aussi il était conclu que c’étaient des esprits. Cette opinion devint si commune, que l’on n’osait entrer dans le bois, on rapportait mille aventures fabuleuses qui s’y étaient passées, et la terreur générale fit la sûreté particulière de l’Oiseau Bleu.
    Il ne se passait aucun jour sans qu’il fît un présent à Florine : tantôt un collier de perles, ou des bagues des plus brillantes et des mieux mises en œuvre, des attaches de diamants, des poinçons, des bouquets de pierreries qui imitaient la couleur des fleurs, des livres agréables, des médailles, enfin, elle avait un amas de richesses merveilleuses. Elle ne s’en parait jamais que la nuit pour plaire au roi, et le jour, n’ayant pas d’endroit où les mettre, elle les cachait soigneusement dans sa paillasse.
    Deux années s’écoulèrent ainsi sans que Florine se plaignît une seule fois de sa captivité. Et comment s’en serait-elle plainte ? elle avait la satisfaction de parler toute la nuit à ce qu’elle aimait ; il ne s’est jamais tant dit de jolies choses. Bien qu’elle ne vît personne et que l’Oiseau passât le jour dans le creux d’un arbre, ils avaient mille nouveautés à se raconter : la matière était inépuisable, leur cœur et leur esprit fournissaient abondamment des sujets de conversation.
    Cependant la malicieuse reine, qui la retenait si cruellement en prison, faisait d’inutiles efforts pour marier Truitonne. Elle envoyait des ambassadeurs la proposer à tous les princes dont elle connaissait le nom : dès qu’ils arrivaient, on les congédiait brusquement. « S’il s’agissait de la princesse Florine, vous seriez reçus avec joie, leur disait-on ; mais pour Truitonne, elle peut rester vestale sans que personne s’y oppose. » À ces nouvelles, sa mère et elle s’emportaient de colère contre l’innocente princesse qu’elles persécutaient : « Quoi ! malgré sa captivité, cette arrogante nous traversera ! disaient-elles. Quel moyen de lui pardonner les mauvais tours qu’elle nous fait ? Il faut qu’elle ait des correspondances secrètes dans les pays étrangers : c’est tout au moins une criminelle d’État ; traitons-la sur ce pied, et cherchons tous les moyens possibles de la convaincre. »
    Elles finirent leur conseil si tard, qu’il était plus de minuit lorsqu’elles résolurent de monter dans la tour pour l’interroger. Elle était avec l’Oiseau Bleu à la fenêtre, parée de ses pierreries, coiffée de ses beaux cheveux, avec un soin qui n’était pas naturel aux personnes affligées ; sa chambre et son lit étaient jonchés de fleurs, et quelques pastilles d’Espagne qu’elle venait de brûler répandaient une odeur excellente. La reine écouta à la porte ; elle crut entendre chanter un air à deux parties : car Florine avait une voix presque céleste. En voici les paroles, qui lui parurent tendres :
    Que notre sort est déplorable,
    Et que nous souffrons de tourment
    Pour nous aimer trop constamment !
    Mais c’est en vain qu’on nous accable !
    Malgré nos cruels ennemis,
    Nos cœurs seront toujours unis.
    Quelques soupirs finirent leur petit concert.
    « Ah ! ma Truitonne, nous sommes trahies », s’écria la reine en ouvrant brusquement la porte, et se jetant dans la chambre.
    Que devint Florine à cette vue ? Elle poussa promptement sa petite fenêtre, pour donner le temps à l’Oiseau royal de s’envoler. Elle était bien plus occupée de sa conservation que de la sienne propre ; mais il ne se sentit pas la force de s’éloigner : ses yeux perçants lui avaient découvert le péril auquel sa princesse était exposée.
    Il avait vu la reine et Truitonne ; quelle affliction de n’être pas en état de défendre sa maîtresse ! Elles s’approchèrent d’elle comme des furies qui voulaient la dévorer.
    « L’on sait vos intrigues contre l’État, s’écria la reine, ne pensez pas que votre rang vous sauve des châtiments que vous méritez.
    — Et avec qui, madame ? répliqua la princesse. N’êtes-vous pas ma geôlière depuis deux ans ? Ai-je vu d’autres personnes que celles que vous m’avez envoyées ? »
    Pendant qu’elle parlait, la reine et sa fille l’examinaient avec une surprise sans pareille, son admirable beauté et son extraordinaire parure les éblouissaient.
    « Et d’où vous viennent, madame, dit la reine, ces pierreries qui brillent plus que le soleil ? Nous ferez-vous accroire qu’il y en a des mines dans cette tour ?
    — Je les y ai trouvées, répliqua Florine ; c’est tout ce que j’en sais. »
    La reine la regardait attentivement, pour pénétrer jusqu’au fond de son cœur ce qui s’y passait.
    « Nous ne sommes pas vos dupes, dit-elle ; vous pensez nous en faire accroire ; mais, princesse, nous savons ce que vous faites depuis le matin jusqu’au soir. On vous a donné tous ces bijoux dans la seule vue de vous obliger à vendre le royaume de votre père.
    — Je serais fort en état de le livrer ! répondit-elle avec un sourire dédaigneux : une princesse infortunée, qui languit dans les fers depuis si longtemps, peut beaucoup dans un complot de cette nature !
    — Et pour qui donc, reprit la reine, êtes-vous coiffée comme une petite coquette, votre chambre pleine d’odeurs, et votre personne si magnifique, qu’au milieu de la cour vous seriez moins parée ?
    — J’ai assez de loisir, dit la princesse ; il n’est pas extraordinaire que j’en donne quelques moments à m’habiller ; j’en passe tant d’autres à pleurer mes malheurs, que ceux-là ne sont pas à me reprocher.
    — Çà, çà, voyons, dit la reine, si cette innocente personne n’a point quelque traité fait avec les ennemis. »
    Elle chercha elle-même partout ; et venant à la paillasse, qu’elle fit vider, elle y trouva une si grande quantité de diamants, de perles, de rubis, d’émeraudes et de topazes, qu’elle ne savait d’où cela venait. Elle avait résolu de mettre en quelque lieu des papiers pour perdre la princesse ; dans le temps qu’on n’y prenait pas garde, elle en cacha dans la cheminée : mais par bonheur l’Oiseau Bleu était perché au-dessus, qui voyait mieux qu’un lynx, et qui écoutait tout. Il s’écria : « Prends garde à toi, Florine, voilà ton ennemie qui veut te faire une trahison. »
    Cette voix si peu attendue épouvanta à tel point la reine, qu’elle n’osa faire ce qu’elle avait médité. « Vous voyez, madame, dit la princesse, que les esprits qui volent en l’air me sont favorables.
    — Je crois, dit la reine outrée de colère, que les démons s’intéressent pour vous ; mais malgré eux votre père saura se faire justice.
    — Plût au Ciel, s’écria Florine, n’avoir à craindre que la fureur de mon père ! Mais la vôtre, madame, est plus terrible. »
    La reine la quitta, troublée de tout ce qu’elle venait de voir et d’entendre. Elle tint conseil sur ce qu’elle devait faire contre la princesse : on lui dit que, si quelque fée ou quelque enchanteur la prenaient sous leur protection, le vrai secret pour les irriter serait de lui faire de nouvelles peines, et qu’il serait mieux d’essayer de découvrir son intrigue. La reine approuva cette pensée ; elle envoya coucher dans sa chambre une jeune fille qui contrefaisait l’innocente : elle eut l’ordre de lui dire qu’on la mettait auprès d’elle pour la servir. Mais quelle apparence de donner dans un panneau si grossier ? La princesse la regarda comme une espionne, elle ne put ressentir une douleur plus violente. « Quoi ! je ne parlerais plus à cet Oiseau qui m’est si cher ! disait-elle. Il m’aidait à supporter mes malheurs, je soulageais les siens ; notre tendresse nous suffisait. Que va-t-il faire ? Que ferai-je moi-même ? » En pensant à toutes ces choses, elle versait des ruisseaux de larmes.
    Elle n’osait plus se mettre à la petite fenêtre, quoiqu’elle entendît voltiger autour : elle mourait d’envie de lui ouvrir, mais elle craignait d’exposer la vie de ce cher amant. Elle passa un mois entier sans paraître ; l’Oiseau Bleu se désespérait : quelles plaintes ne faisait-il pas ! Comment vivre sans voir sa princesse ? Il n’avait jamais mieux ressenti les maux de l’absence et ceux de la métamorphose ; il cherchait inutilement des remèdes à l’une et à l’autre : après s’être creusé la tête, il ne trouvait rien qui le soulageât.
    L’espionne de la princesse, qui veillait jour et nuit depuis un mois, se sentit si accablée de sommeil, qu’enfin elle s’endormit profondément. Florine s’en aperçut ; elle ouvrit sa petite fenêtre, et dit :
    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.
    Ce sont là ses propres paroles, auxquelles l’on n’a rien voulu changer. L’Oiseau les entendit si bien, qu’il vint promptement sur la fenêtre. Quelle joie de se revoir ! Qu’ils avaient de choses à se dire ! Les amitiés et les protestations de fidélité se renouvelèrent mille et mille fois : la princesse n’ayant pu s’empêcher de répandre des larmes, son amant s’attendrit beaucoup et la consola de son mieux. Enfin, l’heure de se quitter étant venue, sans que la geôlière se fût réveillée, ils se dirent l’adieu du monde le plus touchant. Le lendemain encore l’espionne s’endormit ; la princesse diligemment se mit à la fenêtre, puis elle dit comme la première fois :
    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.
    Aussitôt l’Oiseau vint, et la nuit se passa comme l’autre, sans bruit et sans éclat, dont nos amants étaient ravis : ils se flattaient que la surveillante prendrait tant de plaisir à dormir, qu’elle en ferait autant toutes les nuits. Effectivement, la troisième se passa encore très heureusement ; mais pour celle qui suivit, la dormeuse ayant entendu du bruit, elle écouta sans faire semblant de rien ; puis elle regarda de son mieux, et vit au clair de la lune le plus bel oiseau de l’univers qui parlait à la princesse, qui la caressait avec sa patte, qui la becquetait doucement ; enfin elle entendit plusieurs choses de leur conversation, et demeura très étonnée : car l’Oiseau parlait comme un amant, et la belle Florine lui répondait avec tendresse.
    Le jour parut, ils se dirent adieu ; et, comme s’ils eussent eu un pressentiment de leur prochaine disgrâce, ils se quittèrent avec une peine extrême. La princesse se jeta sur son lit toute baignée de ses larmes, et le roi retourna dans le creux de son arbre. Sa geôlière courut chez la reine ; elle lui apprit tout ce qu’elle avait vu et entendu. La reine envoya quérir Truitonne et ses confidentes ; elles raisonnèrent longtemps ensemble, et conclurent que l’Oiseau Bleu était le roi Charmant. « Quel affront ! s’écria la reine, quel affront, ma Truitonne ! Cette insolente princesse, que je croyais si affligée, jouissait en repos des agréables conversations de notre ingrat ! Ah ! je me vengerai d’une manière si sanglante qu’il en sera parlé. » Truitonne la pria de n’y perdre pas un moment ; et, comme elle se croyait plus intéressée dans l’affaire que la reine, elle mourait de joie lorsqu’elle pensait à tout ce qu’on ferait pour désoler l’amant et la maîtresse.
    La reine renvoya l’espionne dans la tour ; elle lui ordonna de ne témoigner ni soupçon, ni curiosité, et de paraître plus endormie qu’à l’ordinaire. Elle se coucha de bonne heure, elle ronfla de son mieux, et la pauvre princesse déçue, ouvrant la petite fenêtre, s’écria :
    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.
    Mais elle l’appela toute la nuit inutilement, il ne parut point : car la méchante reine avait fait attacher au cyprès des épées, des couteaux, des rasoirs, des poignards ; et, lorsqu’il vint à tire-d’aile s’abattre dessus, ces armes meurtrières lui coupèrent les pieds ; il tomba sur d’autres, qui lui coupèrent les ailes ; et enfin, tout percé, il se sauva avec mille peines jusqu’à son arbre, laissant une longue trace de sang.
    Que n’étiez-vous là, belle princesse, pour soulager cet Oiseau royal ? Mais elle serait morte, si elle l’avait vu dans un état si déplorable. Il ne voulait prendre aucun soin de sa vie, persuadé que c’était Florine qui lui avait fait jouer ce mauvais tour. « Ah ! barbare, disait-il douloureusement, est-ce ainsi que tu paies la passion la plus pure et la plus tendre qui sera jamais ? Si tu voulais ma mort, que ne me la demandais-tu toi-même ? Elle m’aurait été chère de ta main. Je venais te trouver avec tant d’amour et de confiance ! Je souffrais pour toi, et je souffrais sans me plaindre ! Quoi ! tu m’as sacrifié à la plus cruelle des femmes !
    Elle était notre ennemie commune ; tu viens de faire ta paix à mes dépens. C’est toi, Florine, c’est toi qui me poignardes ! Tu as emprunté la main de Truitonne, et tu l’as conduite jusque dans mon sein ! » Ces funestes idées l’accablèrent à un tel point qu’il résolut de mourir.
    Mais son ami l’enchanteur, qui avait vu revenir chez lui les grenouilles volantes avec le chariot sans que le roi parût, se mit si en peine de ce qui pouvait lui être arrivé, qu’il parcourut huit fois toute la terre pour le chercher, sans qu’il lui fût possible de le trouver.
    Il faisait son neuvième tour, lorsqu’il passa dans le bois où il était, et, suivant les règles qu’il s’était prescrites, il sonna du cor assez longtemps, et puis il cria cinq fois de toute sa force : « Roi Charmant, roi Charmant, où êtes-vous ? »
    Le roi reconnut la voix de son meilleur ami :
    « Approchez, lui dit-il, de cet arbre, et voyez le malheureux roi que vous chérissez, noyé dans son sang. »
    L’enchanteur, tout surpris, regardait de tous côtés sans rien voir : « Je suis Oiseau Bleu », dit le roi d’une voix faible et languissante. A ces mots, l’enchanteur le trouva sans peine dans son petit nid. Un autre que lui aurait été étonné plus qu’il ne le fut ; mais il n’ignorait aucun tour de l’art nécromancien : il ne lui en coûta que quelques paroles pour arrêter le sang qui coulait encore ; et avec des herbes qu’il trouva dans le bois, et sur lesquelles il dit deux mots de grimoire, il guérit le roi aussi parfaitement que s’il n’avait pas été blessé.
    Il le pria ensuite de lui apprendre par quelle aventure il était devenu Oiseau, et qui l’avait blessé si cruellement. Le roi contenta sa curiosité : il lui dit que c’était Florine qui avait décelé le mystère amoureux des visites secrètes qu’il lui rendait, et que, pour faire sa paix avec la reine, elle avait consenti à laisser garnir le cyprès de poignards et de rasoirs, par lesquels il avait été presque haché ; il se récria mille fois sur l’infidélité de cette princesse, et dit qu’il s’estimerait heureux d’être mort avant d’avoir connu son méchant cœur.
    Le magicien se déchaîna contre elle et contre toutes les femmes ; il conseilla au roi de l’oublier. « Quel malheur serait le vôtre, lui dit-il, si vous étiez capable d’aimer plus longtemps cette ingrate ! Après ce qu’elle vient de vous faire, l’on en doit tout craindre. » L’Oiseau Bleu n’en put demeurer d’accord, il aimait encore trop chèrement Florine ; et l’enchanteur, qui connut ses sentiments malgré le soin qu’il prenait de les cacher, lui dit d’une manière agréable :
    Accablé d’un cruel malheur,
    En vain l’on parle et l’on raisonne,
    On n’écoute que sa douleur,
    Et point les conseils qu’on nous donne.
    Il faut laisser faire le temps ;
    Chaque chose a son point de vue ;
    Et quand l’heure n’est pas venue,
    On se tourmente vainement.
    Le royal Oiseau en convint, et pria son ami de le porter chez lui et de le mettre dans une cage où il fût à couvert de la patte du chat et de toute arme meurtrière. « Mais, lui dit l’enchanteur, resterez-vous encore cinq ans dans un état si déplorable et si peu convenable à vos affaires et à votre dignité ? Car enfin, vous avez des ennemis qui soutiennent que vous êtes mort ; ils veulent envahir votre royaume : je crains bien que vous ne l’ayez perdu avant d’avoir recouvré votre première forme.
    — Ne pourrais-je pas, répliqua-t-il, aller dans mon palais et gouverner tout comme je faisais ordinairement ?
    — Oh ! s’écria son ami, la chose est difficile ! Tel qui veut obéir à un homme ne veut pas obéir à un perroquet ; tel vous craint étant roi, étant environné de grandeur et de faste, qui vous arrachera toutes les plumes, vous voyant un petit oiseau.
    — Ah ! faiblesse humaine ! brillant extérieur ! s’écria le roi, encore que tu ne signifies rien pour le mérite et la vertu, tu ne laisses pas d’avoir des endroits décevants, dont on ne saurait presque se défendre ! Eh bien, continua-t-il, soyons philosophe, méprisons ce que nous ne pouvons obtenir : notre parti ne sera point le plus mauvais.
    — Je ne me rends pas sitôt, dit le magicien, j’espère trouver quelques bons expédients. »
    Florine, la triste Florine, désespérée de ne plus voir le roi, passait les jours et les nuits à la fenêtre, répétant sans cesse :
    Oiseau Bleu, couleur du temps,
    Vole à moi promptement.
    La présence de son espionne ne l’en empêchait point ; son désespoir était tel, qu’elle ne ménageait plus rien.
    « Qu’êtes-vous devenu, roi Charmant ? s’écria-t-elle. Nos communs ennemis vous ont-ils fait ressentir les cruels effets de leur rage ? Avez-vous été sacrifié à leurs fureurs ? Hélas ! hélas ! n’êtes-vous plus ? Ne dois-je plus vous voir ? ou, fatigué de mes malheurs, m’avez-vous abandonnée à la dureté de mon sort ? » Que de larmes, que de sanglots suivaient ces tendres plaintes ! Que les heures étaient devenues longues par l’absence d’un amant si aimable et si cher ! La princesse, abattue, malade, maigre et changée, pouvait à peine se soutenir ; elle était persuadée que tout ce qu’il y a de plus funeste était arrivé au roi.
    La reine et Truitonne triomphaient ; la vengeance leur faisait plus de plaisir que l’offense ne leur avait fait de peine. Et, au fond, de quelle offense s’agissait-il ? Le roi Charmant n’avait pas voulu épouser un petit monstre qu’il avait mille sujets de haïr.
    Cependant le père de Florine, qui devenait vieux, tomba malade et mourut. La fortune de la méchante reine et sa fille changea de face : elles étaient regardées comme des favorites qui avaient abusé de leur faveur, le peuple mutiné courut au palais demander la princesse Florine, la reconnaissant pour souveraine. La reine, irritée, voulut traiter l’affaire avec hauteur ; elle parut sur un balcon et menaça les mutins. En même temps la sédition devint générale ; on enfonce les portes de son appartement, on le pille, et on l’assomme à coups de pierres. Truitonne s’enfuit chez sa marraine la fée Soussio ; elle ne courait pas moins de dangers que sa mère.
    Les grands du royaume s’assemblèrent promptement et montèrent à la tour, où la princesse était fort malade : elle ignorait la mort de son père et le supplice de son ennemie. Quand elle entendit tant de bruit, elle ne douta pas qu’on ne vînt la prendre pour la faire mourir ; elle n’en fut point effrayée : la vie lui était odieuse depuis qu’elle avait perdu l’Oiseau Bleu. Mais ses sujets s’étant jetés à ses pieds, lui apprirent le changement qui venait d’arriver à sa fortune ; elle n’en fut point émue. Ils la portèrent dans son palais et la couronnèrent. Les soins infinis que l’on prit de sa santé, et l’envie qu’elle avait d’aller chercher l’Oiseau Bleu, contribuèrent beaucoup à la rétablir, et lui donnèrent bientôt assez de force pour nommer un conseil, afin d’avoir soin de son royaume en son absence ; et puis elle prit pour des mille millions de pierreries, et elle partit une nuit toute seule, sans que personne sût où elle allait.
    L’enchanteur qui prenait soin des affaires du roi Charmant, n’ayant pas assez de pouvoir pour détruire ce que Soussio avait fait, s’avisa de l’aller trouver et de lui proposer quelque accommodement en faveur duquel elle rendrait au roi sa figure naturelle : il prit les grenouilles et vola chez la fée, qui causait dans ce moment avec Truitonne. D’un enchanteur à une fée il n’y a que la main ; ils se connaissaient depuis cinq ou six cents ans, et dans cet espace de temps ils avaient été mille fois bien et mal ensemble. Elle le reçut très agréablement : « Que veut mon compère ? lui dit-elle (c’est ainsi qu’ils se nomment tous). Y a-t’il quelque chose pour son service qui dépende de moi ?
    — Oui, ma commère, dit le magicien ; vous pouvez tout pour ma satisfaction ; il s’agit du meilleur de mes amis, d’un roi que vous avez rendu infortuné.
    — Ah ! ah ! je vous entends, compère, s’écria Soussio ; j’en suis fâchée, mais il n’y a point de grâce à espérer pour lui, s’il ne veut épouser ma filleule ; la voilà belle et jolie, comme vous voyez : qu’il se consulte. »
    L’enchanteur pensa demeurer muet, il la trouva laide ; cependant il ne pouvait se résoudre à s’en aller sans régler quelque chose avec elle, parce que le roi avait couru mille risques depuis qu’il était en cage. Le clou qui l’accrochait s’était rompu ; la cage était tombée, et Sa Majesté emplumée souffrit beaucoup de cette chute ; Minet, qui se trouvait dans la chambre lorsque cet accident arriva, lui donna un coup de griffe dans l’œil dont il pensa rester borgne. Une autre fois on avait oublié de lui donner à boire ; il allait le grand chemin d’avoir la pépie, quand on l’en garantit par quelques gouttes d’eau.
    Un petit coquin de singe, s’étant échappé, attrapa ses plumes au travers des barreaux de sa cage, et il l’épargna aussi peu qu’il aurait fait un geai ou un merle. Le pire de tout cela, c’est qu’il était sur le point de perdre son royaume ; ses héritiers faisaient tous les jours des fourberies nouvelles pour prouver qu’il était mort. Enfin l’enchanteur conclut avec sa commère Soussio qu’elle mènerait Truitonne dans le palais du roi Charmant ; qu’elle y resterait quelques mois, pendant lesquels il prendrait sa résolution de l’épouser, et qu’elle lui rendrait sa figure ; quitte à reprendre celle d’oiseau, s’il ne voulait pas se marier.
    La fée donna des habits tout d’or et d’argent à Truitonne, puis elle la fit monter en trousse derrière elle sur un dragon, et elles se rendirent au royaume de Charmant, qui venait d’y arriver avec son fidèle ami l’enchanteur. En trois coups de baguette il se vit le même qu’il avait été, beau, aimable, spirituel et magnifique ; mais il achetait bien cher le temps dont on diminuait sa pénitence : la seule pensée d’épouser Truitonne le faisait frémir. L’enchanteur lui disait les meilleures raisons qu’il pouvait, elles ne faisaient qu’une médiocre impression sur son esprit ; et il était moins occupé de la conduite de son royaume que des moyens de proroger le terme que Soussio lui avait donné pour épouser Truitonne.
    Cependant la reine Florine, déguisée sous un habit de paysanne, avec ses cheveux épars et mêlés, qui cachaient son visage, un chapeau de paille sur la tête, un sac de toile sur son épaule, commença son voyage, tantôt à pied, tantôt à cheval, tantôt par mer, tantôt par terre : elle faisait toute la diligence possible ; mais, ne sachant où elle devait tourner ses pas, elle craignait toujours d’aller d’un côté pendant que son aimable roi serait de l’autre.
    Un jour qu’elle s’était arrêtée au bord d’une fontaine dont l’eau argentée bondissait sur de petits cailloux, elle eut envie de se laver les pieds ; elle s’assit sur le gazon, elle releva ses blonds cheveux avec un ruban, et mit ses pieds dans le ruisseau : elle ressemblait à Diane qui se baigne au retour d’une chasse. Il passa dans cet endroit une petite vieille toute voûtée, appuyée sur un gros bâton ; elle s’arrêta, et lui dit :
    « Que faites-vous là, ma belle fille ? vous êtes bien seule !
    — Ma bonne mère, dit la reine, je ne laisse pas d’être en grande compagnie, car j’ai avec moi les chagrins, les inquiétudes et les déplaisirs. »
    A ces mots, ses yeux se couvrirent de larmes.
    « Quoi ! si jeune, vous pleurez, dit la bonne femme. Ah ! ma fille, ne vous affligez pas. Dites-moi ce que vous avez sincèrement, et j’espère vous soulager. »
    La reine le voulut bien ; elle lui conta ses ennuis, la conduite que la fée Soussio avait tenue dans cette affaire, et enfin comme elle cherchait l’Oiseau Bleu.
    La petite vieille se redresse, s’agence, change tout d’un coup de visage, paraît belle, jeune, habillée superbement ; et regardant la reine avec un sourire gracieux : « Incomparable Florine, lui dit-elle, le roi que vous cherchez n’est plus oiseau : ma sœur Soussio lui a rendu sa première figure, il est dans son royaume ; ne vous affligez point ; vous y arriverez, et vous viendrez à bout de votre dessein. Voici quatre œufs ; vous les casserez dans vos pressants besoins, et vous y trouverez des secours qui vous seront utiles. »
    En achevant ces mots, elle disparut. Florine se sentit fort consolée de ce qu’elle venait d’entendre ; elle mit les œufs dans son sac, et tourna ses pas vers le royaume de Charmant.
    Après avoir marché huit jours et huit nuits sans s’arrêter, elle arrive au pied d’une montagne prodigieuse par sa hauteur, toute d’ivoire, et si droite que l’on n’y pouvait mettre les pieds sans tomber. Elle fit mille tentatives inutiles ; elle glissait, elle se fatiguait, et, désespérée d’un obstacle si insurmontable, elle se coucha au pied de la montagne, résolue de s’y laisser mourir, quand elle se souvint des œufs que la fée lui avait donnés. Elle en prit un : « Voyons, dit-elle, si elle ne s’est point moquée de moi en me promettant les secours dont j’aurais besoin. » Dès qu’elle l’eut cassé, elle y trouva de petits crampons d’or, qu’elle mit à ses pieds et à ses mains. Quand elle les eut, elle monta la montagne d’ivoire sans aucune peine, car les crampons entraient dedans et l’empêchaient de glisser. Lorsqu’elle fut tout en haut, elle eut de nouvelles peines pour descendre : toute la vallée était d’une seule glace de miroir. Il y avait autour plus de soixante mille femmes qui s’y miraient avec un plaisir extrême, car ce miroir avait bien deux lieues de large et six de haut. Chacune s’y voyait selon ce qu’elle voulait être : la rouge y paraissait blonde, la brune avait les cheveux noirs, la vieille croyait être jeune, la jeune n’y vieillissait point ; enfin, tous les défauts y étaient si bien cachés, que l’on y venait des quatre coins du monde. Il y avait de quoi mourir de rire, de voir les grimaces et les minauderies que la plupart de ces coquettes faisaient. Cette circonstance n’y attirait pas moins d’hommes ; le miroir leur plaisait aussi.
    Il faisait paraître aux uns de beaux cheveux, aux autres la taille plus haute et mieux prise, l’air martial, et meilleure mine. Les femmes, dont ils se moquaient, ne se moquaient pas moins d’eux ; de sorte que l’on appelait cette montagne de mille noms différents. Personne n’était jamais parvenu jusqu’au sommet ; et, quand on vit Florine, les dames poussèrent de longs cris de désespoir : « Où va cette malavisée ? disaient-elles. Sans doute qu’elle a assez d’esprit pour marcher sur notre glace ; du premier pas elle brisera tout. » Elles faisaient un bruit épouvantable.
    La reine ne savait comment faire, car elle voyait un grand péril à descendre par là ; elle cassa un autre œuf, dont il sortit deux pigeons et un chariot, qui devint en même temps assez grand pour s’y placer commodément ; puis les pigeons descendirent doucement avec la reine, sans qu’il lui arrivât rien de fâcheux. Elle leur dit : « Mes petits amis, si vous vouliez me conduire jusqu’au lieu où le roi Charmant tient sa cour, vous n’obligeriez point une ingrate. » Les pigeons, civils et obéissants, ne s’arrêtèrent ni jour ni nuit qu’ils ne fussent arrivés aux portes de la ville. Florine descendit et leur donna à chacun un doux baiser plus estimable qu’une couronne.
    Oh ! que le cœur lui battit en entrant ! elle se barbouilla le visage pour n’être point connue. Elle demanda aux passants où elle pouvait voir le roi. Quelques-uns se prirent à rire ! « Voir le roi ? lui dirent-ils ; oh ! que lui veux-tu, ma mie Souillon ? Va, va te décrasser, tu n’as pas les yeux assez bons pour voir un tel monarque. » La reine ne répondit rien : elle s’éloigna doucement et demanda encore à ceux qu’elle rencontra où elle se pourrait mettre pour voir le roi.
    « Il doit venir demain au temple avec la princesse Truitonne lui dit-on ; car enfin il consent à l’épouser. »
    Ciel ! quelle nouvelle ! Truitonne, l’indigne Truitonne sur le point d’épouser le roi ! Florine pensa mourir ; elle n’eut plus de force pour parler ni pour marcher : elle se mit sous une porte, assise sur des pierres, bien cachée de ses cheveux et de son chapeau de paille. « Infortunée que je suis ! disait-elle, je viens ici pour augmenter le triomphe de ma rivale et me rendre témoin de sa satisfaction ! C’était donc à cause d’elle que l’Oiseau Bleu cessa de me venir voir ! C’était pour ce petit monstre qu’il me faisait la plus cruelle de toutes les infidélités, pendant qu’abîmée dans la douleur je m’inquiétais pour la conservation de sa vie ! Le traître avait changé ; et, se souvenant moins de moi que s’il ne m’avait jamais vue, il me laissait le soin de m’affliger de sa trop longue absence, sans se soucier de la mienne. »
    Quand on a beaucoup de chagrin, il est rare d’avoir bon appétit ; la reine chercha où se loger, et se coucha sans souper. Elle se leva avec le jour, elle courut au temple ; elle n’y entra qu’après avoir essuyé mille rebuffades des gardes et des soldats. Elle vit le trône du roi et celui de Truitonne, qu’on regardait déjà comme la reine. Quelle douleur pour une personne aussi tendre et aussi délicate que Florine ! Elle s’approcha du trône de sa rivale ; elle se tint debout, appuyée contre un pilier de marbre. Le roi vint le premier, plus beau et plus aimable qu’il eût été de sa vie. Truitonne parut ensuite, richement vêtue, et si laide, qu’elle en faisait peur. Elle regarda la reine en fronçant le sourcil.
    « Qui es-tu, lui dit-elle, pour oser t’approcher de mon excellente figure, et si près de mon trône d’or ?
    — Je me nomme Mie-Souillon, répondit-elle ; je viens de loin pour vous vendre des raretés. » Elle fouilla aussitôt dans son sac de toile ; elle en tira des bracelets d’émeraude que le roi Charmant lui avait donnés. « Ho ! ho ! dit Truitonne, voilà de jolies verrines ; en veux-tu une pièce de cinq sous ?
    — Montrez-les, madame, aux connaisseurs, dit la reine, et puis nous ferons notre marché. »
    Truitonne, qui aimait le roi plus tendrement qu’une telle bête n’en était capable, étant ravie de trouver des occasions de lui parler, s’avança jusqu’à son trône et lui montra les bracelets, le priant de lui dire son sentiment. A la vue de ces bracelets, il se souvint de ceux qu’il avait donnés à Florine ; il pâlit, il soupira, et fut longtemps sans répondre ; enfin, craignant qu’on ne s’aperçût de l’état où ses différentes pensées le réduisaient, il se fit un effort et lui répliqua :
    « Ces bracelets valent, je crois, autant que mon royaume ; je pensais qu’il n’y en avait qu’une paire au monde, mais en voilà de semblables. »
    Truitonne revint de son trône, où elle avait moins bonne mine qu’une huître à l’écaille ; elle demanda à la reine combien, sans surfaire, elle voulait de ces bracelets.
    « Vous auriez trop de peine à me les payer, madame, dit-elle ; il vaut mieux vous proposer un autre marché. Si vous me voulez procurer de coucher une nuit dans le cabinet des Echos qui est au palais du roi, je vous donnerai mes émeraudes.
    — Je le veux bien, Mie-Souillon », dit Truitonne en riant comme une perdue et montrant des, dents plus longues que les défenses d’un sanglier.
    Le roi ne s’informa point d’où venaient ces bracelets, moins par indifférence pour celle qui les présentait (bien qu’elle ne fût guère propre à faire naître la curiosité), que par un éloignement invincible qu’il sentait pour Truitonne. Or, il est à propos qu’on sache que, pendant qu’il était Oiseau Bleu, il avait conté à la princesse qu’il y avait sous son appartement un cabinet, qu’on appelait le cabinet des Échos, qui était si ingénieusement fait, que tout ce qui s’y disait fort bas était entendu du roi lorsqu’il était couché dans sa chambre ; et, comme Florine voulait lui reprocher son infidélité, elle n’en avait point imaginé de meilleur moyen.
    On la mena dans le cabinet par ordre de Truitonne : elle commença ses plaintes et ses regrets. « Le malheur dont je voulais douter n’est que trop certain, cruel Oiseau Bleu ! dit-elle ; tu m’as oubliée, tu aimes mon indigne rivale ! Les bracelets que j’ai reçus de ta déloyale main n’ont pu me rappeler à ton souvenir, tant j’en suis éloignée ! » Alors les sanglots interrompirent ses paroles, et, quand elle eut assez de forces pour parler, elle se plaignit encore et continua jusqu’au jour. Les valets de chambre l’avaient entendue toute la nuit gémir et soupirer : ils le dirent à Truitonne, qui lui demanda quel tintamarre elle avait fait.
    La reine lui dit qu’elle dormait si bien, qu’ordinairement elle rêvait et qu’elle parlait très souvent haut. Pour le roi, il ne l’avait point entendue, par une fatalité étrange : c’est que, depuis qu’il avait aimé Florine, il ne pouvait plus dormir, et lorsqu’il se mettait au lit pour prendre quelque repos, on lui donnait de l’opium.
    La reine passa une partie du jour dans une étrange inquiétude. « S’il m’a entendue, disait-elle, se peut-il une indifférence plus cruelle ? S’il ne m’a pas entendue, que ferai-je pour parvenir à me faire entendre ? » Il ne se trouvait plus de raretés extraordinaires, car des pierreries sont toujours belles ; mais il fallait quelque chose qui piquât le goût de Truitonne : elle eut recours à ses œufs. Elle en cassa un ; aussitôt il en sortit un petit carrosse d’acier poli, garni d’or de rapport : il était attelé de six souris vertes, conduites par un raton couleur de rose, et le postillon, qui était aussi de famille ratonnière, était gris de lin. Il y avait dans ce carrosse quatre marionnettes plus fringantes et plus spirituelles que toutes celles qui paraissent aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent ; elles faisaient des choses surprenantes, particulièrement deux petites Égyptiennes qui, pour danser la sarabande et les passe-pieds, ne l’auraient pas cédé à Léance.
    La reine demeura ravie de ce nouveau chef-d’œuvre de l’art nécromancien ; elle ne dit mot jusqu’au soir, qui était l’heure que Truitonne allait à la promenade ; elle se mit dans une allée, faisant galoper ses souris, qui traînaient le carrosse, les ratons et les marionnettes. Cette nouveauté étonna si fort Truitonne, qu’elle s’écria deux ou trois fois :
    « Mie-Souillon, Mie-Souillon, veux-tu cinq sous du carrosse et de ton attelage souriquois ?
    — Demandez aux gens de lettres et aux docteurs de ce royaume, dit Florine, ce qu’une telle merveille peut valoir, et je m’en rapporterai à l’estimation du plus savant. »
    Truitonne, qui était absolue en tout, lui répliqua : « Sans m’importuner plus longtemps de ta crasseuse présence, dis-m’en le prix.
    — Dormir encore dans le cabinet des Échos, dit-elle, est tout ce que je demande.
    — Va, pauvre bête, répliqua Truitonne, tu n’en seras pas refusée » ; et se tournant vers ses dames : « Voilà une sotte créature, dit-elle, de retirer si peu d’avantages de ses raretés. »
    La nuit vint. Florine dit tout ce qu’elle put imaginer de plus tendre, et elle le dit aussi inutilement qu’elle l’avait déjà fait, parce que le roi ne manquait jamais de prendre son opium. Les valets de chambre disaient entre eux :
    « Sans doute que cette paysanne est folle : qu’est-ce qu’elle raisonne toute la nuit ?
    — Avec cela, disaient les autres, il ne laisse pas d’y avoir de l’esprit et de la passion dans ce qu’elle conte. »
    Elle attendait impatiemment le jour, pour voir quel effet ses discours auraient produit. « Quoi ! ce barbare est devenu sourd à ma voix ! disait-elle. Il n’entend plus sa chère Florine ? Ah ! quelle faiblesse de l’aimer encore ! que je mérite bien les marques de mépris qu’il me donne ! »
    Mais elle y pensait inutilement, elle ne pouvait se guérir de sa tendresse. Il n’y avait plus qu’un œuf dans son sac dont elle dût espérer du secours ; elle le cassa : il en sortit un pâté de six oiseaux qui étaient bardés, cuits et fort bien apprêtés ; avec cela ils chantaient merveilleusement bien, disaient la bonne aventure, et savaient mieux la médecine qu’Esculape. La reine resta charmée d’une chose si admirable ; elle alla avec son pâté parlant dans l’antichambre de Truitonne.
    Comme elle attendait qu’elle passât, un des valets de chambre du roi s’approcha d’elle et lui dit :
    « Ma Mie-Souillon, savez-vous bien que, si le roi ne prenait pas de l’opium pour dormir, vous l’étourdiriez assurément ? car vous jasez la nuit d’une manière surprenante. »
    Florine ne s’étonna plus de ce qu’il ne l’avait pas entendue ; elle fouilla dans son sac et lui dit :
    « Je crains si peu d’interrompre le repos du roi, que, si vous voulez ne point lui donner d’opium ce soir, en cas que je couche dans ce même cabinet, toutes ces perles et tous ces diamants seront pour vous. »
    Le valet de chambre y consentit et lui en donna sa parole.
    A quelques moments de là, Truitonne vint ; elle aperçut la reine avec son pâté, qui feignait de le vouloir manger : « Que fais-tu là, Mie-Souillon ? lui dit-elle.
    — Madame, répliqua Florine, je mange des astrologues, des musiciens et des médecins. »
    En même temps tous les oiseaux se mettent à chanter plus mélodieusement que des sirènes ; puis ils s’écrièrent : « Donnez la pièce blanche et nous vous dirons votre bonne aventure. » Un canard, qui dominait, dit plus haut que les autres : « Can, can, can, je suis médecin, je guéris de tous les maux et de toute sorte de folie, hormis de celle d’amour. »
    Truitonne, plus surprise de tant de merveilles qu’elle l’eût été de ses jours, jura « Par la vertu-chou, voilà un excellent pâté ! je le veux avoir ; çà, çà, Mie-SouilIon, que t’en donnerai-je ?
    — Le prix ordinaire, dit-elle : coucher dans le cabinet des Échos, et rien davantage.
    — Tiens, dit généreusement Truitonne (car elle était de belle humeur par l’acquisition d’un tel pâté), tu en auras une pistole. »
    Florine, plus contente qu’elle l’eût encore été, parce qu’elle espérait que le roi l’entendrait, se retira en la remerciant.
    Dès que la nuit parut, elle se fit conduire dans le cabinet, souhaitant avec ardeur que le valet de chambre lui tînt parole, et qu’au lieu de donner de l’opium au roi il lui présentât quelque autre chose qui pût le tenir éveillé. Lorsqu’elle crut que chacun s’était endormi, elle commença ses plaintes ordinaires. « A combien de périls me suis-je exposée, disait-elle, pour te chercher, pendant que tu me fuis et que tu veux épouser Truitonne. Que t’ai-je donc fait, cruel, pour oublier tes serments ? Souviens-toi de ta métamorphose, de mes bontés, de nos tendres conversations. » Elle les répéta presque toutes, avec une mémoire qui prouvait assez que rien ne lui était plus cher que ce souvenir.
    Le roi ne dormait point, et il entendait si distinctement la voix de Florine et toutes ses paroles, qu’il ne pouvait comprendre d’où elles venaient ; mais son cœur, pénétré de tendresse, lui rappela si vivement l’idée de son incomparable princesse qu’il sentit sa séparation avec la même douleur qu’au moment où les couteaux l’avaient blessé sur le cyprès. Il se mit à parler de son côté comme la reine avait fait du sien : « Ah ! princesse, dit-il, trop cruelle pour un amant qui vous adorait ! est-il possible que vous m’ayez sacrifié à nos communs ennemis ! »
    Florine entendit ce qu’il disait, et ne manqua pas de lui répondre et de lui apprendre que, s’il voulait entretenir la Mie-Souillon, il serait éclairci de tous les mystères qu’il n’avait pu pénétrer jusqu’alors. À ces mots, le roi, impatient, appela un de ses valets de chambre et lui demanda s’il ne pouvait point trouver Mie-Souillon et l’amener. Le valet de chambre répliqua que rien n’était plus aisé, parce qu’elle couchait dans le cabinet des Échos.
    Le roi ne savait qu’imaginer. Quel moyen de croire qu’une si grande reine que Florine fût déguisée en souillon ? Et quel moyen de croire que Mie-Souillon eût la voix de la reine et sût des secrets si particuliers, à moins que ce ne fût elle-même ? Dans cette incertitude il se leva, et, s’habillant avec précipitation, il descendit par un degré dérobé dans le cabinet des Échos, dont la reine avait ôté la clef, mais le roi en avait une qui ouvrait toutes les portes du palais.
    Il la trouva avec une légère robe de taffetas blanc, qu’elle portait sous ses vilains habits ; ses beaux cheveux couvraient ses épaules ; elle était couchée sur un lit de repos, et une lampe un peu éloignée ne rendait qu’une lumière sombre. Le roi entra tout d’un coup ; et, son amour l’emportant sur son ressentiment, dès qu’il la reconnut il vint se jeter à ses pieds, il mouilla ses mains de ses larmes et pensa mourir de joie, de douleur et de mille pensées différentes qui lui passèrent en même temps dans l’esprit.
    La reine ne demeura pas moins troublée ; son cœur se serra, elle pouvait à peine soupirer. Elle regardait fixement le roi sans lui rien dire ; et, quand elle eut la force de lui parler, elle n’eut pas celle de lui faire des reproches ; le plaisir de le revoir lui fit oublier pour quelque temps les sujets de plainte qu’elle croyait avoir. Enfin, ils s’éclaircirent, ils se justifièrent ; leur tendresse se réveilla ; et tout ce qui les embarrassait, c’était la fée Soussio.
    Mais dans ce moment, l’enchanteur, qui aimait le roi, arriva avec une fée fameuse : c’était justement celle qui donna les quatre œufs à Florine. Après les premiers compliments, l’enchanteur et la fée déclarèrent que, leur pouvoir étant uni en faveur du roi et de la reine, Soussio ne pouvait rien contre eux, et qu’ainsi leur mariage ne recevrait aucun retardement.
    Il est aisé de se figurer la joie de ces deux jeunes amants : dès qu’il fut jour, on la publia dans tout le palais, et chacun était ravi de voir Florine. Ces nouvelles allèrent jusqu’à Truitonne ; elle accourut chez le roi ; quelle surprise d’y trouver sa belle rivale ! Dès qu’elle voulut ouvrir la bouche pour lui dire des injures, l’enchanteur et la fée parurent, qui la métamorphosèrent en truie, afin qu’il lui restât au moins une partie de son nom et de son naturel grondeur.
    Elle s’enfuit toujours grognant jusque dans la basse-cour, où de longs éclats de rire que l’on fit sur elle achevèrent de la désespérer.
    Le roi Charmant et la reine Florine, délivrés d’une personne si odieuse, ne pensèrent plus qu’à la fête de leurs noces ; la galanterie et la magnificence y parurent également ; il est aisé de juger de leur félicité, après de si longs malheurs.
    Quand Truitonne aspirait à l’hymen de Charmant,
    Et que, sans avoir pu lui plaire,
    Elle voulait former ce triste engagement
    Que la mort seule peut défaire,
    Qu’elle était imprudente, hélas !
    Sans doute elle ignorait qu’un pareil mariage
    Devient un funeste esclavage,
    Si l’amour ne le forme pas.
    Je trouve que Charmant fut sage.
    A mon sens, il vaut beaucoup mieux
    Être Oiseau Bleu, corbeau, devenir hibou même,
    Que d’éprouver la peine extrême
    D’avoir ce que l’on hait toujours devant les yeux,
    En ces sortes d’hymens notre siècle est fertile :
    Les hymens seraient plus heureux,
    Si l’on trouvait encore quelque enchanteur habile
    Qui voulût s’opposer à ces coupables nœuds,
    Et ne jamais souffrir que l’hyménée unisse,
    Par intérêt ou par caprice,
    Deux cœurs infortunés, s’ils ne s’aiment tous deux.

     

     

     

     

     


     

     

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    Histoire d'un merle blanc

     

     

    I


    Qu’il est glorieux, mais qu’il est pénible d’être en ce monde un merle exceptionnel ! Je ne suis point un oiseau fabuleux, et M. de Buffon m’a décrit. Mais, hélas ! je suis extrêmement rare et très difficile à trouver. Plût au ciel que je fusse tout à fait impossible !
    Mon père et ma mère étaient deux bonnes gens qui vivaient, depuis nombre d’années, au fond d’un vieux jardin retiré du Marais. C’était un ménage exemplaire. Pendant que ma mère, assise dans un buisson fourré, pondait régulièrement trois fois par an, et couvait, tout en sommeillant, avec une religion patriarcale, mon père, encore fort propre et fort pétulant, malgré son grand âge, picorait autour d’elle toute la journée, lui apportant de beaux insectes qu’il saisissait délicatement par le bout de la queue pour ne pas dégoûter sa femme, et, la nuit venue, il ne manquait jamais, quand il faisait beau, de la régaler d’une chanson qui réjouissait tout le voisinage. Jamais une querelle, jamais le moindre nuage n’avait troublé cette douce union.
    À peine fus-je venu au monde, que, pour là première fois de sa vie, mon père commença à montrer de la mauvaise humeur. Bien que je ne fusse encore que d’un gris douteux, il ne reconnaissait en moi ni la couleur, ni la tournure de sa nombreuse postérité.
    — Voilà un sale enfant, disait-il quelquefois en me regardant de travers ; il faut que ce gamin-là aille apparemment se fourrer dans tous les plâtras et tous les tas de boue qu’il rencontre, pour être toujours si laid et si crotté.
    — Eh, mon Dieu ! mon ami, répondait ma mère, toujours roulée en boule dans une vieille écuelle dont elle avait fait son nid, ne voyez-vous pas que c’est de son âge ? Et vous-même, dans votre jeune temps, n’avez-vous pas été un charmant vaurien ? Laissez grandir notre merlichon, et vous verrez comme il sera beau ; il est des mieux que j’aie pondus. Tout en prenant ainsi ma défense, ma mère ne s’y trompait pas ; elle voyait pousser mon fatal plumage, qui lui semblait une monstruosité ; mais elle faisait comme toutes les mères qui s’attachent souvent à leurs enfants par cela même qu’ils sont maltraités de la nature, comme si la faute en était à elles, ou comme si elles repoussaient d’avance l’injustice du sort qui doit les frapper.
    Quand vint le temps de ma première mue, mon père devint tout à fait pensif et me considéra attentivement. Tant que mes plumes tombèrent, il me traita encore avec assez de bonté et me donna même la pâtée, me voyant grelotter presque nu dans un coin ; mais dès que mes pauvres ailerons transis commencèrent à se recouvrir de duvet, à chaque plume blanche qu’il vit paraître, il entra dans une telle colère, que je craignis qu’il ne me plumât pour le reste de mes jours ! Hélas ! je n’avais pas de miroir ; j’ignorais le sujet de cette fureur, et je me demandais pourquoi le meilleur des pères se montrait pour moi si barbare.
    Un jour qu’un rayon de soleil et ma fourrure naissante m’avaient mis, malgré moi, le cœur en joie, comme je voltigeais dans une allée, je me mis, pour mon malheur, à chanter. À la première note qu’il entendit, mon père sauta en l’air comme une fusée.
    — Qu’est-ce que j’entends-là ? s’écria-t-il ; est-ce ainsi qu’un merle siffle ? est-ce ainsi que je siffle ? est-ce là siffler ?
    Et, s’abattant près de ma mère avec la contenance la plus terrible :
    — Malheureuse ! dit-il, qui est-ce qui a pondu dans ton nid ?
    À ces mots, ma mère indignée s’élança de son écuelle, non sans se faire du mal à une patte ; elle voulut parler, mais ses sanglots la suffoquaient, elle tomba à terre à demi pâmée. Je la vis près d’expirer ; épouvanté et tremblant de peur, je me jetai aux genoux de mon père.
    — Ô mon père ! lui dis-je, si je siffle de travers, et si je suis mal vêtu, que ma mère n’en soit point punie ! Est-ce sa faute si la nature m’a refusé une voix comme la vôtre ? Est-ce sa faute si je n’ai pas votre beau bec jaune et votre bel habit noir à la française, qui vous donnent l’air d’un marguillier en train d’avaler une omelette ? Si le Ciel a fait de moi un monstre, et si quelqu’un doit en porter la peine, que je sois du moins le seul malheureux !
    — Il ne s’agit pas de cela, dit mon père ; que signifie la manière absurde dont tu viens de te permettre de siffler ? qui t’a appris à siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles ?
    — Hélas ! monsieur, répondis-je humblement, j’ai sifflé comme je pouvais, me sentant gai parce qu’il fait beau, et ayant peut-être mangé trop de mouches.
    — On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils, et, lorsque je fais entendre ma voix la nuit, apprends qu’il y a ici, au premier étage, un vieux monsieur, et au grenier une jeune grisette, qui ouvrent leurs fenêtres pour m’entendre. N’est-ce pas assez que j’aie devant les yeux l’affreuse couleur de tes sottes plumes qui te donnent l’air enfariné comme un paillasse de la foire ? Si je n’étais le plus pacifique des merles, je t’aurais déjà cent fois mis à nu, ni plus ni moins qu’un poulet de basse-cour prêt à être embroché.
    — Eh bien ! m’écriai-je, révolté de l’injustice de mon père, s’il en est ainsi, monsieur, qu’à cela ne tienne ! je me déroberai à votre présence, je délivrerai vos regards de cette malheureuse queue blanche, par laquelle vous me tirez toute la journée. Je partirai, monsieur, je fuirai ; assez d’autres enfants consoleront votre vieillesse, puisque ma mère pond trois fois par an ; j’irai loin de vous cacher ma misère, et peut-être, ajoutai-je en sanglotant, peut-être trouverai-je, dans le potager du voisin ou sur les gouttières, quelques vers de terre ou quelques araignées pour soutenir ma triste existence.
    — Comme tu voudras, répliqua mon père, loin de s’attendrir à ce discours ; que je ne te voie plus ! Tu n’es pas mon fils ; tu n’es pas un merle.
    — Et que suis-je donc, monsieur, s’il vous plaît ?
    — Je n’en sais rien, mais tu n’es pas un merle. Après ces paroles foudroyantes, mon père s’éloigna à pas lents. Ma mère se releva tristement, et alla, en boitant, achever de pleurer dans son écuelle. Pour moi, confus et désolé, je pris mon vol du mieux que je pus, et j’allai, comme je l’avais annoncé, me percher sur la gouttière d’une maison voisine.

     

     

     

    II


    Mon père eut l’inhumanité de me laisser pendant plusieurs jours dans cette situation mortifiante. Malgré sa violence, il avait bon cœur, et, aux regards détournés qu’il me lançait, je voyais bien qu’il aurait voulu me pardonner et me rappeler ; ma mère, surtout, levait sans cesse vers moi des yeux pleins de tendresse, et se risquait même parfois à m’appeler d’un petit cri plaintif ; mais mon horrible plumage blanc leur inspirait, malgré eux, une répugnance et un effroi auxquels je vis bien qu’il n’y avait point de remède.
    — Je ne suis point un merle ! me répétais-je ; et, en effet, en m’épluchant le matin et en me mirant dans l’eau de la gouttière, je ne reconnaissais que trop clairement combien je ressemblais peu à ma famille. — Ô ciel ! répétais-je encore, apprends-moi donc ce que je suis !
    Une certaine nuit qu’il pleuvait averse, j’allais m’endormir exténué de faim et de chagrin, lorsque je vis se poser près de moi un oiseau plus mouillé, plus pâle et plus maigre que je ne le croyais possible. Il était à peu près de ma couleur, autant que j’en pus juger à travers la pluie qui nous inondait ; à peine avait-il sur le corps assez de plumes pour habiller un moineau, et il était plus gros que moi. Il me sembla, au premier abord, un oiseau tout à fait pauvre et nécessiteux ; mais il gardait, en dépit de l’orage qui maltraitait son front presque tondu, un air déserté qui me charma. Je lui fis modestement une grande révérence, à laquelle il répondit par un coup de bec qui faillit me jeter à bas de la gouttière. Voyant que je me grattais l’oreille et que je me retirais avec componction sans essayer de lui répondre en sa langue :
    — Qui es-tu ? me demanda-t-il d’une voix aussi enrouée que son crâne était chauve.
    — Hélas ! monseigneur, répondis-je (craignant une seconde estocade), je n’en sais rien. Je croyais être un merle, mais l’on m’a convaincu que je n’en suis pas un.
    La singularité de ma réponse et mon air de sincérité l’intéressèrent. Il s’approcha de moi et me fit conter mon histoire, ce dont je m’acquittai avec toute la tristesse et toute l’humilité qui convenaient à ma position et au temps affreux qu’il faisait.
    — Si tu étais un ramier comme moi, me dit-il après m’avoir écouté, les niaiseries dont tu t’affliges ne t’inquiéteraient pas un moment. Nous voyageons, c’est là notre vie, et nous avons bien nos amours, mais je ne sais qui est mon père. Fendre l’air, traverser l’espace, voir à nos pieds les monts et les plaines, respirer l’azur même des cieux, et non les exhalaisons de la terre, courir comme la flèche à un but marqué qui ne nous échappe jamais, voilà notre plaisir et notre existence. Je fais plus de chemin en un jour qu’un homme n’en peut faire en dix.
    — Sur ma parole, monsieur, dis-je un peu enhardi, vous êtes un oiseau bohémien.
    — C’est encore une chose dont je ne me soucie guère, reprit-il. Je n’ai point de pays ; je ne connais que trois choses : les voyages, ma femme et mes petits. Où est ma femme, là est ma patrie.
    — Mais qu’avez-vous là qui vous pend au cou ? C’est comme une vieille papillotte chiffonnée.
    — Ce sont des papiers d’importance, répondit-il en se rengorgeant ; je vais à Bruxelles de ce pas, et je porte au célèbre banquier *** une nouvelle qui va faire baisser la rente d’un franc soixante-dix-huit centimes.
    — Juste Dieu ! m’écriai-je, c’est une belle existence que la vôtre, et Bruxelles, j’en suis sûr, doit être une ville bien curieuse à voir. Ne pourriez-vous pas m’emmener avec vous ? Puisque je ne suis pas un merle, je suis peut-être un pigeon ramier.
    — Si tu en étais un, répliqua-t-il, tu m’aurais rendu le coup de bec que je t’ai donné tout à l’heure.
    — Eh bien ! monsieur, je vous le rendrai ; ne nous brouillons pas pour si peu de chose. Voilà le matin qui paraît et l’orage qui s’apaise. De grâce, laissez-moi vous suivre ! Je suis perdu, je n’ai plus rien au monde ; — si vous me refusez, il ne me reste plus qu’à me noyer dans cette gouttière.
    — Eh bien, en route ! suis-moi si tu peux.
    Je jetai un dernier regard sur le jardin où dormait ma mère. Une larme coula de mes yeux ; le vent et la pluie l’emportèrent. J’ouvris mes ailes et je partis.

     

     

     

     

    III


    Mes ailes, je l’ai dit, n’étaient pas encore bien robustes. Tandis que mon conducteur allait comme le vent, je m’essoufflais à ses côtés ; je tins bon pendant quelque temps, mais bientôt il me prit un éblouissement si violent, que je me sentis près de défaillir.
    — Y en a-t-il encore pour longtemps ? demandai-je d’une voix faible.
    — Non, me répondit-il, nous sommes au Bourget ; nous n’avons plus que soixante lieues à faire.
    J’essayai de reprendre courage, ne voulant pas avoir l’air d’une poule mouillée, et je volai encore un quart d’heure ; mais, pour le coup, j’étais rendu.
    — Monsieur, bégayai-je de nouveau, ne pourrait-on pas s’arrêter un instant ? J’ai une soif horrible qui me tourmente, et, en nous perchant sur un arbre…
    — Va-t’en au diable ! tu n’es qu’un merle ! me répondit le ramier en colère.
    Et, sans daigner tourner la tête, il continua son voyage enragé. Quant à moi, abasourdi et n’y voyant plus, je tombai dans un champ de blé.
    J’ignore combien de temps dura mon évanouissement. Lorsque je repris connaissance, ce qui me revint d’abord en mémoire fut la dernière parole du ramier : Tu n’es qu’un merle, m’avait-il dit.
    — Ô mes chers parents ! pensai-je, vous vous êtes donc trompés ! Je vais retourner près de vous ; vous me reconnaîtrez pour votre vrai et légitime enfant, et vous me rendrez ma place dans ce bon petit tas de feuilles qui est sous l’écuelle de ma mère.
    Je fis un effort pour me lever ; mais la fatigue du voyage et la douleur que je ressentais de ma chute me paralysaient tous les membres. À peine me fus-je dressé sur mes pattes, que la défaillance me reprit, et je retombai sur le flanc.
    L’affreuse pensée de la mort se présentait déjà à mon esprit, lorsque, à travers les bluets et les coquelicots, je vis venir à moi, sur la pointe du pied, deux charmantes personnes. L’une était une petite pie fort bien mouchetée et extrêmement coquette, et l’autre une tourterelle couleur de rose. La tourterelle s’arrêta à quelques pas de distance, avec un grand air de pudeur et de compassion pour mon infortune ; mais la pie s’approcha en sautillant de la manière la plus agréable du monde.
    — Eh, bon Dieu ! pauvre enfant, que faites-vous là ? me demanda-t-elle d’une voix folâtre et argentine.
    — Hélas ! madame la marquise, répondis-je (car c’en devait être une pour le moins), je suis un pauvre diable de voyageur que son postillon a laissé en route, et je suis en train de mourir de faim.
    — Sainte Vierge ! que me dites-vous ? répondit-elle.
    Et aussitôt elle se mit à voltiger çà et là sur les buissons qui nous entouraient, allant et venant de côté et d’autre, m’apportant quantité de baies et de fruits, dont elle fit un petit tas près de moi, tout en continuant ses questions.
    — Mais qui êtes-vous ? mais d’où venez-vous ? C’est une chose incroyable que votre aventure ! Et où alliez-vous ? Voyager seul, si jeune, car vous sortez de votre première mue ! Que font vos parents ? d’où sont-ils ? comment vous laissent-ils aller dans cet état-là ? Mais c’est à faire dresser les plumes sur la tête !
    Pendant qu’elle parlait, je m’étais soulevé un peu de côté, et je mangeais de grand appétit. La tourterelle restait immobile, me regardant toujours d’un œil de pitié. Cependant elle remarqua que je retournais la tête d’un air languissant, et elle comprit que j’avais soif. De la pluie tombée dans la nuit une goutte restait sur un brin de mouron ; elle recueillit timidement cette goutte dans son bec, et me l’apporta toute fraîche. Certainement, si je n’eusse pas été si malade, une personne si réservée ne se serait jamais permis une pareille démarche.
    Je ne savais pas encore ce que c’est que l’amour, mais mon cœur battait violemment. Partagé entre deux émotions diverses, j’étais pénétré d’un charme inexplicable. Ma panetière était si gaie, mon échanson si expansif et si doux, que j’aurais voulu déjeuner ainsi pendant toute l’éternité. Malheureusement, tout a un terme, même l’appétit d’un convalescent. Le repas fini et mes forces revenues, je satisfis la curiosité de la petite pie, et lui racontai mes malheurs avec autant de sincérité que je l’avais fait la veille devant le pigeon. La pie m’écouta avec plus d’attention qu’il ne semblait devoir lui appartenir, et la tourterelle me donna des marques charmantes de sa profonde sensibilité. Mais, lorsque j’en fus à toucher le point capital qui causait ma peine, c’est-à-dire l’ignorance où j’étais de moi-même :
    — Plaisantez-vous ? s’écria la pie ; vous, un merle ! vous, un pigeon ! Fi donc ! vous êtes une pie, mon cher enfant, pie s’il en fut, et très gentille pie, ajouta-t-elle en me donnant un petit coup d’aile, comme qui dirait un coup d’éventail.
    — Mais, madame la marquise, répondis-je, il me semble que, pour une pie, je suis d’une couleur, ne vous en déplaise…
    — Une pie russe, mon cher, vous êtes une pie russe ! Vous ne savez pas qu’elles sont blanches ? Pauvre garçon, quelle innocence !
    — Mais, madame, repris-je, comment serais-je une pie russe, étant né au fond du Marais, dans une vieille écuelle cassée ?
    — Ah ! le bon enfant ! Vous êtes de l’invasion, mon cher ; croyez-vous qu’il n’y ait que vous ? Fiez-vous à moi, et laissez-vous faire ; je veux vous emmener tout à l’heure et vous montrer les plus belles choses de la terre.
    — Où cela, madame, s’il vous plaît ?
    — Dans mon palais vert, mon mignon ; vous verrez quelle vie on y mène. Vous n’aurez pas plus tôt été pie un quart d’heure, que vous ne voudrez plus entendre parler d’autre chose. Nous sommes là une centaine, non pas de ces grosses pies de village qui demandent l’aumône sur les grands chemins, mais toutes nobles et de bonne compagnie, effilées, lestes, et pas plus grosses que le poing. Pas une de nous n’a ni plus ni moins de sept marques noires et de cinq marques blanches ; c’est une chose invariable, et nous méprisons le reste du monde. Les marques noires vous manquent, il est vrai, mais votre qualité de Russe suffira pour vous faire admettre. Notre vie se compose de deux choses : caqueter et nous attifer. Depuis le matin jusqu’à midi, nous nous attifons, et, depuis midi jusqu’au soir, nous caquetons. Chacune de nous perche sur un arbre, le plus haut et le plus vieux possible. Au milieu de la forêt s’élève un chêne immense, inhabité, hélas ! C’était la demeure du feu roi Pie X, où nous allons en pèlerinage en poussant de bien gros soupirs ; mais, à part ce léger chagrin, nous passons le temps à merveille. Nos femmes, ne sont pas plus bégueules que nos maris ne sont jaloux, mais nos plaisirs sont purs et honnêtes, parce que notre cœur est aussi noble que notre langage est libre et joyeux. Notre fierté n’a pas de bornes, et, si un geai ou toute autre canaille vient par hasard à s’introduire chez nous, nous le plumons impitoyablement. Mais nous n’en sommes pas moins les meilleures gens du monde, et les passereaux, les mésanges, les chardonnerets qui vivent dans nos taillis, nous trouvent toujours prêtes à les aider, à les nourrir et à les défendre. Nulle part il n’y a plus de caquetage que chez nous, et nulle part moins de médisance. Nous ne manquons pas de vieilles pies dévotes qui disent leurs patenôtres toute la journée, mais la plus éventée de nos jeunes commères peut passer, sans crainte d’un coup de bec, près de la plus sévère douairière. En un mot, nous vivons de plaisir, d’honneur, de bavardage, de gloire et de chiffons.
    — Voilà qui est fort beau, madame, répliquai-je, et je serais certainement mal appris de ne point obéir aux ordres d’une personne comme vous. Mais avant d’avoir l’honneur de vous suivre, permettez-moi, de grâce, de dire un mot à cette bonne demoiselle qui est ici. — Mademoiselle, continuai-je en m’adressant à la tourterelle, parlez-moi franchement, je vous en supplie ; pensez-vous que je sois véritablement une pie russe ?
    À cette question, la tourterelle baissa la tête, et devint rouge pâle, comme les rubans de Lolotte.
    — Mais, monsieur, dit-elle, je ne sais si je puis…
    — Au nom du ciel, parlez, mademoiselle ! Mon dessein n’a rien qui puisse vous offenser, bien au contraire. Vous me paraissez toutes deux si charmantes, que je fais ici le serment d’offrir mon cœur et ma patte à celle de vous qui en voudra, dès l’instant que je saurai si je suis pie ou autre chose ; car, en vous regardant, ajoutai-je, parlant un peu plus bas à la jeune personne, je me sens je ne sais quoi de tourtereau qui me tourmente singulièrement.
    — Mais, en effet, dit la tourterelle en rougissant encore davantage, je ne sais si c’est le reflet du soleil qui tombe sur vous à travers ces coquelicots, mais votre plumage me semble avoir une légère teinte…
    Elle n’osa en dire plus long.
    — Ô perplexité ! m’écriai-je, comment savoir à quoi m’en tenir ? comment donner mon cœur à l’une de vous, lorsqu’il est si cruellement déchiré ? Ô Socrate ! quel précepte admirable, mais difficile à suivre, tu nous as donné, quand tu as dit : « Connais-toi toi-même ! »
    Depuis le jour où une malheureuse chanson avait si fort contrarié mon père, je n’avais pas fait usage de ma voix. En ce moment, il me vint à l’esprit de m’en servir comme d’un moyen pour discerner la vérité. « Parbleu ! pensai-je, puisque monsieur mon père m’a mis à la porte dès le premier couplet, c’est bien le moins que le second produise quelque effet sur ces dames. » Ayant donc commencé par m’incliner poliment, comme pour réclamer l’indulgence, à cause de la pluie que j’avais reçue, je me mis d’abord à siffler, puis à gazouiller, puis à faire des roulades, puis enfin à chanter à tue-tête, comme un muletier espagnol en plein vent.
    À mesure que je chantais, la petite pie s’éloignait de moi d’un air de surprise qui devint bientôt de la stupéfaction, puis qui passa à un sentiment d’effroi accompagné d’un profond ennui. Elle décrivait des cercles autour de moi, comme un chat autour d’un morceau de lard trop chaud qui vient de le brûler, mais auquel il voudrait pourtant goûter encore. Voyant l’effet de mon épreuve, et voulant la pousser jusqu’au bout, plus la pauvre marquise montrait d’impatience, plus je m’égosillais à chanter. Elle résista pendant vingt-cinq minutes à mes mélodieux efforts ; enfin, n’y pouvant plus tenir, elle s’envola à grand bruit, et regagna son palais de verdure. Quant à la tourterelle, elle s’était, presque dès le commencement, profondément endormie.
    — Admirable effet de l’harmonie ! pensai-je. Ô Marais ! ô écuelle maternelle ! plus que jamais je reviens à vous !
    Au moment où je m’élançais pour partir, la tourterelle rouvrit les yeux.
    — Adieu, dit-elle, étranger si gentil et si ennuyeux ! Mon nom est Gourouli ; souviens-toi de moi !
    — Belle Gourouli, lui répondis-je, vous êtes bonne, douce et charmante ; je voudrais vivre et mourir pour vous. Mais vous êtes couleur de rose ; tant de bonheur n’est pas fait pour moi !

     

     

     

     

    IV


    Le triste effet produit par mon chant ne laissait pas que de m’attrister.
    — Hélas ! musique, hélas ! poésie, me répétais-je en regagnant Paris, qu’il y a peu de cœurs qui vous comprennent !
    En faisant ces réflexions, je me cognai la tête contre celle d’un oiseau qui volait dans le sens opposé au mien. Le choc fut si rude et si imprévu, que nous tombâmes tous deux sur la cime d’un arbre qui, par bonheur, se trouva là. Après que nous nous fûmes un peu secoués, je regardai le nouveau venu, m’attendant à une querelle. Je vis avec surprise qu’il était blanc. À la vérité, il avait la tête un peu plus grosse que moi, et, sur le front, une espèce de panache qui lui donnait un air héroï-comique ; de plus, il portait sa queue fort en l’air, avec une grande magnanimité : du reste, il ne me parut nullement disposé à la bataille. Nous nous abordâmes fort civilement, et nous nous fîmes de mutuelles excuses, après quoi nous entrâmes en conversation. Je pris la liberté de lui demander son nom et de quel pays il était.
    — Je suis étonné, me dit-il, que vous ne me connaissiez pas. Est-ce que vous n’êtes pas des nôtres ?
    — En vérité, monsieur, répondis-je, je ne sais pas desquels je suis. Tout le monde me demande et me dit la même chose ; il faut que ce soit une gageure qu’on ait faite.
    — Vous voulez rire, répliqua-t-il ; votre plumage vous sied trop bien pour que je méconnaisse un confrère. Vous appartenez infailliblement à cette race illustre et vénérable qu’on nomme en latin cacuata, en langue savante kakatoès, et en jargon vulgaire catacois.
    — Ma foi, monsieur, cela est possible, et ce serait bien de l’honneur pour moi. Mais ne laissez pas de faire comme si je n’en étais pas, et daignez m’apprendre à qui j’ai la gloire de parler.
    — Je suis, répondit l’inconnu, le grand poète Kacatogan. J’ai fait de puissants voyages, monsieur, des traversées arides et de cruelles pérégrinations. Ce n’est pas d’hier que je rime, et ma muse a eu des malheurs. J’ai fredonné sous Louis XVI, monsieur, j’ai braillé pour la République, j’ai noblement chanté l’Empire, j’ai discrètement loué la Restauration, j’ai même fait un effort dans ces derniers temps, et je me suis soumis, non sans peine, aux exigences de ce siècle sans goût. J’ai lancé dans le monde des distiques piquants, des hymnes sublimes, de gracieux dithyrambes, de pieuses élégies, des drames chevelus, des romans crépus, des vaudevilles poudrés et des tragédies chauves. En un mot, je puis me flatter d’avoir ajouté au temple des Muses quelques festons galants, quelques sombres créneaux et quelques ingénieuses arabesques. Que voulez-vous ! je me suis fait vieux. Mais je rime encore vertement, monsieur, et, tel que vous me voyez, je rêvais à un poème en un chant, qui n’aura pas moins de six cents pages, quand vous m’avez fait une bosse au front. Du reste, si je puis vous être bon à quelque chose, je suis tout à votre service.
    — Vraiment, monsieur, vous le pouvez, répliquai-je, car vous me voyez en ce moment dans un grand embarras poétique. Je n’ose dire que je sois un poète, ni surtout un aussi grand poète que vous, ajoutai-je en le saluant, mais j’ai reçu de la nature un gosier qui me démange quand je me sens bien aise ou que j’ai du chagrin. À vous dire la vérité, j’ignore absolument les règles.
    — Je les ai oubliées, dit Kacatogan, ne vous inquiétez pas de cela.
    — Mais il m’arrive, repris-je, une chose fâcheuse : c’est que ma voix produit sur ceux qui l’entendent à peu près le même effet que celle d’un certain Jean de Nivelle sur… Vous savez ce que je veux dire ?
    — Je le sais, dit Kacatogan ; je connais par moi-même cet effet bizarre. La cause ne m’en est pas connue, mais l’effet est incontestable.
    — Eh bien ! monsieur, vous qui me semblez être le Nestor de la poésie, sauriez-vous, je vous prie, un remède à ce pénible inconvénient ?
    — Non, dit Kacatogan, pour ma part, je n’en ai jamais pu trouver. Je m’en suis fort tourmenté étant jeune, à cause qu’on me sifflait toujours ; mais, à l’heure qu’il est, je n’y songe plus. Je crois que cette répugnance vient de ce que le public en lit d’autres que nous : cela le distrait..
    — Je le pense comme vous ; mais vous conviendrez, monsieur, qu’il est dur, pour une créature bien intentionnée, de mettre les gens en fuite dès qu’il lui prend un bon mouvement. Voudriez-vous me rendre le service de m’écouter, et me dire sincèrement votre avis ?
    — Très volontiers, dit Kacatogan ; je suis tout oreilles.
    Je me mis à chanter aussitôt, et j’eus la satisfaction de voir que Kacatogan ne s’enfuyait ni ne s’endormait. Il me regardait fixement, et, de temps en temps, il inclinait la tête d’un air d’approbation, avec une espèce de murmure flatteur. Mais je m’aperçus bientôt qu’il ne m’écoutait pas, et qu’il rêvait à son poème. Profitant d’un moment où je reprenais haleine, il m’interrompit tout à coup.
    — Je l’ai pourtant trouvée, cette rime ! dit-il en souriant et en branlant la tête ; c’est la soixante mille sept cent quatorzième qui sort de cette cervelle-là ! Et l’on ose dire que je vieillis ! Je vais lire cela aux bons amis, je vais le leur lire, et nous verrons ce qu’on en dira !
    Parlant ainsi, il prit son vol et disparut, ne semblant plus se souvenir de m’avoir rencontré.

     

     

     

     

    V


    Resté seul et désappointé, je n’avais rien de mieux à faire que de profiter du reste du jour et de voler à tire-d’aile vers Paris. Malheureusement, je ne savais pas ma route. Mon voyage avec le pigeon avait été trop peu agréable pour me laisser un souvenir exact ; en sorte que, au lieu d’aller tout droit, je tournai à gauche au Bourget, et, surpris par la nuit, je fus obligé de chercher un gîte dans les bois de Mortefontaine.
    Tout le monde se couchait lorsque j’arrivai. Les pies et les geais, qui, comme on le sait, sont les plus mauvais coucheurs de la terre, se chamaillaient de tous les côtés. Dans les buissons piaillaient les moineaux, en piétinant les uns sur les autres. Au bord de l’eau marchaient gravement deux hérons, perchés sur leurs longues échasses ; dans l’attitude de la méditation, Georges Dandins du lieu, attendant patiemment leurs femmes. D’énormes corbeaux, à moitié endormis, se posaient lourdement sur la pointe des arbres les plus élevés, et nasillaient leurs prières du soir. Plus bas, les mésanges amoureuses se pourchassaient encore dans les taillis, tandis qu’un pivert ébouriffé poussait son ménage par-derrière, pour le faire entrer dans le creux d’un arbre. Des phalanges de friquets arrivaient des champs en dansant en l’air comme des bouffées de fumée, et se précipitaient sur un arbrisseau qu’elles couvraient tout entier ; des pinsons, des fauvettes, des rouges-gorges, se groupaient légèrement sur des branches découpées, comme des cristaux sur une girandole. De toute part résonnaient des voix qui disaient bien distinctement :
    — Allons, ma femme !
    — Allons, ma fille !
    — Venez, ma belle !
    — Par ici, ma mie !
    — Me voilà, mon cher !
    — Bonsoir, ma maîtresse !
    — Adieu, mes amis !
    — Dormez bien, mes enfants !


    Quelle position pour un célibataire que de coucher dans une pareille auberge ! J’eus la tentation de me joindre à quelques oiseaux de ma taille, et de leur demander l’hospitalité.
    — La nuit, pensais-je, tous les oiseaux sont gris ; et, d’ailleurs, est-ce faire tort aux gens que de dormir poliment près d’eux ?

    Je me dirigeai d’abord vers un fossé où se rassemblaient des étourneaux. Ils faisaient leur toilette de nuit avec un soin tout particulier, et je remarquai que la plupart d’entre eux avaient les ailes dorées et les pattes vernies : c’étaient les dandies de la forêt : Ils étaient assez bons enfants, et ne m’honorèrent d’aucune attention. Mais leurs propos étaient si creux, ils se racontaient avec tant de fatuité leurs tracasseries et leurs bonnes fortunes, ils se frottaient si lourdement l’un à l’autre, qu’il me fut impossible d’y tenir.
    J’allai ensuite me percher sur une branche où s’alignaient une demi-douzaine d’oiseaux de différentes espèces. Je pris modestement la dernière place, à l’extrémité de la branche, espérant qu’on m’y souffrirait. Par malheur, ma voisine était une vieille colombe, aussi sèche qu’une girouette rouillée. Au moment où je m’approchai d’elle, le peu de plumes qui couvraient ses os étaient l’objet de sa sollicitude ; elle feignait de les éplucher, mais elle eût trop craint d’en arracher une : elle les passait seulement en revue pour voir si elle avait son compte. À peine l’eus-je touchée du bout de l’aile, qu’elle se redressa majestueusement.


    — Qu’est-ce que vous faites donc, monsieur ? me dit-elle en pinçant le bec avec une pudeur britannique.


    Et, m’allongeant un grand coup de coude, elle me jeta à bas avec une vigueur qui eût fait honneur à un portefaix.


    Je tombai dans une bruyère où dormait une grosse gelinotte. Ma mère elle-même, dans son écuelle, n’avait pas un tel air de béatitude. Elle était si rebondie, si épanouie, si bien assise sur son triple ventre, qu’on l’eût prise pour un pâté dont on avait mangé la croûte. Je me glissai furtivement près d’elle.


    — Elle ne s’éveillera pas, me disais-je, et, en tout cas, une si bonne grosse maman ne peut pas être bien méchante. Elle ne le fut pas en effet. Elle ouvrit les yeux à demi, et me dit en poussant un léger soupir :
    — Tu me gênes, mon petit, va-t’en de là.
    Au même instant, je m’entendis appeler : c’étaient des grives qui, du haut d’un sorbier, me faisaient signe de venir à elles.
    — Voilà enfin de bonnes âmes, pensai-je. Elles me firent place en riant comme des folles, et je me fourrai aussi lestement dans leur groupe emplumé qu’un billet doux dans un manchon. Mais je ne tardai pas à juger que ces dames avaient mangé plus de raisin qu’il n’est raisonnable de le faire ; elles se soutenaient à peine sur les branches, et leurs plaisanteries de mauvaise compagnie, leurs éclats de rire et leurs chansons grivoises me forcèrent de m’éloigner.
    Je commençais à désespérer, et j’allais m’endormir dans un coin solitaire, lorsqu’un rossignol se mit à chanter. Tout le monde aussitôt fit silence. Hélas ! que sa voix était pure ! que sa mélancolie même paraissait douce ! Loin de troubler le sommeil d’autrui, ses accords semblaient le bercer. Personne ne songeait à le faire taire, personne ne trouvait mauvais qu’il chantât sa chanson à pareille heure ; son père ne le battait pas, ses amis ne prenaient pas la fuite.
    — Il n’y a donc que moi, m’écriai-je, à qui il soit défendu d’être heureux ! Partons, fuyons ce monde cruel ! Mieux vaut chercher ma route dans les ténèbres, au risque d’être avalé par quelque hibou, que de me laisser déchirer ainsi par le spectacle du bonheur des autres !
    Sur cette pensée, je me remis en chemin et j’errai longtemps au hasard. Aux premières clartés du jour, j’aperçus les tours de Notre-Dame. En un clin d’œil j’y atteignis, et je ne promenai pas longtemps mes regards avant de reconnaître notre jardin. J’y volai plus vite que l’éclair… Hélas ! il était vide… J’appelai en vain mes parents : personne ne me répondit. L’arbre où se tenait mon père, le buisson maternel, l’écuelle chérie, tout avait disparu. La cognée avait tout détruit ; au lieu de l’allée verte où j’étais né, il ne restait qu’un cent de fagots.

     

     

     

     

    VI


    Je cherchai d’abord mes parents dans tous les jardins d’alentour, mais ce fut peine perdue ; ils s’étaient sans doute réfugiés dans quelque quartier éloigné, et je ne pus jamais savoir de leurs nouvelles.
    Pénétré d’une tristesse affreuse, j’allai me percher sur la gouttière où la colère de mon père m’avait d’abord exilé. J’y passais les jours et les nuits à déplorer ma triste existence. Je ne dormais plus, je mangeais à peine : j’étais près de mourir de douleur.
    Un jour que je me lamentais comme à l’ordinaire :
    — Ainsi donc, me disais-je tout haut, je ne suis ni un merle, puisque mon père me plumait ; ni un pigeon, puisque je suis tombé en route quand j’ai voulu aller en Belgique ; ni une pie russe, puisque la petite marquise s’est bouché les oreilles dès que j’ai ouvert le bec ; ni une tourterelle, puisque Gourouli, la bonne Gourouli elle-même, ronflait comme un moine quand je chantais ; ni un perroquet, puisque Kacatogan n’a pas daigné m’écouter ; ni un oiseau quelconque, enfin, puisque, à Mortefontaine, on m’a laissé coucher tout seul. Et cependant j’ai des plumes sur le corps ; voilà des pattes et voilà des ailes. Je ne suis point un monstre, témoin Gourouli, et cette petite marquise elle-même, qui me trouvaient assez à leur gré. Par quel mystère inexplicable ces plumes, ces ailes et ces pattes ne sauraient-elles former un ensemble auquel on puisse donner un nom ? Ne serais-je pas par hasard ?…
    J’allais poursuivre mes doléances, lorsque je fus interrompu par deux portières qui se disputaient dans la rue.
    — Ah, parbleu ! dit l’une d’elles à l’autre, si tu en viens jamais à bout, je te fais cadeau d’un merle blanc !

    — Dieu juste ! m’écriai-je, voilà mon affaire. Ô Providence ! je suis fils d’un merle, et je suis blanc : je suis un merle blanc !
    Cette découverte, il faut l’avouer, modifia beaucoup mes idées. Au lieu de continuer à me plaindre, je commençai à me rengorger et à marcher fièrement le long de la gouttière, en regardant l’espace d’un air victorieux.
    — C’est quelque chose, me dis-je, que d’être un merle blanc : cela ne se trouve point dans le pas d’un âne. J’étais bien bon de m’affliger de ne pas rencontrer mon semblable : c’est le sort du génie, c’est le mien ! Je voulais fuir le monde, je veux l’étonner ! Puisque je suis cet oiseau sans pareil dont le vulgaire nie l’existence, je dois et prétends me comporter comme tel, ni plus ni moins que le phénix, et mépriser le reste des volatiles. Il faut que j’achète les Mémoires d’Alfieri et les poèmes de lord Byron ; cette nourriture substantielle m’inspirera un noble orgueil, sans compter celui que Dieu m’a donné. Oui, je veux ajouter, s’il se peut, au prestige de ma naissance. La nature m’a fait rare, je me ferai mystérieux. Ce sera une faveur, une gloire de me voir. — Et, au fait, ajoutai-je plus bas, si je me montrais tout bonnement pour de l’argent ?
    — Fi donc ! quelle indigne pensée ! Je veux faire un poème comme Kacatogan, non pas en un chant, mais en vingt-quatre, comme tous les grands hommes ; ce n’est pas assez, il y en aura quarante-huit, avec des notes et un appendice ! Il faut que l’univers apprenne que j’existe. Je ne manquerai pas, dans mes vers, de déplorer mon isolement ; mais ce sera de telle sorte, que les plus heureux me porteront envie. Puisque le ciel m’a refusé une femelle, je dirai un mal affreux de celles des autres. Je prouverai que tout est trop vert, hormis les raisins que je mange. Les rossignols n’ont qu’à se bien tenir ; je démontrerai, comme deux et deux font quatre, que leurs complaintes font mal au cœur, et que leur marchandise ne vaut rien. Il faut que j’aille trouver Charpentier. Je veuxme créer tout d’abord une puissante position littéraire. J’entends avoir autour de moi une cour composée, non pas seulement de journalistes, mais d’auteurs véritables et même de femmes de lettres. J’écrirai un rôle pour mademoiselle Rachel, et, si elle refuse de le jouer, je publierai à son de trompe que son talent est bien inférieur à celui d’une vieille actrice de province. J’irai à Venise, et je louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique, le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour ; là, je m’inspirerai de tous les souvenirs que l’auteur de Lara doit y avoir laissés. Du fond de ma solitude, j’inonderai le monde d’un déluge de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai ma grande âme ; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me montrerai inexorable et inaccessible à l’amour. En vain me pressera-t-on, me suppliera-t-on d’avoir pitié des infortunées qu’auront séduites mes chants sublimes ; à tout cela, je répondrai : Foin ! Ô excès de gloire ! mes manuscrits se vendront au poids de l’or, mes livres traverseront les mers ; la renommée, la fortune, me suivront partout ; seul, je semblera ! indifférent aux murmures de la foule qui m’environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement grognon et insupportable.

     

     

     

     

    VII


    Il ne me fallut pas plus de six semaines pour mettre au jour mon premier ouvrage. C’était, comme je me l’étais promis, un poème en quarante-huit chants. Il s’y trouvait bien quelques négligences, à cause de la prodigieuse fécondité avec laquelle je l’avais écrit ; mais je pensai que le public d’aujourd’hui, accoutumé à la belle littérature qui s’imprime au bas des journaux, ne m’en ferait pas un reproche.
    J’eus un succès digne de moi, c’est-à-dire sans pareil. Le sujet de mon ouvrage n’était autre que moi-même : je me conformai en cela à la grande mode de notre temps. Je racontais mes souffrances passées avec une fatuité charmante ; je mettais le lecteur au fait de mille détails domestiques du plus piquant intérêt ; la description de l’écuelle de ma mère ne remplissait pas moins de quatorze chants : j’en avais compté les rainures, les trous, les bosses, les éclats, les échardes, les clous, les taches, les teintes diverses, les reflets ; j’en montrais le dedans, le dehors, les bords, le fond, les côtés, les plans inclinés, les plans droits ; passant au contenu, j’avais étudié les brins d’herbe, les pailles, les feuilles sèches, les petits morceaux de bois, les graviers, les gouttes d’eau, les débris de mouches, les pattes de hannetons cassées qui s’y trouvaient : c’était une description ravissante. Mais ne pensez pas que je l’eusse imprimée tout d’une venue ; il y a des lecteurs impertinents qui l’auraient sautée. Je l’avais habilement coupée par morceaux, et entremêlée au récit, afin que rien n’en fût perdu ; en sorte qu’au moment le plus intéressant et le plus dramatique arrivaient tout à coup quinze pages d’écuelle. Voilà, je crois, un des grands secrets de l’art, et, comme je n’ai point d’avarice, en profitera qui voudra.
    L’Europe entière fut émue à l’apparition de mon livre ; elle dévora les révélations intimes que je daignais lui communiquer. Comment en eût-il été autrement ? Non seulement j’énumérais tous les faits qui se rattachaient à ma personne, mais je donnais encore au public un tableau complet de toutes les rêvasseries qui m’avaient passé par la tête depuis l’âge de deux mois ; j’avais même intercalé au plus bel endroit une ode composée dans mon œuf. Bien entendu d’ailleurs que je ne négligeais pas de traiter en passant le grand sujet qui préoccupe maintenant tant de monde : à savoir, l’avenir de l’humanité. Ce problème m’avait paru intéressant ; j’en ébauchai, dans un moment de loisir, une solution qui passa généralement pour satisfaisante.
    On m’envoyait tous les jours des compliments en vers, des lettres de félicitation et des déclarations d’amour anonymes. Quant aux visites, je suivais rigoureusement le plan que je m’étais tracé ; ma porte était fermée à tout le monde. Je ne pus cependant me dispenser de recevoir deux étrangers qui s’étaient annoncés comme étant de mes parents. L’un était un merle du Sénégal, et l’autre un merle de la Chine.
    — Ah ! monsieur, me dirent-ils en m’embrassant à m’étouffer, que vous êtes un grand merle ! que vous avez bien peint, dans votre poème immortel, la profonde souffrance du génie méconu ! Si nous n’étions pas déjà aussi incompris que possible, nous le deviendrions après vous avoir lu. Combien nous sympathisons avec vos douleurs, avec votre sublime mépris du vulgaire ! Nous aussi, monsieur, nous les connaissons par nous-mêmes, les peines secrètes que vous avez chantées ! Voici deux sonnets que nous avons faits, l’un portant l’autre, et que nous vous prions d’agréer.
    — Voici, en outre, ajouta le Chinois, de la musique que mon épouse a composée sur un passage de votre préface. Elle rend merveilleusement l’intention de l’auteur.
    — Messieurs, leur dis-je, autant que j’en puis juger, vous me semblez doués d’un grand cœur et d’un esprit plein de lumières. Mais pardonnez-moi de vous faire une question. D’où vient votre mélancolie ?
    — Eh ! monsieur, répondit l’habitant du Sénégal, regardez comme je suis bâti. Mon plumage, il est vrai, est agréable à voir, et je suis revêtu de cette belle couleur verte qu’on voit briller sur les canards ; mais mon bec est trop court et mon pied trop grand ; et voyez de quelle queue je suis affublé ! la longueur de mon corps n’en fait pas les deux tiers. N’y a-t-il pas là de quoi se donner au diable ?
    — Et moi, monsieur, dit le Chinois, mon infortune est encore plus pénible. La queue de mon confrère balaye les rues ; mais les polissons me montrent au doigt, à cause que je n’en ai point.
    — Messieurs, repris-je, je vous plains de toute mon âme ; il est toujours fâcheux d’avoir trop ou trop peu n’importe de quoi. Mais permettez-moi de vous dire qu’il y a au Jardin des Plantes plusieurs personnes qui vous ressemblent, et qui demeurent là depuis longtemps, fort paisiblement empaillées. De même qu’il ne suffit pas à une femme de lettres d’être dévergondée pour faire un bon livre, ce n’est pas non plus assez pour un merle d’être mécontent pour avoir du génie. Je suis seul de mon espèce, et je m’en afflige ; j’ai peut-être tort, mais c’est mon droit. Je suis blanc, messieurs ; devenez-le, et nous verrons ce que vous saurez dire.

     

     

     

     

     

     

    VIII


    Malgré la résolution que j’avais prise et le calme que j’affectais, je n’étais pas heureux. Mon isolement, pour être glorieux, ne m’en semblait pas moins pénible, et je ne pouvais songer sans effroi à la nécessité où je me trouvais de passer ma vie entière dans le célibat. Le retour du printemps, en particulier, me causait une gêne mortelle, et je commençais à tomber de nouveau dans la tristesse, lorsqu’une circonstance imprévue décida de ma vie entière.
    Il va sans dire que mes écrits avaient traversé la Manche, et que les Anglais se les arrachaient. Les Anglais s’arrachent tout, hormis ce qu’ils comprennent. Je reçus un jour, de Londres, une lettre signée d’une jeune merlette :
    « J’ai lu votre poème, me disait-elle, et l’admiration que j’ai éprouvée m’a fait prendre la résolution de vous offrir ma main et ma personne. Dieu nous a créés l’un pour l’autre ! Je suis semblable à vous, je suis une merlette blanche !… »
    On suppose aisément ma surprise et ma joie.
    — Une merlette blanche ! me dis-je, est-il bien possible ? Je ne suis donc plus seul sur la terre !
    Je me hâtai de répondre à la belle inconnue, et je le fis d’une manière qui témoignait assez combien sa proposition m’agréait. Je la pressais de venir à Paris ou de me permettre de voler près d’elle. Elle me répondit qu’elle aimait mieux venir, parce que ses parents l’ennuyaient, qu’elle mettait ordre à ses affaires et que je la verrais bientôt.
    Elle vint, en effet, quelques jours après. Ô bonheur ! c’était la plus jolie merlette du monde, et elle était encore plus blanche que moi.
    — Ah ! mademoiselle, m’écriai-je, ou plutôt madame, car je vous considère des à présent comme mon épouse légitime, est-il croyable qu’une créature si charmante se trouvât sur la terre sans que la renommée m’apprît son existence ? Bénis soient les malheurs que j’ai éprouvés et les coups de bec que m’a donnés mon père, puisque le ciel me réservait une consolation si inespérée ! Jusqu’à ce jour, je me croyais condamné à une solitude éternelle, et, à vous parler franchement, c’était un rude fardeau à porter ; mais je me sens, en vous regardant, toutes les qualités d’un père de famille. Acceptez ma main sans délai ; marions-nous à l’anglaise, sans cérémonie, et partons ensemble pour la Suisse.
    — Je ne l’entends pas ainsi, me répondit la jeune merlette ; je veux que nos noces soient magnifiques, et que tout ce qu’il y a en France de merles un peu bien nés y soient solennellement rassemblés. Des gens comme nous doivent à leur propre gloire de ne pas se marier comme des chats de gouttière. J’ai apporté une provision de bank-notes. Faites vos invitations, allez chez vos marchands, et ne lésinez pas sur les rafraîchissements.
    Je me conformai aveuglément aux ordres de la blanche merlette. Nos noces furent d’un luxe écrasant ; on y mangea dix mille mouches. Nous reçûmes la bénédiction nuptiale d’un révérend père Cormoran, qui était archevêque in partibus. Un bal superbe termina la journée ; enfin, rien ne manqua à mon bonheur.
    Plus j’approfondissais le caractère de ma charmante femme, plus mon amour augmentait. Elle réunissait, dans sa petite personne, tous les agréments de l’âme et du corps. Elle était seulement un peu bégueule ; mais j’attribuai cela à l’influence du brouillard anglais dans lequel elle avait vécu jusqu’alors, et je ne doutai pas que le climat de la France ne dissipât bientôt ce léger nuage.
    Une chose qui m’inquiétait plus sérieusement, c’était une sorte de mystère dont elle s’entourait quelquefois avec une rigueur singulière, s’enfermant à clef avec ses caméristes, et passant ainsi des heures entières pour faire sa toilette, à ce qu’elle prétendait. Les maris n’aiment pas beaucoup ces fantaisies dans leur ménage. Il m’était arrivé vingt fois de frapper à l’appartement de ma femme sans pouvoir obtenir qu’on m’ouvrît la porte. Cela m’impatientait cruellement. Un jour, entre autres, j’insistai avec tant de mauvaise humeur, qu’elle se vit obligée de céder et de m’ouvrir un peu à la hâte, non sans se plaindre fort de mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine d’une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d’Espagne. Je demandai à ma femme ce qu’elle faisait de cette drogue ; elle me répondit que c’était un opiat pour des engelures qu’elle avait.
    Cet opiat me sembla tant soit peu louche ; mais quelle défiance pouvait m’inspirer une personne si douce et si sage, qui s’était donnée à moi avec tant d’enthousiasme et une sincérité si parfaite ? J’ignorais d’abord que ma bien-aimée fût une femme de plume ; elle me l’avoua au bout de quelque temps, et elle alla même jusqu’à me montrer le manuscrit d’un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non seulement je me voyais possesseur d’une beauté incomparable, mais j’acquérais encore la certitude que l’intelligence de ma compagne était digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes ensemble. Tandis que je composais mes poèmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu’à des filouteries, ayant toujours soin, en passant, d’attaquer le gouvernement et de prêcher l’émancipation des merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l’œuvre. C’était le type de la merlette lettrée.
    Un jour qu’elle se livrait au travail avec une ardeur inaccoutumée, je m’aperçus qu’elle suait à grosses gouttes, et je fus étonné devoir en même temps qu’elle avait une grande tache noire dans le dos.
    — Eh, bon Dieu ! lui dis-je, qu’est-ce donc ? est-ce que vous êtes malade ?
    Elle parut d’abord un peu effrayée et même penaude ; mais la grande habitude qu’elle avait du monde l’aida bientôt à reprendre l’empire admirable qu’elle gardait toujours sur elle-même. Elle me dit que c’était une tache d’encre, et qu’elle y était fort sujette dans ses moments d’inspiration.
    — Est-ce que ma femme déteint ? me dis-je tout bas. Cette pensée m’empêcha de dormir. La bouteille de colle me revint en mémoire. — Ô ciel ! m’écriai-je, quel soupçon ! Cette créature céleste ne serait-elle qu’une peinture, un léger badigeon ? se serait-elle vernie pour abuser de moi ?… Quand je croyais presser sur mon cœur la sœur de mon âme, l’être privilégié créé pour moi seul, n’aurais-je donc épousé que de la farine ?
    Poursuivi par ce doute horrible, je formai le dessein de m’en affranchir. Je fis l’achat d’un baromètre, et j’attendis avidement qu’il vint à faire un jour de pluie. Je voulais emmener ma femme à la campagne, choisir un dimanche douteux, et tenter l’épreuve d’une lessive. Mais nous étions en plein juillet ; il faisait un beau temps effroyable.
    L’apparence du bonheur et l’habitude d’écrire avaient fort excité ma sensibilité. Naïf comme j’étais, il m’arrivait parfois, en travaillant, que le sentiment fût plus fort que l’idée, et de me mettre à pleurer en attendant la rime. Ma femme aimait beaucoup ces rares occasions : toute faiblesse masculine enchante l’orgueil féminin. Une certaine nuit que je limais une rature, selon le précepte de Boileau, il advint à mon cœur de s’ouvrir.
    — Ô Loi ! dis-je à ma chère merlette, toi, la seule et la plus aimée ! toi, sans qui ma vie est un songe ! toi, dont un regard, un sourire, métamorphosent pour moi l’univers, vie de mon cœur, sais-tu combien je t’aime ? Pour mettre en vers une idée banale déjà usée par d’autres poètes, un peu d’étude et d’attention me font aisément trouver des paroles ; mais où en prendrai-je jamais pour t’exprimer ce que ta beauté m’inspire ? Le souvenir même de mes peines passées pourrait-il me fournir un mot pour te parler de mon bonheur présent ? Avant que tu fusses venue à moi, mon isolement était celui d’un orphelin exilé ; aujourd’hui, c’est celui d’un roi. Dans ce faible corps, dont j’ai le simulacre jusqu’à ce que la mort en fasse un débris, dans cette petite cervelle enfiévrée, où fermente une inutile pensée, sais-tu, mon ange, comprends-tu, ma belle, que rien ne peut être qui ne soit à toi ? Écoute ce que mon cerveau peut dire, et sens combien mon amour est plus grand ! Oh ! que mon génie fût une perle, et que tu fusses Cléopâtre !
    En radotant ainsi, je pleurais sur ma femme, et elle déteignait visiblement. À chaque larme qui tombait de mes yeux, apparaissait une plume, non pas même noire, mais du plus vieux roux (je crois qu’elle avait déjà déteint autre part). Après quelques minutes d’attendrissement, je me trouvai vis-à-vis d’un oiseau décollé et désenfariné, identiquement semblable aux merles les plus plats et les plus ordinaires.
    Que faire ? que dire ? quel parti prendre ? Tout reproche était inutile. J’aurais bien pu, à la vérité, considérer le cas comme rédhibitoire, et faire casser mon mariage ; mais comment oser publier ma honte ? N’était-ce pas assez de mon malheur ? Je pris mon courage à deux pattes, je résolus de quitter le monde, d’abandonner la carrière des lettres, de fuir dans un désert, s’il était possible, d’éviter à jamais l’aspect d’une créature vivante, et de chercher, comme Alceste,
    Un endroit écarté,
    Où d’être un merle blanc on eût la liberté !

     

     

     

     

     

    IX


    Je m’envolai là-dessus, toujours pleurant ; et le vent, qui est le hasard des oiseaux, me rapporta sur une branche de Mortefontaine. Pour cette fois, on était couché.
    — Quel mariage ! me disais-je, quelle équipée ! C’est certainement à bonne intention que cette pauvre enfant s’est mis du blanc ; mais je n’en suis pas moins à plaindre, ni elle moins rousse.
    Le rossignol chantait encore. Seul, au fond de la nuit, il jouissait à plein cœur du bienfait de Dieu qui le rend si supérieur aux poètes, et donnait librement sa pensée au silence qui l’entourait. Je ne pus résister à la tentation d’aller à lui et de lui parler.
    — Que vous êtes heureux ! lui dis-je : non seulement vous chantez tant que vous voulez, et très bien, et tout le monde écoute ; mais vous avez une femme et des enfants, votre nid, vos amis, un bon oreiller de mousse, la pleine lune et pas de journaux. Rubini et Rossini ne sont rien auprès de vous : vous valez l’un, et vous devinez l’autre. J’ai chanté aussi, monsieur, et c’est pitoyable. J’ai rangé des mots en bataille comme des soldats prussiens, et j’ai coordonné des fadaises pendant que vous étiez dans les bois. Votre secret peut-il s’apprendre ?
    — Oui, me répondit le rossignol, mais ce n’est pas ce que vous croyez. Ma femme m’ennuie, je ne l’aime point ; je suis amoureux de la rose : Sadi, le Persan, en a parlé. Je m’égosille toute la nuit pour elle, mais elle dort et ne m’entend pas. Son calice est fermé à l’heure qu’il est : elle y berce un vieux scarabée, — et demain matin, quand je regagnerai mon lit, épuisé de souffrance et de fatigue, c’est alors qu’elle s’épanouira, pour qu’une abeille lui mange le cœur !

     

     


    FIN DE L’HISTOIRE D’UN MERLE BLANC

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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