• ROMANS POLICIERS

     

     

    ♥ Un crime

    ♥ 813

    ♥ Arsène Lupin contre Herlock Sholmès

     

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    Arsène Lupin contre Herlock Sholmès

     

     

    de Maurice Leblanc


    Partie 1
    La Dame Blonde

    Chapitre 1 Le numéro 514 – série 23

    Le 8 décembre de l’an dernier, M. Gerbois, professeur de mathématiques au lycée de Versailles, dénicha, dans le fouillis d’un marchand de bric-à-brac, un petit secrétaire en acajou qui lui plut par la multiplicité de ses tiroirs.

    « Voilà bien ce qu’il me faut pour l’anniversaire de Suzanne,pensa-t-il. »

    Et comme il s’ingéniait, dans la mesure de ses modestes ressources, à faire plaisir à sa fille, il débattit le prix et versa la somme de soixante-cinq francs.

    Au moment où il donnait son adresse, un jeune homme, de tournure élégante, et qui furetait déjà de droite et de gauche, aperçut le meuble et demanda :

    – Combien ?

    – Il est vendu, répliqua le marchand.

    – Ah !… À Monsieur, peut-être ?

    M. Gerbois salua et, d’autant plus heureux d’avoir ce meublequ’un de ses semblables le convoitait, il se retira.

    Mais il n’avait pas fait dix pas dans la rue qu’il fut rejoint par le jeune homme, qui, le chapeau à la main et d’un ton de parfaite courtoisie, lui dit :

    – Je vous demande infiniment pardon, Monsieur… Je vais vousposer une question indiscrète… Cherchiez-vous ce secrétaire plus spécialement qu’autre chose ?

    – Non. Je cherchais une balance d’occasion pour certaines expériences de physique.

    – Par conséquent, vous n’y tenez pas beaucoup ?

    – J’y tiens, voilà tout.

    – Parce qu’il est ancien, peut-être ?

    – Parce qu’il est commode.

    – En ce cas vous consentiriez à l’échanger contre un secrétaire aussi commode, mais en meilleur état ?

    – Celui-ci est en bon état, et l’échange me paraît inutile.

    – Cependant…

    M. Gerbois est un homme facilement irritable et de caractère ombrageux. Il répondit sèchement :

    – Je vous en prie, Monsieur, n’insistez pas.

    L’inconnu se planta devant lui.

    – J’ignore le prix que vous l’avez payé, Monsieur… Je vous en offre le double.

    – Non.

    – Le triple ?

    – Oh restons-en là, s’écria le professeur, impatienté, ce qui m’appartient n’est pas à vendre.

    Le jeune homme le regarda fixement, d’un air que M. Gerbois ne devait pas oublier, puis, sans mot dire, tourna sur ses talons et s’éloigna.

    Une heure après on apportait le meuble dans la maisonnette que le professeur occupait sur la route de Viroflay. Il appela sa fille.

    – Voici pour toi, Suzanne, si toutefois il te convient.

    Suzanne était une jolie créature, expansive et heureuse. Elle se jeta au cou de son père et l’embrassa avec autant de joie que s’il lui avait offert un cadeau royal.

    Le soir même, l’ayant placé dans sa chambre avec l’aide d’Hortense, la bonne, elle nettoya les tiroirs et rangea soigneusement ses papiers, ses boîtes à lettres, sa correspondance, ses collections de cartes postales, et quelques souvenirs furtifs qu’elle conservait en l’honneur de son cousin Philippe.

    Le lendemain, à sept heures et demie, M. Gerbois se rendit aulycée. À dix heures, Suzanne, suivant une habitude quotidienne, l’attendait à la sortie, et c’était un grand plaisir pour lui que d’aviser, sur le trottoir opposé à la grille, sa silhouette gracieuse et son sourire d’enfant.

    Ils s’en revinrent ensemble.

    – Et ton secrétaire ?

    – Une pure merveille ! Hortense et moi, nous avons fait les cuivres. On dirait de l’or.

    – Ainsi tu es contente ?

    – Si je suis contente ! C’est-à-dire que je ne sais pas comment j’ai pu m’en passer jusqu’ici.

    Ils traversèrent le jardin qui précède la maison. M. Gerbois proposa :

    – Nous pourrions aller le voir avant le déjeuner ?

    – Oh ! oui, c’est une bonne idée.

    Elle monta la première, mais, arrivée au seuil de sa chambre, elle poussa un cri d’effarement.

    – Qu’y a-t-il donc ? balbutia M. Gerbois.

    À son tour il entra dans la chambre. Le secrétaire n’y était plus.

    Ce qui étonna le juge d’instruction, c’est l’admirable simplicité des moyens employés. En l’absence de Suzanne, et tandis que la bonne faisait son marché, un commissionnaire muni de sa plaque – des voisins la virent – avait arrêté sa charrette devant le jardin et sonné par deux fois. Les voisins, ignorant que la bonne était dehors, n’eurent aucun soupçon, de sorte que l’individu effectua sa besogne dans la plus absolue quiétude.

    À remarquer ceci : aucune armoire ne fut fracturée, aucune pendule dérangée. Bien plus, le porte-monnaie de Suzanne, qu’elle avait laissé sur le marbre du secrétaire, se retrouva sur la table voisine avec les pièces d’or qu’il contenait. Le mobile du vol était donc nettement déterminé, ce qui rendait le vol d’autant plus inexplicable, car, enfin, pourquoi courir tant de risques pour un butin si minime ?

    Le seul indice que put fournir le professeur fut l’incident de la veille.

    – Tout de suite ce jeune homme a marqué, de mon refus, une vive contrariété, et j’ai eu l’impression très nette qu’il me quittait sur une menace.

    C’était bien vague. On interrogea le marchand. Il ne connaissait ni l’un ni l’autre de ces deux messieurs. Quant à l’objet, il l’avait acheté quarante francs à Chevreuse, dans une vente après décès, et croyait bien l’avoir revendu à sa juste valeur. L’enquête poursuivie n’apprit rien de plus.

    Mais M. Gerbois resta persuadé qu’il avait subi un dommage énorme. Une fortune devait être dissimulée dans le double-fond d’un tiroir, et c’était la raison pour laquelle le jeune homme, connaissant la cachette, avait agi avec une telle décision.

    – Mon pauvre père, qu’aurions-nous fait de cette fortune ? répétait Suzanne.

    – Comment ! Mais avec une pareille dot, tu pouvais prétendre aux plus hauts partis.

    Suzanne, qui bornait ses prétentions à son cousin Philippe, lequel était un parti pitoyable, soupirait amèrement. Et dans la petite maison de Versailles, la vie continua, moins gaie, moins insouciante, assombrie de regrets et de déceptions.

    Deux mois se passèrent. Et soudain, coup sur coup, les événements les plus graves, une suite imprévue d’heureuses chances et de catastrophes ! …

    Le 1er février, à cinq heures et demie, M. Gerbois, qui venait de rentrer, un journal du soir à la main, s’assit, mit ses lunettes et commença de lire. La politique ne l’intéressant pas, il tournala page. Aussitôt un article attira son attention, intitulé :

    « Troisième tirage de la loterie des Associations de la Presse.

    « Le numéro 514 – série 23, gagne un million… »

    Le journal lui glissa des doigts. Les murs vacillèrent devant ses yeux, et son cœur cessa de battre. Le numéro 514 – série 23, c’était son numéro !

    Il l’avait acheté par hasard, pour rendre service à l’un de ses amis, car il ne croyait guère aux faveurs du destin, et voilà qu’il gagnait !

    Vite, il tira son calepin. Le numéro 514 – série 23 était bien inscrit, pour mémoire, sur la page de garde. Mais le billet ?

    Il bondit vers son cabinet de travail pour y chercher la boîte d’enveloppes parmi lesquelles il avait glissé le précieux billet, et dès l’entrée il s’arrêta net, chancelant de nouveau et le cœur contracté, la boîte d’enveloppes ne se trouvait pas là, et, chose terrifiante, il se rendait subitement compte qu’il y avait des semaines qu’elle n’était pas là ! Depuis des semaines, il ne l’apercevait plus devant lui aux heures où il corrigeait les devoirs de ses élèves !

    Un bruit de pas sur le gravier du jardin… Il appela :

    – Suzanne ! Suzanne !

    Elle arrivait de course. Elle monta précipitamment. Il bégaya d’une voix étranglée :

    – Suzanne… la boîte… la boîte d’enveloppes ?…

    – Laquelle ?

    – Celle du Louvre… que j’avais rapportée un jeudi… et qui était au bout de cette table.

    – Mais rappelle-toi, père… c’est ensemble que nous l’avons rangée…

    – Quand ?

    – Le soir… tu sais… la veille du jour…

    – Mais où ?… réponds… tu me fais mourir…

    – Où ? … dans le secrétaire.

    – Dans le secrétaire qui a été volé ?

    – Oui.

    – Dans le secrétaire qui a été volé !

    Il répéta ces mots tout bas, avec une sorte d’épouvante. Puis il lui saisit la main, et d’un ton plus bas encore :

    – Elle contenait un million, ma fille…

    – Ah ! père, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? murmura-t-elle naïvement.

    – Un million ! reprit-il, c’était le numéro gagnant des bons de la Presse.

    L’énormité du désastre les écrasait, et longtemps ils gardèrent un silence qu’ils n’avaient pas le courage de rompre.

    Enfin Suzanne prononça :

    – Mais, père, on te le paiera tout de même.

    – Pourquoi ? Sur quelles preuves ?

    – Il faut donc des preuves ?

    – Par bleu !

    – Et tu n’en as pas ?

    – Si, j’en ai une.

    – Alors ?

    – Elle était dans la boîte.

    – Dans la boîte qui a disparu ?

    – Oui. Et c’est l’autre qui touchera.

    – Mais ce serait abominable ! Voyons, père, tu pourras t’yopposer ?

    – Est-ce qu’on sait ! Est-ce qu’on sait ! Cet homme doit être si fort ! Il dispose de telles ressources ! …Souviens-toi… l’affaire de ce meuble…

    Il se releva dans un sursaut d’énergie, et frappant du pied:

    – Eh bien, non, non, il ne l’aura pas, ce million, il ne l’aurapas ! Pourquoi l’aurait-il ? Après tout, si habile qu’ilsoit, lui non plus ne peut rien faire. S’il se présente pourtoucher, on le coffre ! Ah ! nous verrons bien, monbonhomme !

    – Tu as donc une idée, père ?

    – Celle de défendre nos droits, jusqu’au bout, quoi qu’ilarrive ! Et nous réussirons ! … Le million est à moi jel’aurai !

    Quelques minutes plus tard, il expédiait cette dépêche :

    « Gouverneur Crédit Foncier, rue Capucines, Paris »

    « Suis possesseur du numéro 514 – série 23, mets opposition partoutes voies légales à toute réclamation étrangère. »

    « Gerbois. »

    Presque en même temps parvenait au Crédit Foncier cet autretélégramme :

    « Le numéro 514 – série 23 est en ma possession.

    « Arsène Lupin. »

    Chaque fois que j’entreprends de raconter quelqu’une desinnombrables aventures dont se compose la vie d’Arsène Lupin,j’éprouve une véritable confusion, tellement il me semble que laplus banale de ces aventures est connue de tous ceux qui vont melire. De fait, il n’est pas un geste de notre « voleur national »,comme on l’a si joliment appelé, qui n’ait été signalé de la façonla plus retentissante, pas un exploit que l’on n’ait étudié soustoutes ses faces, pas un acte qui n’ait été commenté avec cetteabondance de détails que l’on réserve d’ordinaire au récit desactions héroïques.

    Qui ne connaît, par exemple, cette étrange histoire de « La Dameblonde », avec ces épisodes curieux que les reporters intitulaienten gros caractères : Le numéro 514 – série 23… Le crime de l’avenueHenri-Martin !… Le diamant bleu !… Quel bruit autour del’intervention du fameux détective anglais Herlock Sholmès !Quelle effervescence après chacune des péripéties qui marquèrent lalutte de ces deux grands artistes ! Et quel vacarme sur lesboulevards, le jour où les camelots vociféraient « L’arrestationd’Arsène Lupin ! »

    Mon excuse, c’est que j’apporte du nouveau : j’apporte le mot del’énigme. Il reste toujours de l’ombre autour de ces aventures : jela dissipe. Je reproduis des articles lus et relus, je recopied’anciennes interviews : mais tout cela je le coordonne, je leclasse, et je le soumets à l’exacte vérité. Mon collaborateur,c’est Arsène Lupin dont la complaisance à mon égard estinépuisable. Et c’est aussi, en l’occurrence, l’ineffable Wilson,l’ami et le confident de Sholmès.

    On se rappelle le formidable éclat de rire qui accueillit lapublication de la double dépêche. Le nom seul d’Arsène Lupin étaitun gage d’imprévu, une promesse de divertissement pour la galerie.Et la galerie, c’était le monde entier.

    Des recherches opérées aussitôt par le Crédit Foncier, ilrésulta que le numéro 514 – série 23 avait été délivré parl’intermédiaire du Crédit Lyonnais, succursale de Versailles, aucommandant d’artillerie Bessy. Or, le commandant était mort d’unechute de cheval. On sut par des camarades auxquels il s’étaitconfié que, quelque temps avant sa mort, il avait dû céder sonbillet à un ami.

    – Cet ami, c’est moi, affirma M. Gerbois.

    – Prouvez-le, objecta le gouverneur du Crédit Foncier.

    – Que je le prouve ? Facilement. Vingt personnes vousdiront que j’avais avec le commandant des relations suivies et quenous nous rencontrions au café de la Place d’Armes. C’est là qu’unjour, pour l’obliger dans un moment de gêne, je lui ai repris sonbillet contre la somme de vingt francs.

    – Vous avez des témoins de cet échange ?

    – Non.

    – En ce cas, sur quoi fondez-vous votre réclamation ?

    – Sur la lettre qu’il m’a écrite à ce sujet.

    – Quelle lettre ?

    – Une lettre qui était épinglée avec le billet.

    – Montrez-la.

    – Mais elle se trouvait dans le secrétaire volé !

    – Retrouvez-la.

    Arsène Lupin la communiqua, lui. Une note insérée par l’Échode France – lequel a l’honneur d’être son organe officiel, etdont il est, paraît-il, un des principaux actionnaires – une noteannonça qu’il remettait entre les mains de Maître Detinan, sonavocat-conseil, la lettre que le commandant Bessy lui avait écrite,à lui personnellement.

    Ce fut une explosion de joie : Arsène Lupin prenait unavocat ! Arsène Lupin, respectueux des règles établies,désignait pour le représenter un membre du barreau !

    Toute la presse se rua chez Maître Detinan, député radicalinfluent, homme de haute probité en même temps que d’esprit fin, unpeu sceptique, volontiers paradoxal.

    Maître Detinan n’avait jamais eu le plaisir de rencontrer ArsèneLupin – et il le regrettait vivement – mais il venait en effet derecevoir ses instructions, et, très touché d’un choix dont ilsentait tout l’honneur, il comptait défendre vigoureusement ledroit de son client. Il ouvrit donc le dossier nouvellementconstitué, et, sans détours, exhiba la lettre du commandant. Elleprouvait bien la cession du billet, mais ne mentionnait pas le nomde l’acquéreur. « Mon cher ami… », disait-elle simplement.

    « Mon cher ami », c’est moi, ajoutait Arsène Lupin dans une notejointe à la lettre du commandant. Et la meilleure preuve c’est quej’ai la lettre.

    La nuée des reporters s’abattit immédiatement chez M. Gerboisqui ne put que répéter :

    – « Mon cher ami » n’est autre que moi. Arsène Lupin a volé lalettre du commandant avec le billet de loterie.

    – Qu’il le prouve riposta Lupin aux journalistes.

    – Mais puisque c’est lui qui a volé le secrétaire !s’exclama M. Gerbois devant les mêmes journalistes.

    Et Lupin riposta :

    – Qu’il le prouve !

    Et ce fut un spectacle d’une fantaisie charmante que ce duelpublic entre les deux possesseurs du numéro 514 – série 23, que cesallées et venues des reporters, que le sang-froid d’Arsène Lupin enface de l’affolement de ce pauvre M. Gerbois.

    Le malheureux, la presse était remplie de seslamentations ! Il confiait son infortune avec une ingénuitétouchante.

    – Comprenez-le, Messieurs, c’est la dot de Suzanne que ce gredinme dérobe ! Pour moi, personnellement, je m’en moque, mais pour Suzanne ! Pensez donc, un million ! Dix fois centmille francs ! Ah je savais bien que le secrétaire contenaitun trésor !

    On avait beau lui objecter que son adversaire, en emportant lemeuble, ignorait la présence d’un billet de loterie, et que nul entout cas ne pouvait prévoir que ce billet gagnerait le gros lot, ilgémissait :

    – Allons donc, il le savait !… Sinon pourquoi se serait-ildonné la peine de prendre ce misérable meuble ?

    – Pour des raisons inconnues, mais certes point pour s’emparerd’un chiffon de papier qui valait alors la modeste somme de vingtfrancs.

    – La somme d’un million ! Il le savait… Il sait tout !… Ah ! vous ne le connaissez pas, le bandit ! … Il nevous a pas frustré d’un million, vous !

    Le dialogue aurait pu durer longtemps. Mais le douzième jour, M.Gerbois reçut d’Arsène Lupin une missive qui portait la mention «confidentielle ». Il lut, avec une inquiétude croissante :

    « Monsieur, la galerie s’amuse à nos dépens. N’estimez-vous pasle moment venu d’être sérieux ? J’y suis, pour ma part,fermement résolu.

    « La situation est nette : je possède un billet que je n’ai pas,moi, le droit de toucher, et vous avez, vous, le droit de toucherun billet que vous ne possédez pas. Donc nous ne pouvons rien l’unsans l’autre.

    « Or, ni vous ne consentiriez à me céder VOTRE droit, ni moi àvous céder MON billet.

    « Que faire ?

    « Je ne vois qu’un moyen, séparons. Un demi-million pour vous,un demi-million pour moi. N’est-ce pas équitable ? Et cejugement de Salomon ne satisfait-il pas à ce besoin de justice quiest en chacun de nous ?

    « Solution juste, mais solution immédiate. Ce n’est pas uneoffre que vous ayez le loisir de discuter, mais une nécessité àlaquelle les circonstances vous contraignent à vous plier. Je vousdonne trois jours pour réfléchir. Vendredi matin, j’aime à croireque je lirai, dans les petites annonces de l’Écho deFrance, une note discrète adressée à M. Ars. Lup. etcontenant, en termes voilés, votre adhésion pure et simple au pacteque je vous propose. Moyennant quoi, vous rentrez en possessionimmédiate du billet et touchez le million – quitte à me remettrecinq cent mille francs par la voie que je vous indiqueraiultérieurement.

    « En cas de refus, j’ai pris mes dispositions pour que lerésultat soit identique. Mais, outre les ennuis très graves quevous causerait une telle obstination, vous auriez à subir uneretenue de vingt-cinq mille francs pour frais supplémentaires.

    « Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments lesplus respectueux.

    « Arsène Lupin. »

    Exaspéré, M. Gerbois commit la faute énorme de montrer cettelettre et d’en laisser prendre copie. Son indignation le poussait àtoutes les sottises.

    – Rien il n’aura rien ! s’écria-t-il devant l’assemblée desreporters. Partager ce qui m’appartient ? Jamais. Qu’ildéchire son billet, s’il le veut !

    – Cependant cinq cent mille francs valent mieux que rien.

    – Il ne s’agit pas de cela, mais de mon droit, et ce droit jel’établirai devant les tribunaux.

    – Attaquer Arsène Lupin ? Ce serait drôle.

    – Non, mais le Crédit Foncier. Il doit me délivrer lemillion.

    – Contre le dépôt du billet, ou du moins contre la preuve quevous l’avez acheté.

    – La preuve existe, puisque Arsène Lupin avoue qu’il a volé lesecrétaire.

    – La parole d’Arsène Lupin suffira-t-elle auxtribunaux ?

    – N’importe, je poursuis.

    La galerie trépignait. Des paris furent engagés, les uns tenantque Lupin réduirait M. Gerbois, les autres qu’il en serait pour sesmenaces. Et l’on éprouvait une sorte d’appréhension, tellement lesforces étaient inégales entre les deux adversaires, l’un si rudedans son assaut, l’autre effaré comme une bête qu’on traque.

    Le vendredi, on s’arracha l’Écho de France, et onscruta fiévreusement la cinquième page à l’endroit des petitesannonces. Pas une ligne n’était adressée à M. Ars. Lup. Auxinjonctions d’Arsène Lupin, M. Gerbois répondait par le silence.C’était la déclaration de guerre.

    Le soir, on apprenait par les journaux l’enlèvement de MlleGerbois.

    Ce qui nous réjouit dans ce qu’on pourrait appeler lesspectacles d’Arsène Lupin, c’est le rôle éminemment comique de lapolice. Tout se passe en dehors d’elle. Il parle, lui, il écrit,prévient, commande, menace, exécute, comme s’il n’existait ni chefde la Sûreté, ni agents, ni commissaires, personne enfin qui pûtl’entraver dans ses desseins. Tout cela est considéré comme nul etnon avenu. L’obstacle ne compte pas.

    Et pourtant elle se démène, la police ! Dès qu’il s’agitd’Arsène Lupin, du haut en bas de l’échelle, tout le monde prendfeu, bouillonne, écume de rage. C’est l’ennemi, et l’ennemi quivous nargue, vous provoque, vous méprise, ou, qui pis est, vousignore.

    Et que faire contre un pareil ennemi ? À dix heures moinsvingt, selon le témoignage de la bonne, Suzanne partait de chezelle. À dix heures cinq minutes, en sortant du lycée, son père nel’apercevait pas sur le trottoir où elle avait coutume del’attendre. Donc tout s’était passé au cours de la petite promenadede vingt minutes qui avait conduit Suzanne de chez elle jusqu’aulycée, ou du moins jusqu’aux abords du lycée.

    Deux voisins affirmèrent l’avoir croisée à trois cents pas de lamaison. Une dame avait vu marcher le long de l’avenue une jeunefille dont le signalement correspondait au sien. Et après ?Après on ne savait pas.

    On perquisitionna de tous côtés, on interrogea les employés desgares et de l’octroi. Ils n’avaient rien remarqué ce jour-là quipût se rapporter à l’enlèvement d’une jeune fille. Cependant, àVille-d’Avray, un épicier déclara qu’il avait fourni de l’huile àune automobile fermée qui arrivait de Paris. Sur le siège se tenaitun mécanicien, à l’intérieur une dame blonde – excessivementblonde, précisa le témoin. Une heure plus tard l’automobilerevenait de Versailles. Un embarras de voiture l’obligea deralentir, ce qui permit à l’épicier de constater, à côté de la dameblonde déjà entrevue, la présence d’une autre dame, entourée,celle-ci, de châles et de voiles. Nul doute que ce ne fût SuzanneGerbois.

    Mais alors il fallait supposer que l’enlèvement avait eu lieu enplein jour, sur une route très fréquentée, au centre même de laville !

    Comment ? À quel endroit ? Pas un cri ne fut entendu,pas un mouvement suspect ne fut observé.

    L’épicier donna le signalement de l’automobile, une limousine 24chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À touthasard, on s’informa auprès de la directrice du Grand-Garage, MmeBob-Walthour, qui s’est fait une spécialité d’enlèvements parautomobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour lajournée une limousine Peugeon à une dame blonde qu’elle n’avait dureste point revue.

    – Mais le mécanicien ?

    – C’était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foid’excellents certificats.

    – Il est ici ?

    – Non, il a ramené la voiture, et il n’est pas revenu.

    – Ne pouvons-nous retrouver sa trace ?

    – Certes, auprès des personnes dont il s’est recommandé. Voicileurs noms.

    On se rendit chez ces personnes. Aucune d’elles ne connaissaitle nommé Ernest.

    Ainsi donc, quelque piste que l’on suivît pour sortir desténèbres, on aboutissait à d’autres ténèbres, à d’autresénigmes.

    M. Gerbois n’était pas de force à soutenir une bataille quicommençait pour lui de façon si désastreuse. Inconsolable depuis ladisparition de sa fille, bourrelé de remords, il capitula.

    Une petite annonce parue à l’Écho de France, et quetout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sansarrière-pensée.

    C’était la victoire, la guerre terminée en quatre foisvingt-quatre heures.

    Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du CréditFoncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514 –série 23. Le gouverneur sursauta.

    – Ah ! vous l’avez ? Il vous a été rendu ?

    – Il a été égaré, le voici, répondit M. Gerbois.

    – Cependant vous prétendiez… il a été question…

    – Tout cela n’est que racontars et mensonges.

    – Mais il nous faudrait tout de même quelque document àl’appui.

    – La lettre du commandant suffit-elle ?

    – Certes.

    – La voici.

    – Parfait. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous estdonné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès quevous pourrez vous présenter à notre caisse. D’ici là, Monsieur, jecrois que vous avez tout intérêt à ne rien dire et à terminer cetteaffaire dans le silence le plus absolu.

    – C’est mon intention.

    M. Gerbois ne parla point, le gouverneur non plus. Mais il estdes secrets qui se dévoilent sans qu’aucune indiscrétion soitcommise, et l’on apprit soudain qu’Arsène Lupin avait eu l’audacede renvoyer à M. Gerbois le numéro 514 – série 23 ! Lanouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidémentc’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atoutde cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’enétait dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissaitl’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’onréussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ?

    La police sentit le point faible de l’ennemi et redoublad’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dansl’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou dumillion convoité… du coup les rieurs passaient dans l’autrecamp.

    Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas,et pas davantage, elle ne s’échappait !

    Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la premièremanche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois estentre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contrecinq cent mille francs. Mais où et comment s’opéreral’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y aitrendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la policeet, par là, de reprendre sa fille tout en gardantl’argent ?

    On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence,il demeura impénétrable.

    – Je n’ai rien à dire, j’attends.

    – Et Mlle Gerbois ?

    – Les recherches continuent.

    – Mais Arsène Lupin vous a écrit ?

    – Non.

    – Vous l’affirmez ?

    – Non.

    – Donc c’est oui. Quelles sont ses instructions ?

    – Je n’ai rien à dire.

    On assiégea Maître Detinan. Même discrétion.

    – M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation degravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plusabsolue.

    Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans setramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait lesmailles de ses filets, pendant que la police organisait autour deM. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinaitles trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe,ou l’avortement ridicule et piteux.

    Mais il arriva que la curiosité du public ne devait êtresatisfaite que de façon partielle, et c’est ici dans ces pages que,pour la première fois, l’exacte vérité se trouve révélée.

    Le mardi 12 mars, M. Gerbois reçut, sous une envelopped’apparence ordinaire, un avis du Crédit Foncier.

    Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deuxheures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés.

    Tandis qu’il les feuilletait un à un, en tremblant – cet argent,n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? – deux hommess’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance dugrand portail. L’un de ces hommes avait des cheveux grisonnants etune figure énergique qui contrastait avec son habillement et sesallures de petit employé. C’était l’inspecteur principal Ganimard,le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin. Et Ganimard disaitau brigadier Folenfant :

    – Ça ne va pas tarder… avant cinq minutes, nous allons revoirnotre bonhomme. Tout est prêt ?

    – Absolument.

    – Combien sommes-nous ?

    – Huit, dont deux à bicyclette.

    – Et moi qui compte pour trois. C’est assez, mais ce n’est pastrop. À aucun prix il ne faut que le Gerbois nous échappe… sinonbonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous qu’ils ont dû fixer, iltroque la demoiselle contre le demi-million, et le tour estjoué.

    – Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avecnous ? Ce serait si simple ! En nous mettant dans son jeuil garderait le million entier.

    – Oui, mais il a peur. S’il essaye de mettre l’autre dedans, iln’aura pas sa fille.

    – Quel autre ?

    – Lui.

    Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, commes’il parlait d’un être surnaturel dont il aurait déjà senti lesgriffes.

    – Il est assez drôle, observa judicieusement le brigadierFolenfant, que nous en soyons réduits à protéger ce Monsieur contrelui-même.

    – Avec Lupin, le monde est renversé, soupira Ganimard !

    Une minute s’écoula.

    – Attention, fit-il.

    M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, ilprit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, lelong des magasins, et regardait les étalages.

    – Trop tranquille, le client, disait Ganimard. Un individu quivous a dans la poche un million n’a pas cette tranquillité.

    – Que peut-il faire ?

    – Oh ! Rien, évidemment… N’importe, je me méfie. Lupin,c’est Lupin.

    À ce moment M. Gerbois se dirigea vers un kiosque, choisit desjournaux, se fit rendre de la monnaie, déplia l’une des feuilles,et, les bras étendus, tout en s’avançant à petits pas, se mit àlire. Et soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile quistationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, carelle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut.

    – Non de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de safaçon !

    Il s’était élancé, et d’autres hommes couraient, en même tempsque lui, autour de la Madeleine.

    Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes,l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois endescendait.

    – Vite, Folenfant… le mécanicien… c’est peut-être le nomméErnest.

    Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Gaston,employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutesauparavant, un Monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre« sous pression », près du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autreMonsieur.

    – Et le second client, demanda Folenfant, quelle adresse a-t-ildonnée ?

    – Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine…double pourboire » … Voilà tout.

    Mais, pendant ce temps, sans perdre une minute, M. Gerbois avaitsauté dans la première voiture qui passait.

    – Cocher, au métro de la Concorde.

    Le professeur sortit du métro place du Palais-Royal, courut versune autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxièmevoyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture.

    – Cocher, 25, rue Clapeyron.

    Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard desBatignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premierétage et sonna. Un Monsieur lui ouvrit.

    – C’est bien ici que demeure Maître Detinan ?

    – C’est moi-même. Monsieur Gerbois, sans doute.

    – Parfaitement.

    – Je vous attendais, Monsieur. Donnez-vous la peined’entrer.

    Quand M. Gerbois pénétra dans le bureau de l’avocat, la pendulemarquait trois heures, et tout de suite il dit :

    – C’est l’heure qu’il m’a fixée. Il n’est pas là ?

    – Pas encore.

    M. Gerbois s’assit, s’épongea le front, regarda sa montre commes’il ne connaissait pas l’heure, et reprit anxieusement :

    – Viendra-t-il ?

    L’avocat répondit :

    – Vous m’interrogez, Monsieur, sur la chose du monde que je suisle plus curieux de savoir. Jamais je n’ai ressenti pareilleimpatience. En tout cas, s’il vient, il risque gros, cette maisonest très surveillée depuis quinze jours… on se méfie de moi.

    – Et de moi encore davantage. Aussi je n’affirme pas que lesagents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace.

    – Mais alors…

    – Ce ne serait point de ma faute, s’écria vivement leprofesseur, et l’on n’a rien à me reprocher. Qu’ai-je promis ?D’obéir à ses ordres. Eh bien, j’ai obéi aveuglément à ses ordres,j’ai touché l’argent à l’heure fixée par lui, et je me suis renduchez vous de la façon qu’il m’a prescrite. Responsable du malheurde ma fille, j’ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui detenir les siens.

    Et il ajouta, de la même voix anxieuse :

    – Il ramènera ma fille, n’est-ce pas ?

    – Je l’espère.

    – Cependant… vous l’avez vu ?

    – Moi ? Mais non ! Il m’a simplement demandé parlettre de vous recevoir tous deux, de congédier mes domestiquesavant trois heures, et de n’admettre personne dans mon appartemententre votre arrivée et son départ. Si je ne consentais pas à cetteproposition, il me priait de l’en prévenir par deux lignes àl’Écho de France. Mais je suis trop heureux de rendreservice à Arsène Lupin et je consens à tout.

    M. Gerbois gémit :

    – Hélas ! Comment tout cela finira-t-il ?

    Il tira de sa poche les billets de banque, les étala sur latable et en fit deux paquets de même nombre. Puis ils se turent. Detemps à autre M. Gerbois prêtait l’oreille… n’avait-on passonné ?

    Avec les minutes son angoisse augmentait, et Maître Detinanaussi éprouvait une impression presque douloureuse.

    Un moment même l’avocat perdit tout sang-froid. Il se levabrusquement :

    – Nous ne le verrons pas… Comment voulez-vous ?… Ce seraitde la folie de sa part ! Qu’il ait confiance en nous, soit,nous sommes d’honnêtes gens incapables de le trahir. Mais le dangern’est pas seulement ici.

    Et M. Gerbois, écrasé, les deux mains sur les billets,balbutiait :

    – Qu’il vienne, mon Dieu, qu’il vienne ! Je donnerais toutcela pour retrouver Suzanne.

    La porte s’ouvrit.

    – La moitié suffira, Monsieur Gerbois.

    Quelqu’un se tenait sur le seuil, un homme jeune, élégammentvêtu, en qui M. Gerbois reconnut aussitôt l’individu qui l’avaitabordé près de la boutique de bric-à-brac, à Versailles. Il bonditvers lui.

    – Et Suzanne ? Où est ma fille ?

    Arsène Lupin ferma la porte soigneusement et, tout en défaisantses gants du geste le plus paisible, il dit à l’avocat :

    – Mon cher Maître, je ne saurais trop vous remercier de la bonnegrâce avec laquelle vous avez consenti à défendre mes droits. Je nel’oublierai pas.

    Maître Detinan murmura :

    – Mais vous n’avez pas sonné… je n’ai pas entendu la porte…

    – Les sonnettes et les portes sont des choses qui doiventfonctionner sans qu’on les entende jamais. Me voilà tout de même,c’est l’essentiel.

    – Ma fille ! Suzanne ! Qu’en avez-vous fait ?répéta le professeur.

    – Mon Dieu, Monsieur, dit Lupin, que vous êtes pressé. Allons,rassurez-vous, encore un instant et Mademoiselle votre fille seradans vos bras.

    Il se promena, puis du ton d’un grand seigneur qui distribue deséloges :

    – Monsieur Gerbois, je vous félicite de l’habileté avec laquellevous avez agi tout à l’heure. Si l’automobile n’avait pas eu cettepanne absurde, on se retrouvait tout simplement à l’Étoile, et l’onépargnait à Maître Detinan l’ennui de cette visite… enfin !c’était écrit…

    Il aperçut les deux liasses de bank-notes et s’écria :

    – Ah parfait ! Le million est là… nous ne perdrons pas detemps. Vous permettez ?

    – Mais, objecta Maître Detinan, en se plaçant devant la table,Mlle Gerbois n’est pas encore arrivée.

    – Eh bien ?

    – Eh bien, sa présence n’est-elle pas indispensable ?

    – Je comprends ! Je comprends ! Arsène Lupin n’inspirequ’une confiance relative. Il empoche le demi-million et ne rendpas l’otage. Ah, mon cher Maître, je suis un grand méconnu !Parce que le destin m’a conduit à des actes de nature un peu…spéciale, on suspecte ma bonne foi… à moi ! Moi qui suisl’homme du scrupule et de la délicatesse ! D’ailleurs, moncher Maître, si vous avez peur, ouvrez votre fenêtre et appelez. Ily a bien une douzaine d’agents dans la rue.

    – Vous croyez ?

    Arsène Lupin souleva le rideau.

    – Je crois M. Gerbois incapable de dépister Ganimard… que vousdisais-je ? Le voici, ce brave ami !

    – Est-ce possible ! s’écria le professeur. Je vous jurecependant…

    – Que vous ne m’avez point trahi ?… Je n’en doute pas, maisles gaillards sont habiles. Tenez, Folenfant que j’aperçois !…Et Gréaume !… Et Dieuzy ! … Tous mes bons camarades,quoi !

    Maître Detinan le regardait avec surprise. Quelletranquillité ! Il riait d’un rire heureux, comme s’il sedivertissait à quelque jeu d’enfant et qu’aucun péril ne l’eûtmenacé.

    Plus encore que la vue des agents, cette insouciance rassural’avocat. Il s’éloigna de la table où se trouvaient les billets debanque.

    Arsène Lupin saisit l’une après l’autre les deux liasses,allégea chacune d’elles de vingt-cinq billets, et tendant à MaîtreDetinan les cinquante billets ainsi obtenus :

    – La part d’honoraires de M. Gerbois, mon cher maître, et celled’Arsène Lupin. Nous vous devons bien cela.

    – Vous ne me devez rien, répliqua Maître Detinan.

    – Comment ? Et tout le mal que nous vous causons !

    – Et tout le plaisir que je prends à me donner ce mal !

    – C’est-à-dire, mon cher Maître, que vous ne voulez rienaccepter d’Arsène Lupin. Voilà ce que c’est, soupira-t-il, d’avoirune mauvaise réputation.

    Il tendit les cinquante mille francs au professeur.

    – Monsieur, en souvenir de notre bonne rencontre, permettez-moide vous remettre ceci : ce sera mon cadeau de noces à MlleGerbois.

    M. Gerbois prit vivement les billets, mais protesta :

    – Ma fille ne se marie pas.

    – Elle ne se marie pas si vous lui refusez votre consentement.Mais elle brûle de se marier.

    – Qu’en savez-vous ?

    – Je sais que les jeunes filles font souvent des rêves sansl’autorisation de leurs papas. Heureusement qu’il y a de bonsgénies qui s’appellent Arsène Lupin, et qui dans le fond dessecrétaires découvrent le secret de ces âmes charmantes.

    – Vous n’y avez pas découvert autre chose ? demanda MaîtreDetinan. J’avoue que je serais fort curieux de savoir pourquoi cemeuble fut l’objet de vos soins.

    – Raison historique, mon cher maître. Bien que, contrairement àl’avis de M. Gerbois, il ne contînt aucun autre trésor que lebillet de loterie – et cela je l’ignorais – j’y tenais et je lerecherchais depuis longtemps. Ce secrétaire, en bois d’if etd’acajou, décoré de chapiteaux à feuilles d’acanthe, fut retrouvédans la petite maison discrète qu’habitait à Boulogne MarieWalewska, et il porte sur l’un des tiroirs l’inscription :

    « Dédié à Napoléon 1er, Empereur des Français, par son trèsfidèle serviteur, Mancion ». Et, en dessous, ces mots, gravés à lapointe d’un couteau : « À toi, Marie ». Par la suite, Napoléon lefit recopier pour l’impératrice Joséphine – de sorte que lesecrétaire qu’on admirait à la Malmaison n’était qu’une copieimparfaite de celui qui désormais fait partie de mescollections.

    Le professeur gémit :

    – Hélas ! Si j’avais su, chez le marchand, avec quelle hâteje vous l’aurais cédé !

    Arsène Lupin dit en riant :

    – Et vous auriez eu, en outre, cet avantage appréciable deconserver, pour vous seul, le numéro 514 – série 23.

    – Ce qui ne vous aurait pas conduit à enlever ma fille que toutcela a dû bouleverser.

    – Tout cela ?

    – Cet enlèvement…

    – Mais, mon cher Monsieur, vous faites erreur. Mlle Gerbois n’apas été enlevée.

    – Ma fille n’a pas été enlevée !

    – Nullement. Qui dit enlèvement, dit violence. Or c’est de sonplein gré qu’elle a servi d’otage.

    – De son plein gré ! répéta M. Gerbois, confondu.

    – Et presque sur sa demande ! Comment ! Une jeunefille intelligente comme Mlle Gerbois, et, qui plus est, cultive aufond de son âme une passion inavouée, aurait refusé de conquérir sadot ! Ah ! je vous jure qu’il a été facile de lui fairecomprendre qu’il n’y avait pas d’autre moyen de vaincre votreobstination.

    Maître Detinan s’amusait beaucoup. Il objecta :

    – Le plus difficile était de vous entendre avec elle. Il estinadmissible que Mlle Gerbois se soit laissé aborder.

    – Oh ! par moi, non. Je n’ai même pas l’honneur de laconnaître. C’est une personne de mes amies qui a bien voulu entamerles négociations.

    – La dame blonde de l’automobile, sans doute, interrompit MaîtreDetinan.

    – Justement. Dès la première entrevue auprès du lycée, toutétait réglé. Depuis, Mlle Gerbois et sa nouvelle amie ont voyagé,visitant la Belgique et la Hollande, de la manière la plus agréableet la plus instructive pour une jeune fille. Du reste elle-même vavous expliquer…

    On sonnait à la porte du vestibule, trois coups rapides, puis uncoup isolé, puis un coup isolé.

    – C’est elle, dit Lupin. Mon cher maître, si vous voulezbien…

    L’avocat se précipita.

    Deux jeunes femmes entrèrent. L’une se jeta dans les bras de M.Gerbois. L’autre s’approcha de Lupin. Elle était de taille élevée,le buste harmonieux, la figure très pâle, et ses cheveux blonds,d’un blond étincelant, se divisaient en deux bandeaux ondulés ettrès lâches. Vêtue de noir, sans autre ornement qu’un collier dejais à quintuple tour, elle paraissait cependant d’une éléganceraffinée.

    Arsène Lupin lui dit quelques mots, puis, saluant Mlle Gerbois:

    – Je vous demande pardon, Mademoiselle, de toutes cestribulations, mais j’espère cependant que vous n’avez pas été tropmalheureuse…

    – Malheureuse ! J’aurais même été très heureuse, s’il n’yavait pas eu mon pauvre père.

    – Alors tout est pour le mieux. Embrassez-le de nouveau, etprofitez de l’occasion – elle est excellente – pour lui parler devotre cousin.

    – Mon cousin… que signifie ?… Je ne comprends pas.

    – Mais si, vous comprenez… votre cousin Philippe… ce jeune hommedont vous gardez précieusement les lettres…

    Suzanne rougit, perdit contenance, et enfin, comme leconseillait Lupin, se jeta de nouveau dans les bras de sonpère.

    Lupin les considéra tous deux d’un œil attendri.

    Comme on est récompensé de faire le bien ! Touchantspectacle !

    Heureux père ! Heureuse fille ! Et dire que ce bonheurc’est ton œuvre, Lupin ! Ces êtres te béniront plus tard… tonnom sera pieusement transmis à leurs petits-enfants… oh ! Lafamille !… La famille ! …

    Il se dirigea vers la fenêtre.

    – Ce bon Ganimard est-il toujours là ?… Il aimerait tantassister à ces charmantes effusions … mais non, il n’est plus là…plus personne… ni lui, ni les autres… diable ! La situationdevient grave… il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’ils fussentdéjà sous la porte cochère… chez le concierge peut-être… ou mêmedans l’escalier !

    M. Gerbois laissa échapper un mouvement. Maintenant que sa fillelui était rendue, le sentiment de la réalité lui revenait.L’arrestation de son adversaire, c’était pour lui un demi-million.Instinctivement il fit un pas… comme par hasard, Lupin se trouvasur son chemin.

    – Où allez-vous, Monsieur Gerbois ? Me défendre contreeux ? Mille fois aimable ! Ne vous dérangez pas.D’ailleurs, je vous jure qu’ils sont plus embarrassés que moi.

    Et il continua en réfléchissant :

    – Au fond que savent-ils ? Que vous êtes ici, et peut-êtreque Mlle Gerbois y est également, car ils ont dû la voir arriveravec une dame inconnue. Mais moi ? Ils ne s’en doutent pas.Comment me serais-je introduit dans une maison qu’ils ont fouilléece matin de la cave au grenier ? Non, selon toutesprobabilités, ils m’attendent pour me saisir au vol… pauvreschéris ! … À moins qu’ils ne devinent que la dame inconnue estenvoyée par moi et qu’ils ne la supposent chargée de procéder àl’échange… auquel cas ils s’apprêtent à l’arrêter à son départ…

    Un coup de timbre retentit.

    D’un geste brusque, Lupin immobilisa M. Gerbois, et la voixsèche, impérieuse :

    – Halte-là, Monsieur, pensez à votre fille et soyez raisonnable,sinon… quant à vous, Maître Detinan, j’ai votre parole.

    M. Gerbois fut cloué sur placé. L’avocat ne bougea point.

    Sans la moindre hâte, Lupin prit son chapeau. Un peu depoussière le maculait : il le brossa du revers de sa manche.

    – Mon cher Maître, si jamais vous avez besoin de moi… mesmeilleurs vœux, Mademoiselle Suzanne, et toutes mes amitiés à M.Philippe.

    Il tira de sa poche une lourde montre à double boîtier d’or.

    – Monsieur Gerbois, il est trois heures quarante-deuxminutes ; à trois heures quarante-six, je vous autorise àsortir de ce salon… pas une minute plus tôt que trois heuresquarante-six, n’est-ce pas ?

    – Mais ils vont entrer de force, ne put s’empêcher de direMaître Detinan.

    – Et la loi que vous oubliez, mon cher Maître ! JamaisGanimard n’oserait violer la demeure d’un citoyen français. Nousaurions le temps de faire un excellent bridge. Mais pardonnez-moi,vous semblez un peu émus tous les trois, et je ne voudrais pasabuser…

    Il déposa sa montre sur la table, ouvrit la porte du salon, et,s’adressant à la dame blonde :

    – Vous êtes prête, chère amie ?

    Il s’effaça devant elle, adressa un dernier salut, trèsrespectueux, à Mlle Gerbois, sortit et referma la porte surlui.

    Et on l’entendit qui disait, dans le vestibule, à haute voix:

    – Bonjour, Ganimard, comment ça va-t-il ? Rappelez-moi aubon souvenir de Mme Ganimard… un de ces jours, j’irai lui demanderà déjeuner… adieu, Ganimard.

    Un coup de timbre encore, brusque, violent, puis des coupsrépétés, et des bruits de voix sur le palier.

    – Trois heures quarante-cinq, balbutia M. Gerbois.

    Après quelques secondes, résolument, il passa dans le vestibule.Lupin et la dame blonde n’y étaient plus.

    – Père ! il ne faut pas ! attends s’écria Suzanne.

    – Attendre ? Tu es folle !… Des ménagements avec cegredin… et le demi-million ?…

    Il ouvrit.

    Ganimard se rua.

    – Cette dame… où est-elle ? Et Lupin ?

    – Il était là… il est là.

    Ganimard poussa un cri de triomphe :

    – Nous le tenons.., la maison est cernée.

    Maître Detinan objecta :

    – Mais l’escalier de service ?

    – L’escalier de service aboutit à la cour, et il n’y a qu’uneissue, la grand-porte : dix hommes la gardent.

    – Mais il n’est pas entré par la grand-porte… il ne s’en ira paspar là…

    – Et par où donc ? riposta Ganimard… à travers lesairs ?

    Il écarta un rideau. Un long couloir s’offrit qui conduisait àla cuisine. Ganimard le suivit en courant et constata que la portede l’escalier de service était fermée à double tour.

    De la fenêtre, il appela l’un des agents :

    – Personne ?

    – Personne.

    – Alors, s’écria-t-il, ils sont dans l’appartement ! … Ilssont cachés dans l’une des chambres !… Il est matériellementimpossible qu’ils se soient échappés… ah ! Mon petit Lupin, tut’es fichu de moi, mais, cette fois, c’est la revanche.

    À sept heures du soir, M. Dudouis, chef de la Sûreté, étonné den’avoir point de nouvelles, se présenta rue Clapeyron. Ilinterrogea les agents qui gardaient l’immeuble, puis monta chezMaître Detinan qui le mena dans sa chambre. Là, il aperçut unhomme, ou plutôt deux jambes qui s’agitaient sur le tapis, tandisque le torse auquel elles appartenaient était engagé dans lesprofondeurs de la cheminée.

    – Ohé !… Ohé !….. glapissait une voix étouffée.

    Et une voix plus lointaine, qui venait de tout en haut,répondait :

    – Ohé !… Ohé !…

    M. Dudouis s’écria en riant :

    – Eh bien, Ganimard, qu’avez-vous donc à faire lefumiste ?

    L’inspecteur s’exhuma des entrailles de la cheminée. Le visagenoirci, les vêtements couverts de suie, les yeux brillants defièvre, il était méconnaissable.

    – Je le cherche, grogna-t-il.

    – Qui ?

    – Arsène Lupin… Arsène Lupin et son amie.

    – Ah ça ! Mais, vous imaginez-vous qu’ils se cachent dansles tuyaux de la cheminée ?

    Ganimard se releva, appliqua sur la manche de son supérieur cinqdoigts couleur de charbon, et sourdement, rageusement :

    – Où voulez-vous qu’ils soient, chef ? Il faut bien qu’ilssoient quelque part. Ce sont des êtres comme vous et moi, en chairet en os. Ces êtres-là ne s’en vont pas en fumée.

    – Non, mais ils s’en vont tout de même.

    – Par où ? Par où ? La maison est entourée ! Il ya des agents sur le toit.

    – La maison voisine ?

    – Pas de communication avec elle.

    – Les appartements des autres étages ?

    – Je connais tous les locataires : ils n’ont vu personne… ilsn’ont entendu personne.

    – Êtes-vous sûr de les connaître tous ?

    – Tous. Le concierge répond d’eux. D’ailleurs, pour plus deprécaution, j’ai posté un homme dans chacun de cesappartements.

    – Il faut pourtant bien qu’on mette la main dessus.

    – C’est ce que je dis, chef, c’est ce que je dis. Il le faut, etça sera, parce qu’ils sont ici tous deux… ils ne peuvent pas ne pasy être ! Soyez tranquille, chef, si ce n’est pas ce soir, jeles aurai demain… j’y coucherai !… J’y coucherai !

    De fait il y coucha, et le lendemain aussi, et le surlendemainégalement.

    Et, lorsque trois jours entiers et trois nuits se furentécoulés, non seulement il n’avait pas découvert l’insaisissableLupin et sa non moins insaisissable compagne, mais il n’avait mêmepas relevé le petit indice qui lui permît d’établir la plus petitehypothèse.

    Et c’est pourquoi son opinion de la première heure ne variaitpas.

    Du moment qu’il n’y a aucune trace de leur fuite, c’est qu’ilssont là !

    Peut-être, au fond de sa conscience, était-il moins convaincu.Mais il ne voulait pas se l’avouer. Non, mille fois non, un hommeet une femme ne s’évanouissent pas ainsi que les mauvais génies descontes d’enfants. Et sans perdre courage, il continuait sesfouilles et ses investigations comme s’il avait espéré les découvrir, dissimulés en quelque retraite impénétrable, incorporésaux pierres de la maison.

     

    Chapitre 2 Le diamant bleu

    Le soir du 27 mars, au 134 de l’avenue Henri-Martin, dans lepetit hôtel que lui avait légué son frère six mois auparavant, levieux général Baron d’Hautrec, ambassadeur à Berlin sous le secondEmpire, dormait au fond d’un confortable fauteuil, tandis que sademoiselle de compagnie lui faisait la lecture, et que la sœurAuguste bassinait son lit et préparait la veilleuse.

    À onze heures la religieuse qui, par exception, devait rentrerce soir-là au couvent de sa communauté et passer la nuit près de lasœur supérieure, la religieuse prévint la demoiselle decompagnie.

    – Mademoiselle Antoinette, mon ouvrage est fini, je m’envais.

    – Bien, ma sœur.

    – Et surtout n’oubliez pas que la cuisinière a congé et que vousêtes seule dans l’hôtel, avec le domestique.

    – Soyez sans crainte pour M. le Baron, je couche dans la chambrevoisine comme c’est entendu, et je laisse ma porte ouverte.

    La religieuse s’en alla. Au bout d’un instant ce fut Charles, ledomestique, qui vint prendre les ordres. Le Baron s’était réveillé.Il répondit lui-même.

    – Toujours les mêmes ordres, Charles : vérifier si la sonnerieélectrique fonctionne bien dans votre chambre, et au premier appeldescendre et courir chez le médecin.

    – Mon général s’inquiète toujours.

    – Ça ne va pas… ça ne va pas fort. Allons, MademoiselleAntoinette, où en étions-nous de notre lecture ?

    – Monsieur le Baron ne se met donc pas au lit ?

    – Mais non, mais non, je me couche très tard, et d’ailleurs jen’ai besoin de personne.

    Vingt minutes après, le vieillard sommeillait de nouveau, etAntoinette s’éloignait sur la pointe des pieds.

    À ce moment Charles fermait soigneusement, comme à l’ordinaire,tous les volets du rez-de-chaussée.

    Dans la cuisine, il poussa le verrou de la porte qui donnait surle jardin, et dans le vestibule il accrocha en outre, d’un battantà l’autre, la chaîne de sûreté. Puis il regagna sa mansarde, autroisième étage, se coucha et s’endormit.

    Une heure peut-être s’était écoulée quand, soudain, il sautad’un bond hors de son lit : la sonnerie retentissait. Elle retentitlongtemps, sept ou huit secondes peut-être, et de façon posée,ininterrompue…

    « Bon, se dit Charles, recouvrant ses esprits, une nouvellelubie du Baron. »

    Il enfila ses vêtements, descendit rapidement l’escalier,s’arrêta devant la porte, et, par habitude, frappa. Aucune réponse.Il entra.

    « Tiens, murmura-t-il, pas de lumière… pourquoi diable ont-ilséteint ? »

    Et à voix basse, il appela :

    – Mademoiselle ?

    Aucune réponse.

    – Vous êtes là, Mademoiselle ?… Qu’y a-t-il donc ?Monsieur le Baron est malade ?

    Le même silence autour de lui, un silence lourd qui finit parl’impressionner. Il fit deux pas en avant : son pied heurta unechaise, et, l’ayant touchée, il s’aperçut qu’elle était renversée.Et tout de suite sa main rencontra par terre d’autres objets, unguéridon, un paravent. Inquiet, il revint vers la muraille, et, àtâtons chercha le bouton électrique. Il l’atteignit, le tourna.

    Au milieu de la pièce, entre la table et l’armoire à glace,gisait le corps de son maître, le Baron d’Hautrec.

    – Quoi ! … Est-ce possible ?… bégaya-t-il.

    Il ne savait que faire, et sans bouger, les yeux écarquillés, ilcontemplait le bouleversement des choses, les chaises tombées, ungrand flambeau de cristal cassé en mille morceaux, la pendule quigisait sur le marbre du foyer, toutes ces traces qui révélaient lalutte affreuse et sauvage. Le manche d’un stylet d’acierétincelait, non loin du cadavre. La lame en dégouttait de sang. Lelong du matelas, pendait un mouchoir souillé de marques rouges.

    Charles hurla de terreur : le corps s’était tendu en un suprêmeeffort, puis s’était recroquevillé sur lui-même… deux ou troissecousses, et ce fut tout.

    Il se pencha. Par une fine blessure au cou, du sang giclait, quimouchetait le tapis de taches noires. Le visage conservait uneexpression d’épouvante folle.

    – On l’a tué, balbutia-t-il, on l’a tué.

    Et il frissonna à l’idée d’un autre crime probable : lademoiselle de compagnie ne couchait-elle pas dans la chambrevoisine ? Et le meurtrier du Baron ne l’avait-il pas tuée elleaussi ?

    Il poussa la porte : la pièce était vide. Il conclut qu’Antoinette avait été enlevée, ou bien qu’elle était partie avantle crime.

    Il regagna la chambre du Baron et, ses yeux ayant rencontré lesecrétaire, il remarqua que ce meuble n’avait pas été fracturé.

    Bien plus, il vit sur la table, près du trousseau de clefs et duportefeuille que le Baron y déposait chaque soir, une poignée delouis d’or. Charles saisit le portefeuille et en déplia les poches.L’une d’elles contenait des billets de banque. Il les compta : il yavait treize billets de cent francs.

    Alors ce fut plus fort que lui : instinctivement, mécaniquement,sans même que sa pensée participât au geste de la main, il prit lestreize billets, les cacha dans son veston, dégringola l’escalier,tira le verrou, décrocha la chaîne, referma la porte et s’enfuitpar le jardin.

    Charles était un honnête homme. Il n’avait pas repoussé lagrille que, frappé par le grand air, le visage rafraîchi par lapluie, il s’arrêta. L’acte commis lui apparaissait sous sonvéritable jour, et il en avait une horreur subite.

    Un fiacre passait. Il héla le cocher.

    – Camarade, file au poste de police et ramène le commissaire… augalop ! Il y a mort d’homme.

    Le cocher fouetta son cheval. Mais quand Charles voulut rentrer,il ne le put pas : lui-même avait fermé la grille, et la grille nes’ouvrait pas du dehors.

    D’autre part, il était inutile de sonner puisqu’il n’y avait personne dans l’hôtel.

    Il se promena donc le long de ces jardins qui font à l’avenue,du côté de la Muette, une riante bordure d’arbustes verts et bientaillés. Et ce fut seulement après une heure d’attente qu’il putenfin raconter au commissaire les détails du crime et lui remettreentre les mains les treize billets de banque.

    Pendant ce temps, on réquisitionnait un serrurier, lequel, avecbeaucoup de peine, réussit à forcer la grille du jardin et la portedu vestibule. Le commissaire monta, et tout de suite, du premiercoup d’œil, il dit au domestique :

    – Tiens, vous m’aviez annoncé que la chambre était dans le plusgrand désordre.

    Il se retourna. Charles semblait cloué au seuil, hypnotisé :tous les meubles avaient repris leur place habituelle ! Leguéridon se dressait entre les deux fenêtres, les chaises étaientdebout et la pendule au milieu de la cheminée. Les débris ducandélabre avaient disparu.

    Il articula, béant de stupeur :

    – Le cadavre… M. le Baron…

    – Au fait, s’écria le commissaire, où se trouve lavictime ?

    Il s’avança vers le lit. Sous un grand drap qu’il écarta,reposait le général Baron d’Hautrec, ancien ambassadeur de France àBerlin. Sa houppelande de général le recouvrait, ornée de la croixd’honneur.

    Le visage était calme. Les yeux étaient clos.

    Le domestique balbutia :

    – Quelqu’un est venu.

    – Par où ?

    – Je ne sais pas, mais quelqu’un est venu pendant mon absence…tenez, il y avait là, par terre, un poignard très mince, en acier…et puis, sur la table, un mouchoir avec du sang… il n’y a plusrien… on a tout enlevé… on a tout rangé…

    – Mais qui ?

    – L’assassin !

    – Nous avons trouvé toutes les portes fermées.

    – C’est qu’il était resté dans l’hôtel.

    – Il y serait encore puisque vous n’avez pas quitté letrottoir.

    Le domestique réfléchit, et prononça lentement :

    – En effet… en effet… et je ne me suis pas éloigné de la grille…cependant…

    – Voyons, quelle est la dernière personne que vous ayez vue prèsdu Baron ?

    – Mlle Antoinette, la demoiselle de compagnie.

    – Qu’est-elle devenue ?

    – Selon moi, son lit n’étant même pas défait, elle a dû profiterde l’absence de la sœur Auguste pour sortir elle aussi. Cela nem’étonne qu’à moitié, elle est jolie… jeune…

    – Mais comment serait-elle sortie ?

    – Par la porte.

    – Vous aviez mis le verrou et accroché la chaîne !

    – Bien plus tard. À ce moment elle avait dû quitter l’hôtel.

    – Et le crime aurait eu lieu après son départ ?

    – Naturellement.

    On chercha du haut en bas de la maison, dans les greniers commedans les caves ; mais l’assassin avait pris la fuite.Comment ? À quel instant ? Était-ce lui ou un complicequi avait jugé à propos de retourner sur la scène du crime et defaire disparaître tout ce qui eût pu le compromettre ? Tellesétaient les questions qui se posaient à la justice.

    À sept heures survint le médecin légiste, à huit heures le chefde la Sûreté. Puis ce fut le tour du procureur de la République etdu juge d’instruction. Et il y avait aussi, encombrant l’hôtel, desagents, des inspecteurs, des journalistes, le neveu du Barond’Hautrec et d’autres membres de la famille.

    On fouilla, on étudia la position du cadavre d’après lessouvenirs de Charles, on interrogea, dès son arrivée, la sœurAuguste. On ne fit aucune découverte. Tout au plus la sœur Augustes’étonnait-elle de la disparition d’Antoinette Bréhat. Elle avaitengagé la jeune fille douze jours auparavant, sur la foid’excellents certificats, et se refusait à croire qu’elle eût puabandonner le malade qui lui était confié, pour courir, seule, lanuit.

    – D’autant plus qu’en ce cas, appuya le juge d’instruction, elleserait déjà rentrée. Nous en revenons donc au même point :qu’est-elle devenue ?

    – Pour moi, dit Charles, elle a été enlevée par l’assassin.

    L’hypothèse était plausible et concordait avec certainesapparences. Le chef de la Sûreté prononça :

    – Enlevée ? Ma foi, cela n’est point invraisemblable.

    – Non seulement invraisemblable, dit une voix, mais enopposition absolue avec les faits, avec les résultats de l’enquête,bref avec l’évidence même.

    La voix était rude, l’accent brusque, et personne ne fut surprisquand on eut reconnu Ganimard. À lui seul d’ailleurs on pouvaitpardonner cette façon un peu cavalière de s’exprimer.

    – Tiens, c’est vous, Ganimard ? s’écria M. Dudouis, je nevous avais pas vu.

    – Je suis là depuis deux heures.

    – Vous prenez donc quelque intérêt à ce qui n’est pas le billet514 – série 23, l’affaire de la rue Clapeyron, la Dame blonde etArsène Lupin ?

    – Eh ! Eh ! ricana le vieil inspecteur, jen’affirmerais pas que Lupin n’est pour rien dans l’affaire qui nousoccupe… mais laissons de côté, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire dubillet de loterie, et voyons de quoi il s’agit.

    Ganimard n’est pas un de ces policiers de grande envergure dontles procédés font école et dont le nom restera dans les annalesjudiciaires. Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent lesDupin, les Lecoq et les Sherlock Holmes. Mais il a d’excellentesqualités moyennes, de l’observation, de la sagacité, de la persévérance, et même de l’intuition. Son mérite est de travailleravec l’indépendance la plus absolue. Rien, si ce n’est peut-êtrel’espèce de fascination qu’Arsène Lupin exerce sur lui, rien ne letrouble ni ne l’influence.

    Quoi qu’il en soit, son rôle, en cette matinée, ne manqua pasd’éclat et sa collaboration fut de celles qu’un juge peutapprécier.

    – Tout d’abord, commença-t-il, je demanderai au sieur Charles debien préciser ce point : tous les objets qu’il a vus, la premièrefois, renversés ou dérangés, étaient-ils, à son second passage,exactement à leur place habituelle ?

    – Exactement.

    – Il est donc évident qu’ils n’ont pu être remis à leur placeque par une personne pour qui la place de chacun de ces objetsétait familière.

    La remarque frappa les assistants. Ganimard reprit :

    – Une autre question, Monsieur Charles… vous avez été réveillépar une sonnerie… selon vous, qui vous appelait ?

    – M. le Baron, parbleu.

    – Soit, mais à quel moment aurait-il sonné ?

    – Après la lutte… au moment de mourir.

    – Impossible, puisque vous l’avez trouvé gisant, inanimé, à unendroit distant de plus de quatre mètres du bouton d’appel.

    – Alors, il a sonné pendant la lutte.

    – Impossible, puisque la sonnerie, avez-vous dit, fut régulière,ininterrompue, et dura sept ou huit secondes. Croyez-vous que sonagresseur lui eût donné le loisir de sonner ainsi ?

    – Alors, c’était avant, au moment d’être attaqué.

    – Impossible, vous nous avez dit qu’entre le signal de lasonnerie et l’instant où vous avez pénétré dans la chambre, ils’est écoulé tout au plus trois minutes. Si donc le Baron avaitsonné avant, il aurait fallu que la lutte, l’assassinat, l’agonieet la fuite, se soient déroulés en ce court espace de troisminutes. Je le répète, c’est impossible.

    – Pourtant, dit le juge d’instruction, quelqu’un a sonné. Si cen’est pas le Baron, qui est-ce ?

    – Le meurtrier.

    – Dans quel but ?

    – J’ignore son but. Mais tout au moins le fait qu’il a sonnénous prouve-t-il qu’il devait savoir que la sonnerie communiquaitavec la chambre d’un domestique. Or, qui pouvait connaître cedétail, sinon une personne de la maison même ?

    Le cercle des suppositions se restreignait. En quelques phrasesrapides, nettes, logiques, Ganimard plaçait la question sur sonvéritable terrain, et la pensée du vieil inspecteur apparaissantclairement, il sembla tout naturel que le juge d’instructionconclût :

    – Bref, en deux mots, vous soupçonnez Antoinette Bréhat.

    – Je ne la soupçonne pas, je l’accuse.

    – Vous l’accusez d’être la complice ?

    – Je l’accuse d’avoir tué le général Baron d’Hautrec.

    – Allons donc ! Et quelle preuve ?…

    – Cette poignée de cheveux que j’ai découverte dans la maindroite de la victime, dans sa chair même où la pointe de ses onglesl’avait enfoncée.

    Il les montra, ces cheveux ; ils étaient d’un blond éclatant, lumineux comme des fils d’or, et Charles murmura :

    – Ce sont bien les cheveux de Mlle Antoinette. Pas moyen de s’ytromper.

    Et il ajouta :

    – Et puis… il y a autre chose… je crois bien que le couteau…celui que je n’ai pas revu la seconde fois… lui appartenait… elles’en servait pour couper les pages des livres.

    Le silence fut long et pénible, comme si le crime prenait plusd’horreur d’avoir été commis par une femme. Le juge d’instructiondiscuta.

    – Admettons jusqu’à plus ample informé que le Baron ait été tuépar Antoinette Bréhat. Il faudrait encore expliquer quel cheminelle a pu suivre pour sortir après le crime, pour rentrer après ledépart du sieur Charles, et pour sortir de nouveau avant l’arrivéedu commissaire. Vous avez une opinion là-dessus, MonsieurGanimard ?

    – Aucune.

    – Alors ?

    Ganimard eut l’air embarrassé. Enfin il prononça, non sans uneffort visible :

    – Tout ce que je puis dire, c’est que je retrouve ici le mêmeprocédé que dans l’affaire du billet 514 – 23, le même phénomèneque l’on pourrait appeler la faculté de disparition. AntoinetteBréhat apparaît et disparaît dans cet hôtel, aussi mystérieusementqu’Arsène Lupin pénétra chez Maître Detinan et s’en échappa en compagnie de la Dame blonde.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie que je ne peux m’empêcher de penser à ces deuxcoïncidences, tout au moins bizarres : Antoinette Bréhat futengagée par la sœur Auguste, il y a douze jours, c’est-à-dire lelendemain du jour où la Dame blonde me filait entre les doigts. Ensecond lieu, les cheveux de la Dame blonde ont précisément cettecouleur violente, cet éclat métallique à reflets d’or, que nousretrouvons dans ceux-ci.

    – De sorte que, suivant vous, Antoinette Bréhat…

    – N’est autre que la Dame blonde.

    – Et que Lupin, par conséquent, a machiné les deuxaffaires ?

    – Je le crois.

    Il y eut un éclat de rire. C’était le chef de la Sûreté qui sedivertissait.

    – Lupin ! Toujours Lupin ! Lupin est dans tout, Lupinest partout !

    – Il est où il est, scanda Ganimard, vexé.

    – Encore faut-il qu’il ait des raisons pour être quelque part,observa M. Dudouis, et, en l’espèce, les raisons me semblentobscures. Le secrétaire n’a pas été fracturé, ni le portefeuillevolé. Il reste même de l’or sur la table.

    – Oui, s’écria Ganimard, mais le fameux diamant ?

    – Quel diamant ?

    – Le diamant bleu ! Le célèbre diamant qui faisait partiede la couronne royale de France et qui fut donné par le Duc d’A… àLéonide L…, et, à la mort de Léonide L…, racheté par le Barond’Hautrec en mémoire de la brillante comédienne qu’il avaitpassionnément aimée. C’est un de ces souvenirs qu’un vieux Parisiencomme moi n’oublie point.

    – Il est évident, dit le juge d’instruction, que, si le diamantbleu ne se retrouve pas, tout s’explique… mais oùchercher ?

    – Au doigt même de M. le Baron, répondit Charles. Le diamantbleu ne quittait pas sa main gauche.

    – J’ai vu cette main, affirma Ganimard en s’approchant de lavictime, et comme vous pouvez vous en assurer, il n’y a qu’unsimple anneau d’or.

    – Regardez du côté de la paume, reprit le domestique.

    Ganimard déplia les doigts crispés. Le chaton était retourné àl’intérieur, et au cœur de ce chaton resplendissait le diamantbleu.

    – Fichtre, murmura Ganimard, absolument interdit, je n’ycomprends plus rien.

    – Et vous renoncez, je l’espère, à suspecter ce malheureuxLupin ? ricana M. Dudouis.

    Ganimard prit un temps, réfléchit, et riposta d’un ton sentencieux :

    – C’est justement quand je ne comprends plus que je suspecteArsène Lupin.

    Telles furent les premières constatations effectuées par lajustice au lendemain de ce crime étrange. Constatations vagues,incohérentes et auxquelles la suite de l’instruction n’apporta nicohérence ni certitude. Les allées et venues d’Antoinette Bréhatdemeurèrent absolument inexplicables, comme celles de la Dameblonde, et pas davantage on ne sut quelle était cette mystérieusecréature aux cheveux d’or, qui avait tué le Baron d’Hautrec etn’avait pas pris à son doigt le fabuleux diamant de la couronneroyale de France.

    Et, plus que tout, la curiosité qu’elle inspirait donnait aucrime un relief de grand forfait dont s’exaspérait l’opinionpublique.

    Les héritiers du Baron d’Hautrec ne pouvaient que bénéficierd’une pareille réclame. Ils organisèrent avenue Henri-Martin, dansl’hôtel même, une exposition des meubles et objets qui devaient sevendre à la salle Drouot. Meubles modernes et de goût médiocre,objets sans valeur artistique… mais au centre de la pièce, sur unsocle tendu de velours grenat, protégée par un globe de verre, etgardée par deux agents, étincelait la bague au diamant bleu.

    Diamant magnifique, énorme, d’une pureté incomparable, et de cebleu indéfini que l’eau claire prend au ciel qu’il reflète, de cebleu que l’on devine dans la blancheur du linge. On admirait, ons’extasiait… et l’on regardait avec effroi la chambre de lavictime, l’endroit où gisait le cadavre, le parquet démuni de sontapis ensanglanté, et les murs surtout, les murs infranchissablesau travers desquels avait passé la criminelle. On s’assurait que lemarbre de la cheminée ne basculait pas, que telle moulure de laglace ne cachait pas un ressort destiné à la faire pivoter. Onimaginait des trous béants, des orifices de tunnel, descommunications avec les égouts, avec les catacombes…

    La vente du diamant bleu eut lieu à l’hôtel Drouot. La foules’étouffait et la fièvre des enchères s’exaspéra jusqu’à lafolie.

    Il y avait là le Tout-Paris des grandes occasions, tous ceux quiachètent et tous ceux qui veulent faire croire qu’ils peuventacheter, des boursiers, des artistes, des dames de tous les mondes,deux ministres, un ténor italien, un roi en exil qui, pourconsolider son crédit, se donna le luxe de pousser, avec beaucoupd’aplomb et une voix vibrante, jusqu’à cent mille francs. Centmille francs ! Il pouvait les offrir sans se compromettre. Leténor italien en risqua cent cinquante, une sociétaire des Français cent soixante-quinze.

    À deux cent mille francs néanmoins, les amateurs se découragèrent. À deux cent cinquante mille, il n’en resta plus quedeux : Herschmann, le célèbre financier, le roi des mines d’or, etla comtesse de Crozon, la richissime Américaine dont la collectionde diamants et de pierres précieuses est réputée.

    – Deux cent soixante mille… deux cent soixante-dix mille…soixante-quinze.., quatre-vingt… proférait le commissaire,interrogeant successivement du regard les deux compétiteurs… deuxcent quatre-vingt mille pour madame… personne ne ditmot ?…

    – Trois cent mille, murmura Herschmann.

    Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout,souriante, mais d’une pâleur qui dénonçait son trouble, elles’appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité,elle le savait et tous les assistants le savaient aussi, l’issue duduel n’était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait seterminer à l’avantage du financier, dont les caprices étaientservis par une fortune de plus d’un demi-milliard. Pourtant, elleprononça :

    – Trois cent cinq mille.

    Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dansl’attente de l’inévitable surenchère. Il était certain qu’elleallait se produire, forte, brutale, définitive.

    Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, lesyeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite,tandis que l’autre gardait les morceaux d’une enveloppedéchirée.

    – Trois cent cinq mille, répétait le commissaire. Unefois ?… Deux fois ?… Il est encore temps… personne ne ditmot ?… Je répète : une fois ?… deux fois ?…

    Herschmann ne broncha pas. Un dernier silence. Le marteautomba.

    – Quatre cent mille, clama Herschmann, sursautant, comme si lebruit du marteau l’arrachait de sa torpeur.

    Trop tard. L’adjudication était irrévocable.

    On s’empressa autour de lui. Que s’était-il passé ?Pourquoi n’avait-il pas parlé plus tôt ?

    Il se mit à rire.

    – Que s’est-il passé ? Ma foi, je n’en sais rien. J’ai eu une minute de distraction.

    – Est-ce possible ?

    – Mais oui, une lettre qu’on m’a remise.

    – Et cette lettre a suffi…

    – Pour me troubler, oui, sur le moment.

    Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Ils’approcha d’un des garçons de service.

    – C’est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M.Herschmann ?

    – Oui.

    – De la part de qui ?

    – De la part d’une dame.

    – Où est-elle ?

    – Où est-elle ?… Tenez, Monsieur, là-bas… cette dame qui aune voilette épaisse.

    – Et qui s’en va ?

    – Oui.

    Ganimard se précipita vers la porte et aperçut la dame quidescendait l’escalier. Il courut. Un flot de monde l’arrêta près del’entrée. Dehors, il ne la retrouva pas.

    Il revint dans la salle, aborda Herschmann, se fit connaître et l’interrogea sur la lettre. Herschmann la lui donna. Ellecontenait, écrits au crayon, à la hâte, et d’une écriture que lefinancier ignorait, ces simples mots :

    « Le diamant bleu porte malheur. Souvenez-vous du Barond’Hautrec. »

    Les tribulations du diamant bleu n’étaient pas achevées, et,déjà connu par l’assassinat du Baron d’Hautrec et par les incidentsde l’hôtel Drouot, il devait, six mois plus part, atteindre à lagrande célébrité. L’été suivant, en effet, on volait à la comtessede Crozon le précieux joyau qu’elle avait eu tant de peine àconquérir.

    Résumons cette curieuse affaire dont les émouvantes etdramatiques péripéties nous ont tous passionnés et sur laquelle ilm’est enfin permis de jeter quelque lumière.

    Le soir du 10 août, les hôtes de M. et Mme de Crozon étaientréunis dans le salon du magnifique château qui domine la baie de laSomme. On fit de la musique. La comtesse se mit au piano et posasur un petit meuble, près de l’instrument, ses bijoux, parmilesquels se trouvait la bague du Baron d’Hautrec.

    Au bout d’une heure le comte se retira, ainsi que ses deuxcousins, les d’Andelle, et Mme de Réal, une amie intime de lacomtesse de Crozon. Celle-ci resta seule avec M. Bleichen, consulautrichien, et sa femme.

    Ils causèrent, puis la comtesse éteignit une grande lampe situéesur la table du salon. Au même moment, M. Bleichen éteignait lesdeux lampes du piano. Il y eut un instant d’obscurité, un peud’effarement, puis le consul alluma une bougie, et tous troisgagnèrent leurs appartements. Mais, à peine chez elle, la comtesse se souvint de ses bijoux et enjoignit à sa femme de chambre d’allerles chercher. Celle-ci revint et les déposa sur la cheminée sansque sa maîtresse les examinât. Le lendemain, Mme de Crozonconstatait qu’il manquait une bague, la bague au diamant bleu.

    Elle avertit son mari. Leur conclusion fut immédiate : la femmede chambre étant au-dessus de tout soupçon, le coupable ne pouvaitêtre que M. Bleichen.

    Le comte prévint le commissaire central d’Amiens, qui ouvrit uneenquête et, discrètement, organisa la surveillance la plus activepour que le consul autrichien ne pût ni vendre ni expédier labague.

    Jour et nuit des agents entourèrent le château.

    Deux semaines s’écoulent sans le moindre incident. M. Bleichenannonce son départ. Ce jour-là une plainte est déposée contre lui.Le commissaire intervient officiellement et ordonne la visite desbagages. Dans un petit sac dont la clé ne quitte jamais le consul,on trouve un flacon de poudre de savon ; dans ce flacon, labague !

    Mme Bleichen s’évanouit. Son mari est mis en étatd’arrestation.

    On se rappelle le système de défense adopté par l’inculpé. Il nepeut s’expliquer, disait-il, la présence de la bague que par unevengeance de M. de Crozon. « Le comte est brutal et rend sa femmemalheureuse. J’ai eu un long entretien avec celle-ci et l’aivivement engagée au divorce. Mis au courant, le comte s’est vengéen prenant la bague, et, lors de mon départ, en la glissant dans lenécessaire de toilette ». Le comte et la comtesse maintinrenténergiquement leur plainte. Entre l’explication qu’ils donnaient etcelle du consul, toutes deux également possibles, également probables, le public n’avait qu’à choisir. Aucun fait nouveau nefit pencher l’un des plateaux de la balance. Un mois de bavardages,de conjectures et d’investigations n’amena pas un seul élément decertitude.

    Ennuyés par tout ce bruit, impuissants à produire la preuveévidente de culpabilité qui eût justifié leur accusation, M. et Mmede Crozon demandèrent qu’on leur envoyât de Paris un agent de laSûreté capable de débrouiller les fils de l’écheveau. On envoyaGanimard.

    Durant quatre jours le vieil inspecteur principal fureta,potina, se promena dans le parc, eut de longues conférences avec labonne, avec le chauffeur, les jardiniers, les employés des bureauxde poste voisins, visita les appartements qu’occupaient le ménageBleichen, les cousins d’Andelle et Mme de Réal. Puis, un matin, ildisparut sans prendre congé de ses hôtes.

    Mais une semaine plus tard, ils recevaient ce télégramme :

    « Vous prie venir demain vendredi, cinq heures soir, au Théjaponais, rue Boissy-d’Anglas. Ganimard ».

    À cinq heures exactement, ce vendredi, leur automobiles’arrêtait devant le numéro 9 de la rue Boissy-d’Anglas. Sans unmot d’explication, le vieil inspecteur qui les attendait sur letrottoir les conduisit au premier étage du Thé japonais.

    Ils trouvèrent dans l’une des salles deux personnes que Ganimardleur présenta :

    – M. Gerbois, professeur au lycée de Versailles, à qui, vousvous en souvenez, Arsène Lupin vola un demi-million – M. Léonced’Hautrec, neveu et légataire universel du Baron d’Hautrec.

    Les quatre personnes s’assirent. Quelques minutes après il envint une cinquième. C’était le chef de la Sûreté.

    M. Dudouis paraissait d’assez méchante humeur. Il salua et dit:

    – Qu’y a-t-il donc, Ganimard ? On m’a remis, à laPréfecture, votre avis téléphonique. Est-ce sérieux ?

    – Très sérieux, chef. Avant une heure, les dernières aventures auxquelles j’ai donné mon concours auront leur dénouement ici. Ilm’a semblé que votre présence était indispensable.

    – Et la présence également de Dieuzy et de Folenfant, que j’aiaperçus en bas, aux environs de la porte ?

    – Oui, chef.

    – Et en quoi ? S’agit-il d’une arrestation ? Quellemise en scène ! Allons, Ganimard, on vous écoute.

    Ganimard hésita quelques instants, puis prononça avecl’intention visible de frapper ses auditeurs :

    – Tout d’abord j’affirme que M. Bleichen n’est pour rien dans levol de la bague.

    – Oh ! Oh ! fit M. Dudouis, c’est une simpleaffirmation… et fort grave.

    Et le comte demanda :

    – Est-ce à cette… découverte que se bornent vosefforts ?

    – Non, Monsieur. Le surlendemain du vol, les hasards d’une excursion en automobile ont mené trois de vos invités jusqu’aubourg de Crécy. Tandis que deux de ces personnes allaient visiterle fameux champ de bataille, la troisième se rendait en hâte aubureau de poste et expédiait une petite boîte ficelée, cachetéesuivant les règlements, et déclarée pour une valeur de centfrancs.

    M. de Crozon objecta :

    – Il n’y a rien là que de naturel.

    – Peut-être vous semblera-t-il moins naturel que cette personne,au lieu de donner son nom véritable, ait fait l’expédition sous lenom de Rousseau, et que le destinataire, un M. Beloux, demeurant àParis, ait déménagé le soir même du jour où il recevait la boîte,c’est-à-dire la bague.

    – Il s’agit peut-être, interrogea le comte, d’un de mes cousinsd’Andelle ?

    – Il ne s’agit pas de ces messieurs.

    – Donc de Mme de Réal ?

    – Oui.

    La comtesse s’écria, stupéfaite :

    – Vous accusez mon amie Mme de Réal ?

    – Une simple question, madame, répondit Ganimard. Mme de Réalassistait-elle à la vente du diamant bleu ?

    – Oui, mais de son côté. Nous n’étions pas ensemble.

    – Vous avait-elle engagée à acheter la bague ?

    La comtesse rassembla ses souvenirs.

    – Oui… en effet… je crois même que c’est elle qui m’en a parléla première.

    – Je note votre réponse, madame. Il est bien établi que c’estMme de Réal qui vous a parlé la première de cette bague, et quivous a engagée à l’acheter.

    – Cependant… mon amie est incapable…

    – Pardon, pardon, Mme de Réal n’est que votre amieoccasionnelle, et non votre amie intime, comme les journaux l’ontimprimé, ce qui a écarté d’elle les soupçons. Vous ne la connaissezque depuis cet hiver. Or, je me fais fort de vous démontrer quetout ce qu’elle vous a raconté sur elle, sur son passé, sur sesrelations, est absolument faux, que Mme Blanche de Réal n’existaitpas avant de vous avoir rencontrée, et qu’elle n’existe plus àl’heure actuelle.

    – Et après ?

    – Après ? fit Ganimard.

    – Oui, toute cette histoire est très curieuse, mais en quois’applique-t-elle à notre cas ? Si tant est que Mme de Réalait pris la bague, ce qui n’est nullement prouvé, pourquoil’a-t-elle cachée dans la poudre dentifrice de M. Bleichen ?Que diable ! Quand on se donne la peine de dérober le diamantbleu, on le garde. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

    – Moi, rien, mais Mme de Réal y répondra.

    – Elle existe donc ?

    – Elle existe… sans exister. En quelques mots, voici. Il y atrois jours, en lisant le journal que je lis chaque jour, j’ai vuen tête de la liste des étrangers, à Trouville, « Hôtel Beaurivage: Mme de Réal, etc. » Vous comprendrez que le soir même j’étais àTrouville, et que j’interrogeais le directeur de Beaurivage.D’après le signalement et d’après certains indices que jerecueillis, cette Mme de Réal était bien la personne que jecherchais, mais elle avait quitté l’hôtel, laissant son adresse àParis, 3, rue du Colisée. Avant-hier je me suis présenté à cetteadresse, et j’appris qu’il n’y avait point de Mme de Réal, maistout simplement une dame Réal, qui habitait le deuxième étage, quiexerçait le métier de courtière en diamants, et qui s’absentaitsouvent. La veille encore, elle arrivait de voyage. Hier j’ai sonnéà sa porte, et j’ai offert à Mme Réal, sous un faux nom, messervices comme intermédiaire auprès de personnes en situation d’acheter des pierres de valeur. Aujourd’hui nous avons rendez-vousici pour une première affaire.

    – Comment ! Vous l’attendez ?

    – À cinq heures et demie.

    – Et vous êtes sûr ?…

    – Que c’est la Mme de Réal du château de Crozon ? J’ai despreuves irréfutables. Mais… écoutez… le signal de Folenfant…

    Un coup de sifflet avait retenti, Ganimard se leva vivement.

    – Il n’y a pas de temps à perdre. Monsieur et madame de Crozon,veuillez passer dans la pièce voisine. Vous aussi, Monsieurd’Hautrec… et vous aussi Monsieur Gerbois… la porte restera ouverteet, au premier signal, je vous demanderai d’intervenir. Restez,chef, je vous en prie.

    – Et s’il arrive d’autres personnes ? observa M. Dudouis.

    – Non. Cet établissement est nouveau, et le patron qui est un demes amis ne laissera monter âme qui vive… sauf la Dame blonde.

    – La Dame blonde ! Que dites-vous ?

    – La Dame blonde elle-même, chef, la complice et l’amie d’ArsèneLupin, la mystérieuse Dame blonde, contre qui j’ai des preuvescertaines, mais contre qui je veux en outre, et devant vous, réunirles témoignages de tous ceux qu’elle a dépouillés.

    Il se pencha par la fenêtre.

    – Elle approche… elle entre… plus moyen qu’elle s’échappe : Folenfant et Dieuzy gardent la porte… la Dame blonde est à nous,chef !

    Presque aussitôt, une femme s’arrêtait sur le seuil, grande,mince, le visage très pâle et les cheveux d’un or violent.

    Une telle émotion suffoqua Ganimard qu’il demeura muet,incapable d’articuler le moindre mot. Elle était là, en face delui, à sa disposition !

    Quelle victoire sur Arsène Lupin ! Et quellerevanche ! Et en même temps cette victoire lui semblaitremportée avec une telle aisance qu’il se demandait si la Dameblonde n’allait pas lui glisser entre les mains grâce àquelques-uns de ces miracles dont Lupin était coutumier.

    Elle attendait cependant, surprise de ce silence, et regardait autour d’elle sans dissimuler son inquiétude.

    – Elle va partir ! Elle va disparaître ! pensa Ganimard effaré.

    Brusquement il s’interposa entre elle et la porte. Elle seretourna et voulut sortir.

    – Non, non, fit-il, pourquoi vous éloigner ?

    – Mais enfin, Monsieur, je ne comprends rien à ces manières.Laissez-moi…

    – Il n’y a aucune raison pour que vous vous en alliez, madame,et beaucoup au contraire pour que vous restiez.

    – Cependant…

    – Inutile. Vous ne sortirez pas.

    Toute pâle, elle s’affaissa sur une chaise et balbutia :

    – Que voulez-vous ?…

    Ganimard était vainqueur. Il tenait la Dame blonde. Maître delui, il articula :

    – Je vous présente cet ami, dont je vous ai parlé, et qui seraitdésireux d’acheter des bijoux… et surtout des diamants. Vousêtes-vous procuré celui que vous m’aviez promis ?

    – Non… non… je ne sais pas… je ne me rappelle pas.

    – Mais si… cherchez bien… une personne de votre connaissance devait vous remettre un diamant teinté… « Quelque chose comme lediamant bleu », ai-je dit en riant, et vous m’avez répondu : «Précisément, j’aurai peut-être votre affaire. » Voussouvenez-vous ?

    Elle se taisait. Un petit réticule qu’elle tenait à la maintomba. Elle le ramassa vivement et le serra contre elle. Ses doigtstremblaient un peu.

    – Allons, dit Ganimard, je vois que vous n’avez pas confiance ennous, madame de Réal, je vais vous donner le bon exemple, et vousmontrer ce que je possède, moi.

    Il tira de son portefeuille un papier qu’il déplia, et tenditune mèche de cheveux.

    – Voici d’abord quelques cheveux d’Antoinette Bréhat, arrachéspar le Baron et recueillis dans la main du mort. J’ai vu MlleGerbois : elle a reconnu positivement la couleur des cheveux de laDame blonde… la même couleur que les vôtres d’ailleurs… exactementla même couleur.

    Mme Réal l’observait d’un air stupide, et comme si vraiment ellene saisissait pas le sens de ses paroles. Il continua :

    – Et maintenant voici deux flacons d’odeur, sans étiquette, il est vrai, et vides, mais encore assez imprégnés de leur odeur, pourque Mlle Gerbois ait pu, ce matin même, y distinguer le parfum decette Dame blonde qui fut sa compagne de voyage durant deux semaines. Or l’un de ces flacons provient de la chambre que Mme de Réal occupait au château de Crozon, et l’autre de la chambre quevous occupiez à l’hôtel Beaurivage.

    – Que dites-vous !… La Dame blonde… le château deCrozon…

    Sans répondre, l’inspecteur aligna sur la table quatre feuilles.

    – Enfin ! dit-il, voici, sur ces quatre feuilles, un spécimen de l’écriture d’Antoinette Bréhat, un autre de la dame qui écrivit au Baron Herschmann lors de la vente du diamant bleu, un autre de Mme de Réal, lors de son séjour à Crozon, et le quatrième…de vous-même, madame, … c’est votre nom et votre adresse, donnés par vous, au portier de l’hôtel Beau rivage à Trouville. Or, comparez les quatre écritures. Elles sont identiques.

    – Mais vous êtes fou, Monsieur ! Vous êtes fou ! Quesignifie tout cela ?

    – Cela signifie, madame, s’écria Ganimard dans un grandmouvement, que la Dame blonde, l’amie et la complice d’Arsène Lupin, n’est autre que vous.

    Il poussa la porte du salon voisin, se rua sur M. Gerbois, le bouscula par les épaules, et l’attirant devant Mme Réal :

    – Monsieur Gerbois, reconnaissez-vous la personne qui enleva votre fille, et que vous avez vue chez Maître Detinan ?

    – Non.

    Il y eut comme une commotion dont chacun reçut le choc. Ganimardchancela.

    – Non ?… Est-ce possible… voyons, réfléchissez…

    – C’est tout réfléchi… madame est blonde comme la Dame blonde…pâle comme elle… mais elle ne lui ressemble pas du tout.

    – Je ne puis croire… une pareille erreur est inadmissible…Monsieur d’Hautrec, vous reconnaissez bien AntoinetteBréhat ?

    – J’ai vu Antoinette Bréhat chez mon oncle… ce n’est paselle.

    – Et madame n’est pas non plus Mme de Réal, affirma le comte deCrozon.

    C’était le coup de grâce. Ganimard en fut étourdi et ne bronchaplus, la tête basse, les yeux fuyants. De toutes ses combinaisons il ne restait rien. L’édifice s’écroulait.

    M. Dudouis se leva.

    – Vous nous excuserez, madame, il y a là une confusionregrettable que je vous prie d’oublier. Mais ce que je ne saisispas bien c’est votre trouble… votre attitude bizarre depuis quevous êtes ici.

    – Mon Dieu, Monsieur, j’avais peur… il y a plus de cent millefrancs de bijoux dans mon sac, et les manières de votre amin’étaient guère rassurantes.

    – Mais vos absences continuelles ?…

    – N’est-ce pas mon métier qui l’exige ?

    M. Dudouis n’avait rien à répondre. Il se tourna vers sonsubordonné.

    – Vous avez pris vos informations avec une légèreté déplorable,Ganimard, et tout à l’heure vous vous êtes conduit envers madame dela façon la plus maladroite. Vous viendrez vous en expliquer dansmon cabinet.

    L’entrevue était terminée, et le chef de la Sûreté se disposait à partir, quand il se passa un fait vraiment déconcertant. Mme Réals’approcha de l’inspecteur et lui dit :

    – J’entends que vous vous appelez Monsieur Ganimard… je ne metrompe pas ?

    – Non.

    – En ce cas, cette lettre doit être pour vous, je l’ai reçue cematin, avec l’adresse que vous pouvez lire : « M. Justin Ganimard,aux bons soins de Mme Réal. » J’ai pensé que c’était uneplaisanterie, puisque je ne vous connaissais pas sous ce nom, maissans doute ce correspondant inconnu savait-il notrerendez-vous.

    Par une intuition singulière, Justin Ganimard fut près de saisirla lettre et de l’anéantir. Il n’osa, devant son supérieur, etdéchira l’enveloppe. La lettre contenait ces mots qu’il articulad’une voix à peine intelligible :

    « Il y avait une fois une Dame blonde, un Lupin et un Ganimard.Or le mauvais Ganimard voulait faire du mal à la jolie Dame blonde,et le bon Lupin ne le voulait pas. Aussi le bon Lupin, désireux quela Dame blonde entrât dans l’intimité de la comtesse de Crozon, luifit-il prendre le nom de Mme de Réal qui est celui – ou à peu près– d’une honnête commerçante dont les cheveux sont dorés et lafigure pâle. Et le bon Lupin se disait : « Si jamais le mauvaisGanimard est sur la piste de la Dame blonde, combien il pourram’être utile de le faire dévier sur la piste de l’honnêtecommerçante ! » Sage précaution et qui porte ses fruits. Unepetite note envoyée au journal du mauvais Ganimard, un flacond’odeur oublié volontairement par la vraie Dame blonde à l’hôtelBeaurivage, le nom et l’adresse de Mme Réal écrits par cette vraieDame blonde sur les registres de l’hôtel, et le tour est joué.Qu’en dites-vous, Ganimard ? J’ai voulu vous conter l’aventurepar le menu, sachant qu’avec votre esprit vous seriez le premier àen rire. De fait elle est piquante, et j’avoue que, pour ma part,je m’en suis follement diverti.

    « À vous donc merci, cher ami, et mes bons souvenirs à cetexcellent M. Dudouis.

    « Arsène Lupin. »

    – Mais il sait tout ! gémit Ganimard, qui ne songeaitnullement à rire, il sait des choses que je n’ai dites à personne.Comment pouvait-il savoir que je vous demanderais de venir,chef ? Comment pouvait-il savoir ma découverte du premierflacon ?… Comment pouvait-il savoir ?…

    Il trépignait, s’arrachait les cheveux, en proie au plustragique désespoir.

    M. Dudouis eut pitié de lui.

    – Allons, Ganimard, consolez-vous, on tâchera de mieux faire uneautre fois.

    Et le chef de la Sûreté s’éloigna, accompagné de Mme Réal.

    Dix minutes s’écoulèrent. Ganimard lisait et relisait la lettrede Lupin. Dans un coin, M. et Mme de Crozon, M. d’Hautrec et M.Gerbois s’entretenaient avec animation. Enfin le comte s’avançavers l’inspecteur et lui dit :

    – De tout cela il résulte, cher Monsieur, que nous ne sommes pasplus avancés qu’avant.

    – Pardon. Mon enquête a établi que la Dame blonde est l’héroïneindiscutable de ces aventures et que Lupin la dirige. C’est un pasénorme.

    – Et qui ne sert à rien. Le problème est peut-être même plusobscur. La Dame blonde tue pour voler le diamant bleu et elle ne levole pas. Elle le vole, et c’est pour s’en débarrasser au profitd’un autre.

    – Je n’y peux rien.

    – Certes, mais quelqu’un pourrait peut-être…

    – Que voulez vous dire ?

    Le comte hésitait, mais la comtesse prit la parole et nettement:

    – Il est un homme, un seul après vous, selon moi, qui seraitcapable de combattre Lupin et de le réduire à merci. MonsieurGanimard, vous serait-il désagréable que nous sollicitions l’aided’Herlock Sholmès ?

    Il fut décontenancé.

    – Mais non… seulement… je ne comprends pas bien…

    – Voilà. Tous ces mystères m’agacent. Je veux voir clair. M.Gerbois et M. d’Hautrec ont la même volonté, et nous nous sommesmis d’accord pour nous adresser au célèbre détective anglais.

    – Vous avez raison, Madame, prononça l’inspecteur avec uneloyauté qui n’était pas sans quelque mérite, vous avezraison ; le vieux Ganimard n’est pas de force à lutter contreArsène Lupin. Herlock Sholmès y réussira-t-il ? Je lesouhaite, car j’ai pour lui la plus grande admiration… cependant…il est peu probable…

    – Il est peu probable qu’il aboutisse ?

    – C’est mon avis. Je considère qu’un duel entre Herlock Sholmèset Arsène Lupin est une chose réglée d’avance. L’Anglais serabattu.

    – En tout cas, peut-il compter sur vous ?

    – Entièrement, Madame. Mon concours lui est assuré sansréserves.

    – Vous connaissez son adresse ?

    – Oui, Parker street, 219.

    Le soir même, M. et Mme de Crozon se désistaient de leur plainte contre le consul Bleichen, et une lettre collective était adresséeà Herlock Sholmès.

    Chapitre 3 Herlock Sholmès ouvre les hostilités

    – Que désirent ces messieurs ?

    – Ce que vous voulez, répondit Arsène Lupin, en homme que cesdétails de nourriture intéressaient peu… ce que vous voulez, maisni viande ni alcool.

    Le garçon s’éloigna, dédaigneux.

    Je m’écriai :

    – Comment, encore végétarien ?

    – De plus en plus, affirma Lupin.

    – Par goût ? Par croyance ? Par habitude ?

    – Par hygiène.

    – Et jamais d’infraction ?

    – Oh ! si… quand je vais dans le monde… pour ne pas mesingulariser.

    Nous dînions tous deux près de la gare du Nord, au fond d’unpetit restaurant où Arsène Lupin m’avait convoqué. Il se plaîtainsi, de temps à autre, à me fixer le matin, par télégramme, unrendez-vous en quelque coin de Paris. Il s’y montre toujours d’uneverve intarissable, heureux de vivre, simple et bon enfant, ettoujours c’est une anecdote imprévue, un souvenir, le récit d’uneaventure que j’ignorais.

    Ce soir-là il me parut plus exubérant encore qu’à l’ordinaire.Il riait et bavardait avec un entrain singulier, et cette ironiefine qui lui est spéciale, ironie sans amertume, légère etspontanée. C’était plaisir que de le voir ainsi, et je ne pusm’interdire de lui exprimer mon contentement.

    – Eh ! oui, s’écria-t-il, j’ai de ces jours où tout mesemble délicieux, où la vie est en moi comme un trésor infini queje n’arriverai jamais à épuiser. Et Dieu sait pourtant que je vissans compter !

    – Trop peut-être.

    – Le trésor est infini, vous dis-je ! Je puis me dépenseret me gaspiller, je puis jeter mes forces et ma jeunesse aux quatrevents, c’est de la place que je fais à des forces plus vives etplus jeunes… et puis vraiment, ma vie est si belle … je n’auraisqu’à vouloir, n’est-ce pas, pour devenir du jour au lendemain, quesais-je … orateur, chef d’usine, homme politique… eh bien, je vousle jure, jamais l’idée ne m’en viendrait ! Arsène Lupin jesuis, Arsène Lupin je reste. Et je cherche vainement dansl’histoire une destinée comparable à la mienne, mieux remplie, plusintense… Napoléon ? Oui, peut-être… mais alors Napoléon à lafin de sa carrière impériale, pendant la campagne de France, quandl’Europe l’écrasait, et qu’il se demandait à chaque bataille si cen’était pas la dernière qu’il livrait.

    Était-il sérieux ? Plaisantait-il ? Le ton de sa voixs’était échauffé, et il continua.

    – Tout est là, voyez-vous, le danger ! L’impressionininterrompue du danger ! Le respirer comme l’air que l’onrespire, le discerner autour de soi qui souffle, qui rugit, quiguette, qui approche… et au milieu de la tempête, rester calme… nepas broncher !… Sinon, vous êtes perdu… il n’y a qu’unesensation qui vaille celle-là, celle du chauffeur en coursed’automobile ! Mais la course dure une matinée, et ma course àmoi dure toute la vie !

    – Quel lyrisme ! m’écriai-je… Et vous allez me faireaccroire que vous n’avez pas un motif particulierd’excitation !

    Il sourit.

    – Allons, dit-il, vous êtes un fin psychologue. Il y a en effetautre chose.

    Il se versa un grand verre d’eau fraîche, l’avala et me dit:

    – Vous avez lu le Temps d’aujourd’hui ?

    – Ma foi non.

    – Herlock Sholmès a dû traverser la Manche cet après-midi etarriver vers six heures.

    – Diable ! Et pourquoi ?

    – Un petit voyage que lui offrent les Crozon, le neveu d’Hautrecet le Gerbois. Ils se sont retrouvés à la gare du Nord, et de làils ont rejoint Ganimard. En ce moment ils confèrent tous lessix.

    Jamais, malgré la formidable curiosité qu’il m’inspire, je ne mepermets d’interroger Arsène Lupin sur les actes de sa vie privée,avant que lui-même ne m’en ait parlé. Il y a là, de ma part, unequestion de réserve sur laquelle je ne transige point. À ce momentd’ailleurs, son nom n’avait pas encore été prononcé, du moinsofficiellement, au sujet du diamant bleu. Je patientai donc. Ilreprit :

    – Le Temps publie également une interview de cetexcellent Ganimard, d’après laquelle une certaine dame blonde quiserait mon amie, aurait assassiné le Baron d’Hautrec et tenté desoustraire à Mme de Crozon sa fameuse bague. Et, bien entendu, ilm’accuse d’être l’instigateur de ces forfaits.

    Un léger frisson m’agita. Était-ce vrai ? Devais-je croireque l’habitude du vol, son genre d’existence, la logique même desévénements, avaient entraîné cet homme jusqu’au crime ? Jel’observai. Il semblait si calme, ses yeux vous regardaient sifranchement !

    J’examinai ses mains : elles avaient une délicatesse de modeléinfinie, des mains inoffensives vraiment, des mains d’artiste…

    – Ganimard est un halluciné, murmurai-je.

    Il protesta :

    – Mais non, mais non, Ganimard a de la finesse… parfois même del’esprit.

    – De l’esprit !

    – Si, si. Par exemple cette interview est un coup de maître.Premièrement il annonce l’arrivée de son rival anglais pour memettre en garde et lui rendre la tâche plus difficile. Deuxièmementil précise le point exact où il a mené l’affaire, pour que Sholmèsn’ait que le bénéfice de ses propres découvertes. C’est de bonneguerre.

    – Quoi qu’il en soit, vous voici deux adversaires sur les bras,et quels adversaires !

    – Oh ! l’un ne compte pas.

    – Et l’autre ?

    – Sholmès ? Oh ! j’avoue que celui-ci est de taille.Mais c’est justement ce qui me passionne et ce pour quoi vous mevoyez de si joyeuse humeur. D’abord, question d’amour-propre : onjuge que ce n’est pas de trop du célèbre Anglais pour avoir raisonde moi. Ensuite, pensez au plaisir que doit éprouver un lutteur dema sorte à l’idée d’un duel avec Herlock Sholmès. Enfin ! jevais être obligé de m’employer à fond ! car, je le connais, lebonhomme, il ne reculera pas d’une semelle.

    – Il est fort.

    – Très fort. Comme policier, je ne crois pas qu’il ait jamaisexisté ou qu’il existe jamais son pareil. Seulement j’ai unavantage sur lui, c’est qu’il attaque et que, moi, je me défends.Mon rôle est plus facile. En outre…

    Il sourit imperceptiblement et, achevant sa phrase :

    – En outre je connais sa façon de se battre et il ne connaît pasla mienne. Et je lui réserve quelques bottes secrètes qui le ferontréfléchir…

    Il tapotait la table à petits coups de doigt, et lâchait demenues phrases d’un air ravi.

    – Arsène Lupin contre Herlock Sholmès… la France contrel’Angleterre… enfin, Trafalgar sera vengé !… Ah ! Lemalheureux… il ne se doute pas que je suis préparé… et un Lupinaverti…

    Il s’interrompit subitement, secoué par une quinte de toux, etil se cacha la figure dans sa serviette, comme quelqu’un qui aavalé de travers.

    – Une miette de pain ? demandai-je… buvez donc un peud’eau.

    – Non, ce n’est pas ça, dit-il, d’une voix étouffée.

    – Alors… quoi ?

    – Le besoin d’air.

    – Voulez-vous qu’on ouvre la fenêtre ?

    – Non, je sors… vite, donnez-moi mon pardessus et mon chapeau,je file…

    – Ah ? Ça mais, que signifie ?…

    – Ces deux messieurs qui viennent d’entrer… vous voyez le plusgrand… eh bien, en sortant, marchez à ma gauche de manière à cequ’il ne puisse m’apercevoir.

    – Celui qui s’assoit derrière vous ?…

    – Celui-là… pour des raisons personnelles, je préfère… dehors jevous expliquerai…

    – Mais qui est-ce donc ?

    – Herlock Sholmès.

    Il fit un violent effort sur lui-même, comme s’il avait honte deson agitation, reposa sa serviette, avala un verre d’eau, et me diten souriant, tout à fait remis :

    – C’est drôle, hein ? Je ne m’émeus pourtant pasfacilement, mais cette vision imprévue…

    – Qu’est-ce que vous craignez, puisque personne ne peut vousreconnaître, au travers de toutes vos transformations ?Moi-même, chaque fois que je vous retrouve, il me semble que jesuis en face d’un individu nouveau.

    – Lui me reconnaîtra, dit Arsène Lupin. Lui, il ne m’a vu qu’unefois, mais j’ai senti qu’il me voyait pour la vie, et qu’il voyait,non pas mon apparence toujours modifiable, mais l’être même que jesuis… et puis… et puis… je ne m’y attendais pas, quoi !…Quelle singulière rencontre … ce petit restaurant…

    – Eh bien, lui dis-je, nous sortons ?

    – Non… non…

    – Qu’allez-vous faire ?

    – Le mieux serait d’agir franchement… de m’en remettre àlui…

    – Vous n’y pensez pas ?

    – Mais si, j’y pense… outre que j’aurais avantage àl’interroger, à savoir ce qu’il sait… ah ! tenez, j’ail’impression que ses yeux se posent sur ma nuque, sur mes épaules…et qu’il cherche… qu’il se rappelle…

    Il réfléchit. J’avisai un sourire de malice au coin de seslèvres, puis, obéissant, je crois, à une fantaisie de sa natureprimesautière plus encore qu’aux nécessités de la situation, il seleva brusquement, fit volte-face, et s’inclinant, tout joyeux :

    – Par quel hasard ? C’est vraiment trop de chance…permettez-moi de vous présenter un de mes amis…

    Une seconde ou deux, l’Anglais fut décontenancé, puis il eut unmouvement instinctif, tout prêt à se jeter sur Arsène Lupin.Celui-ci hocha la tête :

    – Vous auriez tort… sans compter que le geste ne serait pasbeau… et tellement inutile !

    L’Anglais se retourna de droite et de gauche, comme s’ilcherchait du secours.

    – Cela non plus, dit Lupin… d’ailleurs êtes-vous bien sûrd’avoir qualité pour mettre la main sur moi ? Allons,montrez-vous beau joueur.

    Se montrer beau joueur, en l’occasion, ce n’était guère tentant.Néanmoins, il est probable que ce fut ce parti qui sembla lemeilleur à l’Anglais, car il se leva à demi, et froidement présenta:

    – Monsieur Wilson, mon ami et collaborateur.

    – Monsieur Arsène Lupin.

    La stupeur de Wilson provoqua l’hilarité. Ses yeux écarquilléset sa bouche large ouverte barraient de deux traits sa figureépanouie, à la peau luisante et tendue comme une pomme, et autourde laquelle des cheveux en brosse et une barbe courte étaientplantés comme des brins d’herbe, drus et vigoureux.

    – Wilson, vous ne cachez pas assez votre ahurissement devant lesévénements les plus naturels de ce monde, ricana Herlock Sholmèsavec une nuance de raillerie.

    Wilson balbutia :

    – Pourquoi ne l’arrêtez-vous pas ?

    – Vous n’avez point remarqué, Wilson, que ce gentleman est placéentre la porte et moi, et à deux pas de la porte. Je n’aurais pasle temps de bouger le petit doigt qu’il serait déjà dehors.

    – Qu’à cela ne tienne, dit Lupin.

    Il fit le tour de la table et s’assit de manière à ce quel’Anglais fût entre la porte et lui. C’était se mettre à sadiscrétion.

    Wilson regarda Sholmès pour savoir s’il avait le droit d’admirerce coup d’audace. L’Anglais demeura impénétrable. Mais, au boutd’un instant, il appela :

    – Garçon !

    Le garçon accourut. Sholmès commanda :

    – Des sodas, de la bière et du whisky.

    La paix était signée… jusqu’à nouvel ordre. Bientôt après, tousquatre assis à la même table, nous causions tranquillement.

    Herlock Sholmès est un homme… comme on en rencontre tous lesjours. Âgé d’une cinquantaine d’années, il ressemble à un bravebourgeois qui aurait passé sa vie, devant un bureau, à tenir deslivres de comptabilité. Rien ne le distingue d’un honnête citoyende Londres, ni ses favoris roussâtres, ni son menton rasé, ni sonaspect un peu lourd – rien, si ce n’est ses yeux terriblementaigus, vifs et pénétrants.

    Et puis, c’est Herlock Sholmès, c’est-à-dire une sorte dephénomène d’intuition, d’observation, de clairvoyance etd’ingéniosité. On croirait que la nature s’est amusée à prendre lesdeux types de policier les plus extraordinaires que l’imaginationait produits, le Dupin d’Edgar Poe, et le Lecoq de Gaboriau, pouren construire un à sa manière, plus extraordinaire encore et plusirréel. Et l’on se demande vraiment, quand on entend le récit deces exploits qui l’ont rendu célèbre dans l’univers entier, on sedemande si lui-même, ce Herlock Sholmès, n’est pas un personnagelégendaire, un héros sorti vivant du cerveau d’un grand romancier,d’un Conan Doyle, par exemple.

    Tout de suite, comme Arsène Lupin l’interrogeait sur la durée deson séjour, il mit la conversation sur son terrain véritable.

    – Mon séjour dépend de vous, Monsieur Lupin.

    – Oh ! s’écria l’autre en riant, si cela dépendait de moi,je vous prierais de reprendre votre paquebot dès ce soir.

    – Ce soir est un peu tôt, mais j’espère que dans huit ou dixjours…

    – Vous êtes donc si pressé ?

    – J’ai tant de choses en train, le vol de la Banqueanglo-chinoise, l’enlèvement de Lady Eccleston… voyons, MonsieurLupin, croyez-vous qu’une semaine suffira ?

    – Largement, si vous vous en tenez à la double affaire dudiamant bleu. C’est, du reste, le laps de temps qu’il me faut pourprendre mes précautions, au cas où la solution de cette doubleaffaire vous donnerait sur moi certains avantages dangereux pour masécurité.

    – Eh mais, dit l’Anglais, c’est que je compte bien prendre cesavantages en l’espace de huit à dix jours.

    – Et me faire arrêter le onzième, peut-être ?

    – Le dixième, dernière limite.

    Lupin réfléchit et, hochant la tête :

    – Difficile… difficile…

    – Difficile, oui, mais possible, donc certain…

    – Absolument certain, dit Wilson, comme si lui-même eûtdistingué nettement la longue série d’opérations qui conduirait soncollaborateur au résultat annoncé.

    Herlock Sholmès sourit :

    – Wilson, qui s’y connaît, est là pour vous l’attester.

    Et il reprit :

    – Évidemment, je n’ai pas tous les atouts entre les mains,puisqu’il s’agit d’affaires déjà vieilles de plusieurs mois. Il memanque les éléments, les indices sur lesquels j’ai l’habituded’appuyer mes enquêtes.

    – Comme les taches de boue et les cendres de cigarette, articulaWilson avec importance.

    – Mais outre les remarquables conclusions de M. Ganimard, j’ai àmon service tous les articles écrits à ce sujet, toutes lesobservations recueillies, et, conséquence de tout cela, quelquesidées personnelles sur l’affaire.

    – Quelques vues qui nous ont été suggérées soit par analyse,soit par hypothèse, ajouta Wilson sentencieusement.

    – Est-il indiscret, fit Arsène Lupin, de ce ton déférent qu’ilemployait pour parler à Sholmès, est-il indiscret de vous demanderl’opinion générale que vous avez su vous former ?

    Vraiment c’était la chose la plus passionnante que de voir cesdeux hommes en présence l’un de l’autre, les coudes sur la table,discutant gravement et posément comme s’ils avaient à résoudre unproblème ardu ou à se mettre d’accord sur un point de controverse.Et c’était aussi d’une ironie supérieure, dont ils jouissaient tousdeux profondément, en dilettantes et en artistes. Wilson, lui, sepâmait d’aise.

    Herlock bourra lentement sa pipe, l’alluma et s’exprima de lasorte :

    – J’estime que cette affaire est infiniment moins complexequ’elle ne le paraît au premier abord.

    – Beaucoup moins, en effet, fit Wilson, écho fidèle.

    – Je dis l’affaire, car, pour moi, il n’y en a qu’une. La mortdu Baron d’Hautrec, l’histoire de la bague, et, ne l’oublions pas,le mystère du numéro 514 – série 23, ne sont que les faces diversesde ce qu’on pourrait appeler l’énigme de la Dame blonde. Or, à monsens, il s’agit tout simplement de découvrir le lien qui réunit cestrois épisodes de la même histoire, le fait qui prouve l’unité destrois méthodes. Ganimard, dont le jugement est un peu superficiel,voit cette unité dans la faculté de disparition, dans le pouvoird’aller et de venir tout en restant invisible. Cette interventiondu miracle ne me satisfait pas.

    – Et alors ?

    – Alors, selon moi, énonça nettement Sholmès, la caractéristiquede ces trois aventures, c’est votre dessein manifeste, évident,quoique inaperçu jusqu’ici, d’amener l’affaire sur le terrainpréalablement choisi par vous. Il y a là de votre part, plus qu’unplan, une nécessité, une condition sine qua non de réussite.

    – Pourriez-vous entrer dans quelques détails ?

    – Facilement. Ainsi, dès le début de votre conflit avec M.Gerbois, n’est-il pas évident que l’appartement de Maître Detinanest le lieu choisi par vous, le lieu inévitable où il faut qu’on seréunisse ? Il n’en est pas un qui vous paraisse plus sûr, àtel point que vous y donnez rendez-vous, publiquement pourrait-ondire, à la Dame blonde et à Mlle Gerbois.

    – La fille du professeur, précisa Wilson.

    – Maintenant, parlons du diamant bleu. Aviez-vous essayé de vousl’approprier depuis que le Baron d’Hautrec le possédait ? Non.Mais le Baron prend l’hôtel de son frère : six mois après,intervention d’Antoinette Bréhat et première tentative. Le diamantvous échappe, et la vente s’organise à grand fracas à l’hôtelDrouot. Sera-t-elle libre, cette vente ? Le plus riche amateurest-il sûr d’acquérir le bijou ? Nullement. Au moment où lebanquier Herschmann va l’emporter, une dame lui fait passer unelettre de menaces, et c’est la comtesse de Crozon, préparée,influencée par cette même dame, qui achète le diamant. Va-t-ildisparaître aussitôt ? Non : les moyens vous manquent. Donc,intermède. Mais la comtesse s’installe dans son château. C’est ceque vous attendiez. La bague disparaît.

    – Pour reparaître dans la poudre dentifrice du consul Bleichen,anomalie bizarre, objecta Lupin.

    – Allons donc, s’écria Herlock, en frappant la table du poing,ce n’est pas à moi qu’il faut conter de telles sornettes. Que lesimbéciles s’y laissent prendre, soit, mais pas le vieux renard queje suis.

    – Ce qui veut dire ?

    – Ce qui veut dire…

    Sholmès prit un temps, comme s’il voulait ménager son effet.Enfin il formula :

    – Le diamant bleu qu’on a découvert dans la poudre dentifriceest un diamant faux. Le vrai, vous l’avez gardé.

    Arsène Lupin demeura un instant silencieux, puis, trèssimplement, les yeux fixés sur l’Anglais :

    – Vous êtes un rude homme, Monsieur.

    – Un rude homme, n’est-ce pas ? souligna Wilson, béantd’admiration.

    – Oui, affirma Lupin, tout s’éclaire, tout prend son véritablesens. Pas un seul des juges d’instruction, pas un seul desjournalistes spéciaux qui se sont acharnés sur ces affaires, n’ontété aussi loin dans la direction de la vérité. C’est miraculeuxd’intuition et de logique.

    – Peuh ! fit l’Anglais flatté de l’hommage d’un telconnaisseur, il suffisait de réfléchir.

    – Il suffisait de savoir réfléchir, et si peu le savent !Mais maintenant que le champ des suppositions est plus étroit etque le terrain est déblayé…

    – Eh bien maintenant, je n’ai plus qu’à découvrir pourquoi lestrois aventures se sont dénouées au 25 de la rue Clapeyron, au 134de l’avenue Henri-Martin et entre les murs du château de Crozon.Toute l’affaire est là. Le reste n’est que balivernes et charadepour enfant. N’est-ce pas votre avis ?

    – C’est mon avis.

    – En ce cas, Monsieur Lupin, ai-je tort de répéter que dans dixjours ma besogne sera achevée ?

    – Dans dix jours, oui, toute la vérité vous sera connue.

    – Et vous serez arrêté.

    – Non.

    – Non ?

    – Il faut, pour que je sois arrêté, un concours de circonstancessi invraisemblable, une série de mauvais hasards si stupéfiants,que je n’admets pas cette éventualité.

    – Ce que ne peuvent ni les circonstances ni les hasardscontraires, la volonté et l’obstination d’un homme le pourront,Monsieur Lupin.

    – Si la volonté et l’obstination d’un autre homme n’opposent àce dessein un obstacle invincible, Monsieur Sholmès.

    – Il n’y a pas d’obstacle invincible, Monsieur Lupin.

    Le regard qu’ils échangèrent fut profond, sans provocation d’unepart ni de l’autre, mais calme et hardi. C’était le battement dedeux épées qui engagent le fer. Cela sonnait clair et franc.

    – À la bonne heure, s’écria Lupin, voici quelqu’un ! Unadversaire, mais c’est l’oiseau rare, et celui-là est HerlockSholmès ! On va s’amuser.

    – Vous n’avez pas peur ? demanda Wilson.

    – Presque, Monsieur Wilson, et la preuve, dit Lupin en selevant, c’est que je vais hâter mes dispositions de retraite… sansquoi je risquerais d’être pris au gîte. Nous disons donc dix jours,Monsieur Sholmès ?

    – Dix jours. Nous sommes aujourd’hui dimanche. De mercredi enhuit, tout sera fini.

    – Et je serai sous les verrous ?

    – Sans le moindre doute.

    – Bigre ! Moi qui me réjouissais de ma vie paisible. Pasd’ennuis, un bon petit courant d’affaires, la police au diable, etl’impression réconfortante de l’universelle sympathie quim’entoure… il va falloir changer tout cela ! Enfin c’estl’envers de la médaille… après le beau temps, la pluie… il nes’agit plus de rire. Adieu…

    – Dépêchez-vous, fit Wilson, plein de sollicitude pour unindividu auquel Sholmès inspirait une considération visible, neperdez pas une minute.

    – Pas une minute, Monsieur Wilson, le temps seulement de vousdire combien je suis heureux de cette rencontre, et combien j’enviele maître d’avoir un collaborateur aussi précieux que vous.

    On se salua courtoisement, comme, sur le terrain, deuxadversaires que ne divise aucune haine, mais que la destinée obligeà se battre sans merci. Et Lupin me saisissant le bras, m’entraînadehors.

    – Qu’en dites-vous, mon cher ? Voilà un repas dont lesincidents feront bon effet dans les mémoires que vous préparez surmoi.

    Il referma la porte du restaurant et s’arrêtant quelques pasplus loin :

    – Vous fumez ?

    – Non, mais vous non plus, il me semble.

    – Moi non plus.

    Il alluma une cigarette à l’aide d’une allumette-bougie qu’ilagita plusieurs fois pour l’éteindre. Mais aussitôt il jeta lacigarette, franchit en courant la chaussée et rejoignit deux hommesqui venaient de surgir de l’ombre, comme appelés par un signal. Ils’entretint quelques minutes avec eux sur le trottoir opposé, puisrevint à moi.

    – Je vous demande pardon, ce satané Sholmès va me donner du filà retordre. Mais je vous jure qu’il n’en a pas fini avec Lupin… ahle bougre, il verra de quel bois je me chauffe… au revoir…l’ineffable Wilson a raison, je n’ai pas une minute à perdre.

    Il s’éloigna rapidement.

    Ainsi finit cette étrange soirée, ou du moins la partie de cettesoirée à laquelle je fus mêlé. Car il s’écoula pendant les heuresqui suivirent bien d’autres événements, que les confidences desautres convives de ce dîner m’ont permis heureusement dereconstituer en détail.

    À l’instant même où Lupin me quittait, Herlock Sholmès tirait samontre et se levait à son tour.

    – Neuf heures moins vingt. À neuf heures je dois retrouver lecomte et la comtesse à la gare.

    – En route ! s’exclama Wilson avalant coup sur coup deuxverres de whisky.

    Ils sortirent.

    – Wilson, ne tournez pas la tête… peut-être sommes-noussuivis ; en ce cas, agissons comme s’il ne nous importaitpoint de l’être… dites donc, Wilson, donnez-moi votre avis :pourquoi Lupin était-il dans ce restaurant ?

    Wilson n’hésita pas.

    – Pour manger.

    – Wilson, plus nous travaillons ensemble, et plus je m’aperçoisde la continuité de vos progrès. Ma parole, vous devenezétonnant.

    Dans l’ombre, Wilson rougit de plaisir, et Sholmès reprit :

    – Pour manger, soit, et ensuite, tout probablement, pours’assurer si je vais bien à Crozon comme l’annonce Ganimard dansson interview. Je pars donc afin de ne pas le contrarier. Maiscomme il s’agit de gagner du temps sur lui, je ne pars pas.

    – Ah ! fit Wilson interloqué.

    – Vous, mon ami, filez par cette rue, prenez une voiture, deux,trois voitures. Revenez plus tard chercher les valises que nousavons laissées à la consigne, et, au galop, jusqu’à l’ÉlyséePalace.

    – Et à l’Élysée-Palace ?

    – Vous demanderez une chambre où vous vous coucherez, où vousdormirez à poings fermés, et attendrez mes instructions.

    Wilson, tout fier du rôle important qui lui était assigné, s’enalla. Herlock Sholmès prit son billet et se rendit à l’expressd’Amiens où le comte et la comtesse de Crozon étaient déjàinstallés.

    Il se contenta de les saluer, alluma une seconde pipe, et fumapaisiblement, debout dans le couloir.

    Le train s’ébranla. Au bout de dix minutes, il vint s’asseoirauprès de la comtesse et lui dit :

    – Vous avez là votre bague, Madame ?

    – Oui.

    – Ayez l’obligeance de me la prêter.

    Il la prit et l’examina.

    – C’est bien ce que je pensais, c’est du diamantreconstitué.

    – Du diamant reconstitué ?

    – Un nouveau procédé qui consiste à soumettre de la poussière dediamant à une température énorme, de façon à la réduire en fusion…et à n’avoir plus qu’à la reconstituer en une seule pierre.

    – Comment ! Mais mon diamant est vrai.

    – Le vôtre, oui, mais celui-là n’est pas le vôtre.

    – Où donc est le mien ?

    – Entre les mains d’Arsène Lupin.

    – Et alors, celui-là ?

    – Celui-là a été substitué au vôtre et glissé dans le flacon deM. Bleichen où vous l’avez retrouvé.

    – Il est donc faux ?

    – Absolument faux.

    Interdite, bouleversée, la comtesse se taisait, tandis que sonmari, incrédule, tournait et retournait le bijou en tous sens. Ellefinit par balbutier :

    – Est-ce possible ! Mais pourquoi ne l’a-t-on pas volé toutsimplement ? Et puis comment l’a t’on pris ?

    – C’est précisément ce que je vais tâcher d’éclaircir.

    – Au château de Crozon ?

    – Non, je descends à Creil, et je retourne à Paris. C’est là quedoit se jouer la partie entre Arsène Lupin et moi. Les coupsvaudront pour un endroit comme pour l’autre, mais il est préférableque Lupin me croie en voyage.

    – Cependant…

    – Que vous importe, madame ? l’essentiel, c’est votrediamant, n’est-ce pas ?

    – Oui.

    – Eh bien, soyez tranquille. J’ai pris tout à l’heure unengagement beaucoup plus difficile à tenir. Foi d’Herlock Sholmès,je vous rendrai le véritable diamant.

    Le train ralentissait. Il mit le faux diamant dans sa poche etouvrit la portière. Le comte s’écria :

    – Mais vous descendez à contre-voie !

    – De cette manière, si Lupin me fait surveiller, on perd matrace. Adieu.

    Un employé protesta vainement. L’Anglais se dirigea vers lebureau du chef de gare. Cinquante minutes après, il sautait dans untrain qui le ramenait à Paris un peu avant minuit.

    Il traversa la gare en courant, rentra par le buffet, sortit parune autre porte et se précipita dans un fiacre.

    – Cocher, rue Clapeyron.

    Ayant acquis la certitude qu’il n’était pas suivi, il fitarrêter sa voiture au commencement de la rue, et se livra à unexamen minutieux de la maison de Maître Detinan et des deux maisonsvoisines. À l’aide d’enjambées égales il mesurait certainesdistances, et inscrivait des notes et des chiffres sur soncarnet.

    – Cocher, avenue Henri-Martin.

    Au coin de l’avenue et de la rue de la Pompe, il régla savoiture, suivit le trottoir jusqu’au 134, et recommença les mêmesopérations devant l’ancien hôtel du Baron d’Hautrec et les deuximmeubles de rapport qui l’encadrent, mesurant la largeur desfaçades respectives et calculant la profondeur des petits jardinsqui précèdent la ligne de ces façades.

    L’avenue était déserte et très obscure sous ses quatre rangéesd’arbres entre lesquels, de place en place, un bec de gaz semblaitlutter inutilement contre des épaisseurs de ténèbres. L’un d’euxprojetait une pâle lumière sur une partie de l’hôtel, et Sholmèsvit la pancarte « à louer » suspendue à la grille, les deux alléesincultes qui encerclaient la menue pelouse, et les vastes fenêtresvides de la maison inhabitée.

    – C’est vrai, se dit-il, depuis la mort du Baron, il n’y a pasde locataires… ah ! si je pouvais entrer et faire une premièrevisite !

    Il suffisait que cette idée l’effleurât pour qu’il voulût lamettre à exécution. Mais comment ? La hauteur de la grillerendant impossible toute tentative d’escalade, il tira de sa pocheune lanterne électrique et une clef passe-partout qui ne lequittait pas. À son grand étonnement, il s’avisa qu’un des battantsétait entrouvert. Il se glissa donc dans le jardin en ayant soin dene pas refermer le battant. Mais il n’avait pas fait trois pasqu’il s’arrêta. À l’une des fenêtres du second étage une lueuravait passé.

    Et la lueur repassa à une deuxième fenêtre et à une troisième,sans qu’il pût voir autre chose qu’une silhouette qui se profilaitsur les murs des chambres. Et du second étage la lueur descendit aupremier, et, longtemps, erra de pièce en pièce.

    « Qui diable peut se promener à une heure du matin dans lamaison où le Baron d’Hautrec a été tué ? se demanda Herlock,prodigieusement intéressé. »

    Il n’y avait qu’un moyen de le savoir, c’était de s’y introduiresoi-même. Il n’hésita pas. Mais au moment où il traversait, pourgagner le perron, la bande de clarté que lançait le bec de gaz,l’homme dut l’apercevoir, car la lueur s’éteignit soudain etHerlock Sholmès ne la revit plus.

    Doucement il appuya sur la porte qui commandait le perron. Elleétait ouverte également. N’entendant aucun bruit, il se risqua dansl’obscurité, rencontra la pomme de la rampe et monta un étage. Ettoujours le même silence, les mêmes ténèbres.

    Arrivé sur le palier, il pénétra dans une pièce et s’approcha dela fenêtre que blanchissait un peu la lumière de la nuit. Alors ilavisa dehors l’homme qui, descendu sans doute par un autreescalier, et sorti par une autre porte, se faufilait à gauche, lelong des arbustes qui bordent le mur de séparation entre les deuxjardins.

    « Fichtre, s’écria Sholmès, il va m’échapper ! »

    Il dégringola l’étage et franchit le perron afin de lui coupertoute retraite. Mais il ne vit plus personne, et il lui fallutquelques secondes pour distinguer dans le fouillis des arbustes unemasse plus sombre qui n’était pas tout à fait immobile.

    L’Anglais réfléchit. Pourquoi l’individu n’avait-il pas essayéde fuir alors qu’il l’eût pu si aisément ? Demeurait-il làpour surveiller à son tour l’intrus qui l’avait dérangé dans samystérieuse besogne ?

    – En tout cas, pensa-t-il, ce n’est pas Lupin, Lupin serait plusadroit. C’est quelqu’un de sa bande.

    De longues minutes s’écoulèrent. Herlock ne bougeait pas, l’œilfixé sur l’adversaire qui l’épiait. Mais comme cet adversaire nebougeait pas davantage, et que l’Anglais n’était pas homme à semorfondre dans l’inaction, il vérifia si le barillet de sonrevolver fonctionnait, dégagea son poignard de sa gaine, et marchadroit sur l’ennemi avec cette audace froide, et ce mépris du dangerqui le rendent si redoutable. Un bruit sec : l’individu armait sonrevolver. Herlock se jeta brusquement dans le massif. L’autre n’eutpas le temps de se retourner : l’Anglais était déjà sur lui. Il yeut une lutte violente, désespérée, au cours de laquelle Herlockdevinait l’effort de l’homme pour tirer son couteau. Mais Sholmès,qu’exaspérait l’idée de sa victoire prochaine, le désir fou des’emparer, dès la première heure, de ce complice d’Arsène Lupin,sentait en lui des forces irrésistibles. Il renversa sonadversaire, pesa sur lui de tout son poids, et l’immobilisant deses cinq doigts plantés dans la gorge du malheureux comme lesgriffes d’une serre, de sa main libre il chercha sa lanterneélectrique, en pressa le bouton et projeta la lumière sur le visagede son prisonnier.

    – Wilson ! hurla-t-il, terrifié.

    – Herlock Sholmès, balbutia une voix étranglée, caverneuse.

    Ils demeurèrent longtemps l’un près de l’autre sans échanger uneparole, tous deux anéantis, le cerveau vide. La corne d’uneautomobile déchira l’air. Un peu de vent agita les feuilles. EtSholmès ne bougeait pas, les cinq doigts toujours agrippés à lagorge de Wilson qui exhalait un râle de plus en plus faible.

    Et soudain Herlock, envahi d’une colère, lâcha son ami, maispour l’empoigner par les épaules et le secouer avec frénésie.

    – Que faites-vous là ? Répondez… quoi ?… Est-ce que jevous ai dit de vous fourrer dans les massifs et dem’espionner ?

    – Vous espionner, gémit Wilson, mais je ne savais pas quec’était vous.

    – Alors quoi ? Que faites vous là ? Vous deviez vouscoucher.

    – Je me suis couché.

    – Il fallait dormir !

    – J’ai dormi.

    – Il ne fallait pas vous réveiller !

    – Votre lettre…

    – Ma lettre ?…

    – Oui, celle qu’un commissionnaire m’a apportée de votre part àl’hôtel…

    – De ma part ? Vous êtes fou ?

    – Je vous jure.

    – Où est cette lettre ?

    Son ami lui tendit une feuille de papier. À la clarté de salanterne, il lut avec stupeur :

    « Wilson, hors du lit, et filez avenue Henri-Martin. La maisonest vide. Entrez, inspectez, dressez un plan exact, et retournezvous coucher. Herlock Sholmès. »

    – J’étais en train de mesurer les pièces, dit Wilson, quand j’aiaperçu une ombre dans le jardin. Je n’ai eu qu’une idée…

    – C’est de vous emparer de l’ombre… l’idée était excellente…seulement, voyez-vous, dit Sholmès en aidant son compagnon à serelever et en l’entraînant, une autre fois, Wilson, lorsque vousrecevrez une lettre de moi, assurez-vous d’abord que mon écrituren’est pas imitée.

    – Mais alors, fit Wilson, commençant à entrevoir la vérité, lalettre n’est donc pas de vous ?

    – Hélas ! non.

    – De qui ?

    – D’Arsène Lupin.

    – Mais dans quel but l’a-t-il écrite ?

    – Ah ! Ça je n’en sais rien, et c’est justement ce quim’inquiète. Pourquoi diable s’est-il donné la peine de vousdéranger ? S’il s’agissait encore de moi, je comprendrais,mais il ne s’agit que de vous. Et je me demande quel intérêt…

    – J’ai hâte de retourner à l’hôtel.

    – Moi aussi, Wilson.

    Ils arrivaient à la grille. Wilson, qui se trouvait en tête,saisit un barreau et tira.

    – Tiens, dit-il, vous avez fermé ?

    – Mais nullement, j’ai laissé le battant tout contre.

    – Cependant…

    Herlock tira à son tour, puis, effaré, se précipita sur laserrure. Un juron lui échappa.

    – Tonnerre de D… elle est fermée ! Fermée à clef !

    Il ébranla la porte de toute sa vigueur, puis comprenant lavanité de ses efforts, laissa tomber ses bras, découragé, et ilarticula d’une voix saccadée :

    – Je m’explique tout maintenant, c’est lui : Il a prévu que jedescendrais à Creil, et il m’a tendu ici une jolie petitesouricière pour le cas où je viendrais commencer mon enquête lesoir même. En outre il a eu la gentillesse de m’envoyer uncompagnon de captivité. Tout cela pour me faire perdre un jour, etaussi, sans doute, pour me prouver que je ferais bien mieux de memêler de mes affaires…

    – C’est-à-dire que nous sommes ses prisonniers.

    – Vous avez dit le mot. Herlock Sholmès et Wilson sont lesprisonniers d’Arsène Lupin. L’aventure s’engage à merveille… maisnon, mais non, il n’est pas admissible…

    Une main s’abattit sur son épaule, la main de Wilson.

    – Là-haut… regardez là-haut… une lumière…

    En effet, l’une des fenêtres du premier étage étaitilluminée.

    Ils s’élancèrent tous deux au pas de course, chacun par sonescalier, et se retrouvèrent en même temps à l’entrée de la chambreéclairée. Au milieu de la pièce brûlait un bout de bougie. À côté,il y avait un panier, et de ce panier émergeaient le goulot d’unebouteille, les cuisses d’un poulet et la moitié d’un pain.

    Sholmès éclata de rire.

    – À merveille, on nous offre à souper. C’est le palais desenchantements. Une vraie féerie Allons, Wilson, ne faites pas cettefigure d’enterrement. Tout cela est très drôle.

    – Êtes-vous sûr que ce soit très drôle ? gémit Wilson,lugubre.

    – Si j’en suis sûr, s’écria Sholmès, avec une gaieté un peu tropbruyante pour être naturelle, c’est-à-dire que je n’ai jamais rienvu de plus drôle. C’est du bon comique… quel maître ironiste quecet Arsène Lupin … il vous roule, mais si gracieusement … je nedonnerais pas ma place à ce festin pour tout l’or du monde… Wilson,mon vieil ami, vous me chagrinez. Me serais-je mépris, etn’auriez-vous point cette noblesse de caractère qui aide àsupporter l’infortune ! De quoi vous plaignez vous ? Àcette heure vous pourriez avoir mon poignard dans la gorge… ou moile vôtre dans la mienne… car c’était bien ce que vous cherchiez,mauvais ami.

    Il parvint, à force d’humour et de sarcasmes, à ranimer cepauvre Wilson, et à lui faire avaler une cuisse de poulet et unverre de vin. Mais quand la bougie eut expiré, qu’ils durents’étendre, pour dormir, sur le parquet, et accepter le mur commeoreiller, le côté pénible et ridicule de la situation leur apparut.Et leur sommeil fut triste.

    Au matin Wilson s’éveilla, courbaturé et transi de froid. Unléger bruit attira son attention : Herlock Sholmès, à genoux,courbé en deux, observait à la loupe des grains de poussière etrelevait des marques de craie blanche, presque effacées, quiformaient des chiffres, lesquels chiffres il inscrivait sur soncarnet.

    Escorté de Wilson que ce travail intéressait d’une façonparticulière, il étudia chaque pièce, et dans deux autres ilconstata les mêmes signes à la craie. Et il nota également deuxcercles sur des panneaux de chêne, une flèche sur un lambris, etquatre chiffres sur quatre degrés d’escalier.

    Au bout d’une heure, Wilson lui dit :

    – Les chiffres sont exacts, n’est-ce pas ?

    – Exacts, j’en sais rien, répondit Herlock, à qui de tellesdécouvertes avaient rendu sa belle humeur, en tout cas ilssignifient quelque chose.

    – Quelque chose de très clair, dit Wilson, ils représentent lenombre des lames de parquet.

    – Ah !

    – Oui. Quant aux deux cercles, ils indiquent que les panneauxsonnent faux, comme vous pouvez vous en assurer, et la flèche estdirigée dans le sens de l’ascension du monte-plats.

    Herlock Sholmès le regarda, émerveillé.

    – Ah çà ! Mais, mon bon ami, comment savez-vous toutcela ? Votre clairvoyance me rend presque honteux.

    – Oh ! c’est bien simple, dit Wilson, gonflé de joie, c’estmoi qui ai tracé ces marques hier soir, suivant vos instructions…ou plutôt suivant celles de Lupin, puisque la lettre que vousm’avez adressée est de lui.

    Peut-être Wilson courut-il, à cette minute, un danger plusterrible que pendant sa lutte dans le massif avec Sholmès. Celui-cieut une envie féroce de l’étrangler. Se dominant, il esquissa unegrimace qui voulait être un sourire et prononça :

    – Parfait, parfait, voilà de l’excellente besogne et qui nousavance beaucoup. Votre admirable esprit d’analyse et d’observations’est-il exercé sur d’autres points ? Je profiterais desrésultats acquis.

    – Ma foi, non, j’en suis resté là.

    – Dommage ! Le début promettait. Mais, puisqu’il en estainsi, nous n’avons plus qu’à nous en aller.

    – Nous en aller ! Et comment ?

    – Selon le mode habituel des honnêtes gens qui s’en vont : parla porte.

    – Elle est fermée.

    – On l’ouvrira.

    – Qui ?

    – Veuillez appeler ces deux policemen qui déambulent surl’avenue.

    – Mais…

    – Mais quoi ?

    – C’est fort humiliant… que dira-t-on quand on saura que vous,Herlock Sholmès, et moi Wilson, nous avons été prisonniers d’ArsèneLupin ?

    – Que voulez-vous, mon cher, on rira à se tenir les côtes,répondit Herlock, la voix sèche, le visage contracté. Mais nous nepouvons pourtant pas élire domicile dans cette maison.

    – Et vous ne tentez rien ?

    – Rien.

    – Cependant l’homme qui nous a apporté le panier de provisionsn’a traversé le jardin ni à son arrivée, ni à son départ. Il existedonc une autre issue. Cherchons-la et nous n’aurons pas besoin derecourir aux agents.

    – Puissamment raisonné. Seulement vous oubliez que, cette issue,toute la police de Paris l’a cherchée depuis six mois et que,moi-même, tandis que vous dormiez, j’ai visité l’hôtel du haut enbas. Ah ! mon bon Wilson, Arsène Lupin est un gibier dont nousn’avons pas l’habitude. Il ne laisse rien derrière lui,celui-là…

    À onze heures, Herlock Sholmès et Wilson furent délivrés… etconduits au poste de police le plus proche, où le commissaire,après les avoir sévèrement interrogés, les relâcha avec uneaffectation d’égards tout à fait exaspérante.

    – Je suis désolé, Messieurs, de ce qui vous arrive. Vous allezavoir une triste opinion de l’hospitalité française. Mon Dieu,quelle nuit vous avez dû passer ! Ah ! Ce Lupin manquevraiment d’égards.

    Une voiture les mena jusqu’à l’Élysée-Palace. Au bureau, Wilsondemanda la clef de sa chambre.

    Après quelques recherches, l’employé répondit, très étonné :

    – Mais, Monsieur, vous avez donné congé de cette chambre.

    – Moi ! Et comment ?

    – Par votre lettre de ce matin, que votre ami nous a remise.

    – Quel ami ?

    – Le Monsieur qui nous a remis votre lettre… tenez, votre cartede visite y est encore jointe. Les voici.

    Wilson les prit. C’était bien une de ses cartes de visite, et,sur la lettre, c’était bien son écriture.

    – Seigneur Dieu, murmura-t-il, voilà encore un vilain tour.

    Et il ajouta anxieusement :

    – Et les bagages ?

    – Mais votre ami les a emportés.

    – Ah ! … et vous les avez donnés ?

    – Certes, puisque votre carte nous y autorisait.

    – En effet… en effet…

    Ils s’en allèrent tous deux à l’aventure, par lesChamps-Élysées, silencieux et lents. Un joli soleil d’automneéclairait l’avenue. L’air était doux et léger.

    Au rond-point, Herlock alluma sa pipe et se remit en marche.Wilson s’écria :

    – Je ne vous comprends pas, Sholmès, vous êtes d’un calme. On semoque de vous, on joue avec vous comme un chat joue avec unesouris… et vous ne soufflez pas mot !

    Sholmès s’arrêta et lui dit :

    – Wilson, je pense à votre carte de visite.

    – Eh bien ?

    – Eh bien, voilà un homme qui, en prévision d’une lutte possibleavec nous, s’est procuré des spécimens de votre écriture et de lamienne, et qui possède, toute prête dans son portefeuille, une devos cartes. Songez-vous à ce que cela représente de précaution, devolonté perspicace, de méthode et d’organisation ?

    – C’est-à-dire ?…

    – C’est-à-dire, Wilson, que pour combattre un ennemi siformidablement armé, si merveilleusement préparé – et pour levaincre – il faut être… il faut être moi. Et encore, comme vous levoyez, Wilson, ajouta t-il en riant, on ne réussit pas du premiercoup.

    À six heures l’Écho de France, dans son édition dusoir, publiait cet entrefilet :

    « Ce matin, M. Thénard, commissaire de police du 16earrondissement, a libéré MM. Herlock Sholmès et Wilson, enferméspar les soins d’Arsène Lupin dans l’hôtel du défunt Barond’Hautrec, où ils avaient passé une excellente nuit. »

    « Allégés en outre de leurs valises, ils ont déposé une plaintecontre Arsène Lupin. »

    « Arsène Lupin qui, pour cette fois, s’est contenté de leurinfliger une petite leçon, les supplie de ne pas le contraindre àdes mesures plus graves. »

    – Bah ! fit Herlock Sholmès, en froissant le journal, desgamineries ! C’est le seul reproche que j’adresse à Lupin… unpeu trop d’enfantillages… la galerie compte trop pour lui… il y adu gavroche dans cet homme !

    – Ainsi donc, Herlock, toujours le même calme ?

    – Toujours le même calme répliqua Sholmès avec un accent oùgrondait la plus effroyable colère. À quoi bon m’irriter ? JESUIS TELLEMENT SÛR D’AVOIR LE DERNIER MOT !

     

    Chapitre 4 Quelques lueurs dans les ténèbres

    Si bien trempé que soit le caractère d’un homme – et Sholmès estde ces êtres sur qui la mauvaise fortune n’a guère de prises – il ya cependant des circonstances où le plus intrépide éprouve lebesoin de rassembler ses forces avant d’affronter de nouveau leschances d’une bataille.

    – Je me donne vacances aujourd’hui, dit-il.

    – Et moi ?

    – Vous, Wilson, vous achèterez des vêtements et du linge pourremonter notre garde-robe. Pendant ce temps je me repose.

    – Reposez-vous, Sholmès. Je veille.

    Wilson prononça ces deux mots avec toute l’importance d’unesentinelle placée aux avant-postes et par conséquent exposée auxpires dangers. Son torse se bomba. Ses muscles se tendirent. D’unœil aigu, il scruta l’espace de la petite chambre d’hôtel où ilsavaient élu domicile.

    – Veillez, Wilson. J’en profiterai pour préparer un plan decampagne mieux approprié à l’adversaire que nous avons à combattre.Voyez-vous, Wilson, nous nous sommes trompés sur Lupin. Il fautreprendre les choses à leur début.

    – Avant même si possible. Mais avons-nous le temps ?

    – Neuf jours, vieux camarade ! C’est cinq de trop.

    Tout l’après-midi, l’Anglais le passa à fumer et à dormir. Cen’est que le lendemain qu’il commença ses opérations.

    – Wilson, je suis prêt, maintenant nous allons marcher.

    – Marchons, s’écria Wilson, plein d’une ardeur martiale. J’avoueque pour ma part j’ai des fourmis dans les jambes.

    Sholmès eut trois longues entrevues – avec Maître Detinand’abord, dont il étudia l’appartement dans ses moindresdétails ; avec Suzanne Gerbois à laquelle il avait télégraphiéde venir et qu’il interrogea sur la Dame blonde ; avec la sœurAuguste enfin, retirée au couvent des Visitandines depuisl’assassinat du Baron d’Hautrec.

    À chaque visite, Wilson attendait dehors, et chaque fois ildemandait :

    – Content ?

    – Très content.

    – J’étais certain, nous sommes sur la bonne voie. Marchons.

    Ils marchèrent beaucoup. Ils visitèrent les deux immeubles quiencadrent l’hôtel de l’avenue Henri-Martin, puis s’en allèrentjusqu’à la rue Clapeyron, et tandis qu’il examinait la façade dunuméro 25, Sholmès continuait :

    – Il est évident qu’il existe des passages secrets entre toutesces maisons… mais ce que je ne saisis pas…

    Au fond de lui, et pour la première fois, Wilson douta de latoute-puissance de son génial collaborateur. Pourquoi parlait-iltant et agissait-il si peu ?

    – Pourquoi ? s’écria Sholmès, répondant aux pensées intimesde Wilson, parce que, avec ce diable de Lupin, on travaille dans levide, au hasard, et qu’au lieu d’extraire la vérité de faitsprécis, on doit la tirer de son propre cerveau, pour vérifierensuite si elle s’adapte bien aux événements.

    – Les passages secrets pourtant ?

    – Et puis quoi ! Quand bien même je les connaîtrais, quandje connaîtrais celui qui a permis à Lupin d’entrer chez son avocat,ou celui qu’a suivi la Dame blonde après le meurtre du Barond’Hautrec, en serais-je plus avancé ? Cela me donnerait-il desarmes pour l’attaquer ?

    – Attaquons toujours, s’exclama Wilson.

    Il n’avait pas achevé ces mots qu’il recula, avec un cri.Quelque chose venait de tomber à leurs pieds, un sac à moitiérempli de sable, qui eût pu les blesser grièvement.

    Sholmès leva la tête au-dessus d’eux, des ouvriers travaillaientsur un échafaudage accroché au balcon du cinquième étage.

    – Eh bien ! Nous avons de la chance, s’écria-t-il, un pasde plus et nous recevions sur le crâne le sac d’un de cesmaladroits. On croirait vraiment…

    Il s’interrompit, puis bondit vers la maison, escalada les cinqétages, sonna, fit irruption dans l’appartement, au grand effroi duvalet de chambre, et passa sur le balcon. Il n’y avaitpersonne.

    – Les ouvriers qui étaient là ?… dit-il au valet dechambre.

    – Ils viennent de s’en aller.

    – Par où ?

    – Mais par l’escalier de service.

    Sholmès se pencha. Il vit deux hommes qui sortaient de lamaison, leurs bicyclettes à la main. Ils se mirent en selle etdisparurent.

    – Il y a longtemps qu’ils travaillent sur cetéchafaudage ?

    – Ceux-là ? depuis ce matin seulement. C’étaient desnouveaux.

    Sholmès rejoignit Wilson.

    Ils rentrèrent mélancoliquement et cette seconde journée setermina dans un mutisme morne.

    Le lendemain, programme identique. Ils s’assirent sur le mêmebanc de l’avenue Henri-Martin, et ce fut, au grand désespoir deWilson qui ne s’amusait nullement, une interminable stationvis-à-vis des trois immeubles.

    – Qu’espérez-vous, Sholmès ? Que Lupin sorte de cesmaisons ?

    – Non.

    – Que la Dame blonde apparaisse ?

    – Non.

    – Alors ?

    – Alors j’espère qu’un petit fait se produira, un tout petitfait quelconque, qui me servira de point de départ.

    – Et s’il ne se produit pas ?

    – En ce cas, il se produira quelque chose en moi, une étincellequi mettra le feu aux poudres.

    Un seul incident rompit la monotonie de cette matinée, mais defaçon plutôt désagréable.

    Le cheval d’un Monsieur, qui suivait l’allée cavalière situéeentre les deux chaussées de l’avenue, fit un écart et vint heurterle banc où ils étaient assis, en sorte que sa croupe effleural’épaule de Sholmès.

    – Eh ! Eh ! ricana celui-ci, un peu plus j’avaisl’épaule fracassée !

    Le Monsieur se débattait avec son cheval. L’Anglais tira sonrevolver et visa. Mais Wilson lui saisit le bras vivement.

    – Vous êtes fou, Herlock ! Voyons… quoi … vous allez tuerce gentleman !

    – Lâchez-moi donc, Wilson… lâchez-moi.

    Une lutte s’engagea, pendant laquelle le Monsieur maîtrisa samonture et piqua des deux.

    – Et maintenant tirez dessus, s’exclama Wilson, triomphant,lorsque le cavalier fut à quelque distance.

    – Mais, triple imbécile, vous ne comprenez donc pas que c’étaitun complice d’Arsène Lupin ?

    Sholmès tremblait de colère. Wilson, piteux, balbutia :

    – Que dites-vous ? Ce gentleman ?…

    – Complice de Lupin, comme les ouvriers qui nous ont lancé lesac sur la tête.

    – Est-ce croyable ?

    – Croyable ou non, il y avait là un moyen d’acquérir unepreuve.

    – En tuant ce gentleman ?

    – En abattant son cheval, tout simplement. Sans vous, je tenaisun des complices de Lupin. Comprenez-vous votre sottise ?

    L’après-midi fut morose. Ils ne s’adressèrent pas la parole. Àcinq heures, comme ils faisaient les cent pas dans la rue deClapeyron, tout en ayant soin de se tenir éloignés des maisons,trois jeunes ouvriers qui chantaient et se tenaient par le bras lesheurtèrent et voulurent continuer leur chemin sans se désunir.Sholmès, qui était de mauvaise humeur, s’y opposa. Il y eut unecourte bousculade. Sholmès se mit en posture de boxeur, lança uncoup de poing dans une poitrine, un coup de poing sur un visage etdémolit deux des trois jeunes gens qui, sans insister davantage,s’éloignèrent ainsi que leur compagnon.

    – Ah ! s’écria-t-il, ça me fait du bien… J’avais justementles nerfs tendus… excellente besogne…

    Mais, apercevant Wilson appuyé contre le mur, il lui dit :

    – Eh quoi ! qu’y a-t-il, vieux camarade, vous êtes toutpâle.

    Le vieux camarade montra son bras qui pendait inerte, etbalbutia :

    – Je ne sais pas ce que j’ai… une douleur au bras.

    – Une douleur au bras ? Sérieuse ?

    – Oui… oui… le bras droit…

    Malgré tous ses efforts il ne parvenait pas à le remuer. Herlockle palpa, doucement d’abord, puis de façon plus rude, « pour voir,dit-il, le degré exact de la douleur ». Le degré exact de ladouleur fut si élevé que, très inquiet, il entra dans une pharmacievoisine où Wilson éprouva le besoin de s’évanouir.

    Le pharmacien et ses aides s’empressèrent. On constata que lebras était cassé, et tout de suite il fut question de chirurgien,d’opération et de maison de santé. En attendant, on déshabilla lepatient qui, secoué par la souffrance, se mit à pousser deshurlements.

    – Bien… bien… parfait, disait Sholmès qui s’était chargé detenir le bras… un peu de patience, mon vieux camarade… dans cinq ousix semaines, il n’y paraîtra plus… Mais ils me le paieront, lesgredins vous entendez.., lui surtout… car c’est encore ce Lupin demalheur qui a fait le coup… ah ! je vous jure que sijamais…

    Il s’interrompit brusquement, lâcha le bras, ce qui causa àWilson un tel sursaut de douleur que l’infortuné s’évanouit denouveau.., et, se frappant le front, il articula :

    – Wilson, j’ai une idée… est-ce que par hasard ?…

    Il ne bougeait pas, les yeux fixes, et marmottait de petitsbouts de phrase.

    – Mais oui, c’est cela… tout s’expliquerait… on cherche bienloin ce qui est à côté de soi… eh parbleu, je le savais qu’il n’yavait qu’à réfléchir… ah mon bon Wilson, je crois que vous allezêtre content !

    Et laissant le vieux camarade en plan, il sauta dans la rue etcourut jusqu’au numéro 25.

    Au-dessus et à droite de la porte, il y avait, inscrit sur l’unedes pierres :

    « Destange, architecte, 1875. »

    Au 23, même inscription.

    Jusque-là, rien que de naturel. Mais là-bas, avenueHenri-Martin, que lirait-il ?

    Une voiture passait.

    – Cocher, avenue Henri-Martin, n° 134, et au galop.

    Debout dans la voiture, il excitait le cheval, offrait despourboires au cocher. Plus vite !… Encore plus vite !

    Quelle fut son angoisse au détour de la rue de la Pompe !Était-ce un peu de la vérité qu’il avait entrevu ?

    Sur l’une des pierres de l’hôtel, ces mots étaient gravés : »Destange, architecte, 1874. »

    Sur les immeubles voisins, même inscription : « Destange,architecte, 1874. »

    Le contrecoup de ces émotions fut tel qu’il s’affaissa quelquesminutes au fond de sa voiture, tout frissonnant de joie. Enfin, unepetite lueur vacillait au milieu des ténèbres ! Parmi lagrande forêt sombre où mille sentiers se croisaient, voilà qu’ilrecueillait la première marque d’une piste suivie parl’ennemi !

    Dans un bureau de poste, il demanda la communicationtéléphonique avec le château de Crozon. La comtesse lui réponditelle-même.

    – Allô !… C’est vous, Madame ?

    – Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ? Tout va bien ?

    – Très bien, mais, en toute hâte, veuillez me dire… allô … unmot seulement…

    – J’écoute.

    – Le château de Crozon a été construit à quelleépoque ?

    – Il a été brûlé il y a trente ans, et reconstruit.

    – Par qui ? Et en quelle année ?

    – Une inscription au-dessus du perron porte ceci : « LucienDestange, architecte, 1877. »

    – Merci, madame, je vous salue.

    Il repartit en murmurant :

    – Destange… Lucien Destange… ce nom ne m’est pas inconnu.

    Ayant aperçu un cabinet de lecture, il consulta un dictionnairede biographie moderne et copia la note consacrée à « LucienDestange, né en 1840, Grand-Prix de Rome, officier de la Légiond’honneur, auteur d’ouvrages très appréciés sur l’architecture…etc. »

    Il se rendit alors à la pharmacie, et, de là, à la maison desanté où l’on avait transporté Wilson. Sur son lit de torture, lebras emprisonné dans une gouttière, grelottant de fièvre, le vieuxcamarade divaguait :

    – Victoire ! Victoire ! s’écria Sholmès, je tiens uneextrémité du fil.

    – De quel fil ?

    – Celui qui me mènera au but ! Je vais marcher sur unterrain solide, où il y aura des empreintes, des indices…

    – De la cendre de cigarette ? demanda Wilson, que l’intérêtde la situation ranimait.

    – Et bien d’autres choses ! Pensez donc, Wilson, j’aidégagé le lien mystérieux qui unissait entre elles les différentesaventures de la Dame blonde. Pourquoi les trois demeures où se sontdénouées ces trois aventures ont-elles été choisies parLupin ?

    – Oui, pourquoi ?

    – Parce que ces trois demeures, Wilson, ont été construites parle même architecte. C’était facile à deviner, direz-vous ?Certes… aussi personne n’y songeait-il.

    – Personne, sauf vous.

    – Sauf moi, qui sais maintenant que le même architecte, encombinant des plans analogues, a rendu possible l’accomplissementde trois actes, en apparence miraculeux, en réalité simples etfaciles.

    – Quel bonheur !

    – Et il était temps, vieux camarade, je commençais à perdrepatience… c’est que nous en sommes déjà au quatrième jour.

    – Sur dix.

    – Oh ! Désormais…

    Il ne tenait pas en place, exubérant et joyeux contre sonhabitude.

    – Non, mais quand je pense que, tantôt, dans la rue, cesgredins-là auraient pu casser mon bras tout aussi bien que levôtre. Qu’en dites-vous, Wilson ?

    Wilson se contenta de frissonner à cette horriblesupposition.

    Et Sholmès reprit :

    – Que cette leçon nous profite ! Voyez-vous, Wilson, notregrand tort a été de combattre Lupin à visage découvert, et de nousoffrir complaisamment à ses coups. Il n’y a que demi-mal, puisqu’iln’a réussi qu’à vous atteindre…

    – Et que j’en suis quitte pour un bras cassé, gémit Wilson.

    – Alors que les deux pouvaient l’être. Mais plus defanfaronnades. En plein jour et surveillé, je suis vaincu. Dansl’ombre, et libre de mes mouvements, j’ai l’avantage, quelles quesoient les forces de l’ennemi.

    – Ganimard pourrait vous aider.

    – Jamais ! Le jour où il me sera permis de dire ArsèneLupin est là, voici son gîte, et voici comment il faut s’emparer delui, j’irai relancer Ganimard à l’une des deux adresses qu’il m’adonnées : son domicile, rue Pergolèse, ou la taverne suisse, placedu Châtelet. D’ici là, j’agis seul.

    Il s’approcha du lit, posa sa main sur l’épaule de Wilson – surl’épaule malade naturellement – et lui dit avec une grandeaffection :

    – Soignez-vous, mon vieux camarade. Votre rôle consistedésormais à occuper deux ou trois hommes d’Arsène Lupin, quiattendront vainement, pour retrouver ma trace, que je vienneprendre de vos nouvelles. C’est un rôle de confiance.

    – Un rôle de confiance et je vous en remercie, répliqua Wilson,pénétré de gratitude ; je mettrai tous mes soins à le remplirconsciencieusement. Mais, d’après ce que je vois, vous ne revenezplus ?

    – Pour quoi faire ? demanda froidement Sholmès.

    – En effet… en effet… je vais aussi bien que possible. Alors, undernier service, Herlock : ne pourriez-vous me donner àboire ?

    – À boire ?

    – Oui, je meurs de soif, et avec ma fièvre…

    – Mais comment donc ! Tout de suite…

    Il tripota deux ou trois bouteilles, aperçut un paquet de tabac,alluma sa pipe, et soudain, comme s’il n’avait même pas entendu laprière de son ami, il s’en alla pendant que le vieux camaradeimplorait du regard un verre d’eau inaccessible.

    – M. Destange !

    Le domestique toisa l’individu auquel il venait d’ouvrir laporte de l’hôtel – le magnifique hôtel qui fait le coin de la placeMalesherbes et de la rue Montchanin – et à l’aspect de ce petithomme à cheveux gris, mal rasé, et dont la longue redingote noire,d’une propreté douteuse, se conformait aux bizarreries d’un corpsque la nature avait singulièrement disgracié, il répondit avec ledédain qui convenait :

    – M. Destange est ici, ou n’y est pas. Ça dépend. Monsieur a sacarte ?

    Monsieur n’avait pas sa carte, mais il avait une lettred’introduction, et le domestique dut porter cette lettre à M.Destange, lequel M. Destange donna l’ordre qu’on amenât auprès delui le nouveau venu.

    Il fut donc introduit dans une immense pièce en rotonde quioccupe une des ailes de l’hôtel et dont les murs étaient recouvertsde livres, et l’architecte lui dit :

    – Vous êtes Monsieur Stickmann ?

    – Oui, Monsieur.

    – Mon secrétaire m’annonce qu’il est malade et vous envoie pourcontinuer le catalogue général des livres qu’il a commencé sous madirection, et plus spécialement le catalogue des livres allemands.Vous avez l’habitude de ces sortes de travaux ?

    – Oui, Monsieur, une longue habitude, répondit le sieurStickmann avec un fort accent tudesque.

    Dans ces conditions l’accord fut vite conclu, et M. Destange,sans plus tarder, se mit au travail avec son nouveausecrétaire.

    Herlock Sholmès était dans la place.

    Pour échapper à la surveillance de Lupin et pour pénétrer dansl’hôtel que Lucien Destange habitait avec sa fille Clotilde,l’illustre détective avait dû faire un plongeon dans l’inconnu,accumuler les stratagèmes, s’attirer, sous les noms les plusvariés, les bonnes grâces et les confidences d’une foule depersonnages, bref vivre, pendant quarante-huit heures, de la vie laplus compliquée.

    Comme renseignement il savait ceci : M. Destange, de santémédiocre et désireux de repos, s’était retiré des affaires etvivait parmi les collections de livres qu’il a réunies surl’architecture. Nul plaisir ne l’intéressait, hors le spectacle etle maniement des vieux tomes poudreux.

    Quant à sa fille Clotilde, elle passait pour originale. Toujoursenfermée, comme son père, mais dans une autre partie de l’hôtel,elle ne sortait jamais.

    « Tout cela, se disait-il, en inscrivant sur un registre destitres de livres que M. Destange lui dictait, tout cela n’est pasencore décisif, mais quel pas en avant ! Il est possible queje ne découvre point la solution d’un de ces problèmes passionnants: M. Destange est-il l’associé d’Arsène Lupin ? Continue-t-ilà le voir ? Existe-t-il des papiers relatifs à la constructiondes trois immeubles ? Ces papiers ne me fourniront-ils pasl’adresse d’autres immeubles, pareillement truqués, et que Lupin seserait réservés, pour lui et sa bande ? »

    M. Destange, complice d’Arsène Lupin ! Cet homme vénérable,officier de la Légion d’honneur, travaillant aux côtés d’uncambrioleur, l’hypothèse n’était guère admissible. D’ailleurs, enadmettant cette complicité, comment M. Destange aurait-il puprévoir, trente ans auparavant, les évasions d’Arsène Lupin, alorsen nourrice ?

    N’importe ! L’Anglais s’acharnait. Avec son flairprodigieux, avec cet instinct qui lui est particulier, il sentaitun mystère qui rôdait autour de lui. Cela se devinait à de petiteschoses qu’il n’eût pu préciser, mais dont il subissait l’impressiondepuis son entrée dans l’hôtel.

    Le matin du deuxième jour il n’avait encore fait aucunedécouverte intéressante. À deux heures, il aperçut pour la premièrefois Clotilde Destange qui venait chercher un livre dans labibliothèque. C’était une femme d’une trentaine d’années, brune, degestes lents et silencieux, et dont le visage gardait cetteexpression indifférente de ceux qui vivent beaucoup en eux-mêmes.Elle échangea quelques paroles avec M. Destange, et se retira sansmême avoir regardé Sholmès.

    L’après-midi se traîna, monotone. À cinq heures, M. Destangeannonça qu’il sortait. Sholmès resta seul sur la galerie circulaireaccrochée à mi-hauteur de la rotonde. Le jour s’atténua. Il sedisposait, lui aussi, à partir, quand un craquement se fitentendre, et, en même temps, il eut la sensation qu’il y avaitquelqu’un dans la pièce. De longues minutes s’ajoutèrent les unesaux autres. Et soudain il frissonna : une ombre émergeait de lademi-obscurité, tout près de lui, sur le balcon. Était-cecroyable ? Depuis combien de temps ce personnage invisible luitenait-il compagnie ? Et d’où venait-il ?

    Et l’homme descendit les marches et se dirigea du côté d’unegrande armoire de chêne. Dissimulé derrière les étoffes quipendaient à la rampe de la galerie, à genoux, Sholmès observa, etil vit l’homme qui fouillait parmi les papiers dont l’armoire étaitencombrée. Que cherchait-il ?

    Et voilà tout à coup que la porte s’ouvrit et que Mlle Destangeentra vivement, en disant à quelqu’un qui la suivait :

    – Alors décidément tu ne sors pas, père ?… En ce cas,j’allume… une seconde… ne bouge pas…

    L’homme repoussa les battants de l’armoire et se cacha dansl’embrasure d’une large fenêtre dont il tira les rideaux sur lui.Comment Mlle Destange ne le vit-elle pas ? Comment nel’entendit-elle pas ? Très calmement, elle tourna le bouton del’électricité et livra passage à son père. Ils s’assirent l’un prèsde l’autre. Elle prit un volume qu’elle avait apporté et se mit àlire.

    – Ton secrétaire n’est donc plus là ? dit-elle au bout d’uninstant.

    – Non… tu vois…

    – Tu en es toujours content ? reprit-elle, comme si elleignorait la maladie du véritable secrétaire et son remplacement parStickmann.

    – Toujours… toujours…

    La tête de M. Destange ballottait de droite et de gauche. Ils’endormit.

    Un moment s’écoula. La jeune fille lisait. Mais un des rideauxde la fenêtre fut écarté, et l’homme se glissa le long du mur, versla porte, mouvement qui le faisait passer derrière M. Destange,mais en face de Clotilde, et de telle façon que Sholmès put le voirdistinctement. C’était Arsène Lupin.

    L’Anglais frissonna de joie. Ses calculs étaient justes, ilavait pénétré au cœur même de la mystérieuse affaire, et Lupin setrouvait à l’endroit prévu.

    Clotilde ne bougeait pas cependant, quoiqu’il fût inadmissiblequ’un seul geste de cet homme lui échappât. Et Lupin touchaitpresque à la porte, et déjà il tendait le bras vers la poignée,quand un objet tomba d’une table, frôlé par son vêtement. M.Destange se réveilla en sursaut. Arsène Lupin était déjà devantlui, le chapeau à la main, et souriant.

    – Maxime Bermond, s’écria M. Destange avec joie… ce cherMaxime ! … Quel bon vent vous amène ?

    – Le désir de vous voir, ainsi que Mlle Destange.

    – Vous êtes donc revenu de voyage ?

    – Hier.

    – Et vous nous restez à dîner ?

    – Non, je dîne au restaurant avec des amis.

    – Demain, alors ? Clotilde, insiste pour qu’il viennedemain. Ah ! ce bon Maxime… justement je pensais à vous cesjours-ci.

    – C’est vrai ?

    – Oui, je rangeais mes papiers d’autrefois, dans cette armoire,et j’ai retrouvé notre dernier compte.

    – Quel compte ?

    – Celui de l’avenue Henri-Martin.

    – Comment ! Vous gardez ces paperasses ! À quoibon ! …

    Ils s’installèrent tous trois dans un petit salon qui attenait àla rotonde par une large baie.

    – Est-ce Lupin ? se dit Sholmès, envahi d’un doutesubit.

    Oui, en toute évidence, c’était lui, mais c’était un autre hommeaussi, qui ressemblait à Arsène Lupin par certains points, et quipourtant gardait son individualité distincte, ses traitspersonnels, son regard, sa couleur de cheveux…

    En habit, cravaté de blanc, la chemise souple moulant son torse,il parlait allégrement, racontant des histoires dont M. Destangeriait de tout cœur et qui amenaient un sourire sur les lèvres deClotilde. Et chacun de ces sourires paraissait une récompense querecherchait Arsène Lupin et qu’il se réjouissait d’avoir conquise.Il redoublait d’esprit et de gaieté, et, insensiblement, au son decette voix heureuse et claire, le visage de Clotilde s’animait etperdait cette expression de froideur qui le rendait peusympathique.

    « Ils s’aiment, pensa Sholmès, mais que diable peut-il y avoirde commun entre Clotilde Destange et Maxime Bermond ?Sait-elle que Maxime n’est autre qu’Arsène Lupin ? »

    Jusqu’à sept heures, il écouta anxieusement, faisant son profitdes moindres paroles. Puis, avec d’infinies précautions, ildescendit et traversa le côté de la pièce où il ne risquait pasd’être vu du salon.

    Dehors, Sholmès s’assura qu’il n’y avait ni automobile, nifiacre en station, et s’éloigna en boitillant par le boulevardMalesherbes. Mais, dans une rue adjacente, il mit sur son dos lepardessus qu’il portait sur son bras, déforma son chapeau, seredressa et, ainsi métamorphosé, revint vers la place où ilattendit, les yeux fixés à la porte de l’hôtel Destange.

    Arsène Lupin sortit presque aussitôt, et par les rues deConstantinople et de Londres, se dirigea vers le centre de Paris. Àcent pas derrière lui marchait Herlock.

    Minutes délicieuses pour l’Anglais ! Il reniflait avidementl’air, comme un bon chien qui sent la piste toute fraîche.Vraiment, cela lui semblait une chose infiniment douce que desuivre son adversaire. Ce n’était plus lui qui était surveillé,mais Arsène Lupin, l’invisible Arsène Lupin. Il le tenait pourainsi dire au bout de son regard, comme attaché par des liensimpossibles à briser. Et il se délectait à considérer, parmi lespromeneurs, cette proie qui lui appartenait.

    Mais un phénomène bizarre ne tarda pas à le frapper au milieu del’intervalle qui le séparait d’Arsène Lupin, d’autres genss’avançaient dans la même direction, notamment deux grandsgaillards en chapeau rond sur le trottoir de gauche, deux autressur le trottoir de droite en casquette et la cigarette auxlèvres.

    Il n’y avait là peut-être qu’un hasard. Mais Sholmès s’étonnadavantage quand Lupin, ayant pénétré dans un bureau de tabac, lesquatre hommes s’arrêtèrent – et davantage encore – quand ilsrepartirent en même temps que lui, mais isolément, chacun suivantde son côté la Chaussée d’Antin.

    « Malédiction, pensa Sholmès, il est donc filé ! »

    L’idée que d’autres étaient sur la trace d’Arsène Lupin, qued’autres lui raviraient, non pas la gloire – il s’en inquiétait peu– mais le plaisir immense, l’ardente volupté de réduire, à luiseul, le plus redoutable ennemi qu’il eût jamais rencontré, cetteidée l’exaspérait. Cependant l’erreur n’était pas possible, leshommes avaient cet air détaché, cet air trop naturel de ceux qui,tout en réglant leur allure sur l’allure d’une autre personne, neveulent pas être remarqués.

    « Ganimard en saurait-il plus long qu’il ne le dit ?murmura Sholmès… se joue-t-il de moi ? »

    Il eut envie d’accoster l’un des quatre individus, afin de seconcerter avec lui. Mais aux approches du boulevard, la fouledevenant plus dense, il craignit de perdre Lupin et pressa le pas.Il déboucha au moment où Lupin gravissait le perron du restauranthongrois, à l’angle de la rue Helder. La porte en était ouverte detelle façon que Sholmès, assis sur un banc du boulevard, de l’autrecôté de la rue, le vit qui prenait place à une table luxueusementservie, ornée de fleurs, et où se trouvaient déjà trois messieursen habit et deux dames d’une grande élégance, qui l’accueillirentavec des démonstrations de sympathie.

    Herlock chercha des yeux les quatre individus et les aperçut,disséminés dans des groupes qui écoutaient l’orchestre de tziganesd’un café voisin. Chose curieuse, ils ne paraissaient pas s’occuperd’Arsène Lupin, mais beaucoup plus des gens qui lesentouraient.

    Tout à coup, l’un d’eux tira de sa poche une cigarette et abordaun Monsieur en redingote et en chapeau haut de forme. Le Monsieurprésenta son cigare, et Sholmès eut l’impression qu’ils causaient,et plus longtemps même que ne l’eût exigé le fait d’allumer unecigarette. Enfin, le Monsieur monta les marches du perron et jetaun coup d’œil dans la salle du restaurant. Avisant Lupin, ils’avança, s’entretint quelques instants avec lui, puis il choisitune table voisine, et Sholmès constata que ce Monsieur n’étaitautre que le cavalier de l’avenue Henri-Martin.

    Alors il comprit. Non seulement Arsène Lupin n’était pas filé,mais ces hommes faisaient partie de sa bande ! Ces hommesveillaient à sa sûreté !

    C’était sa garde du corps, ses satellites, son escorteattentive. Partout où le maître courait un danger, les complicesétaient là, prêts à l’avertir, prêts à le défendre. Complices lesquatre individus ! Complice le Monsieur enredingote !

    Un frisson parcourut l’Anglais. Se pouvait-il que jamais ilréussît à s’emparer de cet être inaccessible ? Quellepuissance illimitée représentait une pareille association, dirigéepar un tel chef !

    Il déchira une feuille de son carnet, écrivit au crayon quelqueslignes qu’il inséra dans une enveloppe, et dit à un gamin d’unequinzaine d’années qui s’était couché sur le banc :

    – Tiens, mon garçon, prends une voiture et porte cette lettre àla caissière de la taverne suisse, place du Châtelet. Etrapidement…

    Il lui remit une pièce de cinq francs. Le gamin disparut.

    Une demi-heure s’écoula. La foule avait grossi, et Sholmès nedistinguait plus que de temps en temps les acolytes de Lupin. Maisquelqu’un le frôla, et une voix lui dit à l’oreille :

    – Eh bien ! Qu’y a-t-il, Monsieur Sholmès ?

    – C’est vous, Monsieur Ganimard ?

    – Oui, j’ai reçu votre mot à la taverne. Qu’y a-t-il ?

    – Il est là.

    – Que dites-vous ?

    – Là-bas… au fond du restaurant… penchez-vous à droite… vous levoyez ?

    – Non.

    – Il verse du champagne à sa voisine.

    – Mais ce n’est pas lui.

    – C’est lui.

    – Moi, je vous réponds… ah cependant… en effet il se pourrait…ah ! le gredin, comme il se ressemble ! murmura Ganimardnaïvement… et les autres, des complices ?

    – Non, sa voisine c’est lady Cliveden, l’autre, c’est laduchesse de Cleath, et, vis-à-vis, l’ambassadeur d’Espagne àLondres.

    Ganimard fit un pas. Herlock le retint.

    – Quelle imprudence ! Vous êtes seul.

    – Lui aussi.

    – Non, il a des hommes sur le boulevard qui montent la garde…sans compter, à l’intérieur de ce restaurant, ce Monsieur…

    – Mais moi, quand j’aurai mis la main au collet d’Arsène Lupinen criant son nom, j’aurai toute la salle pour moi, tous lesgarçons.

    – J’aimerais mieux quelques agents.

    – C’est pour le coup que les amis d’Arsène Lupin ouvriraientl’œil… non, voyez-vous, Monsieur Sholmès, nous n’avons pas lechoix.

    Il avait raison, Sholmès le sentit. Mieux valait tenterl’aventure et profiter de circonstances exceptionnelles. Ilrecommanda seulement à Ganimard :

    – Tâchez qu’on vous reconnaisse le plus tard possible…

    Et lui-même se glissa derrière un kiosque de journaux, sansperdre de vue Arsène Lupin qui, là-bas, penché sur sa voisine,souriait.

    L’inspecteur traversa la rue, les mains dans ses poches, enhomme qui va droit devant lui. Mais, à peine sur le trottoiropposé, il bifurqua vivement et d’un bond escalada le perron.

    Un coup de sifflet strident… Ganimard se heurta contre le maîtred’hôtel, planté soudain en travers de la porte et qui le repoussaavec indignation, comme il aurait fait d’un intrus dont la miseéquivoque eût déshonoré le luxe du restaurant. Ganimard chancela.Au même instant, le Monsieur en redingote sortait. Il prit partipour l’inspecteur, et tous deux, le maître d’hôtel et lui,disputaient violemment, tous deux d’ailleurs accrochés à Ganimard,l’un le retenant, l’autre le poussant, et de telle manière que,malgré tous ses efforts, malgré ses protestations furieuses, lemalheureux fut expulsé jusqu’au bas du perron.

    Un rassemblement se produisit aussitôt. Deux agents de police,attirés par le bruit, essayèrent de fendre la foule, mais unerésistance incompréhensible les immobilisa, sans qu’ils parvinssentà se dégager des épaules qui les pressaient, des dos qui leurbarraient la route…

    Et tout à coup, comme par enchantement, le passage estlibre !… Le maître d’hôtel, comprenant son erreur, se confonden excuses, le Monsieur en redingote renonce à défendrel’inspecteur, la foule s’écarte, les agents passent, Ganimard foncesur la table aux six convives… il n’y en a plus que cinq. Ilregarde autour de lui… pas d’autre issue que la porte.

    – La personne qui était à cette place, crie-t-il aux cinqconvives stupéfaits ?… Oui, vous étiez six… où se trouve lasixième personne ?

    – M. Destro ?

    – Mais non, Arsène Lupin !

    Un garçon s’approche :

    – Ce Monsieur vient de monter à l’entresol.

    Ganimard se précipite. L’entresol est composé de salonsparticuliers et possède une sortie spéciale sur leboulevard !

    – Allez donc le chercher maintenant, gémit Ganimard, il estloin !

    Il n’était pas très loin, à deux cents mètres tout au plus, dansl’omnibus Madeleine-Bastille, lequel omnibus roulait paisiblementau petit trot de ses trois chevaux, franchissait la place del’Opéra et s’en allait par le boulevard des Capucines. Sur laplate-forme, deux grands gaillards à chapeau melon devisaient. Surl’impériale, au haut de l’escalier, somnolait un vieux petitbonhomme : Herlock Sholmès.

    Et la tête dodelinante, bercé par le mouvement du véhicule,l’Anglais monologuait :

    « Si mon brave Wilson me voyait, comme il serait fier de soncollaborateur !… Bah !… Il était facile de prévoir aucoup de sifflet que la partie était perdue, et qu’il n’y avait riende mieux à faire que de surveiller les alentours du restaurant.Mais, en vérité, la vie ne manque pas d’intérêt avec ce diabled’homme ! »

    Au point terminus, Herlock s’étant penché, vit Arsène Lupin quipassait devant ses gardes du corps, et il l’entendit murmurer : « Àl’Étoile. »

    « À l’Étoile, parfait, on se donne rendez-vous. J’y serai.Laissons-le filer dans ce fiacre automobile, et suivons en voitureles deux compagnons. »

    Les deux compagnons s’en furent à pied, gagnèrent en effetl’Étoile et sonnèrent à la porte d’une étroite maison située aunuméro 40 de la rue Chaigrin. Au coude que forme cette petite ruepeu fréquentée, Sholmès put se cacher dans l’ombre d’unrenfoncement.

    Une des deux fenêtres du rez-de-chaussée s’ouvrit, un homme enchapeau rond ferma les volets. Au-dessus des volets, l’impostes’éclaira.

    Au bout de dix minutes, un Monsieur vint sonner à cette mêmeporte, puis, tout de suite après, un autre individu. Et enfin, unfiacre automobile s’arrêta, d’où Sholmès vit descendre deuxpersonnes : Arsène Lupin et une dame enveloppée d’un manteau etd’une voilette épaisse.

    « La Dame blonde, sans aucun doute », se dit Sholmès, tandis quele fiacre s’éloignait.

    Il laissa s’écouler un instant, s’approcha de la maison,escalada le rebord de la fenêtre, et, haussé sur la pointe despieds, il put, par l’imposte, jeter un coup d’œil dans lapièce.

    Arsène Lupin, appuyé à la cheminée, parlait avec animation.Debout autour de lui, les autres l’écoutaient attentivement. Parmieux, Sholmès reconnut le Monsieur à la redingote et crutreconnaître le maître d’hôtel du restaurant. Quant à la Dameblonde, elle lui tournait le dos, assise dans un fauteuil.

    « On tient conseil, pensa-t-il… les événements de ce soir lesont inquiétés et ils éprouvent le besoin de délibérer. Ah !Les prendre tous à la fois, d’un coup !… »

    Un des complices ayant bougé, il sauta à terre et se renfonçadans l’ombre. Le Monsieur en redingote et le maître d’hôtelsortirent de la maison. Aussitôt le premier étage s’éclaira,quelqu’un tira les volets des fenêtres. Et ce fut l’obscurité enhaut comme en bas.

    « Elle et lui sont restés au rez-de-chaussée, se dit Herlock.Les deux complices habitent le premier étage. »

    Il attendit une partie de la nuit sans bouger, craignantqu’Arsène Lupin ne s’en allât pendant son absence. À quatre heures,apercevant deux agents de police à l’extrémité de la rue, il lesrejoignit, leur expliqua la situation et leur confia lasurveillance de la maison.

    Alors il se rendit au domicile de Ganimard, rue Pergolèse, et lefit réveiller.

    – Je le tiens encore.

    – Arsène Lupin ?

    – Oui.

    – Si vous le tenez comme tout à l’heure, autant me recoucher.Enfin, passons au commissariat.

    Ils allèrent jusqu’à la rue Mesnil, et de là, au domicile ducommissaire, M. Decointre. Puis, accompagnés d’une demi-douzained’hommes, ils s’en revinrent rue Chaigrin.

    – Du nouveau ? demanda Sholmès aux deux agents enfaction.

    – Rien.

    Le jour commençait à blanchir le ciel lorsque, ses dispositionsprises, le commissaire sonna et se dirigea vers la loge de laconcierge. Effrayée par cette invasion, toute tremblante, cettefemme répondit qu’il n’y avait pas de locataires aurez-de-chaussée.

    – Comment, pas de locataire ! s’écria Ganimard.

    – Mais non, c’est ceux du premier, les messieurs Leroux… ils ontmeublé le bas pour des parents de province…

    – Un Monsieur et une dame ?

    – Oui.

    – Qui sont venus hier soir avec eux ?

    – Peut-être bien… je dormais… pourtant, je ne crois pas, voicila clef… ils ne l’ont pas demandée…

    Avec cette clef le commissaire ouvrit la porte qui se trouvaitde l’autre côté du vestibule. Le rez-de-chaussée ne contenait quedeux pièces : elles étaient vides.

    – Impossible ! proféra Sholmès, je les ai vus, elle etlui.

    Le commissaire ricana :

    – Je n’en doute pas, mais ils n’y sont plus.

    – Montons au premier étage. Ils doivent y être.

    – Le premier étage est habité par des messieurs Leroux.

    – Nous interrogerons les messieurs Leroux.

    Ils montèrent tous l’escalier, et le commissaire sonna. Ausecond coup, un individu, qui n’était autre qu’un des gardes ducorps, apparut, en bras de chemise et l’air furieux.

    – Eh bien, quoi ! En voilà du tapage… est-ce qu’on réveilleles gens…

    Mais il s’arrêta, confondu :

    – Dieu me pardonne… en vérité, je ne rêve pas ? C’estMonsieur Decointre !… Et vous aussi, Monsieur Ganimard ?Qu’y a-t-il donc pour votre service ?

    Un éclat de rire formidable jaillit. Ganimard pouffait, dans unecrise d’hilarité qui le courbait en deux et lui congestionnait laface.

    – C’est vous, Leroux, bégayait-il… oh ! que c’est drôle…Leroux, complice d’Arsène Lupin… ah ! j’en mourrai… et votrefrère, Leroux, est-il visible ?

    – Edmond, tu es là ? C’est M. Ganimard qui nous rendvisite…

    Un autre individu s’avança dont la vue redoubla la gaieté deGanimard.

    – Est-ce possible ! On n’a pas idée de ça ! Ah !Mes amis, vous êtes dans de beaux draps… qui se serait jamaisdouté ! Heureusement que le vieux Ganimard veille, et surtoutqu’il a des amis pour l’aider… des amis qui viennent deloin !

    Et se tournant vers Sholmès, il présenta :

    – Victor Leroux, inspecteur de la Sûreté, un des bons parmi lesmeilleurs de la brigade de fer… Edmond Leroux, commis principal auservice anthropométrique…

    Chapitre 5 Un enlèvement

    Herlock Sholmès ne broncha pas. Protester ? Accuser cesdeux hommes ? C’était inutile. À moins de preuves qu’iln’avait point et qu’il ne voulait pas perdre son temps à chercher,personne ne le croirait.

    Tout crispé, les poings serrés, il ne songeait qu’à ne pastrahir, devant Ganimard triomphant, sa rage et sa déception. Ilsalua respectueusement les frères Leroux, soutiens de la société,et se retira.

    Dans le vestibule il fit un crochet vers une porte basse quiindiquait l’entrée de la cave, et ramassa une petite pierre decouleur rouge : c’était un grenat.

    Dehors, s’étant retourné, il lut, près du n° 40 de la maison,cette inscription : « Lucien Destange, architecte, 1877. »

    Même inscription au n° 42.

    « Toujours la double issue, pensa-t-il. Le 40 et le 42communiquent. Comment n’y ai-je pas songé ? J’aurais dû resteravec les deux agents cette nuit. »

    Il dit à ces hommes :

    – Deux personnes sont sorties par cette porte pendant monabsence, n’est-ce pas ?

    Et il désignait la porte de la maison voisine.

    – Oui, un Monsieur et une dame.

    Il prit le bras de l’inspecteur principal, et l’entraînant :

    – Monsieur Ganimard, vous avez trop ri pour m’en vouloirbeaucoup du petit dérangement que je vous ai causé…

    – Oh je ne vous en veux nullement.

    – N’est-ce pas ? Mais les meilleures plaisanteries n’ontqu’un temps, et je suis d’avis qu’il faut en finir.

    – Je le partage.

    – Nous voici au septième jour. Dans trois jours il estindispensable que je sois à Londres.

    – Oh ! Oh !

    – J’y serai, Monsieur, et je vous prie de vous tenir prêt dansla nuit de mardi à mercredi.

    – Pour une expédition du même genre ? fit Ganimard,gouailleur.

    – Oui, Monsieur, du même genre.

    – Et qui se terminera ?

    – Par la capture de Lupin.

    – Vous croyez ?

    – Je vous le jure sur l’honneur, Monsieur.

    Sholmès salua et s’en fut prendre un peu de repos dans l’hôtelle plus proche ; après quoi, ragaillardi, confiant enlui-même, il retourna rue Chaigrin, glissa deux louis dans la mainde la concierge, s’assura que les frères Leroux étaient partis,apprit que la maison appartenait à un M. Harmingeat, et, muni d’unebougie, descendit à la cave par la petite porte auprès de laquelleil avait ramassé le grenat.

    Au bas de l’escalier il en ramassa un autre de formeidentique.

    – Je ne me trompais pas, pensa-t-il, c’est par là qu’oncommunique… voyons, ma clef passe-partout ouvre-t-elle le caveauréservé au locataire du rez-de-chaussée ? Oui.., parfait…examinons ces casiers de vin. Oh ! Oh ! Voici des placesoù la poussière a été enlevée… et, par terre, des empreintes depas…

    Un bruit léger lui fit prêter l’oreille. Rapidement il poussa laporte, souffla sa bougie et se dissimula derrière une pile decaisses vides. Après quelques secondes, il nota qu’un des casiersde fer pivotait doucement, entraînant avec lui tout le morceau demuraille auquel il était accroché. La lueur d’une lanterne futprojetée. Un bras apparut. Un homme entra.

    Il était courbé en deux comme quelqu’un qui cherche. Du bout desdoigts il remuait la poussière, et plusieurs fois il se releva etjeta quelque chose dans une boîte en carton qu’il tenait de la maingauche. Ensuite il effaça la trace de ses pas, de même que lesempreintes laissées par Lupin et la Dame blonde, et il se rapprochadu casier.

    Il eut un cri rauque et s’effondra. Sholmès avait bondi sur lui.Ce fut l’affaire d’une minute, et, de façon la plus simple dumonde, l’homme se trouva étendu sur le sol, les chevilles attachéeset les poignets ficelés.

    L’Anglais se pencha.

    – Combien veux-tu pour parler ?… pour dire ce que tusais ?

    L’homme répondit par un sourire d’une telle ironie que Sholmèscomprit la vanité de sa question.

    Il se contenta d’explorer les poches de son captif, mais sesinvestigations ne lui valurent qu’un trousseau de clefs, unmouchoir, et la petite boîte en carton dont l’individu s’étaitservi, et qui contenait une douzaine de grenats pareils à ceux queSholmès avait recueillis. Maigre butin !

    En outre, qu’allait-il faire de cet homme ? Attendre queses amis vinssent à son secours et les livrer tous à lapolice ? À quoi bon ? Quel avantage en tirerait-il contreLupin ?

    Il hésitait, quand l’examen de la boîte le décida. Elle portaitcette adresse : « Léonard, bijoutier, rue de la Paix. »

    Il résolut tout simplement d’abandonner l’homme. Il repoussa lecasier, ferma la cave, et sortit de la maison. D’un bureau deposte, il avertit M. Destange, par petit bleu, qu’il ne pourraitvenir que le lendemain. Puis il se rendit chez le bijoutier, auquelil remit les grenats.

    – Madame m’envoie pour ces pierres. Elles se sont détachées d’unbijou qu’elle a acheté ici.

    Sholmès tombait juste. Le marchand répondit :

    – En effet… Cette dame m’a téléphoné. Elle passera tantôtelle-même.

    Ce n’est qu’à cinq heures que Sholmès, posté sur le trottoir,aperçut une dame enveloppée d’un voile épais, et dont la tournurelui sembla suspecte. À travers la vitre il put la voir qui déposaitsur le comptoir un bijou ancien orné de grenats.

    Elle s’en alla presque aussitôt, fit des courses à pied, montadu côté de Clichy, et tourna par des rues que l’Anglais neconnaissait pas. À la nuit tombante, il pénétrait derrière elle, etsans que la concierge l’avisât, dans une maison à cinq étages, àdeux corps de bâtiment, et par conséquent à innombrableslocataires. Au deuxième étage elle s’arrêta et entra. Deux minutesplus tard, l’Anglais tentait la chance, et, les unes après lesautres, essayait avec précaution les clefs du trousseau dont ils’était emparé. La quatrième fit jouer la serrure.

    À travers l’ombre qui les emplissait, il aperçut des piècesabsolument vides comme celles d’un appartement inhabité, et donttoutes les portes étaient ouvertes. Mais au bout d’un couloir, lalueur d’une lampe filtra, et s’étant approché sur la pointe despieds, il vit, par la glace sans tain qui séparait le salon d’unechambre contiguë, la dame voilée qui ôtait son vêtement et sonchapeau, les déposait sur l’unique siège de cette chambre ets’enveloppait d’un peignoir de velours.

    Et il la vit aussi s’avancer vers la cheminée et pousser lebouton d’une sonnerie électrique. Et la moitié du panneau quis’étendait à droite de la cheminée s’ébranla, glissa selon le planmême du mur, et s’insinua dans l’épaisseur du panneau voisin.

    Dès que l’entrebâillement fut assez large, la dame passa… etdisparut, emportant la lampe.

    Le système était simple. Sholmès l’employa.

    Il marcha dans l’obscurité, à tâtons, mais tout de suite safigure heurta des choses molles. À la flamme d’une allumette, ilconstata qu’il se trouvait dans un petit réduit encombré de robeset de vêtements qui étaient suspendus à des tringles. Il se frayaun passage et s’arrêta devant l’embrasure d’une porte close par unetapisserie ou du moins par l’envers d’une tapisserie. Et sonallumette s’étant consumée, il aperçut de la lumière qui perçait latrame lâche et usée de la vieille étoffe.

    Alors il regarda.

    La Dame blonde était là, sous ses yeux, à portée de sa main.

    Elle éteignit la lampe et alluma l’électricité. Pour la premièrefois Sholmès put voir son visage en pleine lumière. Il tressaillit.La femme qu’il avait fini par atteindre après tant de détours et demanœuvres n’était autre que Clotilde Destange.

    Clotilde Destange, la meurtrière du Baron d’Hautrec et lavoleuse du diamant bleu ! Clotilde Destange, la mystérieuseamie d’Arsène Lupin !

    La Dame blonde enfin !

    « Eh oui, parbleu, pensa-t-il, je ne suis qu’un âne bâté. Parceque l’amie de Lupin est blonde et Clotilde brune, je n’ai pas songéà rapprocher les deux femmes l’une de l’autre ! Comme si laDame blonde pouvait rester blonde après le meurtre du Baron et levol du diamant ! »

    Sholmès voyait une partie de la pièce, élégant boudoir de femme,orné de tentures claires et de bibelots précieux. Une méridienned’acajou s’allongeait sur une marche basse. Clotilde s’y étaitassise, et demeurait immobile la tête entre ses mains. Et, au boutd’un instant, il s’aperçut qu’elle pleurait. De grosses larmescoulaient sur ses joues pâles, glissaient vers sa bouche, tombaientgoutte à goutte sur le velours de son corsage. Et d’autres larmesles suivaient indéfiniment, comme surgies d’une source inépuisable.Et c’était le spectacle le plus triste qui fût que ce désespoirmorne et résigné qui s’exprimait par la lente coulée deslarmes.

    Mais une porte s’ouvrit derrière elle. Arsène Lupin entra.

    Ils se regardèrent longtemps, sans dire une parole, puis ils’agenouilla près d’elle, lui appuya la tête sur sa poitrine,l’entoura de ses bras, et il y avait dans le geste dont il enlaçaitla jeune fille une tendresse profonde et beaucoup de pitié. Ils nebougeaient pas. Un doux silence les unit, et les larmes coulaientmoins abondantes.

    – J’aurais tant voulu vous rendre heureuse !murmura-t-il.

    – Je suis heureuse.

    – Non, puisque vous pleurez… vos larmes me désolent,Clotilde.

    Malgré tout, elle se laissait prendre au son de cette voixcaressante, et elle écoutait, avide d’espoir et de bonheur. Unsourire amollit son visage, mais un sourire si triste encore !Il la supplia :

    – Ne soyez pas triste, Clotilde, vous ne devez pas l’être. Vousn’en avez pas le droit.

    Elle lui montra ses mains blanches, fines et souples, et ditgravement :

    – Tant que ces mains seront mes mains, je serai triste,Maxime.

    – Mais pourquoi ?

    – Elles ont tué.

    Maxime s’écria :

    – Taisez-vous ! Ne pensez pas à cela… le passé est mort, lepassé ne compte pas.

    Et il baisait ses longues mains pâles, et elle le regardait avecun sourire plus clair comme si chaque baiser eût effacé un peu del’horrible souvenir.

    – Il faut m’aimer, Maxime, il le faut parce qu’aucune femme nevous aimera comme moi. Pour vous plaire, j’ai agi, j’agis encore,non pas même selon vos ordres, mais selon vos désirs secrets.J’accomplis des actes contre lesquels tous mes instincts et toutema conscience se révoltent, mais je ne peux pas résister… tout ceque je fais, je le fais machinalement, parce que cela vous estutile, et que vous le voulez… et je suis prête à recommencerdemain… et toujours.

    Il dit avec amertume :

    – Ah ! Clotilde, pourquoi vous ai-je mêlée à ma vieaventureuse ? J’aurais dû rester le Maxime Bermond que vousavez aimé, il y a cinq ans, et ne pas vous faire connaître… l’autrehomme que je suis.

    Elle dit très bas :

    – J’aime aussi cet autre homme, et je ne regrette rien.

    – Si, vous regrettez votre vie passée, la vie au grand jour.

    – Je ne regrette rien quand vous êtes là, dit-ellepassionnément ! Il n’y a plus de faute, il n’y a plus de crimequand mes yeux vous voient. Que m’importe d’être malheureuse loinde vous, et de souffrir, et de pleurer, et d’avoir horreur de toutce que je fais… votre amour efface tout… j’accepte tout… mais ilfaut m’aimer !…

    – Je ne vous aime pas parce qu’il le faut, Clotilde, mais pourl’unique raison que je vous aime.

    – En êtes-vous sûr ? dit-elle toute confiante.

    – Je suis sûr de moi comme de vous. Seulement, mon existence estviolente et fiévreuse, et je ne puis pas toujours vous consacrer letemps que je voudrais.

    Elle s’affola aussitôt.

    – Qu’y a-t-il ? Un danger nouveau ? Vite, parlez.

    – Oh ! Rien de grave encore. Pourtant…

    – Pourtant ?

    – Eh bien, il est sur nos traces.

    – Sholmès ?

    – Oui. C’est lui qui a lancé Ganimard dans l’affaire durestaurant hongrois. C’est lui qui a posté, cette nuit, les deuxagents de la rue Chalgrin. J’en ai la preuve. Ganimard a fouillé lamaison ce matin, et Sholmès l’accompagnait. En outre…

    – En outre ?

    – Eh bien, il y a autre chose : il nous manque un de nos hommes,Jeanniot.

    – Le concierge ?

    – Oui.

    – Mais c’est moi qui l’ai envoyé ce matin, rue Chaigrin, pourramasser des grenats qui étaient tombés de ma broche.

    – Il n’y a pas de doute, Sholmès l’aura pris au piège.

    – Nullement. Les grenats ont été apportés au bijoutier de la ruede la Paix.

    – Alors, qu’est-il devenu depuis ?

    – Oh Maxime, j’ai peur.

    – Il n’y a pas de quoi s’effrayer. Mais j’avoue que la situationest très grave. Que sait-il ? Où se cache-t-il ? Sa forceréside dans son isolement. Rien ne peut le trahir.

    – Que décidez-vous ?

    – L’extrême prudence, Clotilde. Depuis longtemps je suis résoluà changer mon installation et à la transporter là-bas, dans l’asileinviolable que vous savez. L’intervention de Sholmès brusque leschoses. Quand un homme comme lui est sur une piste, on doit se direque fatalement, il arrivera au bout de cette piste. Donc, j’ai toutpréparé. Après-demain, mercredi, le déménagement aura lieu. À midi,ce sera fini. À deux heures, je pourrai moi-même quitter la place,après avoir enlevé les derniers vestiges de notre installation, cequi n’est pas une petite affaire. D’ici là…

    – D’ici là ?

    – Nous ne devons pas nous voir, et personne ne doit vous voir,Clotilde. Ne sortez pas. Je ne crains rien pour moi. Je crains toutdès qu’il s’agit de vous.

    – Il est impossible que cet Anglais parvienne jusqu’à moi.

    – Tout est possible avec lui, et je me méfie. Hier, quand j’aimanqué d’être surpris par votre père, j’étais venu pour fouillerl’armoire qui contient les anciens registres de M. Destange. Il y alà un danger. Il y en a partout. Je devine l’ennemi qui rôde dansl’ombre et qui se rapproche de plus en plus. Je sens qu’il noussurveille… qu’il tend ses filets autour de nous. C’est là une deces intuitions qui ne me trompent jamais.

    – En ce cas, dit-elle, partez, Maxime, et ne pensez plus à meslarmes. Je serai forte, et j’attendrai que le danger soit conjuré.Adieu, Maxime.

    Elle l’embrassa longuement. Et ce fut elle-même qui le poussadehors. Sholmès entendit le son de leurs voix qui s’éloignait.

    Hardiment, surexcité par ce même besoin d’agir, envers et contretout, qui le stimulait depuis la veille, il s’engagea dans uneantichambre à l’extrémité de laquelle il y avait un escalier. Mais,au moment où il allait descendre, le bruit d’une conversationpartit de l’étage inférieur, et il jugea préférable de suivre uncouloir circulaire qui le conduisit à un autre escalier. Au bas decet escalier il fut très surpris de voir des meubles dont ilconnaissait déjà la forme et l’emplacement. Une porte étaitentrebâillée. Il pénétra dans une grande pièce ronde. C’était labibliothèque de M. Destange.

    « Parfait ! Admirable ! murmura-t-il, je comprendstout. Le boudoir de Clotilde, c’est-à-dire de la Dame blonde,communique avec un des appartements de la maison voisine, et cettemaison voisine a sa sortie, non sur la place Malesherbes, mais surune rue adjacente, la rue Montchanin, autant que je m’en souvienne…À merveille ! Et je m’explique comment Clotilde Destange varejoindre son bien-aimé tout en gardant la réputation d’unepersonne qui ne sort jamais. Et je m’explique aussi comment ArsèneLupin a surgi près de moi, hier soir, sur la galerie : il doit yavoir une autre communication entre l’appartement voisin et cettebibliothèque… »

    Et il concluait :

    « Encore une maison truquée. Encore une fois, sans doute,Destange architecte ! Il s’agit maintenant de profiter de monpassage ici pour vérifier le contenu de l’armoire… et pour medocumenter sur les autres maisons truquées. »

    Sholmès monta sur la galerie et se dissimula derrière lesétoffes de la rampe. Il y resta jusqu’à la fin de la soirée. Undomestique vint éteindre les lampes électriques. Une heure plustard, l’Anglais fit fonctionner le ressort de sa lanterne et sedirigea vers l’armoire.

    Comme il le savait, elle contenait les anciens papiers del’architecte, dossiers, devis, livres de comptabilité. Au secondplan, une série de registres, classés par ordre d’ancienneté, sedressait.

    Il prit alternativement ceux des dernières années, et aussitôtil examinait la page de récapitulation, et, plus spécialement, lalettre H. Enfin, ayant découvert le mot Harmingeat, accompagné duchiffre 63, il se reporta à la page 63 et lut :

    « Harmingeat, 40, rue Chaigrin. »

    Suivait le détail de travaux exécutés pour ce client en vue del’établissement d’un calorifère dans son immeuble. Et en marge,cette note : « Voir le dossier M. B. »

    – Eh ! Je le sais bien, dit-il, le dossier M. B., c’estcelui qu’il me faut. Par lui, je saurai le domicile actuel de M.Lupin.

    Ce n’est qu’au matin que, sur la deuxième moitié d’un registre,il découvrit ce fameux dossier.

    Il comportait quinze pages. L’une reproduisait la page consacréeà M. Harmingeat de la rue Chaigrin. Une autre détaillait lestravaux exécutés pour M. Vatinel, propriétaire, 25, rue Clapeyron.Une autre était réservée au Baron d’Hautrec, 134, avenueHenri-Martin, une autre au château de Crozon, et les onze autres àdifférents propriétaires de Paris.

    Sholmès copia cette liste de onze noms et de onze adresses, puisil remit les choses en place, ouvrit une fenêtre, et sauta sur laplace déserte, en ayant soin de repousser les volets.

    Dans sa chambre d’hôtel il alluma sa pipe avec la gravité qu’ilapportait à cet acte, et, entouré de nuages de fumée, il étudia lesconclusions que l’on pouvait tirer du dossier M. B., ou, pour mieuxdire, du dossier Maxime Bermond, alias Arsène Lupin.

    À huit heures, il envoyait à Ganimard ce pneumatique :

    « Je passerai sans doute, ce matin, rue Pergolèse et vousconfierai une personne dont la capture est de la plus hauteimportance. En tout cas, soyez chez vous cette nuit et demainmercredi jusqu’à midi, et arrangez-vous pour avoir une trentained’hommes à votre disposition… »

    Puis il choisit sur le boulevard un fiacre automobile dont lechauffeur lui plut par sa bonne figure réjouie et peu intelligente,et se fit conduire sur la place Malesherbes, cinquante pas plusloin que l’hôtel Destange.

    – Mon garçon, fermez votre voiture, dit-il au mécanicien,relevez le col de votre fourrure, car le vent est froid, etattendez patiemment. Dans une heure et demie, vous mettrez votremoteur en marche. Dès que je reviendrai, en route pour la ruePergolèse.

    Au moment de franchir le seuil de l’hôtel, il eut une dernièrehésitation. N’était-ce pas une faute de s’occuper ainsi de la Dameblonde tandis que Lupin achevait ses préparatifs de départ ?Et n’aurait-il pas mieux fait, à l’aide de la liste des immeubles,de chercher tout d’abord le domicile de son adversaire ?

    – Bah ? se dit-il, quand la Dame blonde sera maprisonnière, je serai maître de la situation.

    Et il sonna.

    M. Destange se trouvait déjà dans la bibliothèque. Ilstravaillèrent un moment et Sholmès cherchait un prétexte pourmonter jusqu’à la chambre de Clotilde, lorsque la jeune filleentra, dit bonjour à son père, s’assit dans le petit salon et semit à écrire.

    De sa place, Sholmès la voyait, penchée sur la table, et qui, detemps à autre, méditait, la plume en l’air et le visage pensif. Ilattendit, puis prenant un volume, il dit à M. Destange :

    – Voici justement un livre que Mlle Destange m’a prié de luiapporter dès que je mettrais la main dessus.

    Il se rendit dans le petit salon et se posta devant Clotilde defaçon à ce que son père ne pût l’apercevoir, et il prononça :

    – Je suis M. Stickmann, le nouveau secrétaire de M.Destange.

    – Ah ! fit-elle sans se déranger. Mon père a donc changé desecrétaire ?

    – Oui, Mademoiselle, et je désirerais vous parler.

    – Veuillez vous asseoir, Monsieur, j’ai fini.

    Elle ajouta quelques mots à sa lettre, la signa, cachetal’enveloppe, repoussa ses papiers, appuya sur la sonnerie d’untéléphone, obtint la communication avec sa couturière, priacelle-ci de hâter l’achèvement d’un manteau de voyage dont elleavait un besoin urgent, et enfin se tournant vers Sholmès :

    – Je suis à vous, Monsieur. Mais notre conversation ne peut-elleavoir lieu devant mon père ?

    – Non, Mademoiselle, et je vous supplierai même de ne pashausser la voix. Il est préférable que M. Destange ne nous entendepoint.

    – Pour qui est-ce préférable ?

    – Pour vous, Mademoiselle.

    – Je n’admets pas de conversation que mon père ne puisseentendre.

    – Il faut pourtant bien que vous admettiez celle-ci.

    Ils se levèrent l’un et l’autre, les yeux croisés.

    Et elle dit :

    – Parlez, Monsieur.

    Toujours debout, il commença :

    – Vous me pardonnerez si je me trompe sur certains pointssecondaires. Ce que je garantis, c’est l’exactitude générale desincidents que j’expose.

    – Pas de phrases, je vous prie. Des faits.

    À cette interruption, lancée brusquement, il sentit que la jeunefemme était sur ses gardes, et il reprit :

    – Soit, j’irai droit au but. Donc il y a cinq ans, Monsieurvotre père a eu l’occasion de rencontrer un M. Maxime Bermond,lequel s’est présenté à lui comme entrepreneur… ou architecte, jene saurais préciser. Toujours est-il que M. Destange s’est prisd’affection pour ce jeune homme, et, comme l’état de sa santé nelui permettait plus de s’occuper de ses affaires, il confia à M.Bermond l’exécution de quelques commandes qu’il avait acceptées dela part d’anciens clients, et qui semblaient en rapport avec lesaptitudes de son collaborateur.

    Herlock s’arrêta. Il lui parut que la pâleur de la jeune filles’était accentuée. Ce fut pourtant avec le plus grand calme qu’elleprononça :

    – Je ne connais pas les faits dont vous m’entretenez, Monsieur,et surtout je ne vois pas en quoi ils peuvent m’intéresser.

    – En ceci, Mademoiselle, c’est que M. Maxime Bermond s’appellede son vrai nom, vous le savez aussi bien que moi, ArsèneLupin.

    Elle éclata de rire.

    – Pas possible ! Arsène Lupin ? M. Maxime Bermonds’appelle Arsène Lupin ?

    – Comme j’ai l’honneur de vous le dire, Mademoiselle, et puisquevous refusez de me comprendre à demi-mot, j’ajouterai qu’ArsèneLupin a trouvé ici, pour l’accomplissement de ses projets, uneamie, plus qu’une amie, une complice aveugle et… passionnémentdévouée.

    Elle se leva, et, sans émotion, ou du moins avec si peud’émotion que Sholmès fut frappé d’une telle maîtrise, elle déclara:

    – J’ignore le but de votre conduite, Monsieur, et je veuxl’ignorer. Je vous prie donc de ne pas ajouter un mot et de sortird’ici.

    – Je n’ai jamais eu l’intention de vous imposer ma présenceindéfiniment, répondit Sholmès, aussi paisible qu’elle. Seulementj’ai résolu de ne pas sortir seul de cet hôtel.

    – Et qui donc vous accompagnera, Monsieur ?

    – Vous !

    – Moi ?

    – Oui, Mademoiselle, nous sortirons ensemble de cet hôtel, etvous me suivrez, sans une protestation, sans un mot.

    Ce qu’il y avait d’étrange dans cette scène, c’était le calmeabsolu des deux adversaires. Plutôt qu’un duel implacable entredeux volontés puissantes, on eût dit, à leur attitude, au ton deleurs voix, le débat courtois de deux personnes qui ne sont pas dumême avis.

    Dans la rotonde, par la baie grande ouverte, on apercevait M.Destange qui maniait ses livres avec des gestes mesurés.

    Clotilde se rassit en haussant légèrement les épaules. Herlocktira sa montre.

    – Il est dix heures et demie. Dans cinq minutes nouspartons.

    – Sinon ?

    – Sinon, je vais trouver M. Destange, et je lui raconte…

    – Quoi ?

    – La vérité. Je lui raconte la vie mensongère de Maxime Bermond,et je lui raconte la double vie de sa complice.

    – De sa complice ?

    – Oui, de celle que l’on appelle la Dame blonde, de celle quifut blonde.

    – Et quelles preuves lui donnerez-vous ?

    – Je l’emmènerai rue Chalgrin, et je lui montrerai le passagequ’Arsène Lupin, profitant des travaux dont il avait la direction,a fait pratiquer par ses hommes entre le 40 et le 42, le passagequi vous a servi à tous les deux, l’avant-dernière nuit.

    –Après ?

    – Après, j’emmènerai M. Destange chez Maître Detinan, nousdescendrons l’escalier de service par lequel vous êtes descendueavec Arsène Lupin pour échapper à Ganimard. Et nous chercheronstous deux la communication sans doute analogue qui existe avec lamaison voisine, maison dont la sortie donne sur le boulevard desBatignolles et non sur la rue Clapeyron ?

    – Après ?

    – Après, j’emmènerai M. Destange au château de Crozon, et il luisera facile, à lui qui sait le genre de travaux exécutés par ArsèneLupin lors de la restauration de ce château, de découvrir lespassages secrets qu’Arsène Lupin a fait pratiquer par ses hommes.Il constatera que ces passages ont permis à la Dame blonde des’introduire, la nuit, dans la chambre de la comtesse et d’yprendre sur la cheminée le diamant bleu, puis, deux semaines plustard, de s’introduire dans la chambre du conseiller Bleichen et decacher ce diamant bleu au fond d’un flacon… acte assez bizarre, jel’avoue, petite vengeance de femme peut-être, je ne sais, celan’importe point.

    – Après ?

    – Après, fit Herlock d’une voix plus grave, j’emmènerai M.Destange au 134 avenue Henri-Martin, et nous chercherons comment leBaron d’Hautrec…

    – Taisez-vous, taisez-vous, balbutia la jeune fille, avec uneffroi soudain… je vous défends ! … Alors vous osez dire quec’est moi… vous m’accusez…

    – Je vous accuse d’avoir tué le Baron d’Hautrec.

    – Non, non, c’est une infamie.

    – Vous avez tué le Baron d’Hautrec, Mademoiselle. Vous étiezentrée à son service sous le nom d’Antoinette Bréhat, dans le butde lui ravir le diamant bleu, et vous l’avez tué.

    De nouveau elle murmura, brisée, réduite à la prière :

    – Taisez-vous, Monsieur, je vous en supplie. Puisque vous saveztant de choses, vous devez savoir que je n’ai pas assassiné leBaron.

    – Je n’ai pas dit que vous l’aviez assassiné, Mademoiselle. LeBaron d’Hautrec était sujet à des accès de folie que, seule, lasœur Auguste pouvait maîtriser. Je tiens ce détail d’elle-même. Enl’absence de cette personne, il a dû se jeter sur vous, et c’est aucours de la lutte, pour défendre votre vie, que vous l’avez frappé.Épouvantée par un tel acte, vous avez sonné et vous vous êtesenfuie sans même arracher du doigt de votre victime ce diamant bleuque vous étiez venue prendre. Un instant après vous rameniez un descomplices de Lupin, domestique dans la maison voisine, voustransportiez le Baron sur son lit, vous remettiez la chambre enordre… mais toujours sans oser prendre le diamant bleu. Voilà cequi s’est passé. Donc, je le répète, vous n’avez pas assassiné leBaron. Cependant ce sont bien vos mains qui l’ont frappé.

    Elle les avait croisées sur son front, ses longues mains fineset pâles, et elle les garda longtemps ainsi, immobiles. Enfin,déliant ses doigts, elle découvrit son visage douloureux etprononça :

    – Et c’est tout cela que vous avez l’intention de dire à monpère ?

    – Oui, et je lui dirai que j’ai comme témoins Mlle Gerbois, quireconnaîtra la Dame blonde, la sœur Auguste qui reconnaîtraAntoinette Bréhat, la comtesse de Crozon qui reconnaîtra Mme deRéal. Voilà ce que je lui dirai.

    – Vous n’oserez pas, dit-elle, recouvrant son sang-froid devantla menace d’un péril immédiat.

    Il se leva et fit un pas vers la bibliothèque. Clotilde l’arrêta:

    – Un instant, Monsieur.

    Elle réfléchit, maîtresse d’elle-même maintenant, et, fortcalme, lui demanda :

    – Vous êtes Herlock Sholmès, n’est-ce pas ?

    – Oui.

    – Que voulez-vous de moi ?

    – Ce que je veux ? J’ai engagé contre Arsène Lupin un dueldont il faut que je sorte vainqueur. Dans l’attente d’un dénouementqui ne saurait tarder beaucoup, j’estime qu’un otage aussi précieuxque vous me donne sur mon adversaire un avantage considérable.Donc, vous me suivrez, Mademoiselle, je vous confierai à quelqu’unde mes amis. Dès que mon but sera atteint, vous serez libre.

    – C’est tout ?

    – C’est tout, je ne fais pas partie de la police de votre pays,et je ne me sens par conséquent aucun droit… de justicier.

    Elle semblait résolue. Cependant elle exigea encore un moment derépit. Ses yeux se fermèrent, et Sholmès la regardait, sitranquille soudain, presque indifférente aux dangers quil’entouraient.

    « Et même, songeait l’Anglais, se croit-elle en danger ?Mais non, puisque Lupin la protège. Avec Lupin rien ne peut vousatteindre. Lupin est tout-puissant, Lupin est infaillible. »

    – Mademoiselle, dit-il, j’ai parlé de cinq minutes, il y en aplus de trente.

    – Me permettez-vous de monter dans ma chambre, Monsieur, et d’yprend mes affaires ?

    – Si vous le désirez, Mademoiselle, j’irai vous attendre rueMontchanin. Je suis un excellent ami du concierge Jeanniot.

    – Ah ! vous savez… fit-elle avec un effroi visible.

    – Je sais bien des choses.

    – Soit. Je sonnerai donc.

    On lui apporta son chapeau et son vêtement, et Sholmès lui dit:

    – Il faut que vous donniez à M. Destange une raison qui expliquenotre départ, et que cette raison puisse au besoin expliquer votreabsence pendant quelques jours.

    – C’est inutile. Je serai ici tantôt.

    De nouveau ils se défièrent du regard, ironiques tous deux etsouriants.

    – Comme vous êtes sûre de lui dit Sholmès.

    – Aveuglément.

    – Tout ce qu’il fait est bien, n’est-ce pas ? Tout ce qu’ilveut se réalise. Et vous approuvez tout, et vous êtes prête à toutpour lui.

    – Je l’aime, dit-elle, frissonnante de passion.

    – Et vous croyez qu’il vous sauvera ?

    Elle haussa les épaules et, s’avançant vers son père, elle leprévint.

    – Je t’enlève M. Stickmann. Nous allons à la Bibliothèquenationale.

    – Tu rentres déjeuner ?

    – Peut-être… ou plutôt non… mais ne t’inquiète pas…

    Et elle déclara fermement à Sholmès :

    – Je vous suis, Monsieur.

    – Sans arrière-pensée ?

    – Les yeux fermés.

    – Si vous tentez de vous échapper, j’appelle, je crie, on vousarrête, et c’est la prison. N’oubliez pas que la Dame blonde estsous le coup d’un mandat.

    – Je vous jure sur l’honneur que je ne ferai rien pourm’échapper.

    – Je vous crois. Marchons.

    Ensemble, comme il l’avait prédit, tous deux quittèrentl’hôtel.

    Sur la place, l’automobile stationnait, tournée dans le sensopposé. On voyait le dos du mécanicien et sa casquette querecouvrait presque le col de sa fourrure. En approchant, Sholmèsentendit le ronflement du moteur. Il ouvrit la portière, priaClotilde de monter et s’assit auprès d’elle.

    La voiture démarra brusquement, gagna les boulevards extérieurs,l’avenue Hoche, l’avenue de la Grande-Armée.

    Herlock, pensif, combinait ses plans.

    « Ganimard est chez lui… je laisse la jeune fille entre sesmains… lui dirai-je qui est cette jeune fille ? Non, il lamènerait droit au Dépôt, ce qui dérangerait tout. Une fois seul, jeconsulte la liste du dossier M. B., et je me mets en chasse. Etcette nuit, ou demain matin au plus tard, je vais trouver Ganimardcomme il est convenu, et je lui livre Arsène Lupin et sa bande…»

    Il se frotta les mains, heureux de sentir enfin le but à saportée et de voir qu’aucun obstacle sérieux ne l’en séparait. Et,cédant à un besoin d’expansion qui contrastait avec sa nature, ils’écria :

    – Excusez-moi, Mademoiselle, si je montre tant de satisfaction.La bataille fut pénible, et le succès m’est particulièrementagréable.

    – Succès légitime, Monsieur, et dont vous avez le droit de vousréjouir.

    – Je vous remercie. Mais quelle drôle de route nousprenons ! Le chauffeur n’a donc pas entendu ?

    À ce moment, on sortait de Paris par la porte de Neuilly. Quediable pourtant, la rue Pergolèse n’était pas en dehors desfortifications.

    Sholmès baissa la glace.

    – Dites donc, chauffeur, vous vous trompez… ruePergolèse !…

    L’homme ne répondit pas. Il répéta, d’un ton plus élevé :

    – Je vous dis d’aller rue Pergolèse.

    L’homme ne répondit point.

    – Ah ! ça, mais vous êtes sourd, mon ami. Ou vous y mettezde la mauvaise volonté… nous n’avons rien à faire par ici… ruePergolèse ! Je vous ordonne de rebrousser chemin, et au plusvite.

    Toujours le même silence. L’Anglais frémit d’inquiétude. Ilregarda Clotilde : un sourire indéfinissable plissait les lèvres dela jeune fille.

    – Pourquoi riez-vous ? maugréa-t-il… cet incident n’a aucunrapport… cela ne change rien aux choses…

    – Absolument rien, répondit-elle.

    Tout à coup une idée le bouleversa. Se levant à moitié, ilexamina plus attentivement l’homme qui se trouvait sur le siège.Les épaules étaient plus minces, l’attitude plus dégagée… une sueurfroide le couvrit, ses mains se crispèrent, tandis que la pluseffroyable conviction s’imposait à son esprit : cet homme, c’étaitArsène Lupin.

    – Eh bien, Monsieur Sholmès, que dites-vous de cette petitepromenade ?

    – Délicieuse, cher Monsieur, vraiment délicieuse, ripostaSholmès.

    Jamais peut-être il ne lui fallut faire sur lui-même un effortplus terrible que pour articuler ces paroles sans un frémissementdans la voix, sans rien qui pût indiquer le déchaînement de toutson être. Mais aussitôt, par une sorte de réaction formidable, unflot de rage et de haine brisa les digues, emporta sa volonté, et,d’un geste brusque tirant son revolver, il le braqua sur MlleDestange.

    – À la minute même, à la seconde, arrêtez, Lupin, ou je fais feusur Mademoiselle.

    – Je vous recommande de viser la joue si vous voulez atteindrela tempe, répondit Lupin sans tourner la tête.

    Clotilde prononça :

    – Maxime, n’allez pas trop vite, le pavé est glissant, et jesuis très peureuse.

    Elle souriait toujours, les yeux fixés aux pavés, dont la routese hérissait devant la voiture.

    – Qu’il arrête ! Qu’il arrête donc ! lui dit Sholmès,fou de colère, vous voyez bien que je suis capable detout !

    Le canon du revolver frôla les boucles de cheveux.

    Elle murmura :

    – Ce Maxime est d’une imprudence ! À ce train-là noussommes sûrs de déraper.

    Sholmès remit l’arme dans sa poche et saisit la poignée de laportière, prêt à s’élancer, malgré l’absurdité d’un pareilacte.

    Clotilde lui dit :

    – Prenez garde, Monsieur, il y a une automobile derrièrenous.

    Il se pencha. Une voiture les suivait en effet, énorme, farouched’aspect avec sa proue aiguë, couleur de sang, et les quatre hommesen peau de bête qui la montaient.

    « Allons, pensa-t-il, je suis bien gardé, patientons. »

    Il croisa les bras sur sa poitrine, avec cette soumissionorgueilleuse de ceux qui s’inclinent et qui attendent quand ledestin se tourne contre eux. Et tandis que l’on traversait la Seineet que l’on brûlait Suresnes, Rueil, Chatou, immobile, résigné,maître de sa colère et sans amertume ; il ne songeait plusqu’à découvrir par quel miracle Arsène Lupin s’était substitué auchauffeur. Que le brave garçon qu’il avait choisi le matin sur leboulevard pût être un complice placé là d’avance, il ne l’admettaitpas. Pourtant il fallait bien qu’Arsène Lupin eût été prévenu, etil ne pouvait l’avoir été qu’après le moment où, lui, Sholmès avaitmenacé Clotilde, puisque personne, auparavant, ne soupçonnait sonprojet. Or, depuis ce moment, Clotilde et lui ne s’étaient pointquittés.

    Un souvenir le frappa : la communication téléphonique demandéepar la jeune fille, sa conversation avec la couturière. Et tout desuite il comprit. Avant même qu’il n’eût parlé, à la seule annoncede l’entretien qu’il sollicitait comme nouveau secrétaire de M.Destange, elle avait flairé le péril, deviné le nom et le but duvisiteur, et, froidement, naturellement, comme si elleaccomplissait bien en réalité l’acte qu’elle semblait accomplir,elle avait appelé Lupin à son secours, sous le couvert d’unfournisseur, et en se servant de formules convenues entre eux.

    Comment Arsène Lupin était venu, comment cette automobile enstation, dont le moteur trépidait, lui avait paru suspecte, commentil avait soudoyé le mécanicien, tout cela importait peu. Ce quipassionnait Sholmès au point d’apaiser sa fureur, c’étaitl’évocation de cet instant, où une simple femme, une amoureuse ilest vrai, domptant ses nerfs, écrasant son instinct, immobilisantles traits de son visage, soumettant l’expression de ses yeux,avait donné le change au vieux Herlock Sholmès.

    Que faire contre un homme servi par de tels auxiliaires, et qui,par le seul ascendant de son autorité, insufflait à une femme detelles provisions d’audace et d’énergie ?

    On franchit la Seine et l’on escalada la côte deSaint-Germain ; mais, à cinq cents mètres au-delà de cetteville, le fiacre ralentit. L’autre voiture vint à sa hauteur, ettoutes deux s’arrêtèrent. Il n’y avait personne aux alentours.

    – Monsieur Sholmès, dit Lupin, ayez l’obligeance de changer devéhicule. Le nôtre est vraiment d’une lenteur !…

    – Comment donc ! s’écria Sholmès, d’autant plus empresséqu’il n’avait pas le choix.

    – Vous me permettrez aussi de vous prêter cette fourrure, carnous irons assez vite, et de vous offrir ces deux sandwichs… Si,si, acceptez, qui sait quand vous dînerez !

    Les quatre hommes étaient descendus. L’un d’eux s’approcha, etcomme il avait retiré les lunettes qui le masquaient, Sholmèsreconnut le Monsieur en redingote du restaurant hongrois. Lupin luidit :

    – Vous reconduirez ce fiacre au chauffeur à qui je l’ai loué. Ilattend dans le premier débit de vins à droite de la rue Legendre.Vous lui ferez le second versement de mille francs promis.Ah ! j’oubliais, veuillez donner vos lunettes à M.Sholmès.

    Il s’entretint avec Mlle Destange, puis s’installa au volant etpartit, Sholmès à ses côtés, et, derrière lui, un de seshommes.

    Lupin n’avait pas exagéré en disant qu’on irait « assez vite ».Dès le début ce fut une allure vertigineuse. L’horizon venait àleur rencontre, comme attiré par une force mystérieuse, et ildisparaissait à l’instant comme absorbé par un abîme vers lequeld’autres choses aussitôt, arbres, maisons, plaines et forêts, seprécipitaient avec la hâte tumultueuse d’un torrent qui sentl’approche du gouffre.

    Sholmès et Lupin n’échangeaient pas une parole. Au-dessus deleurs têtes, les feuilles des peupliers faisaient un grand bruit devagues, bien rythmé par l’espacement régulier des arbres. Et lesvilles s’évanouirent : Mantes, Vernon, Gaillon. D’une colline àl’autre, de Bon-Secours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port,ses kilomètres de quais, Rouen ne sembla que la rue d’une bourgade.Et ce fut Duclair, Caudebec, le pays de Caux dont ils effleurèrentles ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebeuf.Et voilà qu’ils se trouvèrent soudain au bord de la Seine, àl’extrémité d’un petit quai, au bord duquel s’allongeait un yachtsobre et robuste de lignes, et dont la cheminée lançait des volutesde fumée noire.

    La voiture stoppa. En deux heures, ils avaient parcouru plus dequarante lieues.

    Un homme s’avança en vareuse bleue, la casquette galonnée d’oret salua.

    – Parfait, capitaine ! s’écria Lupin. Vous avez reçu ladépêche ?

    – Je l’aie reçue.

    – L’Hirondelle est prête ?

    – L’Hirondelle est prête.

    – En ce cas, Monsieur Sholmès ?

    L’Anglais regarda autour de lui, vit un groupe de personnes à laterrasse d’un café, un autre plus près, un instant, puis comprenantqu’avant toute intervention, il serait happé, embarqué, expédié àfond de cale, il traversa la passerelle et suivit Lupin dans lacabine du capitaine.

    Elle était vaste, d’une propreté méticuleuse, et toute claire duvernis de ses lambris et de l’étincellement de ses cuivres.

    Lupin referma la porte et, sans préambule, presque brutalement,il dit à Sholmès :

    – Que savez-vous au juste ?

    – Tout.

    – Tout ? Précisez.

    Il n’y avait plus dans l’intonation de sa voix cette politesseun peu ironique qu’il affectait à l’égard de l’Anglais. C’étaitl’accent impérieux du maître qui a l’habitude de commander etl’habitude que tout le monde plie devant lui, fût-ce un HerlockSholmès.

    Ils se mesurèrent du regard, ennemis maintenant, ennemisdéclarés et frémissants. Un peu énervé, Lupin reprit :

    – Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur monchemin. C’est autant de fois de trop, et j’en ai assez de perdremon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. Je vous préviensdonc que ma conduite avec vous dépendra de votre réponse. Quesavez-vous au juste ?

    – Tout, Monsieur, je vous le répète.

    Arsène Lupin se contint et d’un ton saccadé :

    – Je vais vous le dire, moi, ce que vous savez. Vous savez que,sous le nom de Maxime Bermond, j’ai… retouché quinze maisonsconstruites par M. Destrange.

    – Oui.

    – Sur ces quinze maisons, vous en connaissez quatre.

    – Oui.

    – Et vous avez la liste des onze autres.

    – Oui.

    – Vous avez pris cette liste chez M. Destange, cette nuit sansdoute.

    – Oui.

    – Et comme vous supposez que, parmi ces onze immeubles, il y ena fatalement un que j’ai gardé pour moi, pour mes besoins et pourceux de mes amis, vous avez confié à Ganimard le soin de se mettreen campagne et de découvrir ma retraite.

    – Non.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie que j’agis seul, et que j’allais me mettre,seul, en campagne.

    – Alors, je n’ai rien à craindre, puisque vous êtes entre mesmains.

    – Vous n’avez rien à craindre tant que je serai entre vosmains.

    – C’est-à-dire que vous n’y resterez pas ?

    – Non.

    Arsène Lupin se rapprocha encore de l’Anglais, et lui posanttrès doucement la main sur l’épaule :

    – Écoutez, Monsieur, je ne suis pas en humeur de discuter, etvous n’êtes pas, malheureusement pour vous, en état de me faireéchec. Donc, finissons-en.

    – Finissons-en.

    – Vous allez me donner votre parole d’honneur de ne pas chercherà vous échapper de ce bateau avant d’être dans les eauxanglaises.

    – Je vous donne ma parole d’honneur de chercher par tous lesmoyens à m’échapper, répondit Sholmès, indomptable.

    – Mais, sapristi, vous savez pourtant que je n’ai qu’un mot àdire pour vous réduire à l’impuissance. Tous ces hommes m’obéissentaveuglément. Sur un signe de moi, ils vous mettent une chaîne aucou…

    – Les chaînes se cassent.

    – … Et vous jettent par-dessus bord à dix milles des côtes.

    – Je sais nager.

    – Bien répondu, s’écria Lupin en riant. Dieu me pardonne,j’étais en colère. Excusez-moi, maître… et concluons. Admettez-vousque je cherche les mesures nécessaires à ma sécurité et à celle demes amis ?

    – Toutes les mesures. Mais elles sont inutiles.

    – D’accord. Cependant vous ne m’en voudrez pas de lesprendre.

    – C’est votre devoir. Allons-y.

    Lupin ouvrit la porte et appela le capitaine et deux matelots.Ceux-ci saisirent l’Anglais, et après l’avoir fouillé luificelèrent les jambes et l’attachèrent à la couchette ducapitaine.

    – Assez ordonna Lupin. En vérité, il faut votre obstination,Monsieur, et la gravité exceptionnelle des circonstances, pour quej’ose me permettre…

    Les matelots se retirèrent. Lupin dit au capitaine :

    – Capitaine, un homme d’équipage restera ici à la disposition deM. Sholmès, et vous-même lui tiendrez compagnie autant quepossible. Qu’on ait pour lui tous les égards. Ce n’est pas unprisonnier, mais un hôte. Quelle heure est-il à votre montre,capitaine ?

    – Deux heures cinq.

    Lupin consulta sa montre, puis une pendule accrochée à lacloison de la cabine.

    – Deux heures cinq ?… nous sommes d’accord. Combien detemps vous faut-il pour aller à Southampton ?

    – Neuf heures, sans nous presser.

    – Vous en mettrez onze. Il ne faut pas que vous touchiez terreavant le départ du paquebot qui laisse Southampton à minuit et quiarrive au Havre à huit heures du matin. Vous entendez, n’est-cepas, capitaine ? Je me répète : comme il serait infinimentdangereux pour nous tous que Monsieur revînt en France par cebateau, il ne faut pas que vous arriviez à Southampton avant uneheure du matin.

    – C’est compris.

    – Je vous salue, Maître. À l’année prochaine, dans ce monde oudans l’autre.

    – À demain.

    Quelques minutes plus tard Sholmès entendit l’automobile quis’éloignait, et tout de suite, aux profondeurs de L’Hirondelle, lavapeur haleta plus violemment. Le bateau démarrait.

    Vers trois heures on avait franchi l’estuaire de la Seine etl’on entrait en pleine mer. À ce moment, étendu sur la couchette oùil était lié, Herlock Sholmès dormait profondément.

    Le lendemain matin, dixième et dernier jour de la guerre engagéepar les deux grands rivaux, l’Écho de France publiait cedélicieux entrefilet :

    « Hier un décret d’expulsion a été pris par Arsène Lupin contreHerlock Sholmès, détective anglais. Signifié à midi, le décretétait exécuté le jour même. À une heure du matin, Sholmès a étédébarqué à Southampton. »

     

    Chapitre 6 La seconde arrestation d’Arsène Lupin

    Dès huit heures, douze voitures de déménagement encombrèrent larue Crevaux, entre l’avenue du Bois-de-Boulogne et l’avenueBugeaud. M. Félix Davey quittait l’appartement qu’il occupait auquatrième étage du n° 8. Et M. Dubreuil, expert, qui avait réuni enun seul appartement le cinquième étage de la même maison et lecinquième étage des deux maisons contiguës, expédiait le même jour– pure coïncidence, puisque ces messieurs ne se connaissaient pas –les collections de meubles pour lesquelles tant de correspondantsétrangers lui rendaient quotidiennement visite.

    Détail qui fut remarqué dans le quartier, mais dont on ne parlaque plus tard, aucune des douze voitures ne portait le nom etl’adresse du déménageur, et aucun des hommes qui les accompagnaientne s’attarda dans les débits avoisinants. Ils travaillèrent si bienqu’à onze heures tout était fini. Il ne restait plus rien que cesmonceaux de papiers et de chiffons qu’on laisse derrière soi, auxcoins des chambres vides.

    M. Félix Davey, jeune homme élégant, vêtu selon la mode la plusraffinée, mais qui portait à la main une canne d’entraînement dontle poids indiquait chez son possesseur un biceps peu ordinaire, M.Félix Davey s’en alla tranquillement et s’assit sur le banc del’allée transversale qui coupe l’avenue du Bois, en face de la ruePergolèse. Près de lui, une femme, en tenue de petite bourgeoise,lisait son journal, tandis qu’un enfant jouait à creuser avec sapelle un tas de sable.

    Au bout d’un instant Félix Davey dit à la femme, sans tourner latête :

    – Ganimard ?

    – Parti depuis ce matin neuf heures.

    – Où ?

    – À la Préfecture de police.

    – Seul ?

    – Seul.

    – Pas de dépêche cette nuit ?

    – Aucune.

    – On a toujours confiance en vous dans la maison ?

    – Toujours. Je rends de petits services à Mme Ganimard, et elleme raconte tout ce que fait son mari… nous avons passé la matinéeensemble.

    – C’est bien. Jusqu’à nouvel ordre, continuez à venir ici,chaque jour, à onze heures.

    Il se leva et se rendit, près de la porte Dauphine, au Pavillonchinois où il prit un repas frugal, deux œufs, des légumes et desfruits. Puis il retourna rue Crevaux et dit à la concierge :

    – Je jette un coup d’œil là-haut, et je vous rends lesclefs.

    Il termina son inspection par la pièce qui lui servait decabinet de travail. Là, il saisit l’extrémité d’un tuyau de gazdont le coude était articulé et qui pendait le long de la cheminéeenleva le bouchon de cuivre qui le fermait, adapta un petitappareil en forme de cornet, et souffla.

    Un léger coup de sifflet lui répondit. Portant le tuyau à sabouche, il murmura :

    – Personne, Dubreuil ?

    – Personne.

    – Je peux monter ?

    – Oui.

    Il remit le tuyau à sa place, tout en se disant :

    « Jusqu’où va le progrès ? Notre siècle fourmille depetites inventions qui rendent vraiment la vie charmante etpittoresque. Et si amusante ! … Surtout quand on sait jouer àla vie comme moi. »

    Il fit pivoter une des moulures de marbre de la cheminée. Laplaque de marbre elle-même bougea, et la glace qui la surmontaitglissa sur d’invisibles rainures, démasquant une ouverture béanteoù reposaient les premières marches d’un escalier construit dans lecorps même de la cheminée ; tout cela bien propre, en fontesoigneusement astiquée et en carreaux de porcelaine blanche.

    Il monta. Au cinquième étage, même orifice au-dessus de lacheminée. M. Dubreuil attendait.

    – C’est fini, chez vous ?

    – C’est fini.

    – Tout est débarrassé ?

    – Entièrement.

    – Le personnel ?

    – Il n’y a plus que les trois hommes de garde.

    – Allons-y.

    L’un après l’autre ils montèrent par le même chemin jusqu’àl’étage des domestiques, et débouchèrent dans une mansarde où setrouvaient trois individus dont l’un regardait par la fenêtre.

    – Rien de nouveau ?

    – Rien, patron.

    – La rue est calme ?

    – Absolument.

    – Encore dix minutes et je pars définitivement… vous partirezaussi. D’ici là, au moindre mouvement suspect dans la rue,avertissez-moi.

    – J’ai toujours le doigt sur la sonnerie d’alarme, patron.

    – Dubreuil, vous aviez recommandé à nos déménageurs de ne pastoucher aux fils de cette sonnerie ?

    – Certes, elle fonctionne à merveille.

    – Alors je suis tranquille.

    Ces deux messieurs redescendirent jusqu’à l’appartement de FélixDavey. Et celui-ci, après avoir rajusté la moulure de marbre,s’exclama joyeusement :

    – Dubreuil, je voudrais voir la tête de ceux qui découvrironttous ces admirables trucs, timbres d’avertissement, réseau de filsélectriques et de tuyaux acoustiques, passages invisibles, lames deparquets qui glissent, escaliers dérobés… une vraie machinationpour féerie !

    – Quelle réclame pour Arsène Lupin !

    – Une réclame dont on se serait bien passé. Dommage de quitterune pareille installation. Tout est à recommencer, Dubreuil… et surun nouveau modèle, évidemment, car il ne faut jamais se répéter.Peste soit du Sholmès !

    – Toujours pas revenu, le Sholmès ?

    – Et comment ? De Southampton, un seul paquebot, celui deminuit. Du Havre, un seul train, celui de huit heures du matin quiarrive à onze heures onze. Du moment qu’il n’a pas pris le paquebotde minuit – et il ne l’a pas pris, les instructions données aucapitaine étant formelles – il ne pourra être en France que cesoir, via Newhaven et Dieppe.

    – S’il revient !

    – Sholmès n’abandonne jamais la partie. Il reviendra, mais troptard. Nous serons loin.

    – Et Mlle Destange ?

    – Je dois la retrouver dans une heure.

    – Chez elle ?

    – Oh ! Non, elle ne rentrera chez elle que dans quelquesjours, après la tourmente… et lorsque je n’aurai plus à m’occuperque d’elle. Mais, vous, Dubreuil, il faut vous hâter.L’embarquement de tous nos colis sera long, et votre présence estnécessaire sur le quai.

    – Vous êtes sûr que nous ne sommes pas surveillés ?

    – Par qui ? Je ne craignais que Sholmès.

    Dubreuil se retira. Félix Davey fit un dernier tour, ramassadeux ou trois lettres déchirées, puis, apercevant un morceau decraie, il le prit, dessina sur le papier sombre de la salle àmanger un grand cadre, et inscrivit, ainsi que l’on fait sur uneplaque commémorative :

    « ICI HABITA, DURANT CINQ ANNÉES, AU DÉBUT DU XXème SIÈCLE,ARSÈNE LUPIN, GENTILHOMME-CAMBRIOLEUR. »

    Cette petite plaisanterie parut lui causer une vivesatisfaction. Il la contempla en sifflotant un air d’allégresse, ets’écria :

    – Maintenant que je suis en règle avec les historiens desgénérations futures, filons. Dépêchez-vous, maître Herlock Sholmès,avant trois minutes j’aurai quitté mon gîte, et votre défaite seratotale… encore deux minutes ! Vous me faites attendre,maître !… Encore une minute ! Vous ne venez pas ? Ehbien, je proclame votre déchéance et mon apothéose. Sur quoi, jem’esquive. Adieu, royaume d’Arsène Lupin ! Je ne vous verraiplus. Adieu les cinquante-cinq pièces des six appartements surlesquels je régnais ! Adieu, ma chambrette, mon austèrechambrette !

    Une sonnerie coupa net son accès de lyrisme, une sonnerie aiguë,rapide et stridente, qui s’interrompit deux fois, reprit deux foiset cessa. C’était la sonnerie d’alarme.

    Qu’y avait-il donc ? Quel danger imprévu ?Ganimard ? Mais non…

    Il fut sur le point de regagner son bureau et de s’enfuir. Maisd’abord il se dirigea du côté de la fenêtre. Personne dans la rue.L’ennemi serait-il donc déjà dans la maison ? Il écouta etcrut discerner des rumeurs confuses. Sans plus hésiter, il courutjusqu’à son cabinet de travail, et, comme il en franchissait leseuil, il distingua le bruit d’une clef que l’on cherchait àintroduire dans la porte du vestibule.

    – Diable, murmura-t-il, il n’est que temps. La maison estpeut-être cernée… l’escalier de service, impossible. Heureusementque la cheminée…

    Il poussa vivement la moulure : elle ne bougea pas. Il fit uneffort plus violent : elle ne bougea pas.

    Au même moment il eut l’impression que la porte s’ouvrait là-baset que des pas résonnaient.

    – Sacré nom, jura-t-il, je suis perdu si ce fichu mécanisme…

    Ses doigts se convulsèrent autour de la moulure. De tout sonpoids il pesa. Rien ne bougea. Rien ! Par une malchanceincroyable, par une méchanceté vraiment effarante du destin, lemécanisme, qui fonctionnait encore un instant auparavant, nefonctionnait plus !

    Il s’acharna, se crispa. Le bloc de marbre demeurait inerte,immuable. Malédiction ! Était-il admissible que cet obstaclestupide lui barrât le chemin ? Il frappa le marbre, il lefrappa à coups de poing rageurs, il le martela, il l’injuria…

    – Eh bien, quoi, Monsieur Lupin, il y a donc quelque chose quine marche pas comme il vous plaît ?

    Lupin se retourna, secoué d’épouvante. Herlock Sholmès étaitdevant lui !

    Herlock Sholmès ! Il le regarda en clignant des yeux, commegêné par une vision cruelle. Herlock Sholmès à Paris ! HerlockSholmès qu’il avait expédié la veille en Angleterre ainsi qu’uncolis dangereux, et qui se dressait en face de lui, victorieux etlibre ! Ah ! pour que cet impossible miracle se fûtréalisé malgré la volonté d’Arsène Lupin, il fallait unbouleversement des lois naturelles, le triomphe de tout ce qui estillogique et anormal ! Herlock Sholmès en face delui !

    Et l’Anglais prononça, ironique à son tour, et plein de cettepolitesse dédaigneuse avec laquelle son adversaire l’avait sisouvent cinglé :

    – Monsieur Lupin, je vous avertis qu’à partir de cette minute,je ne penserai plus jamais à la nuit que vous m’avez fait passerdans l’hôtel du Baron d’Hautrec, plus jamais aux mésaventures demon ami Wilson, plus jamais à mon enlèvement en automobile, et nonplus à ce voyage que je viens d’accomplir, ficelé par vos ordressur une couchette peu confortable. Cette minute efface tout. Je neme souviens plus de rien. Je suis payé. Je suis royalementpayé.

    Lupin garda le silence. L’Anglais reprit :

    – N’est-ce pas votre avis ?

    Il avait l’air d’insister comme s’il eût réclamé unacquiescement, une sorte de quittance à l’égard du passé.

    Après un instant de réflexion, durant lequel l’Anglais se sentitpénétré, scruté jusqu’au plus profond de son âme, Lupin déclara:

    – Je suppose, Monsieur, que votre conduite actuelle s’appuie surdes motifs sérieux ?

    – Extrêmement sérieux.

    – Le fait d’avoir échappé à mon capitaine et à mes matelotsn’est qu’un incident secondaire de notre lutte. Mais le fait d’êtreici, devant moi, seul, vous entendez, seul en face d’Arsène Lupin,me donne à croire que votre revanche est aussi complète quepossible.

    – Aussi complète que possible.

    – Cette maison ?

    – Cernée.

    – Les deux maisons voisines ?

    – Cernées.

    – L’appartement au-dessus de celui-ci ?

    – Les trois appartements du cinquième que M. Dubreuil occupait,cernés.

    – De sorte que…

    – De sorte que vous êtes pris, Monsieur Lupin, irrémédiablementpris.

    Les mêmes sentiments qui avaient agité Sholmès au cours de sapromenade en automobile, Lupin les éprouva, la même fureurconcentrée, la même révolte – mais aussi, en fin de compte – lamême loyauté le courba sous la force des choses. Tous deuxégalement puissants, ils devaient pareillement accepter la défaitecomme un mal provisoire auquel on doit se résigner.

    – Nous sommes quittes, Monsieur, dit-il nettement.

    L’Anglais sembla ravi de cet aveu. Ils se turent. Puis Lupinreprit, déjà maître de lui et souriant :

    – Et je n’en suis pas fâché ! Cela devenait fastidieux degagner à tous coups. Je n’avais qu’à allonger le bras pour vousatteindre en pleine poitrine. Cette fois, j’y suis. Touché,maître !

    Il riait de bon cœur.

    – Enfin on va se divertir ! Lupin est dans la souricière.Comment va t-il sortir de là ? Dans la souricière ! …Quelle aventure … ah maître, je vous dois une rude émotion. C’estcela, la vie !

    Il se pressa les tempes de ses deux poings fermés, comme pourcomprimer la joie désordonnée qui bouillonnait en lui, et il avaitaussi des gestes d’enfant qui décidément s’amuse au-delà de sesforces.

    Enfin il s’approcha de l’Anglais.

    – Et maintenant, qu’attendez-vous ?

    – Ce que j’attends ?

    – Oui, Ganimard est là, avec ses hommes. Pourquoi n’entre-t-ilpas ?

    – Je l’ai prié de ne pas entrer.

    – Et il a consenti ?

    – Je n’ai requis ses services qu’à la condition formelle qu’ilse laisserait guider par moi. D’ailleurs il croit que M. FélixDavey n’est qu’un complice de Lupin !

    – Alors je répète ma question sous une autre forme. Pourquoiêtes-vous entré seul ?

    – J’ai voulu d’abord vous parler.

    – Ah ! Ah ! Vous avez à me parler.

    Cette idée parut plaire singulièrement à Lupin. Il y a tellescirconstances où l’on préfère de beaucoup les paroles auxactes.

    – Monsieur Sholmès, je regrette de n’avoir point de fauteuil àvous offrir. Cette vieille caisse à moitié brisée vousagrée-t-elle ? Ou bien le rebord de cette fenêtre ? Jesuis sûr qu’un verre de bière serait le bienvenu… brune oublonde ?… Mais asseyez-vous, je vous en prie…

    – Inutile. Causons.

    – J’écoute.

    – Je serai bref. Le but de mon séjour en France n’était pasvotre arrestation. Si j’ai été amené à vous poursuivre, c’estqu’aucun autre moyen ne se présentait d’arriver à mon véritablebut.

    – Qui était ?

    – De retrouver le diamant bleu !

    – Le diamant bleu !

    – Certes, puisque celui qu’on a découvert dans le flacon duconsul Bleichen n’était pas le vrai.

    – En effet. Le vrai fut expédié par la Dame blonde, je le fiscopier exactement, et comme, alors, j’avais des projets sur lesautres bijoux de la comtesse, et que le consul Bleichen était déjàsuspect, la susdite Dame blonde, pour n’être point soupçonnée à sontour, glissa le faux diamant dans les bagages du susdit consul.

    – Tandis que vous, vous gardiez le vrai.

    – Bien entendu.

    – Ce diamant-là, il me le faut.

    – Impossible. Mille regrets.

    – Je l’ai promis à la comtesse de Crozon. Je l’aurai.

    – Comment l’aurez-vous, puisqu’il est en mapossession ?

    – Je l’aurai précisément parce qu’il est en votrepossession.

    – Je vous le rendrai donc ?

    – Oui.

    – Volontairement ?

    – Je vous l’achète.

    Lupin eut un accès de gaieté.

    – Vous êtes bien de votre pays. Vous traitez ça comme uneaffaire.

    – C’est une affaire.

    – Et que m’offrez-vous ?

    – La liberté de Mlle Destange.

    – Sa liberté ? Mais je ne sache pas qu’elle soit en étatd’arrestation.

    – Je fournirai à M. Ganimard les indications nécessaires. Privéede votre protection, elle sera prise, elle aussi.

    Lupin s’esclaffa de nouveau.

    – Cher Monsieur, vous m’offrez ce que vous n’avez pas. MlleDestange est en sûreté et ne craint rien. Je demande autrechose.

    L’Anglais hésita, visiblement embarrassé, un peu de rouge auxpommettes. Puis, brusquement, il mit la main sur l’épaule de sonadversaire :

    – Et si je vous proposais…

    – Ma liberté ?

    – Non… mais enfin je puis sortir de cette pièce, me concerteravec M. Ganimard…

    – Et me laisser réfléchir ?

    – Oui.

    – Eh ! Mon Dieu, à quoi cela me servira-t-il ! Cesatané mécanisme ne fonctionne plus, dit Lupin en poussant avecirritation la moulure de la cheminée.

    Il étouffa un cri de stupéfaction cette fois, caprice deschoses, retour inespéré de la chance, le bloc de marbre avait bougésous ses doigts !

    C’était le salut, l’évasion possible. En ce cas, à quoi bon sesoumettre aux conditions de Sholmès ?

    Il marcha de droite et de gauche, comme s’il méditait saréponse. Puis, à son tour, il posa sa main sur l’épaule del’Anglais.

    – Tout bien pesé, Monsieur Sholmès, j’aime mieux faire mespetites affaires seul.

    – Cependant…

    – Non, je n’ai besoin de personne.

    – Quand Ganimard vous tiendra, ce sera fini. On ne vous lâcherapas.

    – Qui sait !

    – Voyons, c’est de la folie. Toutes les issues sontoccupées.

    – Il en reste une.

    – Laquelle ?

    – Celle que je choisirai.

    – Des mots ! Votre arrestation peut être considérée commeeffectuée.

    – Elle ne l’est pas.

    – Alors ?

    – Alors je garde le diamant bleu.

    Sholmès tira sa montre.

    – Il est trois heures moins dix. À trois heures j’appelleGanimard.

    – Nous avons donc dix minutes devant nous pour bavarder.Profitons-en, Monsieur Sholmès, et, pour satisfaire la curiositéqui me dévore, dites-moi comment vous vous êtes procuré mon adresseet mon nom de Félix Davey.

    Tout en surveillant attentivement Lupin dont la bonne humeurl’inquiétait, Sholmès se prêta volontiers à cette petiteexplication où son amour-propre trouvait son compte, et repartit:

    – Votre adresse ? Je la tiens de la Dame blonde.

    – Clotilde !

    – Elle-même. Rappelez-vous… hier matin… quand j’ai voulul’enlever en automobile, elle a téléphoné à sa couturière.

    – En effet.

    – Eh bien, j’ai compris plus tard que la couturière, c’étaitvous. Et, dans le bateau, cette nuit, par un effort de mémoire, quiest peut-être une des choses dont il me sera permis de tirervanité, je suis parvenu à reconstituer les deux derniers chiffresde votre numéro de téléphone… 73. De la sorte, possédant la listede vos maisons « retouchées », il m’a été facile, dès mon arrivée àParis, ce matin, à onze heures, de chercher et de découvrir dansl’annuaire du téléphone le nom et l’adresse de M. Félix Davey. Cenom et cette adresse connus, j’ai demandé l’aide de M.Ganimard.

    – Admirable ! De premier ordre ! Je n’ai qu’àm’incliner. Mais ce que je ne saisis pas, c’est que vous ayez prisle train du Havre. Comment avez-vous fait pour vous évader deL’Hirondelle ?

    – Je ne me suis pas évadé.

    – Cependant…

    – Vous aviez donné l’ordre au capitaine de n’arriver àSouthampton qu’à une heure du matin. On m’a débarqué à minuit. J’aidonc pu prendre le paquebot du Havre.

    – Le capitaine m’aurait trahi ? C’est inadmissible.

    – Il ne vous a pas trahi.

    –Alors ?

    – C’est sa montre.

    – Sa montre ?

    – Oui, sa montre que j’ai avancée d’une heure.

    – Comment ?

    – Comme on avance une montre, en tournant le remontoir. Nouscausions, assis l’un près de l’autre, je lui racontais deshistoires qui l’intéressaient… ma foi, il ne s’est aperçu derien.

    – Bravo, bravo, le tour est joli, je le retiens. Mais lapendule, qui était accrochée à la cloison de sa cabine ?

    – Ah la pendule, c’était plus difficile, car j’avais les jambesliées, mais le matelot qui me gardait pendant les absences ducapitaine a bien voulu donner un coup de pouce aux aiguilles.

    – Lui ? Allons donc ! Il a consenti ?…

    – Oh ! Il ignorait l’importance de son acte ! Je luiai dit qu’il me fallait à tout prix prendre le premier train pourLondres, et… il s’est laissé convaincre…

    – Moyennant…

    – Moyennant un petit cadeau… que l’excellent homme d’ailleurs al’intention de vous transmettre loyalement.

    – Quel cadeau ?

    – Presque rien.

    – Mais encore ?

    – Le diamant bleu.

    – Le diamant bleu !

    – Oui, le faux, celui que vous avez substitué au diamant de lacomtesse, et qu’elle m’a confié…

    Ce fut une explosion de rire, soudaine et tumultueuse. Lupin sepâmait, les yeux mouillés de larmes.

    – Dieu, que c’est drôle ! Mon faux diamant repassé aumatelot ! Et la montre du capitaine ! Et les aiguilles dela pendule ! …

    Jamais encore Sholmès n’avait senti la lutte aussi violenteentre Lupin et lui. Avec son instinct prodigieux, il devinait, souscette gaieté excessive, une concentration de pensée formidable,comme un ramassement de toutes les facultés.

    Peu à peu Lupin s’était rapproché. L’Anglais recula et,distraitement, glissa les doigts dans la poche de son gousset.

    – Il est trois heures, Monsieur Lupin.

    – Trois heures déjà ? Quel dommage !… On s’amusaittellement !…

    – J’attends votre réponse.

    – Ma réponse ? Mon Dieu que vous êtes exigeant ! Alorsc’est la fin de la partie que nous jouons. Et comme enjeu, maliberté !

    – Ou le diamant bleu.

    – Soit… jouez le premier. Que faites-vous ?

    – Je marque le roi, dit Sholmès, en jetant un coup derevolver.

    – Et moi le point, riposta Arsène en lançant son poing versl’Anglais.

    Sholmès avait tiré en l’air, pour appeler Ganimard dontl’intervention lui semblait urgente. Mais le poing d’Arsène jaillitdroit à l’estomac de Sholmès qui pâlit et chancela. D’un bond Lupinsauta jusqu’à la cheminée, et déjà la plaque de marbre s’ébranlait…trop tard ! La porte s’ouvrit.

    – Rendez vous, Lupin. Sinon…

    Ganimard, posté sans doute plus près que Lupin n’avait cru,Ganimard était là, le revolver braqué sur lui. Et derrièreGanimard, dix hommes, vingt hommes se bousculaient, de cesgaillards solides et sans scrupules, qui l’eussent abattu comme unchien au moindre signe de résistance.

    Il fit un geste, très calme.

    – Bas les pattes ! Je me rends.

    Et il croisa ses bras sur sa poitrine.

    Il y eut comme une stupeur. Dans la pièce dégarnie de sesmeubles et de ses tentures, les paroles d’Arsène Lupin seprolongeaient ainsi qu’un écho. « Je me rends ! » Parolesincroyables ! On s’attendait à ce qu’il s’évanouît soudain parune trappe, ou qu’un pan de mur s’écroulât devant lui et le dérobâtune fois de plus à ses agresseurs. Et il se rendait !

    Ganimard s’avança, et, très ému, avec toute la gravité quecomportait un tel acte, lentement, il étendit la main sur sonadversaire, et il eut la jouissance infinie de prononcer :

    – Je vous arrête, Lupin.

    – Brrr, frissonna Lupin, vous m’impressionnez, mon bon Ganimard.Quelle mine lugubre ! On dirait que vous parlez sur la tombed’un ami. Voyons, ne prenez pas ces airs d’enterrement.

    – Je vous arrête.

    – Et ça vous épate ? Au nom de la loi dont il est le fidèleexécuteur, Ganimard, inspecteur principal, arrête le méchant Lupin.Minute historique, et dont vous saisissez toute l’importance… etc’est la seconde fois que pareil fait se produit. Bravo, Ganimard,vous irez loin dans la carrière !

    Et il offrit ses poignets au cabriolet d’acier…

    Ce fut un événement qui s’accomplit d’une manière un peusolennelle. Les agents, malgré leur brusquerie ordinaire etl’âpreté de leur ressentiment contre Lupin, agissaient avecréserve, étonnés qu’il leur fût permis de toucher à cet êtreintangible.

    – Mon pauvre Lupin, soupira-t-il, que diraient tes amis du noblefaubourg s’ils te voyaient humilié de la sorte ?

    Il écarta les poignets avec un effort progressif et continu detous ses muscles. Les veines de son front se gonflèrent. Lesmaillons de la chaîne pénétrèrent dans sa peau.

    – Allons-y, fit-il.

    La chaîne sauta, brisée.

    – Une autre, camarades, celle-ci ne vaut rien.

    On lui en passa deux. Il approuva :

    – À la bonne heure ! Vous ne sauriez prendre trop deprécautions.

    Puis, comptant les agents :

    – Combien êtes-vous, mes amis ? Vingt-cinq ?Trente ? C’est beaucoup… rien à faire. Ah ! Si vousn’aviez été que quinze !

    Il avait vraiment de l’allure, une allure de grand acteur quijoue son rôle d’instinct et de verve, avec impertinence etlégèreté. Sholmès le regardait, comme on regarde un beau spectacledont on sait apprécier toutes les beautés et toutes les nuances. Etvraiment il eut cette impression bizarre que la lutte était égaleentre ces trente hommes d’un côté, soutenus par tout l’appareilformidable de la justice, et de l’autre côté, cet être seul, sansarmes et enchaîné. Les deux partis se valaient.

    – Eh bien, maître, lui dit Lupin, voilà votre œuvre. Grâce àvous, Lupin va pourrir sur la paille humide des cachots. Avouez quevotre conscience n’est pas absolument tranquille, et que le remordsvous ronge ?

    Malgré lui l’Anglais haussa les épaules, avec l’air de dire « Ilne tenait qu’à vous… »

    – Jamais ! Jamais s’écria Lupin… Vous rendre le diamantbleu ? Ah ! non, il m’a coûté trop de peine déjà. J’ytiens. Lors de la première visite que j’aurai l’honneur de vousfaire à Londres, le mois prochain sans doute, je vous dirai lesraisons… mais serez-vous à Londres, le mois prochain ?Préférez-vous Vienne ? Saint-Pétersbourg ?

    Il sursauta. Au plafond, soudain, résonnait un timbre. Et cen’était plus la sonnerie d’alarme, mais l’appel du téléphone dontles fils aboutissaient à son bureau, entre les deux fenêtres, etdont l’appareil n’avait pas été enlevé.

    Le téléphone ! Ah qui donc allait tomber dans le piège quetendait un abominable hasard ! Arsène Lupin eut un mouvementde rage vers l’appareil, comme s’il avait voulu le briser, leréduire en miettes, et, par là même, étouffer la voix mystérieusequi demandait à lui parler. Mais Ganimard décrocha le récepteur etse pencha.

    – Allô… allô… le numéro 648.73… oui, c’est ici.

    Vivement, avec autorité, Sholmès l’écarta, saisit les deuxrécepteurs et appliqua son mouchoir sur la plaque pour rendre plusindistinct le son de sa voix.

    À ce moment il leva les yeux sur Lupin. Et le regard qu’ilséchangèrent leur prouva que la même pensée les avait frappés tousdeux, et que tous deux ils prévoyaient jusqu’aux dernièresconséquences de cette hypothèse possible, probable, presquecertaine : c’était la Dame blonde qui téléphonait. Elle croyaittéléphoner à Félix Davey, ou plutôt à Maxime Bermond, et c’est àSholmès qu’elle allait se confier !

    Et l’Anglais scanda :

    – Allô ! … allô ! …

    Un silence, et Sholmès :

    – Oui, c’est moi, Maxime.

    Tout de suite le drame se dessinait, avec une précisiontragique. Lupin, l’indomptable et railleur Lupin, ne songeait mêmepas à cacher son anxiété, et, la figure pâlie d’angoisse, ils’efforçait d’entendre, de deviner. Et Sholmès continuait, enréponse à la voix mystérieuse :

    – Allô… allô… mais oui, tout est terminé, et je m’apprêtaisjustement à vous rejoindre, comme il était convenu… où ?… Maisà l’endroit où vous êtes. Ne croyez-vous pas que c’est encorelà…

    Il hésitait, cherchant ses mots, puis il s’arrêta. Il étaitclair qu’il tâchait d’interroger la jeune fille sans trop s’avancerlui-même et qu’il ignorait absolument où elle se trouvait. En outrela présence de Ganimard semblait le gêner… Ah ! Si quelquemiracle avait pu couper le fil de cet entretien diabolique !Lupin l’appelait de toutes ses forces, de tous ses nerfstendus !

    Et Sholmès prononça :

    – Allô !… Allô !… Vous n’entendez pas ?… Moi nonplus… très mal… c’est à peine si je distingue… vous écoutez ?Eh bien, voilà… en réfléchissant… il est préférable que vousrentriez chez vous…

    – Quel danger ? Aucun…

    – Mais il est en Angleterre ! j’ai reçu une dépêche deSouthampton, me confirmant son arrivée.

    L’ironie de ces mots ! Sholmès les articula avec unbien-être inexprimable. Et il ajouta :

    – Ainsi donc, ne perdez pas de temps, chère amie, je vousrejoins. Il accrocha les récepteurs.

    – Monsieur Ganimard, je vous demanderai trois de vos hommes.

    – C’est pour la Dame blonde, n’est-ce pas ?

    – Oui.

    – Vous savez qui c’est, où elle est ?

    – Oui.

    – Bigre ! Jolie capture. Avec Lupin… la journée estcomplète. Folenfant, emmenez deux hommes, et accompagnezMonsieur.

    L’Anglais s’éloigna, suivi des trois agents.

    C’était fini. La Dame blonde, elle aussi, allait tomber aupouvoir de Sholmès. Grâce à son admirable obstination, grâce à lacomplicité d’événements heureux, la bataille s’achevait pour lui envictoire, pour Lupin, en un désastre irréparable.

    – Monsieur Sholmès !

    L’Anglais s’arrêta.

    – Monsieur Lupin ?

    Lupin semblait profondément ébranlé par ce dernier coup. Desrides creusaient son front. Il était las et sombre. Il se redressapourtant en un sursaut d’énergie. Et malgré tout, allègre, dégagé,il s’écria :

    – Vous conviendrez que le sort s’acharne après moi. Tout àl’heure, il m’empêche de m’évader par cette cheminée et me livre àvous. Cette fois, il se sert du téléphone pour vous faire cadeau dela Dame blonde. Je m’incline devant ses ordres.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie que je suis prêt à rouvrir lesnégociations.

    Sholmès prit à part l’inspecteur et sollicita, d’un tond’ailleurs qui n’admettait point de réplique, l’autorisationd’échanger quelques paroles avec Lupin. Puis il revint verscelui-ci. Colloque suprême ! Il s’engagea sur un ton sec etnerveux.

    – Que voulez-vous ?

    – La liberté de Mlle Destange.

    – Vous savez le prix ?

    – Oui.

    – Et vous acceptez ?

    – J’accepte toutes vos conditions.

    – Ah ! fit l’Anglais, étonné… mais… vous avez refusé… pourvous…

    – Il s’agissait de moi, Monsieur Sholmès. Maintenant il s’agitd’une femme… et d’une femme que j’aime. En France, voyez-vous, nousavons des idées très particulières sur ces choses-là. Et ce n’estpas parce que l’on s’appelle Lupin que l’on agit différemment… aucontraire !

    Il dit cela très calmement. Sholmès eut une imperceptibleinclinaison de la tête et murmura :

    – Alors le diamant bleu ?

    – Prenez ma canne, là, au coin de la cheminée. Serrez d’une mainla pomme, et, de l’autre, tournez la virole de fer qui terminel’extrémité opposée du bâton.

    Sholmès prit la canne et tourna la virole, et, tout en tournant,il s’aperçut que la pomme se dévissait. À l’intérieur de cettepomme se trouvait une boule de mastic. Dans cette boule undiamant.

    Il l’examina. C’était le diamant bleu.

    – Mlle Destange est libre, Monsieur Lupin.

    – Libre dans l’avenir comme dans le présent ? Elle n’a rienà craindre de vous ?

    – Ni de personne.

    – Quoi qu’il arrive ?

    – Quoi qu’il arrive. Je ne sais plus son nom ni son adresse.

    – Merci. Et au revoir. Car on se reverra, n’est-ce pas, MonsieurSholmès ?

    – Je n’en doute pas.

    Il y eut entre l’Anglais et Ganimard une explication assezagitée à laquelle Sholmès coupa court avec une certainebrusquerie.

    – Je regrette beaucoup, Monsieur Ganimard, de n’être point devotre avis. Mais je n’ai pas le temps de vous convaincre. Je parspour l’Angleterre dans une heure.

    – Cependant… la Dame blonde ?…

    – Je ne connais pas cette personne.

    – Il n’y a qu’un instant…

    – C’est à prendre ou à laisser. Je vous ai déjà livré Lupin.Voici le diamant bleu… que vous aurez le plaisir de remettrevous-même à la comtesse de Crozon. Il me semble que vous n’avez pasà vous plaindre.

    – Mais la Dame blonde ?

    – Trouvez-la.

    Il enfonça son chapeau sur sa tête et s’en alla rapidement,comme un Monsieur qui n’a pas coutume de s’attarder lorsque sesaffaires sont finies.

    – Bon voyage, maître, cria Lupin. Et croyez bien que jen’oublierai jamais les relations cordiales que nous avonsentretenues. Mes amitiés à M. Wilson.

    Il n’obtint aucune réponse et ricana :

    – C’est ce qui s’appelle filer à l’anglaise. Ah ! Ce digneinsulaire ne possède pas cette fleur de courtoisie par laquellenous nous distinguons. Pensez un peu, Ganimard, à la sortie qu’unFrançais eût effectuée en de pareilles circonstances, sous quelsraffinements de politesse il eût masqué son triomphe ! … Mais,Dieu me pardonne, Ganimard, que faites-vous ? Allons bon, uneperquisition ! Mais il n’y a plus rien, mon pauvre ami, plusun papier. Mes archives sont en lieu sûr.

    – Qui sait ! Qui sait !

    Lupin se résigna. Tenu par deux inspecteurs, entouré par tousles autres, il assista patiemment aux diverses opérations. Mais aubout de vingt minutes il soupira :

    – Vite, Ganimard, vous n’en finissez pas.

    – Vous êtes donc bien pressé ?

    – Si je suis pressé ! Un rendez-vous urgent !

    – Au Dépôt ?

    – Non, en ville.

    – Bah ! Et à quelle heure ?

    – À deux heures.

    – Il en est trois.

    – Justement, je serai en retard, et il n’est rien que je détestecomme d’être en retard.

    – Me donnez-vous cinq minutes ?

    – Pas une de plus.

    – Trop aimable… je vais tâcher…

    – Ne parlez pas tant… encore ce placard ? Mais il estvide !

    – Cependant voici des lettres.

    – De vieilles factures !

    – Non, un paquet attaché par une faveur.

    – Une faveur rose ? Oh ! Ganimard, ne dénouez pas,pour l’amour du ciel !

    – C’est d’une femme ?

    – Oui.

    – Une femme du monde ?

    – Du meilleur.

    – Son nom ?

    – Mme Ganimard.

    – Très drôle ! Très drôle ! s’écria l’inspecteur d’unton pincé.

    À ce moment, les hommes envoyés dans les autres piècesannoncèrent que les perquisitions n’avaient abouti à aucunrésultat. Lupin se mit à rire.

    – Parbleu est-ce que vous espériez découvrir la liste de mescamarades, ou la preuve de mes relations avec l’empereurd’Allemagne ? Ce qu’il faudrait chercher, Ganimard, ce sontles petits mystères de cet appartement. Ainsi ce tuyau de gaz estun tuyau acoustique. Cette cheminée contient un escalier. Cettemuraille est creuse. Et l’enchevêtrement des sonneries !Tenez, Ganimard, pressez ce bouton…

    Ganimard obéit.

    – Vous n’entendez rien ? interrogea Lupin.

    – Non.

    – Moi non plus. Pourtant vous avez averti le commandant de monparc aérostatique de préparer le ballon dirigeable qui va nousenlever bientôt dans les airs.

    – Allons, dit Ganimard, qui avait terminé son inspection, assezde bêtises, et en route !

    Il fit quelques pas, les hommes le suivirent.

    Lupin ne bougea point d’une semelle.

    Ses gardiens le poussèrent. En vain.

    – Eh bien, dit Ganimard, vous refusez de marcher ?

    – Pas du tout.

    – En ce cas…

    – Mais ça dépend.

    – De quoi ?

    – De l’endroit où vous me conduirez.

    – Au Dépôt, parbleu.

    – Alors je ne marche pas. Je n’ai rien à faire au Dépôt.

    – Mais vous êtes fou ?

    – N’ai-je pas eu l’honneur de vous prévenir que j’avais unrendez-vous urgent ?

    – Lupin !

    – Comment, Ganimard, la Dame blonde attend ma visite, et vous mesupposez assez grossier pour la laisser dans l’inquiétude ? Ceserait indigne d’un galant homme.

    – Écoutez, Lupin, dit l’inspecteur que ce persiflage commençaità irriter, j’ai eu pour vous jusqu’ici des prévenances excessives.Mais il y a des limites. Suivez-moi.

    – Impossible. J’ai un rendez-vous, je serai à cerendez-vous.

    – Une dernière fois ?

    – Im-pos-sible.

    Ganimard fit un signe. Deux hommes enlevèrent Lupin sous lesbras. Mais ils le lâchèrent aussitôt avec un gémissement de douleur: de ses deux mains Arsène Lupin enfonçait dans la chair deuxlongues aiguilles.

    Fous de rage, les autres se précipitèrent, leur haine enfindéchaînée, brûlant de venger leurs camarades et de se vengereux-mêmes de tant d’affronts, et ils frappèrent, et ils cognèrent àl’envi. Un coup plus violent l’atteignit à la tempe. Il tomba.

    – Si vous l’abîmez, gronda Ganimard, furieux, vous aurez affaireà moi.

    Il se pencha, prêt à le soigner. Mais, ayant constaté qu’ilrespirait librement, il ordonna qu’on le prît par les pieds et parla tête, tandis que lui-même le soutiendrait par les reins.

    – Allez doucement surtout… pas de secousses… ah les brutes, ilsme l’auraient tué. Eh ! Lupin, comment ça va ?

    Lupin ouvrait les yeux. Il balbutia :

    – Pas chic, Ganimard… vous m’avez laissé démolir.

    – C’est de votre faute, nom d’un chien… avec votre entêtementrépondit Ganimard, désolé… mais vous ne souffrez pas ?

    On arrivait au palier. Lupin gémit :

    – Ganimard… l’ascenseur… ils vont me casser les os…

    – Bonne idée, excellente idée, approuva Ganimard. D’ailleursl’escalier est si étroit… il n’y aurait pas moyen…

    Il fit monter l’ascenseur. On installa Lupin sur le siège avectoutes sortes de précautions. Ganimard prit place auprès de lui etdit à ses hommes :

    – Descendez en même temps que nous. Vous m’attendrez devant laloge du concierge. C’est convenu ?

    Il tira la porte. Mais elle n’était pas fermée que des crisjaillirent. D’un bond, l’ascenseur s’était élevé comme un ballondont on a coupé le câble. Un éclat de rire retentit,sardonique.

    – Nom de D…, hurla Ganimard, cherchant frénétiquement dansl’ombre le bouton de descente.

    Et comme il ne trouvait pas, il cria :

    – Le cinquième ! Gardez la porte du cinquième.

    Quatre à quatre les agents grimpèrent l’escalier. Mais il seproduisit ce fait étrange : l’ascenseur sembla crever le plafond dudernier étage, disparut aux yeux des agents, émergea soudain àl’étage supérieur, celui des domestiques, et s’arrêta. Trois hommesguettaient qui ouvrirent la porte. Deux d’entre eux maîtrisèrentGanimard, lequel, gêné dans ses mouvements, abasourdi, ne songeaitguère à se défendre. Le troisième emporta Lupin.

    – Je vous avais prévenu, Ganimard… l’enlèvement en ballon… etgrâce à vous ! Une autre fois, soyez moins compatissant. Etsurtout rappelez-vous qu’Arsène Lupin ne se laisse pas frapper etmettre à mal sans des raisons sérieuses. Adieu…

    La cabine était déjà refermée et l’ascenseur, avec Ganimard,réexpédié vers les étages inférieurs. Et tout cela s’exécuta sirapidement que le vieux policier rattrapa les agents près de laloge de la concierge.

    Sans même se donner le mot, ils traversèrent la cour en toutehâte et remontèrent l’escalier de service, seul moyen d’arriver àl’étage des domestiques par où l’évasion s’était produite.

    Un long couloir à plusieurs coudes et bordé de petites chambresnumérotées, conduisait à une porte, que l’on avait simplementrepoussée. De l’autre côté de cette porte, et par conséquent dansune autre maison, partait un autre couloir, également à anglesbrisés et bordé de chambres semblables. Tout au bout, un escalierde service. Ganimard le descendit, traversa une cour, un vestibuleet s’élança dans une rue, la rue Picot. Alors il comprit : les deuxmaisons, bâties en profondeur, se touchaient, et leurs façadesdonnaient sur deux rues, non point perpendiculaires, maisparallèles, et distantes l’une de l’autre de plus de soixantemètres.

    Il entra dans la loge de la concierge et montrant sa carte :

    – Quatre hommes viennent de passer ?

    – Oui, les deux domestiques du quatrième et du cinquième, etdeux amis.

    – Qu’est-ce qui habite au quatrième et au cinquième ?

    – Ces messieurs Fauvel et leurs cousins Provost… ils ontdéménagé aujourd’hui. Il ne restait que ces deux domestiques… ilsviennent de partir.

    – Ah pensa Ganimard, qui s’effondra sur un canapé de la loge,quel beau coup nous avons manqué ! Toute la bande occupait cepâté de maisons.

    Quarante minutes plus tard, deux messieurs arrivaient en voitureà la gare du Nord et se hâtaient vers le rapide de Calais, suivisd’un homme d’équipe qui portait leurs valises.

    L’un d’eux avait le bras en écharpe, et sa figure pâle n’offraitpas l’apparence de la bonne santé. L’autre semblait joyeux.

    – Au galop, Wilson, il ne s’agit pas de manquer le train… ahWilson, je n’oublierai jamais ces dix jours.

    – Moi non plus.

    – Ah les belles batailles !

    – Superbes.

    – À peine, çà et là, quelques petits ennuis…

    – Bien petits.

    – Et finalement, le triomphe sur toute la ligne. Lupinarrêté ! Le diamant bleu reconquis !

    – Mon bras cassé.

    – Quand il s’agit de pareilles satisfactions, qu’importe un brascassé !

    – Surtout le mien.

    – Eh oui ! Rappelez-vous, Wilson, c’est au moment même oùvous étiez chez le pharmacien, en train de souffrir comme un héros,que j’ai découvert le fil qui m’a conduit dans les ténèbres.

    – Quelle heureuse chance !

    Des portières se fermaient.

    – En voiture, s’il vous plaît. Pressons-nous, Messieurs.

    L’homme d’équipe escalada les marches d’un compartiment vide etdisposa les valises dans le filet, tandis que Sholmès hissaitl’infortuné Wilson.

    – Mais qu’avez-vous, Wilson ? Vous n’en finissezpas !… Du nerf, vieux camarade…

    – Ce n’est pas le nerf qui me manque.

    – Mais quoi ?

    – Je n’ai qu’une main de disponible.

    – Et après ! s’exclama joyeusement Sholmès… en voilà deshistoires. On croirait qu’il n’y a que vous dans cet état ! Etles manchots ? Les vrais manchots ? Allons, ça y est-il,ce n’est pas dommage.

    Il tendit à l’homme d’équipe une pièce de cinquantecentimes.

    – Bien, mon ami. Voici pour vous.

    – Merci, Monsieur Sholmès.

    L’Anglais leva les yeux : Arsène Lupin.

    – Vous !… vous ! balbutia-t-il, ahuri.

    Et Wilson bégaya, en brandissant son unique main avec des gestesde quelqu’un qui démontre un fait :

    – Vous ! Vous ! Mais vous êtes arrêté ! Sholmèsme l’a dit. Quand il vous a quitté, Ganimard et ses trente agentsvous entouraient…

    Lupin croisa ses bras et, d’un air indigné :

    – Alors vous avez supposé que je vous laisserais partir sansvous dire adieu ? Après les excellents rapports d’amitié quenous n’avons jamais cessé d’avoir les uns avec les autres !Mais ce serait de la dernière incorrection. Pour qui meprenez-vous ?

    Le train sifflait.

    – Enfin, je vous pardonne… mais avez-vous ce qu’il vousfaut ? Du tabac, des allumettes… oui… et les journaux dusoir ? Vous y trouverez des détails sur mon arrestation, votredernier exploit, maître. Et maintenant, au revoir, et enchantéd’avoir fait votre connaissance… enchanté vraiment !… Et sivous avez besoin de moi, je serai trop heureux…

    Il sauta sur le quai et referma la portière.

    – Adieu, fit-il encore, en agitant son mouchoir. Adieu… je vous écrirai… vous aussi, n’est-ce pas ? Et votre bras cassé, Monsieur Wilson ? J’attends de vos nouvelles à tous deux… une carte postale de temps à autre… comme adresse : Lupin, Paris… c’est suffisant… inutile d’affranchir… adieu… à bientôt…

    Partie 2
    La Lampe Juive

     

     

    Chapitre 7

     

    Herlock Sholmès et Wilson étaient assis à droite et à gauche dela grande cheminée, les pieds allongés vers un confortable feu decoke.

    La pipe de Sholmès, une courte bruyère à virole d’argent,s’éteignit. Il en vida les cendres, la bourra de nouveau, l’alluma,ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre, et sortit desa pipe de longues bouffées qu’il s’ingéniait à lancer au plafonden petits anneaux de fumée.

    Wilson le regardait. Il le regardait, comme le chien couché encercle sur le tapis du foyer regarde son maître, avec des yeuxronds, sans battements de paupières, des yeux qui n’ont d’autreespoir que de refléter le geste attendu. Le maître allait-il romprele silence ? Allait-il lui révéler le secret de sa songerieactuelle et l’admettre dans le royaume de la méditation dont ilsemblait à Wilson que l’entrée lui était interdite ?

    Sholmès se taisait.

    Wilson risqua :

    – Les temps sont calmes. Pas une affaire à nous mettre sous ladent.

    Sholmès se tut de plus en plus violemment, mais ses anneaux defumée étaient de mieux en mieux réussis, et tout autre que Wilsoneût observé qu’il en tirait cette profonde satisfaction que nousdonnent ces menus succès d’amour-propre, aux heures où le cerveauest complètement vide de pensées.

    Wilson, découragé, se leva et s’approcha de la fenêtre.

    La triste rue s’étendait entre les façades mornes des maisons,sous un ciel noir d’où tombait une pluie méchante et rageuse. Uncab passa, un autre cab. Wilson en inscrivit les numéros sur soncalepin. Sait-on jamais ?

    – Tiens, s’écria-t-il, le facteur.

    L’homme entra, conduit par le domestique.

    – Deux lettres recommandées, Monsieur… si vous voulezsigner ?

    Sholmès signa le registre, accompagna l’homme jusqu’à la porteet revint tout en décachetant l’une des lettres.

    – Vous avez l’air tout heureux, nota Wilson au bout d’uninstant.

    – Cette lettre contient une proposition fort intéressante. Vousqui réclamiez une affaire, en voici une. Lisez…

    Wilson lut :

    « Monsieur,

    « Je viens vous demander le secours de votre expérience. J’aiété victime d’un vol important, et les recherches effectuéesjusqu’ici ne semblent pas devoir aboutir.

    « Je vous envoie par ce courrier un certain nombre de journauxqui vous renseigneront sur cette affaire, et, s’il vous agrée de lapoursuivre, je mets mon hôtel à votre disposition et vous pried’inscrire sur le chèque ci-inclus, signé de moi, la somme qu’ilvous plaira de fixer pour vos frais de déplacement.

    « Veuillez avoir l’obligeance de me télégraphier votre réponse,et croyez, Monsieur, à l’assurance de mes sentiments de hauteconsidération.

    « Baron Victor d’Imblevalle, 18, rue Murillo. »

    – Hé ! Hé ! fit Sholmès, voilà qui s’annonce àmerveille… un petit voyage à Paris, ma foi pourquoi pas ?Depuis mon fameux duel avec Arsène Lupin, je n’ai pas eu l’occasiond’y retourner. Je ne serais pas fâché de voir la capitale du mondedans des conditions un peu plus tranquilles.

    Il déchira le chèque en quatre morceaux, et tandis que Wilson,dont le bras n’avait pas recouvré son ancienne souplesse,prononçait contre Paris des mots amers, il ouvrit la secondeenveloppe.

    Tout de suite, un mouvement d’irritation lui échappa, un plibarra son front pendant toute la lecture, et, froissant le papier,il en fit une boule qu’il jeta violemment sur le parquet.

    – Quoi ? Qu’y a-t-il ? s’écria Wilson effaré.

    Il ramassa la boule, la déplia et lut avec une stupeurcroissante :

    « Mon cher Maître,

    « Vous savez l’admiration que j’ai pour vous et l’intérêt que jeprends à votre renommée. Eh bien, croyez-moi, ne vous occupez pointde l’affaire à laquelle on vous sollicite de concourir. Votreintervention causerait beaucoup de mal, tous vos effortsn’amèneraient qu’un résultat pitoyable, et vous seriez obligé defaire publiquement l’aveu de votre échec.

    « Profondément désireux de vous épargner une telle humiliation,je vous conjure, au nom de l’amitié qui nous unit, de rester bientranquillement au coin de votre feu.

    « Mes bons souvenirs à M. Wilson, et pour vous, mon cher Maître,le respectueux hommage de votre dévoué.

    « Arsène Lupin. »

    – Arsène Lupin répéta Wilson, confondu…

    Sholmès se mit à frapper la table à coups de poing.

    – Ah ! Mais, il commence à m’embêter, cet animal-là Il semoque de moi comme d’un gamin ! L’aveu public de monéchec ! Ne l’ai-je pas contraint à rendre le diamantbleu ?

    – Il a peur, insinua Wilson.

    – Vous dites des bêtises ! Arsène Lupin n’a jamais peur, etla preuve c’est qu’il me provoque.

    – Mais comment a-t-il connaissance de la lettre que nous envoiele Baron d’Imblevalle ?

    – Qu’est-ce que j’en sais ? Vous me posez des questionsstupides, mon cher !

    – Je pensais… je m’imaginais…

    – Quoi ? Que je suis sorcier ?

    – Non, mais je vous ai vu faire de tels prodiges !

    – Personne ne fait de prodiges… moi pas plus qu’un autre. Jeréfléchis, je déduis, je conclus, mais je ne devine pas. Il n’y aque les imbéciles qui devinent.

    Wilson prit l’attitude modeste d’un chien battu, et s’efforça,afin de n’être pas un imbécile, de ne point deviner pourquoiSholmès arpentait la chambre à grands pas irrités. Mais Sholmèsayant sonné son domestique et lui ayant commandé sa valise, Wilsonse crut en droit, puisqu’il y avait là un fait matériel, deréfléchir, de déduire et de conclure que le maître partait envoyage.

    La même opération d’esprit lui permit d’affirmer, en homme quine craint pas l’erreur :

    – Herlock, vous allez à Paris.

    – Possible.

    – Et vous y allez plus encore pour répondre à la provocation deLupin que pour obliger le Baron d’Imblevalle.

    – Possible.

    – Herlock, je vous accompagne.

    – Ah ! Ah vieil ami, s’écria Sholmès, en interrompant sapromenade, vous n’avez donc pas peur que votre bras gauche nepartage le sort de votre bras droit ?

    – Que peut-il m’arriver ? Vous serez là.

    – À la bonne heure, vous êtes un gaillard ! Et nous allonsmontrer à ce Monsieur qu’il a peut-être tort de nous jeter le gantavec tant d’effronterie. Vite, Wilson, et rendez-vous au premiertrain.

    – Sans attendre les journaux dont le Baron vous annoncel’envoi ?

    – À quoi bon !

    – J’expédie un télégramme ?

    – Inutile, Arsène Lupin connaîtrait mon arrivée. Je n’y tienspas. Cette fois, Wilson, il faut jouer serré.

    L’après-midi, les deux amis s’embarquaient à Douvres. Latraversée fut excellente. Dans le rapide de Calais à Paris, Sholmèss’offrit trois heures du sommeil le plus profond, tandis que Wilsonfaisait bonne garde à la porte du compartiment et méditait, l’œilvague.

    Sholmès s’éveilla heureux et dispos. La perspective d’un nouveauduel avec Arsène Lupin le ravissait, et il se frotta les mains del’air satisfait d’un homme qui se prépare à goûter des joiesabondantes.

    – Enfin, s’exclama Wilson, on va se dégourdir !

    Et il se frotta les mains du même air satisfait.

    En gare, Sholmès prit les plaids, et, suivi de Wilson quiportait les valises – chacun son fardeau – il donna les tickets etsortit allégrement.

    – Beau temps, Wilson… du soleil !… Paris est en fête pournous recevoir.

    – Quelle foule !

    – Tant mieux, Wilson ! Nous ne risquons pas d’êtreremarqués. Personne ne nous reconnaîtra au milieu d’une tellemultitude !

    – Monsieur Sholmès, n’est-ce pas ?

    Il s’arrêta, quelque peu interloqué. Qui diable pouvait ainsi ledésigner par son nom ?

    Une femme se tenait à ses côtés, une jeune fille, dont la misetrès simple soulignait la silhouette distinguée, et dont la joliefigure avait une expression inquiète et douloureuse.

    Elle répéta :

    – Vous êtes bien Monsieur Sholmès ?

    Comme il se taisait, autant par désarroi que par habitude deprudence, elle redit une troisième fois :

    – C’est bien à Monsieur Sholmès que j’ai l’honneur deparler ?

    – Que me voulez-vous ? dit-il assez bourru, croyant à unerencontre douteuse.

    Elle se planta devant lui.

    – Écoutez-moi, Monsieur, c’est très grave, je sais que vousallez rue Murillo.

    – Que dites-vous ?

    – Je sais… je sais… rue Murillo… au numéro 18. Eh bien, il nefaut pas… non, vous ne devez pas y aller… je vous assure que vousle regretteriez. Si je vous dis cela, ne pensez pas que j’y aiequelque intérêt. C’est par raison, c’est en toute conscience.

    Il essaya de l’écarter, elle insista :

    – Oh je vous en prie, ne vous obstinez pas… ah ! si jesavais comment vous convaincre ! Regardez tout au fond de moi,tout au fond de mes yeux… ils sont sincères… ils disent lavérité.

    Elle offrait ses yeux éperdument, de ces beaux yeux graves etlimpides, où semble se réfléchir l’âme elle-même. Wilson hocha latête :

    – Mademoiselle a l’air bien sincère.

    – Mais oui, implora-t-elle, et il faut avoir confiance…

    – J’ai confiance, Mademoiselle, répliqua Wilson.

    – Oh comme je suis heureuse ! et votre ami aussi, n’est-cepas ? Je le sens… j’en suis sûre ! Quel bonheur !Tout va s’arranger !… Ah ! la bonne idée que j’aieue !… Tenez, Monsieur, il y a un train pour Calais dans vingtminutes… eh bien, vous le prendrez… vite, suivez-moi… le chemin estde ce côté, et vous n’avez que le temps…

    Elle cherchait à l’entraîner. Sholmès lui saisit le bras etd’une voix qu’il cherchait à rendre aussi douce que possible :

    – Excusez-moi, Mademoiselle, de ne pouvoir accéder à votredésir, mais je n’abandonne jamais une tâche que j’aientreprise.

    – Je vous en supplie… je vous en supplie… ah si vous pouviezcomprendre !

    Il passa outre et s’éloigna rapidement.

    Wilson dit à la jeune fille :

    – Ayez bon espoir… il ira jusqu’au bout de l’affaire… il n’y apas d’exemple qu’il ait encore échoué…

    Et il rattrapa Sholmès en courant.

    HERLOCK SHOLMES – ARSENE LUPIN

    Ces mots, qui se détachaient en grosses lettres noires lesheurtèrent aux premiers pas. Ils s’approchèrent ; une théoried’hommes sandwich déambulaient les uns derrière les autres, portantà la main de lourdes cannes ferrées dont ils frappaient le trottoiren cadence, et, sur le dos, d’énormes affiches où l’on pouvait lire:

    « LE MATCH HERLOCK SHOLMÈS-ARSÈNE LUPIN. ARRIVÉE DU CHAMPIONANGLAIS. LE GRAND DÉTECTIVE S’ATTAQUE AU MYSTÈRE DE LA RUE MURILLO.LIRE LES DÉTAILS DANS L’ÉCHO DE FRANCE ».

    Wilson hocha la tête :

    – Dites donc, Herlock, nous qui nous flattions de travaillerincognito ! Je ne serais pas étonné que la garde républicainenous attendît rue Murillo, et qu’il y eût réception officielle,avec toasts et champagne.

    – Quand vous vous mettez à avoir de l’esprit, Wilson, vous envalez deux, grinça Sholmès.

    Il s’avança vers l’un de ces hommes avec l’intention très nettede le prendre entre ses mains puissantes et de le réduire enmiettes, lui et son placard. La foule cependant s’attroupait autourdes affiches. On plaisantait et l’on riait.

    Réprimant un furieux accès de rage, il dit à l’homme :

    – Quand vous a-t-on embauchés ?

    – Ce matin.

    – Vous avez commencé votre promenade ?…

    – Il y a une heure.

    – Mais les affiches étaient prêtes ?

    – Ah ! Dame, oui… lorsque nous sommes venus ce matin àl’agence, elles étaient là.

    Ainsi donc, Arsène Lupin avait prévu que lui, Sholmès,accepterait la bataille. Bien plus, la lettre écrite par Lupinprouvait qu’il désirait cette bataille, et qu’il entrait dans sesplans de se mesurer une fois de plus avec son rival.Pourquoi ? Quel motif le poussait à recommencer lalutte ?

    Herlock eut une seconde d’hésitation. Il fallait vraiment queLupin fût bien sûr de la victoire pour montrer tant d’insolence, etn’était-ce pas tomber dans le piège que d’accourir ainsi au premierappel ?

    – Allons-y, Wilson. Cocher, 18, rue Murillo, s’écria-t-il en unréveil d’énergie.

    Et les veines gonflées, les poings serrés comme s’il allait selivrer à un assaut de boxe, il sauta dans une voiture.

    La rue Murillo est bordée de luxueux hôtels particuliers dont lafaçade postérieure a vue sur le parc Monceau. Une des plus bellesparmi ces demeures s’élève au numéro 18, et le Baron d’Imblevalle,qui l’habite avec sa femme et ses enfants, l’a meublée de la façonla plus somptueuse, en artiste et en millionnaire. Une courd’honneur précède l’hôtel, et des communs le bordent à droite et àgauche. En arrière, un jardin mêle les branches de ses arbres auxarbres du parc.

    Après avoir sonné, les deux Anglais franchirent la cour etfurent reçus par un valet de pied qui les conduisit dans un petitsalon situé sur l’autre façade.

    Ils s’assirent et inspectèrent d’un coup d’œil rapide les objetsprécieux qui encombraient ce boudoir.

    – De jolies choses, murmura Wilson, du goût et de la fantaisie…on peut déduire que ceux qui ont eu le loisir de dénicher cesobjets sont des gens d’un certain âge… cinquante ans peut-être…

    Il n’acheva pas. La porte s’était ouverte, et M. d’Imblevalleentrait, suivi de sa femme.

    Contrairement aux déductions de Wilson, ils étaient tous deuxjeunes, de tournure élégante, et très vifs d’allure et de paroles.Tous deux ils se confondirent en remerciements.

    – C’est trop gentil à vous ! Un pareil dérangement !Nous sommes presque heureux de l’ennui qui nous arrive, puisquecela nous procure le plaisir…

    « Quels charmeurs que ces Français ! » pensa Wilson qu’uneobservation profonde n’effrayait pas.

    – Mais la temps est de l’argent, s’écria le Baron… le vôtresurtout, Monsieur Sholmès. Aussi, droit au but ! Quepensez-vous de l’affaire ? Espérez-vous la mener àbien ?

    – Pour la mener à bien, il faudrait d’abord la connaître.

    – Vous ne la connaissez pas ?

    – Non, et je vous prie de m’expliquer les choses par le menu etsans rien omettre. De quoi s’agit-il ?

    – Il s’agit d’un vol.

    – Quel jour a-t-il eu lieu ?

    – Samedi dernier, répliqua le Baron, dans la nuit de samedi àdimanche.

    – Il y a donc six jours. Maintenant je vous écoute.

    – Il faut dire d’abord, Monsieur, que ma femme et moi, tout ennous conformant au genre de vie qu’exige notre situation, noussortons peu. L’éducation de nos enfants, quelques réceptions, etl’embellissement de notre intérieur, voilà notre existence, ettoutes nos soirées, ou à peu près, s’écoulent ici, dans cette piècequi est le boudoir de ma femme et où nous avons réuni quelquesobjets d’art. Samedi dernier donc, vers onze heures, j’éteignisl’électricité, et, ma femme et moi, nous nous retirâmes commed’habitude dans notre chambre.

    – Qui se trouve ?…

    – À côté, cette porte que vous voyez. Le lendemain, c’est-à-diredimanche, je me levai de bonne heure. Comme Suzanne ma femmedormait encore, je passai dans ce boudoir aussi doucement quepossible pour ne pas la réveiller. Quel fut mon étonnement enconstatant que cette fenêtre était ouverte, alors que, la veille ausoir, nous l’avions laissée fermée !

    – Un domestique…

    – Personne n’entre ici le matin avant que nous n’ayons sonné. Dureste je prends toujours la précaution de pousser le verrou decette seconde porte, laquelle communique avec l’antichambre. Doncla fenêtre avait bien été ouverte du dehors. J’en eus d’ailleurs lapreuve le second carreau de la croisée de droite – près del’espagnolette – avait été découpé.

    – Et cette fenêtre ?…

    – Cette fenêtre, comme vous pouvez vous en rendre compte, donnesur une petite terrasse entourée d’un balcon de pierre. Nous sommesici au premier étage, et vous apercevez le jardin qui s’étendderrière l’hôtel, et la grille qui le sépare du parc Monceau. Il ya donc certitude que l’homme est venu du parc Monceau, a franchi lagrille à l’aide d’une échelle, et est monté jusqu’à laterrasse.

    – Il y a certitude, dites-vous ?

    – On a trouvé de chaque côté de la grille, dans la terre molledes plates-bandes, des trous laissés par les deux montants del’échelle, et les deux mêmes trous existaient au bas de laterrasse. Enfin le balcon porte deux légères éraflures, causéesévidemment par le contact des montants.

    – Le parc Monceau n’est-il pas fermé la nuit ?

    – Fermé, non, mais en tout cas, au numéro 14, il y a un hôtel enconstruction. Il était facile de pénétrer par là.

    Herlock Sholmès réfléchit quelques moments et reprit :

    – Arrivons au vol. Il aurait donc été commis dans la pièce oùnous sommes ?

    – Oui. Il y avait, entre cette Vierge du XIIème siècle et cetabernacle en argent ciselé, il y avait une petite lampe juive.Elle a disparu.

    – Et c’est tout ?

    – C’est tout.

    – Ah … et qu’appelez-vous une lampe juive ?

    – Ce sont de ces lampes en cuivre dont on se servait autrefois,composées d’une tige et d’un récipient où l’on mettait l’huile. Dece récipient s’échappaient deux ou plusieurs becs destinés auxmèches.

    – Somme toute, des objets sans grande valeur.

    – Sans grande valeur en effet. Mais celles-ci contenait unecachette où nous avions l’habitude de placer un magnifique bijouancien, une chimère en or, sertie de rubis et d’émeraudes qui étaitd’un très grand prix.

    – Pourquoi cette habitude ?

    – Ma foi, Monsieur, je ne saurais trop dire. Peut-être le simpleamusement d’utiliser une cachette de ce genre.

    – Personne ne la connaissait ?

    – Personne.

    – Sauf, évidemment, le voleur de la chimère, objecta Sholmès…sans quoi il n’eût pas pris la peine de voler la lampe juive.

    – Évidemment. Mais comment pouvait-il la connaître, puisquec’est le hasard qui nous a révélé le mécanisme secret de cettelampe ?

    – Le même hasard a pu le révéler à quelqu’un… un domestique… unfamilier de la maison… mais continuons : la justice a étéprévenue ?

    – Sans doute. Le juge d’instruction a fait son enquête. Leschroniqueurs détectives attachés à chacun des grands journaux ontfait la leur. Mais, ainsi que je vous l’ai écrit, il ne semble pasque le problème ait la moindre chance d’être jamais résolu.

    Sholmès se leva, se dirigea vers la fenêtre, examina la croisée,la terrasse, le balcon, se servit de sa loupe pour étudier les deuxéraflures de la pierre, et pria M. d’Imblevalle de le conduire dansle jardin.

    Dehors, Sholmès s’assit tout simplement sur un fauteuil d’osieret regarda le toit de la maison d’un œil rêveur. Puis il marchasoudain vers deux petites caissettes en bois avec lesquelles onavait recouvert, afin d’en conserver l’empreinte exacte, les trouslaissés au pied de la terrasse par les montants de l’échelle. Ilenleva les caissettes, se mit à genoux sur le sol, et, le dos rond,le nez à vingt centimètres du sol, il scruta, prit des mesures.Même opération le long de la grille, mais moins longue.

    C’était fini.

    Tous deux s’en retournèrent au boudoir où les attendait Mmed’Imblevalle.

    Sholmès garda le silence quelques minutes encore, puis prononçaces paroles :

    – Dès le début de votre récit, Monsieur le Baron, j’ai étéfrappé par le côté vraiment trop simple de l’agression. Appliquerune échelle, couper un carreau, choisir un objet et s’en aller,non, les choses ne se passent pas aussi facilement. Tout cela esttrop clair, trop net.

    – De sorte que ?…

    – De sorte que le vol de la lampe juive a été commis sous ladirection d’Arsène Lupin…

    – Arsène Lupin ! s’exclama le Baron.

    – Mais il a été commis en dehors de lui, sans que personneentrât dans cet hôtel… Un domestique peut-être qui sera descendu desa mansarde sur la terrasse, le long d’une gouttière que j’aiaperçue du jardin.

    – Mais sur quelles preuves ?…

    – Arsène Lupin ne serait pas sorti du boudoir les mainsvides.

    – Les mains vides… et la lampe ?

    – Prendre la lampe ne l’eût pas empêché de prendre cettetabatière enrichie de diamants, ou ce collier de vieilles opales.Il lui suffisait de deux gestes en plus. S’il ne les a pasaccomplis, c’est qu’il ne l’a pas vu.

    – Cependant les traces relevées ?

    – Comédie ! Mise en scène pour détourner lessoupçons !

    – Les éraflures de la balustrade ?

    – Mensonge ! Elles ont été produites avec du papier deverre. Tenez, voici quelques brins de papier que j’airecueillis.

    – Les marques laissées par les montants de l’échelle ?

    – De la blague ! Examinez les deux trous rectangulaires dubas de la terrasse, et les deux trous situés près de la grille.Leur forme est semblable, mais, parallèles ici, ils ne le sont pluslà-bas. Mesurez la distance qui sépare chaque trou de son voisin,l’écart change selon l’endroit. Au pied de la terrasse il est de 23centimètres. Le long de la grille il est de 28 centimètres.

    – Et vous en concluez ?

    – J’en conclus, puisque leur forme est identique, que les quatretrous ont été faits à l’aide d’un seul et unique bout de boisconvenablement taillé.

    – Le meilleur argument serait ce bout de bois lui-même.

    – Le voici, dit Sholmès, je l’ai ramassé dans le jardin, sous lacaisse d’un laurier.

    Le Baron s’inclina. Il y avait quarante minutes que l’Anglaisavait franchi le seuil de cette porte, et il ne restait plus riende tout ce que l’on avait cru jusqu’ici sur le témoignage même desfaits apparents. La réalité, une autre réalité, se dégageait,fondée sur quelque chose de beaucoup plus solide, le raisonnementd’un Herlock Sholmès.

    – L’accusation que vous lancez contre notre personnel est biengrave, Monsieur, dit la Baronne. Nos domestiques sont d’anciensserviteurs de la famille, et aucun d’eux n’est capable de noustrahir.

    – Si l’un d’eux ne vous trahissait pas, comment expliquer quecette lettre ait pu me parvenir le jour même et par le mêmecourrier que celle que vous m’avez écrite ?

    Il tendit à la Baronne la lettre que lui avait adressée ArsèneLupin.

    Mme d’Imblevalle fut stupéfaite.

    – Arsène Lupin… comment a-t-il su ?

    – Vous n’avez mis personne au courant de votre lettre ?

    – Personne, dit le Baron, c’est une idée que nous avons euel’autre soir à table.

    – Devant les domestiques ?

    – Il n’y avait que nos deux enfants. Et encore, non… Sophie etHenriette n’étaient plus à table, n’est-ce pas, Suzanne ?

    Mme d’Imblevalle réfléchit et affirma :

    – En effet, elles avaient rejoint Mademoiselle.

    – Mademoiselle ? interrogea Sholmès.

    – La gouvernante, Mlle Alice Demun.

    – Cette personne ne prend donc pas ses repas avecvous ?

    – Non, on la sert à part, dans sa chambre.

    Wilson eut une idée.

    – La lettre écrite à mon ami Herlock Sholmès a été mise à laposte.

    – Naturellement.

    – Qui donc la porta ?

    – Dominique, mon valet de chambre depuis vingt ans, répondit leBaron. Toute recherche de ce côté serait du temps perdu.

    – On ne perd jamais son temps quand on cherche, dit Wilsonsentencieusement.

    La première enquête était terminée. Sholmès demanda lapermission de se retirer.

    Une heure plus tard, au dîner, il vit Sophie et Henriette, lesdeux enfants des d’Imblevalle, deux jolies fillettes de huit et desix ans. On causa peu. Sholmès répondit aux amabilités du Baron etde sa femme d’un air si rébarbatif qu’ils se résolurent au silence.On servit le café. Sholmès avala le contenu de sa tasse et seleva.

    À ce moment un domestique entra, qui apportait un messagetéléphonique à son adresse. Il ouvrit et lut :

    « Vous envoie mon admiration enthousiaste. Les résultats obtenuspar vous en si peu de temps sont étourdissants. Je suisconfondu.

    « Arpin Lusène. »

    Il eut un geste d’agacement, et montrant la dépêche au Baron:

    – Commencez-vous à croire, Monsieur, que vos murs ont des yeuxet des oreilles ?

    – Je n’y comprends rien, murmura M. d’Imblevalle abasourdi.

    – Moi non plus. Mais ce que je comprends, c’est que pas unmouvement ne se fait ici qui ne soit aperçu par lui. Pas un mot nese prononce qu’il ne l’entende.

    Ce soir-là, Wilson se coucha avec la conscience légère d’unhomme qui a rempli son devoir et qui n’a plus d’autre besogne quede s’endormir. Aussi s’endormit-il très vite, et de beaux rêves levisitèrent où il poursuivait Lupin à lui seul et se disposait àl’arrêter de sa propre main, et la sensation de cette poursuiteétait si nette qu’il se réveilla.

    Quelqu’un frôlait son lit. Il saisit son revolver.

    – Un geste encore, Lupin, et je tire.

    – Diable ! Comme vous y allez, vieux camarade !

    – Comment, c’est vous, Sholmès ! Vous avez besoin demoi ?

    – J’ai besoin de vos yeux. Levez-vous…

    Il le mena vers la fenêtre.

    – Regardez… de l’autre côté de la grille…

    – Dans le parc ?

    – Oui. Vous ne voyez rien ?

    – Je ne vois rien.

    – Si, vous voyez quelque chose.

    – Ah ! En effet, une ombre… deux même.

    – N’est-ce pas ? Contre la grille… tenez, elles remuent. Neperdons pas de temps.

    À tâtons, en se tenant à la rampe, ils descendirent l’escalier,et arrivèrent dans une pièce qui donnait sur le perron du jardin. Àtravers les vitres de la porte, ils aperçurent les deux silhouettesà la même place.

    – C’est curieux dit Sholmès, il me semble entendre du bruit dansla maison.

    – Dans la maison ? Impossible ! Tout le mondedort.

    – Écoutez cependant…

    À ce moment, un léger coup de sifflet vibra du côté de lagrille, et ils aperçurent une vague lumière qui paraissait venir del’hôtel.

    – Les d’Imblevalle ont dû allumer, murmura Sholmès. C’est leurchambre qui est au-dessus de nous.

    – C’est eux sans doute que nous avons entendus, fit Wilson.Peut-être sont-ils en train de surveiller la grille.

    Un second coup de sifflet, plus discret encore.

    – Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit Sholmès,agacé.

    – Moi non plus, confessa Wilson.

    Sholmès tourna la clef de la porte, ôta le verrou et poussadoucement le battant.

    Un troisième coup de sifflet, un peu plus fort celui-ci, etmodulé d’autre sorte. Et au-dessus de leur tête, le bruits’accentua, se précipita.

    – On croirait plutôt que c’est sur la terrasse du boudoir,souffla Sholmès.

    Il passa la tête dans l’entrebâillement, mais aussitôt recula enétouffant un juron. À son tour, Wilson regarda. Tout près d’eux,une échelle se dressait contre le mur, appuyée au balcon de laterrasse.

    – Eh parbleu, fit Sholmès, il y a quelqu’un dans leboudoir ! Voilà ce qu’on entendait. Vite, enlevonsl’échelle.

    Mais à cet instant, une forme glissa du haut en bas, l’échellefut enlevée, et l’homme qui la portait courut en toute hâte vers lagrille, à l’endroit où l’attendaient ses complices. D’un bond,Sholmès et Wilson s’étaient élancés. Ils rejoignirent l’homme alorsqu’il posait l’échelle contre la grille. De l’autre côté, deuxcoups de feu jaillirent.

    – Blessé ? cria Sholmès.

    – Non, répondit Wilson.

    Il saisit l’homme par le corps et tenta de l’immobiliser. Maisl’homme se retourna, l’empoigna d’une main, et de l’autre luiplongea son couteau en pleine poitrine. Wilson exhala un soupir,vacilla et tomba.

    – Damnation ! hurla Sholmès, si on me l’a tué, je tue.

    Il étendit Wilson sur la pelouse et se rua sur l’échelle. Troptard… l’homme l’avait escaladée et, reçu par ses complices,s’enfuyait parmi les massifs.

    – Wilson, Wilson, ce n’est pas sérieux, hein ? Une simpleégratignure.

    Les portes de l’hôtel s’ouvrirent brusquement. Le premier, M.d’Imblevalle survint, puis des domestiques, munis de bougies.

    – Quoi ! Qu’y a-t-il, s’écria le Baron, M. Wilson estblessé ?

    – Rien, une simple égratignure, répéta Sholmès, cherchant às’illusionner.

    Le sang coulait en abondance, et la face était livide.

    Le docteur, vingt minutes après, constatait que la pointe ducouteau s’était arrêtée à quatre millimètres du cœur.

    – Quatre millimètres du cœur ! Ce Wilson a toujours eu dela chance, conclut Sholmès d’un ton d’envie.

    – De la chance… de la chance… grommela le docteur.

    – Dame ! Avec sa robuste constitution, il en seraquitte…

    – Pour six semaines de lit et deux mois de convalescence.

    – Pas davantage ?

    – Non, à moins de complications.

    – Pourquoi diable voulez-vous qu’il y ait descomplications ?

    Pleinement rassuré, Sholmès rejoignit le Baron au boudoir. Cettefois le mystérieux visiteur n’y avait pas mis la même discrétion.Sans vergogne, il avait fait main basse sur la tabatière enrichiede diamants, sur le collier d’opales et, d’une façon générale, surtout ce qui pouvait prendre place dans les poches d’un honnêtecambrioleur.

    La fenêtre était encore ouverte, un des carreaux avait étéproprement découpé, et, au petit, jour, une enquête sommaire, enétablissant que l’échelle provenait de l’hôtel en construction,indiqua la voie que l’on avait suivie.

    – Bref, dit M. d’Imblevalle avec une certaine ironie, c’est larépétition exacte du vol de la lampe juive.

    – Oui, si l’on accepte la première version adoptée par lajustice.

    – Vous ne l’adoptez donc pas encore ? Ce second voln’ébranle pas votre opinion sur le premier ?

    – Il la confirme, Monsieur.

    – Est-ce croyable ! Vous avez la preuve irréfutable quel’agression de cette nuit a été commise par quelqu’un du dehors, etvous persistez à soutenir que la lampe juive a été soustraite parquelqu’un de notre entourage ?

    – Par quelqu’un qui habite cet hôtel.

    – Alors comment expliquez-vous ?…

    – Je n’explique rien, Monsieur, je constate deux faits qui n’ontl’un avec l’autre que des rapports d’apparence, je les jugeisolément, et je cherche le lien qui les unit.

    Sa conviction semblait si profonde, ses façons d’agir fondéessur des motifs si puissants, que le Baron s’inclina :

    – Soit. Nous allons prévenir le commissaire…

    – À aucun prix ! s’écria vivement l’Anglais, à aucunprix ! J’entends ne m’adresser à ces gens que quand j’aibesoin d’eux.

    – Cependant, les coups de feu ?…

    – Il n’importe !

    – Votre ami ? …

    – Mon ami n’est que blessé… obtenez que le docteur se taise.Moi, je réponds de tout du côté de la justice.

    Deux jours s’écoulèrent, vides d’incidents, mais où Sholmèspoursuivit sa besogne avec un soin minutieux et un amour-proprequ’exaspérait le souvenir de cette audacieuse agression, exécutéesous ses yeux, en dépit de sa présence, et sans qu’il en pûtempêcher le succès. Infatigable, il fouilla l’hôtel et le jardin,s’entretint avec les domestiques, et fit de longues stations à lacuisine et à l’écurie. Et bien qu’il ne recueillît aucun indice quil’éclairât, il ne perdait pas courage.

    – Je trouverai, pensait-il, et c’est ici que je trouverai. Il nes’agit pas, comme dans l’affaire de la Dame blonde, de marcher àl’aventure, et d’atteindre, par des chemins que j’ignorais, un butque je ne connaissais pas. Cette fois, je suis sur le terrain mêmede la bataille. L’ennemi n’est plus seulement l’insaisissable etinvisible Lupin, c’est le complice en chair et en os qui vit et quise meut dans les bornes de cet hôtel. Le moindre petit détail, etje suis fixé.

    Ce détail, dont il devait tirer de telles conséquences, et avecune habileté si prodigieuse que l’on peut considérer l’affaire dela lampe juive comme une de celles où éclate le plusvictorieusement son génie de policier, ce détail, ce fut le hasardqui le lui fournit.

    L’après-midi du troisième jour, comme il entrait dans une piècesituée au-dessus du boudoir, et qui servait de salle d’études auxenfants, il trouva Henriette, la plus petite des sœurs. Ellecherchait ses ciseaux.

    – Tu sais, dit-elle à Sholmès, j’en fais aussi des papiers commecelui que t’as reçu l’autre soir.

    – L’autre soir ?

    – Oui, à la fin du dîner. Tu as reçu un papier avec des bandesdessus… tu sais, un télégramme… eh bien, j’en fais aussi, moi.

    Elle sortit. Pour tout autre, ces paroles n’eussent riensignifié que l’insignifiante réflexion d’un enfant, et Sholmès,lui-même, les écouta d’une oreille distraite et continua soninspection. Mais tout à coup il se mit à courir après l’enfant dontla dernière phrase le frappait subitement. Il la rattrapa au hautde l’escalier et lui dit :

    – Alors, toi aussi, tu colles des bandes sur papier ?

    Henriette, très fière, déclara :

    – Mais oui, je découpe des mots et je les colle.

    – Et qui t’a montré ce petit jeu ?

    – Mademoiselle… ma gouvernante… je lui en ai vu faire autant.Elle prend des mots sur des journaux et les colle…

    – Et qu’est-ce qu’elle en fait ?

    – Des télégrammes, des lettres qu’elle envoie.

    Herlock Sholmès rentra dans la salle d’études, singulièrementintrigué par cette confidence et s’efforçant d’en extraire lesdéductions qu’elle comportait.

    Des journaux, il y en avait un paquet sur la cheminée. Il lesdéplia, et vit en effet des groupes de mots ou des lignes quimanquaient, régulièrement et proprement enlevés. Mais il lui suffitde lire les mots qui précédaient ou qui suivaient, pour constaterque les mots qui manquaient avaient été découpés au hasard desciseaux, par Henriette évidemment. Il se pouvait que, dans laliasse des journaux, il y en eût un que Mademoiselle eût découpéelle-même. Mais comment s’en assurer ?

    Machinalement, Herlock feuilleta les livres de classe empiléssur la table, puis d’autres qui reposaient sur les rayons d’unplacard. Et soudain il eut un cri de joie. Dans un coin de ceplacard, sous de vieux cahiers amoncelés, il avait trouvé un albumpour enfants, un alphabet orné d’images, et, à l’une des pages decet album, un vide lui était apparu.

    Il vérifia. C’était la nomenclature des jours de la semaine.Lundi, mardi, mercredi, etc. Le mot samedi manquait. Or, le vol dela lampe juive avait eu lieu dans la nuit d’un samedi.

    Herlock éprouva ce petit serrement du cœur qui lui annonçaittoujours, de la manière la plus nette, qu’il avait touché au nœudmême d’une intrigue. Cette étreinte de la vérité, cette émotion dela certitude, ne le trompait jamais.

    Fiévreux et confiant, il s’empressa de feuilleter l’album. Unpeu plus loin, une autre surprise l’attendait.

    C’était une page composée de lettres majuscules, suivies d’uneligne de chiffres.

    Neuf de ces lettres, et trois de ces chiffres avaient étéenlevés soigneusement.

    Sholmès les inscrivit sur son carnet, dans l’ordre qu’ilseussent occupé, et obtint le résultat suivant :

    CDEHNOPRZ-237

    – Fichtre… murmura-t-il, à première vue cela ne signifie pasgrand-chose.

    Pouvait-on, en mêlant ces lettres et en les employant toutes,former un, ou deux, ou trois mots complets ?

    Sholmès le tenta vainement.

    Une seule solution s’imposait à lui, qui revenait sans cessesous son crayon, et qui, à la longue, lui parut la véritable, aussibien parce qu’elle correspondait à la logique des faits que parcequ’elle s’accordait avec les circonstances générales.

    Étant donné que la page de l’album ne comportait qu’une seulefois chacune des lettres de l’alphabet, il était probable, il étaitcertain qu’on se trouvait en présence de mots incomplets et que cesmots avaient été complétés par des lettres empruntées à d’autrespages. Dans ces conditions, et sauf erreur, l’énigme se posaitainsi :

    REPOND.Z – CH – 237

    Le premier mot était clair : répondez, un E manquant parce quela lettre E, déjà employée, n’était plus disponible.

    Quant au second mot inachevé, il formait indubitablement, avecle nombre 237, l’adresse que donnait l’expéditeur au destinatairede la lettre. On proposait d’abord de fixer le jour au samedi, etl’on demandait une réponse à l’adresse CH.237.

    Ou bien CH.237 était une formule de poste restante, ou bien leslettres C H faisaient partie d’un mot incomplet. Sholmès feuilletal’album : aucune autre découpure n’avait été effectuée dans lespages suivantes. Il fallait donc, jusqu’à nouvel ordre, s’en tenirà l’explication trouvée.

    – C’est amusant, n’est-ce pas ?

    Henriette était revenue. Il répondit :

    – Si c’est amusant ! Seulement, tu n’as pas d’autrespapiers ?… Ou bien des mots déjà découpés et que je pourraiscoller ?

    – Des papiers. ?… Non… et puis, Mademoiselle ne serait pascontente.

    – Mademoiselle ?

    – Oui, elle m’a déjà grondée.

    – Pourquoi ?

    – Parce que je vous ai dit des choses… et qu’elle dit qu’on nedoit jamais dire des choses sur ceux qu’on aime bien.

    – Tu as absolument raison.

    Henriette sembla ravie de l’approbation, tellement ravie qu’elletira d’un menu sac de toile, épinglé à sa robe, quelques loques,trois boutons, deux morceaux de sucre, et, finalement, un carré depapier qu’elle tendit à Sholmès.

    – Tiens, je te le donne tout de même. C’était un numéro defiacre, le 8279.

    – D’où vient-il, ce numéro ?

    – Il est tombé de son porte-monnaie.

    – Quand ?

    – Dimanche, à la messe, comme elle prenait des sous pour laquête.

    – Parfait. Et maintenant je vais te donner le moyen de n’êtrepas grondée. Ne dis pas à Mademoiselle que tu m’as vu.

    Sholmès s’en alla trouver M. d’Imblevalle et nettementl’interrogea sur Mademoiselle.

    Le Baron eut un haut-le-corps.

    – Alice Demun ! Est-ce que vous penseriez ?… C’estimpossible.

    – Depuis combien de temps est-elle à votre service ?

    – Un an seulement, mais je ne connais pas de personne plustranquille et en qui j’aie plus de confiance.

    – Comment se fait-il que je ne l’aie pas encoreaperçue ?

    – Elle s’est absentée deux jours.

    – Et actuellement ?

    – Dès son retour elle a voulu s’installer au chevet de votreami. Elle a toutes les qualités de la garde-malade… douce…prévenante… M. Wilson en paraît enchanté.

    – Ah fit Sholmès qui avait complètement négligé de prendre desnouvelles du vieux camarade.

    Il réfléchit et s’informa :

    – Et le dimanche matin, est-elle sortie ?

    – Le lendemain du vol ?

    – Oui.

    Le Baron appela sa femme et lui posa la question. Elle répondit:

    – Mademoiselle est partie comme à l’ordinaire pour aller à lamesse de onze heures avec les enfants.

    – Mais, auparavant ?

    – Auparavant ? Non… ou plutôt… mais j’étais si bouleverséepar ce vol !… Cependant je me souviens qu’elle m’avait demandéla veille l’autorisation de sortir le dimanche matin… pour voir unecousine de passage à Paris, je crois. Mais je ne suppose pas quevous la soupçonniez ?…

    – Certes, non… cependant je voudrais la voir.

    Il monta jusqu’à la chambre de Wilson. Une femme, vêtue, commeles infirmières, d’une longue robe de toile grise, était courbéesur le malade et lui donnait à boire. Quand elle se tourna, Sholmèsreconnut la jeune fille qui l’avait abordé devant la gare duNord.

    Il n’y eut pas entre eux la moindre explication. Alice Demunsourit doucement, de ses yeux charmants et graves, sans aucunembarras. L’Anglais voulut parler, ébaucha quelques syllabes et setut. Alors elle reprit sa besogne, évolua paisiblement sous leregard étonné de Sholmès, remua des flacons, déroula et roula desbandes de toile, et de nouveau lui adressa son clair sourire.

    Il pivota sur ses talons, redescendit, avisa dans la courl’automobile de M. d’Imblevalle, s’y installa et se fit mener àLevallois, au dépôt de voitures dont l’adresse était marquée sur lebulletin de fiacre livré par l’enfant. Le cocher Duprêt, quiconduisait le 8279 dans la matinée du dimanche, n’étant pas là, ilrenvoya l’automobile et attendit jusqu’à l’heure du relais.

    Le cocher Duprêt raconta qu’il avait en effet « chargé » unedame aux environs du parc Monceau, une jeune dame en noir qui avaitune grosse violette et qui paraissait très agitée.

    – Elle portait un paquet ?

    – Oui, un paquet assez long.

    – Et vous l’avez menée ?

    – Avenue des Ternes, au coin de la place Saint-Ferdinand. Elle yest restée une dizaine de minutes, et puis on s’en est retourné auparc Monceau.

    – Vous reconnaîtriez la maison de l’avenue des Ternes ?

    – Parbleu ! Faut-il vous y conduire ?

    – Tout à l’heure. Conduisez-moi d’abord au 36, quai desOrfèvres.

    À la Préfecture de police il eut la chance de rencontreraussitôt l’inspecteur principal Ganimard.

    – Monsieur Ganimard, vous êtes libre ?

    – S’il s’agit de Lupin, non.

    – Il s’agit de Lupin.

    – Alors je ne bouge pas.

    – Comment ! Vous renoncez…

    – Je renonce à l’impossible ! Je suis las d’une lutteinégale, où nous sommes sûrs d’avoir le dessous. C’est lâche, c’estabsurde, tout ce que vous voudrez… je m’en moque ! Lupin estplus fort que nous. Par conséquent, il n’y a qu’à s’incliner.

    – Je ne m’incline pas.

    – Il vous inclinera, vous comme les autres.

    – Eh bien, c’est un spectacle qui ne peut manquer de vous faireplaisir !

    – Ah ! Ça, c’est vrai, dit Ganimard ingénument. Et puisquevous n’avez pas votre compte de coups de bâtons, allons-y.

    Tous deux montèrent dans le fiacre. Sur leur ordre, le cocherles arrêta un peu avant la maison et de l’autre côté de l’avenue,devant un petit café à la terrasse duquel ils s’assirent, entre deslauriers et des fusains. Le jour commençait à baisser.

    – Garçon, fit Sholmès, de quoi écrire.

    Il écrivit, et rappelant le garçon :

    – Portez cette lettre au concierge de la maison qui est en face.C’est évidemment l’homme en casquette qui fume sous la portecochère.

    Le concierge accourut, et, Ganimard ayant décliné son titred’inspecteur principal, Sholmès demanda si, le matin du dimanche,il était venu une jeune dame en noir.

    – En noir ? Oui, vers neuf heures… celle qui monte ausecond.

    – Vous la voyez souvent ?

    – Non, mais depuis quelque temps, davantage… la dernièrequinzaine, presque tous les jours.

    – Et depuis dimanche ?

    – Une fois seulement… sans compter aujourd’hui.

    – Comment ! Elle est venue !

    – Elle est là.

    – Elle est là !

    – Voilà bien dix minutes. Sa voiture attend sur la placeSaint-Ferdinand, comme d’habitude. Elle, je l’ai croisée sous laporte.

    – Et quel est ce locataire du second ?

    – Il y en a deux, une modiste, Mlle Langeais, et un Monsieur quia loué deux chambres meublées, depuis un mois, sous le nom deBresson.

    – Pourquoi dites-vous « sous le nom » ?

    – Une idée à moi que c’est un nom d’emprunt. Ma femme fait sonménage : eh bien, il n’a pas deux chemises avec les mêmesinitiales.

    – Comment vit-il ?

    – Oh ! Dehors presque. Des trois jours, il ne rentre paschez lui.

    – Est-il rentré dans la nuit de samedi à dimanche ?

    – Dans la nuit de samedi à dimanche ? Écoutez voir, que jeréfléchisse… oui, samedi soir, il est rentré et il n’a pasbougé.

    – Et quelle sorte d’homme est-ce ?

    – Ma foi je ne saurais dire. Il est si changeant ! Il estgrand, il est petit, il est gros, il est fluet… brun et blond. Jene le reconnais toujours pas.

    Ganimard et Sholmès se regardèrent.

    – C’est lui, murmura l’inspecteur, c’est bien lui.

    Il y eut vraiment chez le vieux policier un instant de troublequi se traduisit par un bâillement et par une crispation de sesdeux poings.

    Sholmès aussi, bien que plus maître de lui, sentit une étreinteau cœur.

    – Attention, dit le concierge, voici la jeune fille.

    Mademoiselle en effet apparaissait au seuil de la porte ettraversait la place.

    – Et voici M. Bresson.

    – M. Bresson ? Lequel ?

    – Celui qui porte un paquet sous le bras.

    – Mais il ne s’occupe pas de la jeune fille. Elle regagne seulesa voiture.

    – Ah ! Ça, je ne les ai jamais vus ensemble.

    Les deux policiers s’étaient levés précipitamment. À la lueurdes réverbères ils reconnurent la silhouette de Lupin, quis’éloignait dans une direction opposée à la place.

    – Qui préférez-vous suivre ? demanda Ganimard.

    – Lui, parbleu ! C’est le gros gibier.

    – Alors, moi, je file la demoiselle, proposa Ganimard.

    – Non, non, dit vivement l’Anglais, qui ne voulait rien dévoilerde l’affaire à Ganimard, la demoiselle, je sais où la retrouver… neme quittez pas.

    À distance, et en utilisant l’abri momentané des passants et deskiosques, ils se mirent à la poursuite de Lupin. Poursuite faciled’ailleurs, car il ne se retournait pas et marchait rapidement,avec une légère claudication de la jambe droite, si légère qu’ilfallait l’œil exercé d’un observateur pour la percevoir, Ganimarddit :

    – Il fait semblant de boiter.

    Et il reprit :

    – Ah ! Si l’on pouvait ramasser deux ou trois agents etsauter sur notre individu ! Nous risquons de le perdre.

    Mais aucun agent ne se montra avant la porte des Ternes, et, lesfortifications franchies, ils ne devaient plus escompter le moindresecours.

    – Séparons-nous, dit Sholmès, l’endroit est désert.

    C’était le boulevard Victor-Hugo. Chacun d’eux prit un trottoiret s’avança selon la ligne des arbres.

    Ils allèrent ainsi pendant vingt minutes jusqu’au moment oùLupin tourna sur la gauche et longea la Seine. Là, ils aperçurentLupin qui descendait au bord du fleuve. Il y resta quelquessecondes sans qu’il leur fût possible de distinguer ses gestes.Puis il remonta la berge et revint sur ses pas. Ils se collèrentcontre les piliers d’une grille. Lupin passa devant eux. Il n’avaitplus de paquet.

    Et comme il s’éloignait, un autre individu se détacha d’uneencoignure de maison et se glissa entre les arbres.

    Sholmès dit à voix basse :

    – Il a l’air de le suivre aussi, celui-là.

    – Oui, il m’a semblé déjà le voir en allant.

    La chasse recommença, mais compliquée par la présence de cetindividu. Lupin reprit le même chemin, traversa de nouveau la portedes Ternes, et rentra dans la maison de la placeSaint-Ferdinand.

    Le concierge fermait lorsque Ganimard se présenta.

    – Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?

    – Oui, j’éteignais le gaz de l’escalier, il a poussé le verroude sa porte.

    – Il n’y a personne avec lui ?

    – Personne, aucun domestique… il ne mange jamais ici.

    – Il n’existe pas d’escalier de service ?

    – Non.

    Ganimard dit à Sholmès :

    – Le plus simple est que je m’installe à la porte même de Lupin,tandis que vous allez chercher le commissaire de police de la rueDemours. Je vais vous donner un mot.

    Sholmès objecta :

    – Et s’il s’échappe pendant ce temps ?

    – Puisque je reste ! …

    – Un contre un, la lutte est inégale avec lui.

    – Je ne puis pourtant pas forcer son domicile, je n’en ai pas ledroit, la nuit surtout.

    Sholmès haussa les épaules.

    – Quand vous aurez arrêté Lupin, on ne vous chicanera pas surles conditions de l’arrestation. D’ailleurs, quoi ! Il s’agittout au plus de sonner. Nous verrons alors ce qui se passera.

    Ils montèrent. Une porte à deux battants s’offrait à gauche dupalier. Ganimard sonna.

    Aucun bruit. Il sonna de nouveau. Personne.

    – Entrons, murmura Sholmès.

    – Oui, allons-y.

    Pourtant, ils demeurèrent immobiles, l’air irrésolu. Comme desgens qui hésitent au moment d’accomplir un acte décisif, ilsredoutaient d’agir, et il leur semblait soudain impossiblequ’Arsène Lupin fût là, si près d’eux, derrière cette cloisonfragile qu’un coup de poing pouvait abattre. L’un et l’autre, ilsle connaissaient trop, le diabolique personnage, pour admettrequ’il se laissât pincer aussi stupidement. Non, non, mille foisnon, il n’était plus là. Par les maisons contiguës, par les toits,par telle issue convenablement préparée, il avait dû s’évader, etune fois de plus, c’est l’ombre seule de Lupin qu’on allaitétreindre.

    Ils frissonnèrent. Un bruit imperceptible, qui venait de l’autrecôté de la porte, avait comme effleuré le silence. Et ils eurentl’impression, la certitude, que tout de même il était là, séparéd’eux par la mince cloison de bois, et qu’il les écoutait, qu’illes entendait.

    Que faire ? La situation était tragique. Malgré leursang-froid de vieux routiers de police, une telle émotion lesbouleversait qu’ils s’imaginaient percevoir les battements de leurcœur.

    Du coin de l’œil, Ganimard consulta Sholmès. Puis, violemment,de son poing, il ébranla le battant de la porte.

    Un bruit de pas, maintenant, un bruit qui ne cherchait plus à sedissimuler…

    Ganimard secoua la porte. D’un élan irrésistible, Sholmès,l’épaule en avant, l’abattit, et tous deux se ruèrent àl’assaut.

    Ils s’arrêtèrent net. Un coup de feu avait retenti dans la piècevoisine. Un autre encore, et le bruit d’un corps qui tombait…

    Quand ils entrèrent, ils virent l’homme étendu, la face contrele marbre de la cheminée. Il eut une convulsion. Son revolverglissa de sa main.

    Ganimard se pencha et tourna la tête du mort. Du sang lacouvrait, qui giclait de deux larges blessures, l’une à la joue, etl’autre à la tempe.

    – Il est méconnaissable, murmura-t-il.

    – Parbleu ! fit Sholmès, ce n’est pas lui.

    – Comment le savez-vous ? Vous ne l’avez même pasexaminé.

    L’Anglais ricana :

    – Pensez-vous donc qu’Arsène Lupin est homme à setuer ?

    – Pourtant, nous avions bien cru le reconnaître dehors…

    – Nous avions cru, parce que nous voulions croire. Cet hommenous obsède.

    – Alors, c’est un de ses complices.

    – Les complices d’Arsène Lupin ne se tuent pas.

    – Alors, qui est-ce ?

    Ils fouillèrent le cadavre. Dans une poche Herlock Sholmèstrouva un portefeuille vide, dans une autre Ganimard trouvaquelques louis. Au linge, point de marque, aux vêtements nonplus.

    Dans les malles – une grosse malle et deux valises – rien quedes effets. Sur la cheminée un paquet de journaux. Ganimard lesdéplia. Tous parlaient du vol de la lampe juive.

    Une heure après, lorsque Ganimard et Sholmès se retirèrent, ilsn’en savaient pas plus sur le singulier personnage que leurintervention avait acculé au suicide.

    Qui était-ce ? Pourquoi s’était-il tué ? Par quel liense rattachait-il à l’affaire de la lampe juive ? Qui l’avaitfilé au cours de sa promenade ? Autant de questions aussicomplexes les unes que les autres… autant de mystères…

    Herlock Sholmès se coucha de fort mauvaise humeur. À son réveilil reçut un pneumatique ainsi conçu :

    « Arsène Lupin a l’honneur de vous faire part de son tragique décès en la personne du sieur Bresson, et vous prie d’assister à ses convoi, service et enterrement, qui auront lieu aux frais de l’État, jeudi le 25 juin. »

     

    Chapitre 8

     

    – Voyez-vous, mon vieux camarade, disait Sholmès à Wilson, enbrandissant le pneumatique d’Arsène Lupin, ce qui m’exaspère danscette aventure, c’est de sentir continuellement posé sur moi l’œilde ce satané gentleman. Aucune de mes pensées les plus secrètes nelui échappe. J’agis comme un acteur dont tous les pas sont régléspar une mise en scène rigoureuse, qui va là et qui dit cela, parceque le voulut ainsi une volonté supérieure. Comprenez-vous,Wilson ?

    Wilson eût certainement compris s’il n’avait dormi le profondsommeil d’un homme dont la température varie entre quarante etquarante et un degrés. Mais qu’il entendît ou non, cela n’avaitaucune importance pour Sholmès qui continuait :

    – Il me faut faire appel à toute mon énergie et mettre en œuvretoutes mes ressources pour ne pas me décourager. Heureusementqu’avec moi, ces petites taquineries sont autant de coups d’épinglequi me stimulent. Le feu de la piqûre apaisé, la plaied’amour-propre refermée, j’en arrive toujours à dire : « Amuse-toibien, mon bonhomme. Un moment ou l’autre, c’est toi-même qui tetrahiras. » Car enfin, Wilson, n’est-ce pas Lupin qui, par sapremière dépêche et par la réflexion qu’elle a suggérée à la petiteHenriette, n’est-ce pas lui qui m’a livré le secret de sacorrespondance avec Alice Demun ? Vous oubliez ce détail,vieux camarade.

    Il déambulait dans la chambre, à pas sonores, au risque deréveiller le vieux camarade.

    – Enfin ! Ça ne va pas trop mal, et si les chemins que jesuis sont un peu obscurs, je commence à m’y retrouver. Tout d’abordje vais être fixé sur le sieur Bresson. Ganimard et moi nous avonsrendez-vous au bord de la Seine, à l’endroit où Bresson a jeté sonpaquet, et le rôle du Monsieur nous sera connu. Pour le reste,c’est une partie à jouer entre Alice Demun et moi. L’adversaire estde mince envergure, hein, Wilson ? Et ne pensez-vous pasqu’avant peu je saurai la phrase de l’album, et ce que signifientces deux lettres isolées, ce C et ce H ? Car tout est là,Wilson.

    Mademoiselle entra au même instant, et apercevant Sholmès quigesticulait, elle lui dit gentiment :

    – Monsieur Sholmès, je vais vous gronder si vous réveillez monmalade. Ce n’est pas bien à vous de le déranger. Le docteur exigeune tranquillité absolue.

    Il la contemplait sans un mot, étonné comme au premier jour deson calme inexplicable.

    – Qu’avez-vous à me regarder, Monsieur Sholmès ?Rien ? Mais si… vous semblez toujours avoir unearrière-pensée… laquelle ? Répondez, je vous en prie.

    Elle l’interrogeait de tout son clair visage, de ses yeuxingénus, de sa bouche qui souriait, et de toute son attitude aussi,de ses mains jointes, de son buste légèrement penché en avant. Etil y avait tant de candeur en elle que l’Anglais en éprouva de lacolère. Il s’approcha et lui dit à voix basse :

    – Bresson s’est tué hier soir.

    Elle répéta, sans avoir l’air de comprendre :

    – Bresson s’est tué hier…

    En vérité aucune contraction n’altéra son visage, rien quirévélât l’effort du mensonge.

    – Vous étiez prévenue, lui dit-il avec irritation… sinon, vousauriez au moins tressailli… ah ! Vous êtes plus forte que jene croyais… mais pourquoi dissimuler ?

    Il saisit l’album à images qu’il venait de déposer sur une tablevoisine et, l’ouvrant à la page découpée :

    – Pourriez-vous me dire dans quel ordre on doit disposer leslettres qui manquent ici, pour connaître la teneur exacte du billetque vous avez envoyé à Bresson quatre jours avant le vol de lalampe juive ?

    – Dans quel ordre ?… Bresson ?… Le vol de la lampejuive ?…

    Elle redisait les mots, lentement, comme pour en dégager lesens.

    Il insista.

    – Oui. Voici les lettres employées… sur ce bout de papier. Quedisiez-vous à Bresson ?

    – Les lettres employées… ce que je disais…

    Soudain elle éclata de rire :

    – Ça y est ! Je comprends ! Je suis la complice duvol ! Il y a un M. Bresson qui a pris la lampe juive et quis’est tué. Et moi, je suis l’amie de ce Monsieur. Oh ! quec’est amusant !

    – Qui donc avez-vous été voir hier dans la soirée, au secondétage d’une maison de l’avenue des Ternes ?

    – Qui ? Mais ma modiste, Mlle Langeais. Est-ce que mamodiste et mon ami M. Bresson ne feraient qu’une seule et mêmepersonne ?

    Malgré tout, Sholmès douta. On peut feindre, de manière à donnerle change, la terreur, la joie, l’inquiétude, tous les sentiments,mais non point l’indifférence, non point le rire heureux etinsouciant.

    Cependant il lui dit encore :

    – Un dernier mot : pourquoi l’autre soir, à la gare du Nord,m’avez vous abordé ? Et pourquoi m’avez-vous supplié derepartir immédiatement sans m’occuper de ce vol ?

    – Ah vous êtes trop curieux, Monsieur Sholmès, répondit-elle enriant toujours de la façon la plus naturelle. Pour votre punition,vous ne saurez rien, et en outre vous garderez le malade pendantque je vais chez le pharmacien… une ordonnance pressée… je mesauve.

    Elle sortit.

    – Je suis roulé, murmura Sholmès. Non seulement je n’ai rientiré d’elle, mais c’est moi qui me suis découvert.

    Et il se rappelait l’affaire du diamant bleu et l’interrogatoirequ’il avait fait subir à Clotilde Destange. N’était-ce pas la mêmesérénité que la Dame blonde lui avait opposée, et ne se trouvait-ilpas de nouveau en face d’un de ces êtres qui, protégés par ArsèneLupin, sous l’action directe de son influence, gardaient dansl’angoisse même du danger le calme le plus stupéfiant ?

    – Sholmès… Sholmès…

    Il s’approcha de Wilson qui l’appelait, et s’inclina verslui.

    – Qu’y a-t-il, vieux camarade ? On souffre ?

    Wilson remua les lèvres sans pouvoir parler. Enfin, après degrands efforts, il bégaya :

    – Non.., Sholmès… ce n’est pas elle… il est impossible que cesoit elle…

    – Qu’est-ce que vous me chantez là ? Je vous dis que c’estelle, moi ! Il n’y a qu’en face d’une créature de Lupin,dressée et remontée par lui, que je perds la tête et que j’agisaussi sottement… la voilà maintenant qui connaît toute l’histoirede l’album… je vous parie qu’avant une heure Lupin sera prévenu.Avant une heure ? Que dis-je ! Mais tout de suite !Le pharmacien, l’ordonnance pressée… des blagues !

    Il s’esquiva rapidement, descendit l’avenue de Messine, et avisaMademoiselle qui entrait dans une pharmacie. Elle reparut, dixminutes plus tard, avec des flacons et une bouteille enveloppés depapier blanc. Mais, alors qu’elle remontait l’avenue, elle futaccostée par un homme qui la poursuivit, la casquette à la main etl’air obséquieux, comme s’il demandait la charité.

    Elle s’arrêta et lui fit l’aumône, puis reprit son chemin.

    – Elle lui a parlé, se dit l’Anglais.

    Plutôt qu’une certitude, ce fut une intuition, assez fortecependant pour qu’il changeât de tactique. Abandonnant la jeunefille, il se lança sur la piste du faux mendiant.

    Ils arrivèrent ainsi, l’un derrière l’autre, à la placeSaint-Ferdinand, et l’homme erra longtemps autour de la maison deBresson, levant parfois les yeux aux fenêtres du second étage, etsurveillant les gens qui pénétraient dans la maison.

    Au bout d’une heure, il monta sur l’impériale d’un tramway quise dirigeait vers Neuilly. Sholmès y monta également et s’assitderrière l’individu, un peu plus loin, et à côté d’un Monsieur quedissimulaient les feuilles ouvertes de son journal. Auxfortifications, le journal s’abaissa, Sholmès aperçut Ganimard, etGanimard lui dit à l’oreille en désignant l’individu :

    – C’est notre homme d’hier soir, celui qui suivait Bresson. Il ya une heure qu’il vagabonde sur la place.

    – Rien de nouveau pour Bresson ? demanda Sholmès.

    – Si, une lettre qui est arrivée ce matin à son adresse.

    – Ce matin ? Donc elle a été mise à la poste hier, avantque l’expéditeur ne sache la mort de Bresson.

    – Précisément. Elle est entre les mains du juge d’instruction.Mais j’en ai retenu les termes : « Il n’accepte aucune transaction.Il veut tout, la première chose aussi bien que celles de la secondeaffaire. Sinon, il agit. » Et pas de signature, ajouta Ganimard.Comme vous voyez, ces quelques lignes ne nous serviront guère.

    – Je ne suis pas du tout de votre avis, Monsieur Ganimard, cesquelques lignes me semblent au contraire fort intéressantes.

    – Et pourquoi, mon Dieu !

    – Pour des raisons qui me sont personnelles, répondit Sholmèsavec le sans-gêne dont il usait envers son collègue.

    Le tramway s’arrêta rue du Château, au point terminus.L’individu descendit et s’en alla paisiblement.

    Sholmès l’escortait, et de si près que Ganimard s’en effraya:

    – S’il se retourne, nous sommes brûlés.

    – Il ne se retournera pas maintenant.

    – Qu’en savez-vous ?

    – C’est un complice d’Arsène Lupin, et le fait qu’un complice deLupin s’en va ainsi, les mains dans ses poches, prouve d’abordqu’il se sait suivi, et en second lieu qu’il ne craint rien.

    – Pourtant nous le serrons d’assez près !

    – Pas assez pour qu’il ne puisse nous glisser entre les doigtsavant une minute. Il est trop sûr de lui.

    – Voyons ! Voyons ! Vous me faites poser. Il y alà-bas, à la porte de ce café, deux agents cyclistes. Si je décidede les requérir et d’aborder le personnage, je me demande commentil nous glissera entre les doigts.

    – Le personnage ne paraît pas s’émouvoir beaucoup de cetteéventualité. C’est lui-même qui les requiert !

    – Nom d’un chien, proféra Ganimard, il a de l’aplomb !

    L’individu en effet s’était avancé vers les deux agents aumoment où ceux-ci se disposaient à enfourcher leurs bicyclettes. Illeur dit quelques mots, puis, soudain, sauta sur une troisièmebicyclette, qui était appuyée contre le mur du café, et s’éloignarapidement avec les deux agents.

    L’Anglais s’esclaffa.

    – Hein ! L’avais-je prévu ? Un, deux, trois,enlevé ! Et par qui ? Par deux de vos collègues, MonsieurGanimard. Ah ! Il se met bien, Arsène Lupin ! Des agentscyclistes à sa solde ! Quand je vous disais que notrepersonnage était beaucoup trop calme !

    – Alors quoi, s’écria Ganimard, vexé, que fallait-ilfaire ? C’est très commode de rire !

    – Allons, allons, ne vous fâchez pas. On se vengera. Pour lemoment, il nous faut du renfort.

    – Folenfant m’attend au bout de l’avenue de Neuilly.

    – Eh bien, prenez-le au passage et venez me rejoindre.

    Ganimard s’éloigna, tandis que Sholmès suivait les traces desbicyclettes, d’autant plus visibles sur la poussière de la route,que deux des machines étaient munies de pneumatiques striés. Et ils’aperçut bientôt que ces traces le conduisaient au bord de laSeine, et que les trois hommes avaient tourné du même côté queBresson, la veille au soir. Il parvint ainsi à la grille contrelaquelle lui-même s’était caché avec Ganimard, et, un peu plusloin, il constata un emmêlement des lignes striées qui lui prouvaqu’on avait fait halte à cet endroit. Juste en face il y avait unepetite langue de terrain qui pointait dans la Seine et àl’extrémité de laquelle une vieille barque était amarrée.

    C’est là que Bresson avait dû jeter son paquet, ou plutôt qu’ill’avait laissé tomber. Sholmès descendit le talus et vit que, laberge s’abaissant en pente très douce et l’eau du fleuve étantbasse, il lui serait facile de retrouver le paquet… à moins que lestrois hommes n’eussent pris les devants.

    – Non, non, se dit-il, ils n’ont pas eu le temps… un quartd’heure tout au plus… et cependant pourquoi ont-ils passé parlà ?

    Un pêcheur était assis dans la barque. Sholmès lui demanda :

    – Vous n’avez pas aperçu trois hommes à bicyclette ?

    Le pêcheur fit signe que non.

    L’Anglais insista :

    – Mais si… trois hommes… ils viennent de s’arrêter à deux pas devous…

    Le pêcheur mit sa ligne sous son bras, sortit de sa poche uncarnet, écrivit sur une des pages, la déchira et la tendit àSholmès.

    Un grand frisson secoua l’Anglais. D’un coup d’œil il avait vu,au milieu de la page qu’il tenait à la main, la série des lettresdéchirées de l’album.

    CDEHNOPRZEO-237

    Un lourd soleil pesait sur la rivière. L’homme avait repris sabesogne, abrité sous la vaste cloche d’un chapeau de paille, saveste et son gilet pliés à côté de lui. Il pêchait attentivement,tandis que le bouchon de sa ligne flottait au fil de l’eau.

    Il s’écoula bien une minute, une minute de solennel et terriblesilence.

    – Est-ce lui ? pensait Sholmès avec une anxiété presquedouloureuse.

    Et la vérité l’éclairant :

    – C’est lui ! C’est lui ! Lui seul est capable derester ainsi sans un frémissement d’inquiétude, sans rien craindrede ce qui va se passer… et quel autre saurait cette histoire del’album ? Alice l’a prévenu par son messager.

    Tout à coup l’Anglais sentit que sa main, que sa propre mainavait saisi la crosse de son revolver, et que ses yeux se fixaientsur le dos de l’individu, un peu au-dessous de la nuque. Un geste,et tout le drame se dénouait, la vie de l’étrange aventurier seterminait misérablement.

    Le pêcheur ne bougea pas.

    Sholmès serra nerveusement son arme avec l’envie farouche detirer et d’en finir, et l’horreur en même temps d’un acte quidéplaisait à sa nature. La mort était certaine. Ce serait fini.

    – Ah pensa-t-il, qu’il se lève, qu’il se défende… sinon tant pispour lui… une seconde encore… et je tire…

    Mais un bruit de pas lui ayant fait tourner la tête, il avisaGanimard qui s’en venait en compagnie des inspecteurs.

    Alors, changeant d’idée, il prit son élan, d’un bond sauta dansla barque dont l’amarre se cassa sous la poussée trop forte, tombasur l’homme et l’étreignit à bras-le-corps. Ils roulèrent tous deuxau fond du bateau.

    – Et après ? s’écria Lupin, tout en se débattant, qu’est-ceque cela prouve ? Quand l’un de nous aura réduit l’autre àl’impuissance, il sera bien avancé ! Vous ne saurez pas quoifaire de moi, ni moi de vous. On restera là comme deuximbéciles…

    Les deux rames glissèrent à l’eau. La barque s’en fut à ladérive. Des exclamations s’entrecroisaient le long de la berge, etLupin continuait :

    – Que d’histoires, Seigneur ! Vous avez donc perdu lanotion des choses ?… De pareilles bêtises à votre âge !Et un grand garçon comme vous ! Fi, que c’est vilain !…

    Il réussit à se dégager.

    Exaspéré, résolu à tout, Herlock Sholmès mit la main à sa poche.Il poussa un juron : Lupin lui avait pris son revolver.

    Alors il se jeta à genoux et tâcha de rattraper un des avironsafin de gagner le bord, tandis que Lupin s’acharnait après l’autre,afin de gagner le large.

    – L’aura… l’aura pas, disait Lupin… d’ailleurs ça n’a aucuneimportance… si vous avez votre rame, je vous empêche de vous enservir… et vous de même. Mais voilà, dans la vie, on s’efforced’agir… sans la moindre raison, puisque c’est toujours le sort quidécide… tenez, vous voyez, le sort… eh bien, il se décide pour sonvieux Lupin… victoire ! Le courant me favorise !

    Le bateau en effet tendait à s’éloigner.

    – Garde à vous, cria Lupin.

    Quelqu’un, sur la rive, braquait un revolver. Il baissa la tête,une détonation retentit, un peu d’eau jaillit auprès d’eux. Lupinéclata de rire.

    – Dieu me pardonne, c’est l’ami Ganimard !… Mais c’est trèsmal ce que vous faites là, Ganimard. Vous n’avez le droit de tirerqu’en cas de légitime défense… ce pauvre Arsène vous rend doncféroce au point d’oublier tous vos devoirs ?… Allons bon, levoilà qui recommence !… Mais, malheureux, c’est mon chermaître que vous allez frapper.

    Il fit à Sholmès un rempart de son corps, et, debout dans labarque, face à Ganimard :

    – Bien ! Maintenant je suis tranquille… visez là, Ganimard,en plein cœur… plus haut… à gauche… c’est raté… fichu maladroit…encore un coup !… Mais vous tremblez, Ganimard… aucommandement, n’est-ce pas ? Et du sang-froid !… Une,deux, trois, feu !… Raté ! Sacrebleu, le gouvernementvous donne donc des joujoux d’enfant comme pistolets ?

    Il exhiba un long revolver, massif et plat, et, sans viser,tira.

    L’inspecteur porta la main à son chapeau : une balle l’avaittroué.

    – Qu’en dites-vous, Ganimard ? Ah ! cela vient d’unebonne fabrique. Saluez, Messieurs, c’est le revolver de mon nobleami, maître Herlock Sholmès !

    Et, d’un tour de bras, il lança l’arme aux pieds mêmes deGanimard.

    Sholmès ne pouvait s’empêcher de sourire et d’admirer. Queldébordement de vie. Quelle allégresse jeune et spontanée. Et commeil paraissait se divertir ! On eût dit que la sensation dupéril lui causait une joie physique, et que l’existence n’avait pasd’autre but pour cet homme extraordinaire que la recherche dedangers qu’il s’amusait ensuite à conjurer.

    De chaque côté du fleuve, cependant, des gens se massaient, etGanimard et ses hommes suivaient l’embarcation qui se balançait aularge, très doucement entraînée par le courant. C’était la captureinévitable, mathématique.

    – Avouez, maître, s’écria Lupin en se retournant vers l’Anglais,que vous ne donneriez pas votre place pour tout l’or duTransvaal ! C’est que vous êtes au premier rang desfauteuils ! Mais, d’abord et avant tout, le prologue… aprèsquoi nous sauterons d’un coup au cinquième acte, la capture oul’évasion d’Arsène Lupin. Donc, mon cher maître, j’ai une questionà vous poser, et je vous supplie, afin qu’il n’y ait pasd’équivoque, d’y répondre par un oui ou un non. Renoncez à vousoccuper de cette affaire. Il en est encore temps et je puis réparerle mal que vous avez fait. Plus tard je ne le pourrais plus. Est-ceconvenu ?

    – Non.

    La figure de Lupin se contracta. Visiblement cette obstinationl’irritait. Il reprit :

    – J’insiste. Pour vous encore plus que pour moi, j’insiste,certain que vous serez le premier à regretter votre intervention.Une dernière fois, oui ou non ?

    – Non.

    Lupin s’accroupit, déplaça une des planches du fond et, durantquelques minutes, exécuta un travail dont Sholmès ne put discernerla nature. Puis il se releva, s’assit auprès de l’Anglais, et luitint ce langage :

    – Je crois, maître, que nous sommes venus au bord de cetterivière pour des raisons identiques : repêcher l’objet dont Bressons’est débarrassé ? Pour ma part, j’avais donné rendez-vous àquelques camarades, et j’étais sur le point – mon costume sommairel’indique – d’effectuer une petite exploration dans les profondeursde la Seine, quand mes amis m’ont annoncé votre approche. Je vousconfesse d’ailleurs que je n’en fus pas surpris, étant prévenuheure par heure, j’ose le dire, des progrès de votre enquête. C’estsi facile. Dès qu’il se passe, rue Murillo, la moindre chosesusceptible de m’intéresser, vite, un coup de téléphone, et je suisaverti ! Vous comprendrez que, dans ces conditions…

    Il s’arrêta. La planche qu’il avait écartée se soulevaitmaintenant, et, tout autour, de l’eau filtrait par petits jets.

    – Diable, j’ignore comment j’ai procédé, mais j’ai tout lieu depenser qu’il y a une voie d’eau au fond de cette vieilleembarcation. Vous n’avez pas peur, maître ?

    Sholmès haussa les épaules. Lupin continua :

    – Vous comprendrez donc que, dans ces conditions, et sachant paravance que vous rechercheriez le combat d’autant plus ardemment queje m’efforçais, moi, de l’éviter, il m’était plutôt agréabled’engager avec vous une partie dont l’issue est certaine puisquej’ai tous les atouts en main. Et j’ai voulu donner à notrerencontre le plus d’éclat possible, afin que votre défaite fûtuniversellement connue, et qu’une autre comtesse de Crozon ou unautre Baron d’Imblevalle ne fussent pas tentés de solliciter votresecours contre moi. Ne voyez là d’ailleurs, mon cher maître…

    Il s’interrompit de nouveau, et, se servant de ses mains à demifermées comme de lorgnettes, il observa les rives.

    – Bigre ! ils ont frété un superbe canot, un vrai navire deguerre, et les voilà qui font force rames. Avant cinq minutes, cesera l’abordage et je suis perdu. Monsieur Sholmès, un conseil :vous vous jetez sur moi, vous me ficelez et vous me livrez à lajustice de mon pays… ce programme vous plaît-il ?… À moins qued’ici là, nous n’ayons fait naufrage, auquel cas il ne nousresterait plus qu’à préparer notre testament. Qu’enpensez-vous ?

    Leurs regards se croisèrent. Cette fois Sholmès s’expliqua lamanœuvre de Lupin : il avait percé le fond de la barque. Et l’eaumontait.

    Elle gagna les semelles de leurs bottines. Elle recouvrit leurspieds : ils ne firent pas un mouvement.

    Elle dépassa leurs chevilles : l’Anglais saisit sa blague àtabac, roula une cigarette et l’alluma.

    Lupin poursuivit :

    – Et ne voyez là, mon cher maître, que l’humble aveu de monimpuissance à votre égard. C’est m’incliner devant vous qued’accepter les seules batailles où la victoire me soit acquise,afin d’éviter celles dont je n’aurais pas choisi le terrain. C’estreconnaître que Sholmès est l’unique ennemi que je craigne, etproclamer mon inquiétude tant que Sholmès ne sera pas écarté de maroute. Voilà, mon cher maître, ce que je tenais à vous dire,puisque le destin m’accorde l’honneur d’une conversation avec vous.Je ne regrette qu’une chose, c’est que cette conversation ait lieupendant que nous prenons un bain de pieds ! … Situation quimanque de gravité, je le confesse… et que dis-je un bain depieds ! … Un bain de siège plutôt !

    L’eau en effet parvenait au banc où ils étaient assis, et deplus en plus la barque s’enfonçait.

    Sholmès, imperturbable, la cigarette aux lèvres, semblaitabsorbé dans la contemplation du ciel. Pour rien au monde, en facede cet homme environné de périls, cerné par la foule, traqué par lameute des agents, et qui cependant gardait sa belle humeur, pourrien au monde il n’eût consenti à montrer, lui, le plus léger signed’agitation.

    Quoi ! avaient-ils l’air de dire tous deux, s’émeut-on pourde telles futilités ? N’advient-il pas chaque jour que l’on senoie dans un fleuve ? Est-ce là de ces événements qui méritentqu’on y prête attention ? Et l’un bavardait, et l’autrerêvassait, tous deux cachant sous un même masque d’insouciance lechoc formidable de leurs deux orgueils.

    Une minute encore, et ils allaient couler.

    – L’essentiel, formula Lupin, est de savoir si nous couleronsavant ou après l’arrivée des champions de la justice. Tout est là.Car, pour la question du naufrage, elle ne se pose même plus.Maître, c’est l’heure solennelle du testament. Je lègue toute mafortune à Herlock Sholmès, citoyen anglais, à charge pour lui…mais, mon Dieu, qu’ils avancent vite, les champions de lajustice ! Ah les braves gens ! Ils font plaisir à voir.Quelle précision dans le coup de rame ! Tiens, mais c’estvous, brigadier Folenfant ? Bravo ! L’idée du navire deguerre est excellente. Je vous recommanderai à vos supérieurs,brigadier Folenfant… est-ce la médaille que vous souhaitez ?Entendu… c’est chose faite. Et votre camarade Dieuzy, où est-ildonc ? Sur la rive gauche, n’est-ce pas, au milieu d’unecentaine d’indigènes ?… De sorte que, si j’échappe aunaufrage, je suis recueilli à gauche par Dieuzy et ses indigènes,ou bien à droite par Ganimard et les populations de Neuilly.Fâcheux dilemme…

    Il y eut un remous. L’embarcation vira sur elle-même, et Sholmèsdut s’accrocher à l’anneau des avirons.

    – Maître, dit Lupin, je vous supplie d’ôter votre veste. Vousserez plus à l’aise pour nager. Non ? Vous refusez ?Alors je remets la mienne.

    Il enfila sa veste, la boutonna hermétiquement comme celle deSholmès, et soupira :

    – Quel rude homme vous faites ! Et qu’il est dommage quevous vous entêtiez dans une affaire… où vous donnez certes lamesure de vos moyens, mais si vainement ! Vrai, vous gâchezvotre beau génie…

    – Monsieur Lupin, prononça Sholmès, sortant enfin de sonmutisme, vous parlez beaucoup trop, et vous péchez souvent parexcès de confiance et par légèreté.

    – Le reproche est sévère.

    – C’est ainsi que, sans le savoir, vous m’avez fourni, il y a uninstant, le renseignement que je cherchais.

    – Comment ! Vous cherchiez un renseignement et vous ne mele disiez pas !

    – Je n’ai besoin de personne. D’ici trois heures je donnerai lemot de l’énigme à M. et Mme d’Imblevalle. Voilà l’uniqueréponse…

    Il n’acheva pas sa phrase. La barque avait sombré d’un coup, lesentraînant tous deux. Elle émergea aussitôt, retournée, la coque enl’air. Il y eut de grands cris sur les deux rives, puis un silenceanxieux, et soudain de nouvelles exclamations : un des naufragésavait reparu.

    C’était Herlock Sholmès.

    Excellent nageur, il se dirigea à larges brassées vers le canotde Folenfant.

    – Hardi, Monsieur Sholmès, hurla le brigadier, nous y sommes… nefaiblissez pas… on s’occupera de lui après… nous le tenons, allez…un petit effort, Monsieur Sholmès… prenez la corde…

    L’Anglais saisit une corde qu’on lui tendait. Mais, pendantqu’il se hissait à bord, une voix, derrière lui, l’interpella :

    – Le mot de l’énigme, mon cher maître, parbleu oui, vousl’aurez. Je m’étonne même que vous ne l’ayez pas déjà… etaprès ? À quoi cela vous servira-t-il ? C’est justementalors que la bataille sera perdue pour vous…

    À cheval sur la coque dont il venait d’escalader les parois touten pérorant, confortablement installé maintenant, Arsène Lupinpoursuivait son discours avec des gestes solennels, et comme s’ilespérait convaincre son interlocuteur.

    – Comprenez-le bien, mon cher maître, il n’y a rien à faire,absolument rien… vous vous trouvez dans la situation déplorabled’un Monsieur…

    Folenfant l’ajusta :

    – Rendez-vous, Lupin.

    – Vous êtes un malotru, brigadier Folenfant, vous m’avez coupéau milieu d’une phrase. Je disais donc…

    – Rendez-vous, Lupin.

    – Mais sacrebleu, brigadier Folenfant, on ne se rend que si l’onest en danger. Or vous n’avez pas la prétention de croire que jecours le moindre danger !

    – Pour la dernière fois, Lupin, je vous somme de vousrendre.

    – Brigadier Folenfant, vous n’avez nullement l’intention de metuer, tout au plus de me blesser, tellement vous avez peur que jem’échappe. Et si par hasard la blessure était mortelle ? Non,mais pensez à vos remords, malheureux ! À votre vieillesseempoisonnée !…

    Le coup partit.

    Lupin chancela, se cramponna un instant à l’épave, puis lâchaprise et disparût.

    Il était exactement trois heures lorsque ces événements seproduisirent. À six heures précises, ainsi qu’il l’avait annoncé,Herlock Sholmès, vêtu d’un pantalon trop court et d’un veston tropétroit qu’il avait empruntés à un aubergiste de Neuilly, coifféd’une casquette et paré d’une chemise de flanelle à cordelière desoie, entra dans le boudoir de la rue Murillo, après avoir faitprévenir M. et Mme d’Imblevalle qu’il leur demandait unentretien.

    Ils le trouvèrent qui se promenait de long en large. Et il leurparut si comique dans sa tenue bizarre qu’ils durent réprimer uneforte envie de rire. L’air pensif, le dos voûté, il marchait commeun automate, de la fenêtre à la porte, et de la porte à la fenêtre,faisant chaque fois le même nombre de pas, et pivotant chaque foisdans le même sens.

    Il s’arrêta, saisit un bibelot, l’examina machinalement, puisreprit sa promenade.

    Enfin, se plantant devant eux, il demanda :

    – Mademoiselle est-elle ici ?

    – Oui, dans le jardin, avec les enfants.

    – Monsieur le Baron, l’entretien que nous allons avoir étantdéfinitif, je voudrais que Mlle Demun y assistât.

    – Est-ce que, décidément… ?

    – Ayez un peu de patience, Monsieur. La vérité sortiraclairement des faits que je vais exposer devant vous avec le plusde précision possible.

    – Soit. Suzanne, veux-tu ?…

    Mme d’Imblevalle se leva et revint presque aussitôt, accompagnéed’Alice Demun. Mademoiselle, un peu plus pâle que de coutume, restadebout, appuyée contre une table et sans même demander la raisonpour laquelle on l’avait appelée.

    Sholmès ne parut pas la voir, et, se tournant brusquement versM. d’Imblevalle, il articula d’un ton qui n’admettait pas deréplique :

    – Après plusieurs jours d’enquête, Monsieur, et bien quecertains événements aient modifié un instant ma manière de voir, jevous répéterai ce que je vous ai dit dès la première heure : lalampe juive a été volée par quelqu’un qui habite cet hôtel.

    – Le nom du coupable ?

    – Je le connais.

    – Les preuves ?

    – Celles que j’ai suffiront à le confondre.

    – Il ne suffit pas qu’il soit confondu. Il faut encore qu’ilnous restitue…

    – La lampe juive ? Elle est en ma possession.

    – Le collier d’opales ? La tabatière ?…

    – Le collier d’opales, la tabatière, bref tout ce qui vous futdérobé la seconde fois est en ma possession.

    Sholmès aimait ces coups de théâtre et cette manière un peusèche d’annoncer ses victoires.

    De fait le Baron et sa femme semblaient stupéfiés, et leconsidéraient avec une curiosité silencieuse qui était la meilleuredes louanges.

    Il reprit ensuite par le menu le récit de ce qu’il avait faitdurant ces trois jours. Il dit la découverte de l’album, écrivitsur une feuille de papier la phrase formée par les lettresdécoupées, puis raconta l’expédition de Bresson au bord de la Seineet le suicide de l’aventurier, et enfin la lutte que lui, Sholmès,venait de soutenir contre Lupin, le naufrage de la barque et ladisparition de Lupin.

    Quand il eut terminé, le Baron dit à voix basse :

    – Il ne vous reste plus qu’à nous révéler le nom du coupable.Qui donc accusez-vous ?

    – J’accuse la personne qui a découpé les lettres de cetalphabet, et communiqué au moyen de ces lettres avec ArsèneLupin.

    – Comment savez-vous que le correspondant de cette personne estArsène Lupin ?

    – Par Lupin lui-même.

    Il tendit un bout de papier mouillé et froissé. C’était la pageque Lupin avait arrachée de son carnet, dans la barque, et surlaquelle il avait inscrit la phrase.

    – Et remarquez, nota Sholmès, avec satisfaction, que rien nel’obligeait à me donner cette feuille, et, par conséquent, à sefaire reconnaître. Simple gaminerie de sa part, et qui m’arenseigné.

    – Qui vous a renseigné…. dit le Baron. Je ne vois riencependant…

    Sholmès repassa au crayon les lettres et les chiffres.

    CDEHNOPRZEO-237.

    – Eh bien ? fit M. d’Imblevalle, c’est la formule que vousvenez de nous montrer vous-même.

    – Non. Si vous aviez tourné et retourné cette formule dans tousles sens, vous auriez vu du premier coup d’œil, comme je l’ai vu,qu’elle n’est pas semblable à la première.

    – Et en quoi donc ?

    – Elle comprend deux lettres de plus, un E et un O.

    – En effet, je n’avais pas observé…

    – Rapprochez ces deux lettres du C et du H qui nous restaient endehors du mot « répondez » et vous constaterez que le seul motpossible est ECHO.

    – Ce qui signifie ?

    – Ce qui signifie l’Écho de France, le journal deLupin, son organe officiel, celui auquel il réserve ses «communiqués ». Répondez à « l’Écho de France, rubrique dela petite correspondance, numéro 237 ». C’était là le mot del’énigme que j’ai tant cherché, et que Lupin m’a fourni avec tantde bonne grâce. J’arrive des bureaux de l’Écho deFrance.

    – Et vous avez trouvé ?

    – J’ai trouvé toute l’histoire détaillée des relations d’ArsèneLupin et de… sa complice.

    Et Sholmès étala sept journaux ouverts à la quatrième page etdont il détacha les sept lignes suivantes :

    1° ARS. LUP. Dame impl. protect. 540.

    2° 540. Attends explications. A. L.

    3° A. L. Sous domin. ennemie. Perdue.

    4° 540. Ecrivez adresse. Ferai enquête.

    5° A. L. Murillo.

    6° 540. Parc trois heures. Violettes.

    7° 237. Entendu sam. serai dim. mat. parc.

    – Et vous appelez cela une histoire détaillée ! s’écria M.d’Imblevalle…

    – Mon Dieu, oui, et pour peu que vous y prêtiez attention, vousserez de mon avis. Tout d’abord, une dame qui signe 540, implore laprotection d’Arsène Lupin, à quoi Lupin riposte par une demanded’explications. La dame répond qu’elle est sous la domination d’unennemi, de Bresson sans aucun doute, et qu’elle est perdue si l’onne vient à son aide. Lupin, qui se méfie, qui n’ose encores’aboucher avec cette inconnue, exige l’adresse et propose uneenquête. La dame hésite pendant quatre jours – consultez les dates– enfin pressée par les événements, influencée par les menaces deBresson, elle donne le nom de sa rue, Murillo. Le lendemain, ArsèneLupin annonce qu’il sera dans le parc Monceau à trois heures, etprie son inconnue de porter un bouquet de violettes comme signe deralliement. Là, une interruption de huit jours dans lacorrespondance. Arsène Lupin et la dame n’ont pas besoin des’écrire par la voie du journal : ils se voient ou s’écriventdirectement. Le plan est ourdi pour satisfaire aux exigences deBresson, la dame enlèvera la lampe juive. Reste à fixer le jour. Ladame qui, par prudence, correspond à l’aide de mots découpés etcollés, se décide pour le samedi et ajoute : « Répondez Écho 237. »Lupin répond que c’est entendu et qu’il sera en outre le dimanchematin dans le parc. Le dimanche matin, le vol avait lieu.

    – En effet, tout s’enchaîne, approuva le Baron, et l’histoireest complète.

    Sholmès reprit :

    – Donc le vol a lieu. La dame sort le dimanche matin, rendcompte à Lupin de ce qu’elle a fait, et porte à Bresson la lampejuive. Les choses se passent alors comme Lupin l’avait prévu. Lajustice, abusée par une fenêtre ouverte, quatre trous dans la terreet deux éraflures sur un balcon, admet aussitôt l’hypothèse du volpar effraction. La dame est tranquille.

    – Soit, fit le Baron, j’admets cette explication très logique.Mais le second vol…

    – Le second vol fut provoqué par le premier. Les journaux ayantraconté comment la lampe juive avait disparu, quelqu’un eut l’idéede répéter l’agression et de s’emparer de ce qui n’avait pas étéemporté. Et cette fois ce ne fut pas un vol simulé, mais un volréel, avec effraction véritable, escalade, etc.

    – Lupin, bien entendu…

    – Non, Lupin n’agit pas aussi stupidement. Lupin ne tire pas surles gens pour un oui ou un non.

    – Alors qui est-ce ?

    – Bresson, sans aucun doute, et à l’insu de la dame qu’il avaitfait chanter. C’est Bresson qui est entré ici, c’est lui que j’aipoursuivi, c’est lui qui a blessé mon pauvre Wilson.

    – En êtes-vous bien sûr ?

    – Absolument. Un des complices de Bresson lui a écrit hier,avant son suicide, une lettre qui prouve que des pourparlers furentengagés entre ce complice et Lupin pour la restitution de tous lesobjets volés dans votre hôtel. Lupin exigeait tout, « la premièrechose (c’est-à-dire la lampe juive) aussi bien que celles de laseconde affaire ». En outre il surveillait Bresson. Quand celui-cis’est rendu hier soir au bord de la Seine, un des compagnons deLupin le filait en même temps que nous.

    – Qu’allait faire Bresson au bord de la Seine ?

    – Averti des progrès de mon enquête…

    – Averti par qui ?

    – Par la même dame, laquelle craignait à juste titre que ladécouverte de la lampe juive n’amenât la découverte de sonaventure… donc, Bresson averti, réunit en un seul paquet ce quipeut le compromettre, et il le jette dans un endroit où il lui estpossible de le reprendre, une fois le danger passé. C’est au retourque, traqué par Ganimard et par moi, ayant sans doute d’autresforfaits sur la conscience, il perd la tête et se tue.

    – Mais que contenait le paquet ?

    – La lampe juive et vos autres bibelots.

    – Ils ne sont donc pas en votre possession ?

    – Aussitôt après la disparition de Lupin, j’ai profité du bainqu’il m’avait forcé de prendre, pour me faire conduire à l’endroitchoisi par Bresson, et j’ai retrouvé, enveloppé de linge et detoile cirée, ce qui vous fut dérobé. Le voici, sur cette table.

    Sans un mot le Baron coupa les ficelles, déchira d’un coup leslinges mouillés, en sortit la lampe, tourna un écrou placé sous lepied, fit effort des deux mains sur le récipient, le dévissa,l’ouvrit en deux parties égales, et découvrit la chimère en or,rehaussée de rubis et d’émeraudes.

    Elle était intacte.

    Il y avait dans toute cette scène, si naturelle en apparence, etqui consistait en une simple exposition de faits, quelque chose quila rendait effroyablement tragique, c’était l’accusation formelle,directe, irréfutable, que Sholmès lançait à chacune de ses parolescontre Mademoiselle. Et c’était aussi le silence impressionnantd’Alice Demun.

    Pendant cette longue, cette cruelle accumulation de petitespreuves ajoutées les unes aux autres, pas un muscle de son visagen’avait remué, pas un éclair de révolte ou de crainte n’avaittroublé la sérénité de son limpide regard. Que pensait-elle ?Et surtout qu’allait-elle dire à la minute solennelle où il luifaudrait répondre, où il lui faudrait se défendre et briser lecercle de fer dans lequel Herlock Sholmès l’emprisonnait sihabilement ?

    Cette minute avait sonné et la jeune fille se taisait.

    – Parlez ! Parlez donc ! s’écria M. d’Imblevalle.

    Elle ne parla point.

    Il insista :

    – Un mot vous justifierait… un mot de révolte, et je vouscroirai.

    Ce mot, elle ne le dit point.

    Le Baron traversa vivement la pièce, revint sur ses pas,recommença, puis s’adressant à Sholmès :

    – Eh bien non, Monsieur ! Je ne peux pas admettre que cesoit vrai ! Il y a des crimes impossibles ! Et celui-làest en opposition avec tout ce que je sais, tout ce que je voisdepuis un an.

    Il appliqua sa main sur l’épaule de l’Anglais.

    – Mais, vous-même, Monsieur, êtes-vous absolument etdéfinitivement certain de ne pas vous tromper ?

    Sholmès hésita, comme un homme qu’on attaque à l’improviste etdont la riposte n’est pas immédiate. Pourtant il sourit et dit:

    – Seule la personne que j’accuse pouvait, par la situationqu’elle occupe chez vous, savoir que la lampe juive contenait cemagnifique bijou.

    – Je ne veux pas le croire, murmura le Baron.

    – Demandez-le-lui.

    C’était, en effet, la seule chose qu’il n’eût point tentée, dansla confiance aveugle que lui inspirait la jeune fille. Pourtant iln’était plus permis de se soustraire à l’évidence.

    Il s’approcha d’elle, et, les yeux dans les yeux :

    – C’est vous, Mademoiselle ? C’est vous qui avez pris lebijou ? C’est vous qui avez correspondu avec Arsène Lupin etsimulé le vol ?

    Elle répondit :

    – C’est moi, Monsieur.

    Elle ne baissa pas la tête. Sa figure n’exprima ni honte nigêne.

    – Est-ce possible ! murmura M. d’Imblevalle… je n’auraisjamais cru… vous êtes la dernière personne que j’aurais soupçonnée…comment avez-vous fait, malheureuse ?

    Elle dit :

    – J’ai fait ce que M. Sholmès a raconté. La nuit du samedi audimanche, je suis descendue dans ce boudoir, j’ai pris la lampe,et, le matin, je l’ai portée… à cet homme.

    – Mais non, objecta le Baron, ce que vous prétendez estinadmissible.

    – Inadmissible ! Et pourquoi ?

    – Parce que le matin j’ai retrouvé fermée au verrou la porte dece boudoir.

    Elle rougit, perdit contenance et regarda Sholmès comme si ellelui demandait conseil.

    Plus encore que par l’objection du Baron, Sholmès sembla frappépar l’embarras d’Alice Demun. N’avait-elle donc rien àrépondre ? Les aveux qui consacraient l’explication que lui,Sholmès, avait fournie sur le vol de la lampe juive, masquaient-ilsun mensonge que détruisait aussitôt l’examen des faits ?

    Le Baron reprit :

    – Cette porte était fermée. J’affirme que j’ai retrouvé leverrou comme je l’avais mis la veille au soir. Si vous aviez passépar cette porte, ainsi que vous le prétendez, il eût fallu quequelqu’un vous ouvrit de l’intérieur, c’est-à-dire du boudoir ou denotre chambre. Or, il n’y avait personne à l’intérieur de ces deuxpièces… il n’y avait personne que ma femme et moi.

    Sholmès se courba vivement et couvrit son visage de ses deuxmains afin de masquer sa rougeur. Quelque chose comme une lumièretrop brusque l’avait heurté, et il en restait ébloui, mal à l’aise.Tout se dévoilait à lui ainsi qu’un paysage obscur d’où la nuits’écarterait soudain.

    Alice Demun était innocente.

    Alice Demun était innocente. Il y avait là une vérité certaine,aveuglante, et c’était en même temps l’explication de la sorte degêne qu’il éprouvait depuis le premier jour à diriger contre lajeune fille la terrible accusation. Il voyait clair maintenant. Ilsavait. Un geste, et sur le champ la preuve irréfutable s’offriraità lui.

    Il releva la tête et, après quelques secondes, aussinaturellement qu’il le put, il tourna les yeux vers Mmed’Imblevalle.

    Elle était pâle, de cette pâleur inaccoutumée qui vous envahitaux heures implacables de la vie. Ses mains, qu’elle s’efforçait decacher, tremblaient imperceptiblement.

    – Une seconde encore, pensa Sholmès, et elle se trahit.

    Il se plaça entre elle et son mari, avec le désir impérieuxd’écarter l’effroyable danger qui, par sa faute, menaçait cet hommeet cette femme. Mais à la vue du Baron, il tressaillit au plusprofond de son être. La même révélation soudaine qui l’avait éblouide clarté, illuminait maintenant M. d’Imblevalle. Le même travails’opérait dans le cerveau du mari. Il comprenait à son tour !Il voyait !

    Désespérément, Alice Demun se cabra contre la véritéimplacable.

    – Vous avez raison, Monsieur, je faisais erreur… en effet, je nesuis pas entrée par ici. J’ai passé par le vestibule et par lejardin, et c’est à l’aide d’une échelle…

    Effort suprême du dévouement… mais effort inutile ! Lesparoles sonnaient faux. La voix était mal assurée, et la doucecréature n’avait plus ses yeux limpides et son grand air desincérité. Elle baissa la tête, vaincue.

    Le silence fut atroce. Mme d’Imblevalle attendait, livide, touteraidie par l’angoisse et l’épouvante. Le Baron semblait se débattreencore, comme s’il ne voulait pas croire à l’écroulement de sonbonheur.

    Enfin il balbutia :

    – Parle ! Explique-toi ! …

    – Je n’ai rien à te dire, mon pauvre ami, fit-elle très bas etle visage tordu de douleur.

    – Alors… Mademoiselle…

    – Mademoiselle m’a sauvée… par dévouement… par affection… etelle s’accusait…

    – Sauvée de quoi ? De qui ?

    – De cet homme.

    – Bresson ?

    – Oui, c’est moi qu’il tenait par ses menaces… je l’ai connuchez une amie… et j’ai eu la folie de l’écouter… oh rien que tu nepuisses pardonner… cependant j’ai écrit deux lettres… des lettresque tu verras… Je les ai rachetées… tu sais comment. Oh ! Aiepitié de moi… j’ai tant pleuré !

    – Toi ! Toi ! Suzanne !

    Il leva sur elle ses poings serrés, prêt à la battre, prêt à latuer. Mais ses bras retombèrent, et il murmura de nouveau :

    – Toi, Suzanne !… Toi !… Est-ce possible !…

    Par petites phrases hachées, elle raconta la navrante et banaleaventure, son réveil effaré devant l’infamie du personnage, sesremords, son affolement, et elle dit aussi la conduite admirabled’Alice, la jeune fille devinant le désespoir de sa maîtresse, luiarrachant sa confession, écrivant à Lupin, et organisant cettehistoire de vol pour la sauver des griffes de Bresson.

    – Toi, Suzanne, toi… répétait M. d’Imblevalle, courbé en deux,terrassé… comment as-tu pu ?…

    Le soir de ce même jour, le steamer Ville-de-Londres qui fait leservice entre Calais et Douvres, glissait lentement sur l’eauimmobile. La nuit était obscure et calme. Des nuages paisibles sedevinaient au-dessus du bateau, et, tout autour, de légers voilesde brume le séparaient de l’espace infini où devait s’épandre lablancheur de la lune et des étoiles.

    La plupart des passagers avaient regagné les cabines et lessalons. Quelques-uns cependant, plus intrépides, se promenaient surle pont ou bien sommeillaient au fond de larges rocking-chairs etsous d’épaisses couvertures. On voyait çà et là des lueurs decigares, et l’on entendait, mêlé au souffle doux de la brise, lemurmure de voix qui n’osaient s’élever dans le grand silencesolennel.

    Un des passagers, qui déambulait d’un pas régulier le long desbastingages, s’arrêta près d’une personne étendue sur un banc,l’examina, et, comme cette personne remuait un peu, il lui dit:

    – Je croyais que vous dormiez, Mademoiselle Alice.

    – Non, non, Monsieur Sholmès, je n’ai pas envie de dormir. Jeréfléchis.

    – À quoi ? Est-ce indiscret de vous le demander ?

    – Je pensais à Mme d’Imblevalle. Elle doit être si triste !Sa vie est perdue.

    – Mais non, mais non, dit-il vivement. Son erreur n’est pas decelles qu’on ne pardonne pas. M. d’Imblevalle oubliera cettedéfaillance. Déjà, quand nous sommes partis, il la regardait moinsdurement.

    – Peut-être… mais l’oubli sera long… et elle souffre.

    – Vous l’aimez beaucoup ?

    – Beaucoup. C’est cela qui m’a donné tant de force pour sourirequand je tremblais de peur, pour vous regarder en face quandj’aurais voulu fuir vos yeux.

    – Et vous êtes malheureuse de la quitter ?

    – Très malheureuse. Je n’ai ni parents, ni amis… je n’avaisqu’elle.

    – Vous aurez des amis, dit l’Anglais, que ce chagrinbouleversait, je vous en fais la promesse… j’ai des relations…beaucoup d’influence… je vous assure que vous ne regretterez pasvotre situation.

    – Peut-être, mais Mme d’Imblevalle ne sera plus là…

    Ils n’échangèrent pas d’autres paroles. Herlock Sholmès fitencore deux ou trois tours sur le pont, puis revint s’installerauprès de sa compagne de voyage.

    Le rideau de brume se dissipait et les nuages semblaient sedisjoindre au ciel. Des étoiles scintillèrent.

    Sholmès tira sa pipe du fond de son macfarlane, la bourra etfrotta successivement quatre allumettes sans réussir à lesenflammer. Comme il n’en avait pas d’autres, il se leva et dit à unMonsieur qui se trouvait assis à quelques pas :

    – Auriez-vous un peu de feu, s’il vous plaît ?

    Le Monsieur ouvrit une boîte de tisons et frotta. Tout de suiteune flamme jaillit. À sa lueur, Sholmès aperçut Arsène Lupin.

    S’il n’y avait pas eu chez l’Anglais un tout petit geste, unimperceptible geste de recul, Lupin aurait pu supposer que saprésence à bord était connue de Sholmès, tellement celui-ci restamaître de lui, et tellement fut naturelle l’aisance avec laquelleil tendit la main à son adversaire.

    – Toujours en bonne santé, Monsieur Lupin ?

    – Bravo ! s’exclama Lupin, à qui un tel empire sur soi-mêmearracha un cri d’admiration.

    – Bravo ?… Et pourquoi ?

    – Comment, pourquoi ? Vous me voyez réapparaître devantvous, comme un fantôme, après avoir assisté à mon plongeon dans laSeine – et par orgueil, par un miracle d’orgueil que je qualifieraide tout britannique, vous n’avez as un mouvement de stupeur, pas unmot de surprise ! Ma foi, je le répète, bravo, c’estadmirable !

    – Ce n’est pas admirable. À votre façon de tomber de la barque,j’ai fort bien vu que vous tombiez volontairement et que vousn’étiez pas atteint par la balle du brigadier.

    – Et vous êtes parti sans savoir ce que je devenais ?

    – Ce que vous deveniez ? Je le savais. Cinq cents personnescommandaient les deux rives sur un espace d’un kilomètre. Du momentque vous échappiez à la mort, votre capture était certaine.

    – Pourtant, me voici.

    – Monsieur Lupin, il y a deux hommes au monde de qui rien nepeut m’étonner : moi d’abord et vous ensuite.

    La paix était conclue.

    Si Sholmès n’avait point réussi dans ses entreprises contreArsène Lupin, si Lupin demeurait l’ennemi exceptionnel qu’ilfallait définitivement renoncer à saisir, si au cours desengagements il conservait toujours la supériorité, l’Anglais n’enavait pas moins, par sa ténacité formidable, retrouvé la lampejuive comme il avait retrouvé le diamant bleu. Peut-être cette foisle résultat était-il moins brillant, surtout au point de vue dupublic, puisque Sholmès était obligé de taire les circonstancesdans lesquelles la lampe juive avait été découverte, et deproclamer qu’il ignorait le nom du coupable. Mais d’homme à homme,de Lupin à Sholmès, de policier à cambrioleur, il n’y avait entoute équité ni vainqueur ni vaincu. Chacun d’eux pouvait prétendreà d’égales victoires.

    Ils causèrent donc, en adversaires courtois qui ont déposé leursarmes et qui s’estiment à leur juste valeur.

    Sur la demande de Sholmès, Lupin raconta son évasion.

    – Si tant est, dit-il, que l’on puisse appeler cela une évasion.Ce fut si simple ! Mes amis veillaient, puisqu’on s’étaitdonné rendez-vous pour repêcher la lampe juive. Aussi, après êtreresté une bonne demi-heure sous la coque renversée de la barque,j’ai profité d’un instant où Folenfant et ses hommes cherchaientmon cadavre le long des rives, et je suis remonté sur l’épave. Mesamis n’ont eu qu’à me cueillir au passage dans leur canotautomobile, et à filer sous l’œil ahuri des cinq cents curieux, deGanimard et de Folenfant.

    – Très joli ! s’écria Sholmès… tout à fait réussi !…Et maintenant vous avez à faire en Angleterre ?

    – Oui, quelques règlements de comptes… mais j’oubliais… M.d’Imblevalle ?

    – Il sait tout.

    – Ah ! Mon cher maître, que vous avais-je dit ? Le malest irréparable maintenant. N’eût-il pas mieux valu me laisser agirà ma guise ? Encore un jour ou deux, et je reprenais à Bressonla lampe juive et les bibelots, je les renvoyais aux d’Imblevalle,et ces deux braves gens eussent achevé de vivre paisiblement l’unauprès de l’autre. Au lieu de cela…

    – Au lieu de cela, ricana Sholmès, j’ai brouillé les cartes etporté la discorde au sein d’une famille que vous protégiez.

    – Mon Dieu, oui, que je protégeais ! Est-il indispensablede toujours voler, duper et faire le mal ?

    – Alors, vous faites le bien aussi ?

    – Quand j’ai le temps. Et puis ça m’amuse. Je trouve extrêmementdrôle que, dans l’aventure qui nous occupe, je sois le bon géniequi secoure et qui sauve, et vous le mauvais génie qui apporte ledésespoir et les larmes.

    – Les larmes ! Les larmes ! protesta l’Anglais.

    – Certes ! Le ménage d’Imblevalle est démoli et Alice Demunpleure.

    – Elle ne pouvait plus rester… Ganimard eût fini par ladécouvrir… et par elle on remontait jusqu’à Mme d’Imblevalle.

    – Tout à fait de votre avis, maître, mais à qui lafaute ?

    Deux hommes passèrent devant eux. Sholmès dit à Lupin, d’unevoix dont le timbre semblait légèrement altéré :

    – Vous savez qui sont ces gentlemen ?

    – J’ai cru reconnaître le commandant du bateau.

    – Et l’autre ?

    – J’ignore.

    – C’est M. Austin Gilett. Et M. Austin Gilett occupe enAngleterre une situation qui correspond à celle de M. Dudouis,votre chef de la Sûreté.

    – Ah quelle chance ! Seriez-vous assez aimable pour meprésenter ? M. Dudouis est un de mes bons amis, et je seraisheureux d’en pouvoir dire autant de M. Austin Gilett.

    Les deux gentlemen reparurent.

    – Et si je vous prenais au mot, Monsieur Lupin ? ditSholmès en se levant.

    Il avait saisi le poignet d’Arsène Lupin et le serrait d’unemain de fer.

    – Pourquoi serrer si fort, maître ? Je suis tout prêt àvous suivre.

    Il se laissait, de fait, entraîner sans la moindre résistance.Les deux gentlemen s’éloignaient.

    Sholmès doubla le pas. Ses ongles pénétraient dans la chair mêmede Lupin.

    – Allons… allons… proférait-il sourdement dans une sorte de hâtefiévreuse à tout régler le plus vite possible… allons ! Plusvite que cela.

    Mais il s’arrêta net : Alice Demun les avait suivis.

    – Que faites-vous, Mademoiselle ! C’est inutile… ne venezpas !

    Ce fut Lupin qui répondit :

    – Je vous prie de remarquer, maître, que Mademoiselle ne vientpas de son plein gré. Je lui serre le poignet avec une énergiesemblable à celle que vous déployez à mon égard.

    – Et pourquoi ?

    – Comment ! Mais je tiens absolument à la présenter aussi.Son rôle dans l’histoire de la lampe juive est encore plusimportant que le mien. Complice d’Arsène Lupin, complice deBresson, elle devra également raconter l’aventure de la Baronned’Imblevalle, ce qui intéressera prodigieusement la justice… etvous aurez de la sorte poussé votre bienfaisante interventionjusqu’à ses dernières limites, généreux Sholmès.

    L’Anglais avait lâché le poignet de son prisonnier. Lupin libéraMademoiselle.

    Ils restèrent quelques secondes immobiles, les uns en face desautres. Puis Sholmès regagna son banc et s’assit. Lupin et la jeunefille reprirent leurs places.

    Un long silence les divisa. Et Lupin dit :

    – Voyez-vous, maître, quoi que nous fassions, nous ne seronsjamais du même bord. Vous êtes d’un côté du fossé, moi de l’autre.On peut se saluer, se tendre la main, converser un moment, mais lefossé est toujours là. Toujours vous serez Herlock Sholmès,détective, et moi Arsène Lupin, cambrioleur. Et toujours HerlockSholmès obéira, plus ou moins spontanément, avec plus ou moinsd’à-propos, à son instinct de détective, qui est de s’acharneraprès le cambrioleur et de le « fourrer dedans » si possible. Ettoujours Arsène Lupin sera conséquent avec son âme de cambrioleuren évitant la poigne du détective, et en se moquant de lui si fairese peut. Et cette fois, faire se peut ! Ah ! ah !ah !

    Il éclata de rire, un rire narquois, cruel et détestable…

    Puis, soudain grave, il se pencha vers la jeune fille.

    – Soyez sûre, Mademoiselle, que, même réduit à la dernièreextrémité, je ne vous eusse pas trahie. Arsène Lupin ne trahitjamais, surtout ceux qu’il aime et qu’il admire. Et vous mepermettrez de vous dire que j’aime et que j’admire la vaillante etchère créature que vous êtes.

    Il tira de son portefeuille une carte de visite, la déchira endeux, en tendit une moitié à la jeune fille, et, d’une même voixémue et respectueuse :

    – Si M. Sholmès ne réussit pas dans ses démarches, Mademoiselle,présentez-vous chez lady Strongborough (vous trouverez facilementson domicile actuel) et remettez-lui cette moitié de carte, en luiadressant ces deux mots « souvenir fidèle ». Lady Strongboroughvous sera dévouée comme une sœur.

    – Merci, dit la jeune fille, j’irai demain chez cette dame.

    – Et maintenant, maître, s’écria Lupin du ton satisfait d’unMonsieur qui a rempli son devoir, je vous souhaite une bonne nuit.Nous avons une heure encore de traversée. J’en profite.

    Il s’étendit tout de son long, et croisa ses mains derrière satête.

    Le ciel s’était ouvert devant la lune. Autour des étoiles et auras de la mer, sa clarté radieuse s’épanouissait. Elle flottaitdans l’eau, et l’immensité, où se dissolvaient les derniers nuages,semblait lui appartenir.

    La ligne des côtes se détacha de l’horizon obscur. Des passagersremontèrent. Le pont se couvrit de monde. M. Austin Gilett passa encompagnie de deux individus que Sholmès reconnut pour des agents dela police anglaise.

    Sur son banc, Lupin dormait…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    de Maurice Leblanc
    Partie 1
    La double vie d’Arsène Lupin

    Chapitre 1Le massacre
    1.
    M. Kesselbach s’arrêta net au seuil du salon, prit le bras de son secrétaire, et murmura d’une voix inquiète :

    – Chapman, on a encore pénétré ici.

    – Voyons, voyons, monsieur, protesta le secrétaire, vous venez vous-même d’ouvrir la porte de l’antichambre, et, pendant que nous déjeunions au restaurant, la clef n’a pas quitté votre poche.

    – Chapman, on a encore pénétré ici, répéta M. Kesselbach. Il montra un sac de voyage qui se trouvait sur la cheminée.

    – Tenez, la preuve est faite. Ce sac était fermé. Il ne l’est plus.

    Chapman objecta :

    – Êtes-vous bien sûr de l’avoir fermé, monsieur ?D’ailleurs, ce sac ne contient que des bibelots sans valeur, des objets de toilette…

    – Il ne contient que cela parce que j’en ai retiré monportefeuille avant de sortir, par précaution, sans quoi… Non, jevous le dis, Chapman, on a pénétré ici pendant que nousdéjeunions.

    Au mur, il y avait un appareil téléphonique. Il décrocha lerécepteur.

    – Allô ! C’est pour M. Kesselbach, l’appartement 415. C’estcela Mademoiselle, veuillez demander la Préfecture de police,Service de la Sûreté… Vous n’avez pas besoin du numéro, n’est-cepas ? Bien, merci… J’attends à l’appareil.

    Une minute après, il reprenait :

    – Allô ? allô ? Je voudrais dire quelques mots à M.Lenormand, le chef de la Sûreté. C’est de la part de M. Kesselbach…Allô ? Mais oui, M. le chef de la Sûreté sait de quoi ils’agit. C’est avec son autorisation que je téléphone… Ah ! iln’est pas là… À qui ai-je l’honneur de parler ? M. Gourel,inspecteur de police… Mais il me semble, monsieur Gourel, que vousassistiez, hier, à mon entrevue avec M. Lenormand… Eh bien !monsieur, le même fait s’est reproduit aujourd’hui. On a pénétrédans l’appartement que j’occupe. Et si vous veniez dès maintenant,vous pourriez peut-être découvrir, d’après les indices… D’ici uneheure ou deux ? Parfaitement. Vous n’aurez qu’à vous faireindiquer l’appartement 415. Encore une fois, merci !

    De passage à Paris, Rudolf Kesselbach, le roi du diamant, commeon l’appelait – ou, selon son autre surnom, le Maître du Cap -, lemultimillionnaire Rudolf Kesselbach (on estimait sa fortune à plusde cent millions), occupait depuis une semaine, au quatrième étagedu Palace-Hôtel, l’appartement 415, composé de trois pièces, dontles deux plus grandes à droite, le salon et la chambre principale,avaient vue sur l’avenue, et dont l’autre, à gauche, qui servait ausecrétaire Chapman, prenait jour sur la rue de Judée.

    À la suite de cette chambre, cinq pièces étaient retenues pourMme Kesselbach, qui devait quitter Monte-Carlo, où elle se trouvaitactuellement, et rejoindre son mari au premier signal decelui-ci.

    Durant quelques minutes, Rudolf Kesselbach se promena d’un airsoucieux. C’était un homme de haute taille, coloré de visage, jeuneencore, auquel des yeux rêveurs, dont on apercevait le bleu tendreà travers des lunettes d’or, donnaient une expression de douceur etde timidité, qui contrastait avec l’énergie du front carré et de lamâchoire osseuse.

    Il alla vers la fenêtre : elle était fermée. Du reste, commentaurait-on pu s’introduire par là ? Le balcon particulier quientourait l’appartement s’interrompait à droite ; et, àgauche, il était séparé par un refend de pierre des balcons de larue de Judée.

    Il passa dans sa chambre : elle n’avait aucune communicationavec les pièces voisines. Il passa dans la chambre de sonsecrétaire : la porte qui s’ouvrait sur les cinq pièces réservées àMme Kesselbach était close, et le verrou poussé.

    – Je n’y comprends rien, Chapman, voilà plusieurs fois que jeconstate ici des choses… des choses étranges, vous l’avouerez.Hier, c’était ma canne qu’on a dérangée… Avant-hier, on acertainement touché à mes papiers, et cependant comment serait-ilpossible ?

    – C’est impossible, monsieur, s’écria Chapman, dont la placidefigure d’honnête homme ne s’animait d’aucune inquiétude. Voussupposez, voilà tout… vous n’avez aucune preuve, rien que desimpressions… Et puis quoi ! on ne peut pénétrer dans cetappartement que par l’antichambre. Or, vous avez fait faire uneclef spéciale le jour de votre arrivée, et il n’y a que votredomestique Edwards qui en possède le double. Vous avez confiance enlui ?

    – Parbleu ! depuis dix ans qu’il est à mon service MaisEdwards déjeune en même temps que nous, et c’est un tort. Àl’avenir, il ne devra descendre qu’après notre retour.

    Chapman haussa légèrement les épaules. Décidément, le Maître duCap devenait quelque peu bizarre avec ses craintes inexpliquées.Quel risque court-on dans un hôtel, alors surtout qu’on ne gardesur soi ou près de soi aucune valeur, aucune somme d’argentimportante ?

    Ils entendirent la porte du vestibule qui s’ouvrait. C’étaitEdwards.

    M. Kesselbach l’appela.

    – Vous êtes en livrée, Edwards ? Ah ! bien ! Jen’attends pas de visite aujourd’hui, Edwards ou plutôt si, unevisite, celle de M. Gourel. D’ici là, restez dans le vestibule etsurveillez la porte. Nous avons à travailler sérieusement, M.Chapman et moi.

    Le travail sérieux dura quelques instants pendant lesquels M.Kesselbach examina son courrier, parcourut trois ou quatre lettreset indiqua les réponses qu’il fallait faire. Mais soudain Chapman,qui attendait, la plume levée, s’aperçut que M. Kesselbach pensaità autre chose qu’à son courrier. Il tenait entre ses doigts, etregardait attentivement, une épingle noire recourbée en formed’hameçon.

    – Chapman, fit-il, voyez ce que j’ai trouvé sur la table. Il estévident que cela signifie quelque chose, cette épingle recourbée.Voilà une preuve, une pièce à conviction. Et vous ne pouvez plusprétendre qu’on n’ait pas pénétré dans ce salon. Car enfin, cetteépingle n’est pas venue là toute seule.

    – Certes non, répondit le secrétaire, elle y est venue grâce àmoi.

    – Comment ?

    – Oui, c’est une épingle qui fixait ma cravate à mon col. Jel’ai retirée hier soir tandis que vous lisiez, et l’ai torduemachinalement.

    M. Kesselbach se leva, très vexé, fit quelques pas, ets’arrêtant :

    – Vous riez sans doute, Chapman, et vous avez raison… Je ne leconteste pas, je suis plutôt excentrique, depuis mon dernier voyageau Cap. C’est que voilà… vous ne savez pas ce qu’il y a de nouveaudans ma vie… un projet formidable… une chose énorme que je ne voisencore que dans les brouillards de l’avenir, mais qui se dessinepourtant et qui sera colossale Ah ! Chapman, vous ne pouvezpas imaginer. L’argent, je m’en moque, j’en ai… j’en ai trop… Maiscela, c’est davantage, c’est la puissance, la force, l’autorité. Sila réalité est conforme à ce que je pressens, je ne serai plusseulement le Maître du Cap, mais le maître aussi d’autres royaumes…Rudolf Kesselbach, le fils du chaudronnier d’Augsbourg, marchera depair avec bien des gens qui, jusqu’ici, le traitaient de haut Ilaura même le pas sur eux, Chapman, il aura le pas sur eux, soyez-encertain et si jamais…

    Il s’interrompit, regarda Chapman comme s’il regrettait d’enavoir trop dit, et cependant, entraîné par son élan, il conclut:

    – Vous comprenez, Chapman, les raisons de mon inquiétude… Il y alà, dans le cerveau, une idée qui vaut cher et cette idée, on lasoupçonne peut-être et l’on m’épie j’en ai la conviction…

    Une sonnerie retentit.

    – Le téléphone, dit Chapman.

    – Est-ce que, par hasard, murmura M. Kesselbach, ce serait…

    Il prit l’appareil.

    – Allô ? De la part de qui ? Le Colonel ?Ah ! Eh bien ! oui, c’est moi Il y a du nouveau ?Parfait Alors je vous attends Vous viendrez avec vos hommes ?Parfait… Allô ! Non, nous ne serons pas dérangés, je vaisdonner les ordres nécessaires… C’est donc si grave ? Je vousrépète que la consigne sera formelle, mon secrétaire et mondomestique garderont la porte, et personne n’entrera. Vousconnaissez le chemin, n’est-ce pas ? Par conséquent, ne perdezpas une minute.

    Il raccrocha le récepteur, et aussitôt :

    – Chapman, deux messieurs vont venir Oui, deux messieurs…Edwards les introduira…

    – Mais M. Gourel le brigadier…

    – Il arrivera plus tard, dans une heure Et puis, quand même, ilspeuvent se rencontrer. Donc, dites à Edwards d’aller dès maintenantau bureau et de prévenir. Je n’y suis pour personne sauf pour deuxmessieurs, le Colonel et son ami, et pour M. Gourel. Qu’on inscriveles noms.

    Chapman exécuta l’ordre. Quand il revint, il trouva M.Kesselbach qui tenait à la main une enveloppe, ou plutôt une petitepochette de maroquin noir, vide sans doute, à en juger parl’apparence. Il semblait hésiter, comme s’il ne savait qu’en faire.Allait-il la mettre dans sa poche ou la déposer ailleurs ?Enfin, il s’approcha de la cheminée et jeta l’enveloppe de cuirdans son sac de voyage.

    – Finissons le courrier, Chapman. Nous avons dix minutes.Ah ! une lettre de Mme Kesselbach. Comment se fait-il que vousne me l’ayez pas signalée, Chapman ? Vous n’aviez donc pasreconnu l’écriture ?

    Il ne cachait pas l’émotion qu’il éprouvait à toucher et àcontempler cette feuille de papier que sa femme avait tenue entreses doigts, et où elle avait mis un peu de sa pensée secrète. Il enrespira le parfum, et, l’ayant décachetée, lentement il la lut, àmi-voix, par bribes que Chapman entendait :

    – Un peu lasse, je ne quitte pas la chambre… je m’ennuie, quandpourrai-je vous rejoindre ? Votre télégramme sera lebienvenu…

    – Vous avez télégraphié ce matin, Chapman ? Ainsi donc MmeKesselbach sera ici demain mercredi.

    Il paraissait tout joyeux, comme si le poids de ses affaires setrouvait subitement allégé, et qu’il fût délivré de touteinquiétude. Il se frotta les mains et respira largement, en hommefort, certain de réussir, en homme heureux, qui possédait lebonheur et qui était de taille à se défendre.

    – On sonne, Chapman, on a sonné au vestibule. Allez voir.

    Mais Edwards entra et dit :

    – Deux messieurs demandent monsieur. Ce sont les personnes…

    – Je sais. Elles sont là, dans l’antichambre ?

    – Oui, monsieur.

    – Refermez la porte de l’antichambre, et n’ouvrez plus sauf à M.Gourel, brigadier de la Sûreté. Vous, Chapman, allez chercher cesmessieurs, et dites-leur que je voudrais d’abord parler au Colonel,au Colonel seul.

    Edwards et Chapman sortirent, en ramenant sur eux la porte dusalon.

    Rudolf Kesselbach se dirigea vers la fenêtre et appuya son frontcontre la vitre. Dehors, tout au-dessous de lui, les voitures etles automobiles roulaient dans les sillons parallèles, que marquaitla double ligne de refuges. Un clair soleil de printemps faisaitétinceler les cuivres et les vernis. Aux arbres un peu de verdures’épanouissait, et les bourgeons des marronniers commençaient àdéplier leurs petites feuilles naissantes.

    – Que diable fait Chapman ? murmura Kesselbach Depuis letemps qu’il parlemente !

    Il prit une cigarette sur la table puis, l’ayant allumée, iltira quelques bouffées. Un léger cri lui échappa. Près de lui,debout, se tenait un homme qu’il ne connaissait point.

    Il recula d’un pas.

    – Qui êtes-vous ?

    L’homme – c’était un individu correctement habillé, plutôtélégant, noir de cheveux et de moustache, les yeux durs –, l’hommericana :

    – Qui je suis ? Mais, le Colonel

    – Mais non, mais non, celui que j’appelle ainsi, celui quim’écrit sous cette signature de convention ce n’est pas vous.

    – Si, si l’autre n’était que… Mais, voyez-vous, mon chermonsieur, tout cela n’a aucune importance. L’essentiel c’est quemoi, je sois moi. Et je vous jure que je le suis.

    – Mais enfin, monsieur, votre nom ?

    – Le Colonel jusqu’à nouvel ordre. Une peur croissanteenvahissait M. Kesselbach. Qui était cet homme ? Que luivoulait-il ? Il appela :

    – Chapman !

    – Quelle drôle d’idée d’appeler ! Ma société ne vous suffitpas ?

    – Chapman ! répéta M. Kesselbach. Chapman !Edwards !

    – Chapman ! Edwards ! dit à son tour l’inconnu. Quefaites-vous donc, mes amis ? On vous réclame.

    – Monsieur, je vous prie, je vous ordonne de me laisserpasser.

    – Mais, mon cher monsieur, qui vous en empêche ?

    Il s’effaça poliment. M. Kesselbach s’avança vers la porte,l’ouvrit, et brusquement sauta en arrière. Devant cette porte il yavait un autre homme, le pistolet au poing. Il balbutia :

    – Edwards Chap…

    Il n’acheva pas. Il avait aperçu dans un coin de l’antichambre,étendus l’un près de l’autre, bâillonnés et ficelés, son secrétaireet son domestique.

    M. Kesselbach, malgré sa nature inquiète, impressionnable, étaitbrave, et le sentiment d’un danger précis, au lieu de l’abattre,lui rendait tout son ressort et toute son énergie.

    Doucement, tout en simulant l’effroi, la stupeur, il recula versla cheminée et s’appuya contre le mur. Son doigt cherchait lasonnerie électrique. Il trouva et pressa le bouton longuement.

    – Et après ? fit l’inconnu.

    Sans répondre, M. Kesselbach continua d’appuyer.

    – Et après ? Vous espérez qu’on va venir, que tout l’hôtelest en rumeur parce que vous pressez ce bouton ? Mais, monpauvre monsieur, retournez-vous donc, et vous verrez que le fil estcoupé.

    M. Kesselbach se retourna vivement, comme s’il voulait se rendrecompte, mais, d’un geste rapide, il s’empara du sac de voyage,plongea la main, saisit un revolver, le braqua sur l’homme ettira.

    – Bigre ! fit celui-ci, vous chargez donc vos armes avec del’air et du silence ?

    Une seconde fois le chien claqua, puis une troisième. Aucunedétonation ne se produisit.

    – Encore trois coups, roi du Cap. Je ne serai content que quandj’aurai six balles dans la peau. Comment ! vous yrenoncez ? Dommage le carton s’annonçait bien.

    Il agrippa une chaise par le dossier, la fit tournoyer, s’assità califourchon, et montrant un fauteuil à M. Kesselbach :

    – Prenez donc la peine de vous asseoir, cher monsieur, et faitesici comme chez vous. Une cigarette ? Pour moi, non. Je préfèreles cigares.

    Il y avait une boîte sur la table. Il choisit un Upman blond etbien façonné, l’alluma et, s’inclinant :

    – Je vous remercie. Ce cigare est délicieux. Et maintenant,causons, voulez-vous ?

    Rudolf Kesselbach écoutait avec stupéfaction. Quel était cetétrange personnage ? À le voir si paisible cependant, et siloquace, il se rassurait peu à peu et commençait à croire que lasituation pourrait se dénouer sans violence ni brutalité. Il tirade sa poche un portefeuille, le déplia, exhiba un paquetrespectable de bank-notes et demanda :

    – Combien ?

    L’autre le regarda d’un air ahuri, comme s’il avait de la peineà comprendre. Puis au bout d’un instant, appela :

    – Marco !

    L’homme au revolver s’avança.

    – Marco, monsieur a la gentillesse de t’offrir ces quelqueschiffons pour ta bonne amie. Accepte, Marco.

    Tout en braquant son revolver de la main droite, Marco tendit lamain gauche, reçut les billets et se retira.

    – Cette question réglée selon votre désir, reprit l’inconnu,venons au but de ma visite. Je serai bref et précis. Je veux deuxchoses. D’abord une petite enveloppe en maroquin noir, que vousportez généralement sur vous. Ensuite, une cassette d’ébène qui,hier encore, se trouvait dans le sac de voyage. Procédons parordre. L’enveloppe de maroquin ?

    – Brûlée.

    L’inconnu fronça le sourcil. Il dut avoir la vision des bonnesépoques où il y avait des moyens péremptoires de faire parler ceuxqui s’y refusent.

    – Soit. Nous verrons ça. Et la cassette d’ébène ?

    – Brûlée.

    – Ah ! gronda-t-il, vous vous payez ma tête mon bravehomme.

    Il lui tordit le bras d’une façon implacable.

    – Hier, Rudolf Kesselbach, hier, vous êtes entré au CréditLyonnais, sur le boulevard des Italiens, en dissimulant un paquetsous votre pardessus. Vous avez loué un coffre-fort Précisons : lecoffre numéro 16, travée 9. Après avoir signé et payé, vous êtesdescendu dans les sous-sols, et, quand vous êtes remonté, vousn’aviez plus votre paquet. Est-ce exact ?

    – Absolument.

    – Donc, la cassette et l’enveloppe sont au Crédit Lyonnais.

    – Non.

    – Donnez-moi la clef de votre coffre.

    – Non.

    – Marco !

    Marco accourut.

    – Vas-y, Marco. Le quadruple nœud.

    Avant même qu’il eût le temps de se mettre sur la défensive,Rudolf Kesselbach fut enserré dans un jeu de cordes qui luimeurtrirent les chairs dès qu’il voulut se débattre. Ses brasfurent immobilisés derrière son dos, son buste attaché au fauteuilet ses jambes entourées de bandelettes comme les jambes d’unemomie.

    – Fouille, Marco.

    Marco fouilla. Deux minutes après, il remettait à son chef unepetite clef plate, nickelée, qui portait les numéros 16 et 9.

    – Parfait. Pas d’enveloppe de maroquin ?

    – Non, patron.

    – Elle est dans le coffre. Monsieur Kesselbach, veuillez me direle chiffre secret.

    – Non.

    – Vous refusez ?

    – Oui.

    – Marco ?

    – Patron ?

    – Applique le canon de ton revolver sur la tempe demonsieur.

    – Ça y est.

    – Appuie ton doigt sur la détente.

    – Voilà.

    – Eh bien ! mon vieux Kesselbach, es-tu décidé àparler ?

    – Non.

    – Tu as dix secondes, pas une de plus. Marco ?

    – Patron ?

    – Dans dix secondes tu feras sauter la cervelle de monsieur.

    – Entendu.

    – Kesselbach, je compte : une, deux, trois, quatre, cinq,six…

    Rudolf Kesselbach fit un signe :

    – Tu veux parler ?

    – Oui.

    – Il était temps. Alors, le chiffre, le mot de laserrure ?

    – Dolor.

    – Dolor… Douleur… Mme Kesselbach ne s’appelle-t-ellepas Dolorès ? Chéri, va… Marco, tu vas faire ce qui estconvenu… Pas d’erreur, hein ? Je répète… Tu vas rejoindreJérôme au bureau où tu sais, tu lui remettras le clef et tu luidiras le mot d’ordre : Dolor. Vous irez ensemble au CréditLyonnais. Jérôme entrera seul, signera le registre d’identité,descendra dans les caves, et emportera tout ce qui se trouve dansle coffre-fort. Compris ?

    – Oui, patron. Mais si par hasard le coffre n’ouvre pas, si lemot « Dolor »…

    – Silence, Marco. Au sortir du Crédit Lyonnais, tu lâcherasJérôme, tu rentreras chez toi, et tu me téléphoneras le résultat del’opération. Si par hasard le mot « Dolor » n’ouvre pas le coffre,nous aurons, mon ami Kesselbach et moi, un petit entretien suprême.Kesselbach, tu es sûr de ne t’être point trompé ?

    – Oui.

    – C’est qu’alors tu escomptes la nullité de la perquisition.Nous verrons ça. File, Marco.

    – Mais vous, patron ?

    – Moi, je reste. Oh ! ne crains rien. Je n’ai jamais couruaussi peu de danger. N’est-ce pas, Kesselbach, la consigne estformelle ?

    – Oui.

    – Diable, tu me dis ça d’un air bien empressé. Est-ce que tuaurais cherché à gagner du temps ? Alors je serais pris aupiège, comme un idiot ?

    Il réfléchit, regarda son prisonnier et conclut :

    – Non ce n’est pas possible, nous ne serons pas dérangés Iln’avait pas achevé ce mot que la sonnerie du vestibule retentit.Violemment il appliqua sa main sur la bouche de RudolfKesselbach.

    – Ah ! vieux renard, tu attendais quelqu’un !

    Les yeux du captif brillaient d’espoir. On l’entendit ricaner,sous la main qui l’étouffait. L’homme tressaillit de rage.

    – Tais-toi sinon, je t’étrangle. Tiens, Marco, bâillonne-le.Fais vite… Bien.

    On sonna de nouveau. Il cria, comme s’il était, lui, RudolfKesselbach, et qu’Edwards fût encore là :

    – Ouvrez donc, Edwards.

    Puis il passa doucement dans le vestibule, et, à voix basse,désignant le secrétaire et le domestique :

    – Marco, aide-moi à pousser ça dans la chambre là, de manièrequ’on ne puisse les voir. Il enleva le secrétaire, Marco emporta ledomestique.

    – Bien, maintenant retourne au salon. Il le suivit, et aussitôt,repassant une seconde fois dans le vestibule, il prononça très hautd’un air étonné :

    – Mais votre domestique n’est pas là, monsieur Kesselbach non,ne vous dérangez pas finissez votre lettre J’y vais moi-même. Et,tranquillement, il ouvrit la porte d’entrée.

    – M. Kesselbach ? lui demanda-t-on.

    Il se trouvait en face d’une sorte de colosse, à la large figureréjouie, aux yeux vifs, qui se dandinait d’une jambe sur l’autre ettortillait entre ses mains les rebords de son chapeau. Il répondit:

    – Parfaitement, c’est ici. Qui dois-je annoncer ?

    – M. Kesselbach a téléphoné… il m’attend…

    – Ah ! c’est vous… je vais prévenir… voulez-vous patienterune minute ? M. Kesselbach va vous parler.

    Il eut l’audace de laisser le visiteur sur le seuil del’antichambre, à un endroit d’où l’on pouvait apercevoir, par laporte ouverte, une partie du salon. Et lentement, sans même seretourner, il rentra, rejoignit son complice auprès de M.Kesselbach, et lui dit :

    – Nous sommes fichus. C’est Gourel, de la Sûreté L’autreempoigna son couteau. Il lui saisit le bras :

    – Pas de bêtises, hein ! J’ai une idée. Mais, pour Dieu,comprends-moi bien, Marco, et parle à ton tour Parle comme si tuétais Kesselbach Tu entends, Marco, tu es Kesselbach.

    Il s’exprimait avec un tel sang-froid et une autorité siviolente que Marco comprit, sans plus d’explication, qu’il devaitjouer le rôle de Kesselbach, et prononça, de façon à être entendu:

    – Vous m’excuserez, mon cher. Dites à M. Gourel que je suisdésolé, mais que j’ai à faire par-dessus la tête Je le recevraidemain matin à neuf heures, oui, à neuf heures exactement.

    – Bien, souffla l’autre, ne bouge plus.

    Il revint dans l’antichambre, Gourel attendait. Il lui dit :

    – M. Kesselbach s’excuse. Il achève un travail important. Vousest-il possible de venir demain matin, à neuf heures ?

    Il y eut un silence. Gourel semblait surpris et vaguementinquiet. Au fond de sa poche, le poing de l’homme se crispa. Ungeste équivoque, et il frappait.

    Enfin, Gourel dit :

    – Soit… À demain neuf heures mais tout de même… Eh bien !oui, neuf heures, je serai là

    Et, remettant son chapeau, il s’éloigna par les couloirs del’hôtel. Marco, dans le salon, éclata de rire.

    – Rudement fort, le patron. Ah ! ce que vous l’avezroulé !

    – Débrouille-toi, Marco, tu vas le filer. S’il sort de l’hôtel,lâche-le, retrouve Jérôme, comme c’est convenu et téléphone.

    Marco s’en alla rapidement.

    Alors l’homme saisit une carafe sur la cheminée, se versa ungrand verre d’eau qu’il avala d’un trait, mouilla son mouchoir,baigna son front que la sueur couvrait, puis s’assit auprès de sonprisonnier, et lui dit avec une affectation de politesse :

    – Il faut pourtant bien, monsieur Kesselbach, que j’aiel’honneur de me présenter à vous. Et, tirant une carte de sa poche,il prononça :

    – Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Un crime

     

    Un crime (Georges Bernanos)

     

     

     

     

    Georges Bernanos

    Un crime

    roman

    Première partie

     

     

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    Première partie

    I

     

    – Qui va là ? C’est toi, Phémie ?

    Mais il était peu probable que la sonneuse vînt si tard au presbytère. Sous la fenêtre, le regard anxieux de la vieille bonne ne pouvait guère voir plus loin que le premier tournant de l’allée ; le petit jardin se perdait au-delà, dans les ténèbres.

    – C’est-i vous, Phémie ! reprit-elle sans conviction, d’une voix maintenant tout à fait tremblante.

    Elle n’osait plus fermer la fenêtre, et pourtant le sourd roulement du vent au fond de la vallée grandissant de minute en minute comme chaque soir, ne s’apaiserait qu’avec les premiers brouillards de l’aube. Mais elle redoutait plus que la nuit l’odeur fade de cette maison solitaire pleine des souvenirs d’un mort. Un long moment, ses deux mains restèrent crispées sur le montant de la fenêtre ; elle dut faire effort pour les desserrer. Comme ses doigts s’attardaient encore sur l’espagnolette, elle poussa un cri de terreur.

    – Dieu ! que vous m’avez fait crainte. Par où que vous êtes montée, sans plus de bruit qu’une belette, mams’elle Phémie ?

    La fille répondit en riant :

    – Ben, par le lavoir, donc. Drôle de gardienne que vous faites, sans reproche, mademoiselle Céleste ! On entre ici comme dans le moulin du père Anselme, parole d’honneur.

    Sans attendre la réponse, elle prit une tasse sur l’étagère et se mit tranquillement en demeure de la remplir de genièvre.

    – Vous allez tout de même pas me boire ma goutte ?

    – On voit bien que vous restez là au chaud, mademoiselle Céleste. Le vent vient de tourner du côté des Trois-Évêques. Il m’a autant dire cinglé les os. Y a pas de fichu qui tienne là contre !

    Elle s’essuya les lèvres à son tablier, cracha poliment dans les cendres, et reprit d’un ton où la vieille femme méfiante crut sentir un léger malaise, dont elle ne s’expliqua pas d’abord la cause :

    – Vaudrait mieux vous coucher, mademoiselle Céleste, votre curé est depuis longtemps sous ses draps, vous pouvez me croire. Pensez ! La moto du messager vient d’arriver chez Merle. Paraît que la brume descendait derrière lui presque aussi vite… Il ne passera plus une voiture d’ici demain par les cols.

    – Savoir, ma petite. Un jeune curé, sa première paroisse, voyez-vous, y a pas plus simple, plus naïf. Avec ça, ces gens de Grenoble, ils ne connaissent rien à nos montagnes. Écoutez…

    Le ciel venait de vibrer d’un seul coup, presque sans bruit, du moins perceptible à l’oreille, et pourtant la terre parut en frémir jusque dans ses profondeurs, comme du battant d’une énorme cloche de bronze.

    – Le vent vient de tourner encore un peu plus au nord, ma fine. Le voilà qui passe entre les Aiguilles Noires. Nous aurons du froid.

    Elle remplit sa tasse, la choqua contre celle de Phémie et, de sa voix toujours un peu sifflante, elle reprit entre ses dents noires :

    – Ça ne présage rien de bon.

    – Tiens, mademoiselle Céleste, voilà que vous fumez la pipe à ct’heure ?

    – Touchez pas ! dit la vieille.

    Ses deux mains maigres et brunies, couleur de chanvre, aussi agiles que des mains de singe, volèrent à travers la table, et elle rapprocha d’elle l’assiette à fleurs, la tint si serrée contre sa poitrine que les plis de son caraco la recouvrirent presque tout entière.

    – Qu’est-ce qui vous prend ? C’est-i donc sacré, une pipe ?

    – C’était la sienne, dit la servante. Il l’a posée là, telle quelle, deux heures avant de finir, juste. Vous allez me croire folle, mams’elle Phémie, mais j’ai pas osé la toucher depuis. Tenez : elle est encore toute bourrée. Des fois, aujourd’hui, en cirant les meubles, je me retournais, je croyais voir le plat vide, avec une de ses grosses mains dessus, qu’avaient tellement enflé dans les derniers jours… Oh ! j’ai pas peur des morts, non. Mais notre ancien curé, voyez-vous, ça ne doit pas être un mort comme les autres.

    Elle repoussa l’assiette au milieu de la table, avec précaution, revint s’asseoir sur sa chaise, dans l’ombre.

    – En voilà deux, tout de même, deux curés que je vois mourir ici.

    – Baste, le jeune aura bientôt fait de guérir vos humeurs noires… Est-il vraiment si jeune que ça, mams’elle Céleste ?

    – Oui… enfin, du moins je le suppose. Dans les vingt-cinq ou trente, peut-être ? Les gens prétendent qu’il vient d’ailleurs, très loin, d’un autre diocèse, comme ils disent. Mais pour en savoir plus, bernique ! Aucun de ces messieurs du canton ne le connaît. Avec eux, ma fine, ça va être dur !

    – Vingt-cinq ou trente, pensez ! A-t-il seulement l’idée d’une espèce de paroisse perdue comme voilà celle-ci à dix lieues de la ville et des routes ? Parlez-moi des routes ! On pourrait y crever sans confession, cinq mois sur douze. Rappelez-vous la mort du fils Duponchel, et l’auto des Parisiens qu’a capoté l’année dernière… Brr… Je le plains, moi, ce pauvre garçon.

    – Ce garçon, grogna la vieille en haussant les épaules. Voyez comme elle a dit ça, l’effrontée !

    – Ben oui, quoi, un garçon ! Et si fiérot qu’il soit, mademoiselle Céleste, sûr et certain qu’il n’en mènera pas large demain, quand il rendra visite à M. le maire. Pensez qu’ils ont attendu sur la place deux heures durant, et par une bise !… Et quand la patache est arrivée, pas plus de curé que sur ma main, c’est pas croyable.

    – Possible qu’il aura été retenu à Grenoble. Son bagage est déjà là depuis mardi. Oh ! rien… du moins pas grand-chose : deux malles et une grande caisse de bois, mais d’un lourd. Des livres, probable.

    – Enfin, vous le prendrez quand il arrivera… I faut pas se mettre la tête sens dessus dessous ; il n’y a pas de quoi s’affoler, mademoiselle Céleste. Je m’en vas vous souhaiter le bonsoir. Couchez-vous donc au chaud près du poêle, une nuit est bientôt passée.

    Le regard de la vieille se fit tout à coup suppliant.

    – Écoutez, ma fine, pourquoi ne s’arrangerait-on pas cette nuit, nous deux, gentiment ? J’ai un peu de jambon fumé dans la cave et nous ferons des grogs bien chauds, bien sucrés… Voyez-vous ça, la langue vous en démange déjà… Dites pas non.

    La fille l’écoutait les yeux brillants, avec un singulier petit rire dans la gorge.

    – Et qu’est-ce qu’elle penserait, ma tante, mams’elle Céleste ? Justement qu’elle m’attendait ce soir pour mettre notre boisson en bouteilles. Mais… Mais attendez, on peut encore s’entendre, je m’en vas vous poser mes conditions.

    – Quelles conditions ? demanda la vieille d’une voix soupçonneuse. Faut pas vous moquer de moi, ma fine !

    La sonneuse avait déjà posé la main sur la poignée de la porte.

    – La pipe, dit-elle en éclatant d’un rire forcé qu’elle prolongea bien au-delà du temps nécessaire, je veux fumer la pipe du mort !

    Elle fit quelques pas vers la table, sautant d’un pied sur l’autre, tantôt riant à grand bruit, tantôt fronçant les lèvres, comme si elle eût déjà tenu dans sa bouche cette pipe extraordinaire. La vieille essayait gauchement de partager sa gaieté, sans réussir à donner à ses traits une autre expression que celle d’une terreur servile, que trahissait d’ailleurs aussi, à chaque nouveau regard de la fille vers l’assiette à fleurs, le geste involontaire, vite réprimé, des deux petites mains grises.

    – C’est pas sérieux, voyons, mams’elle Phémie, soupira-t-elle humblement. Je vous répète : qu’est-ce que vous diriez d’un bon grog tout de suite ? Je vas faire chauffer l’eau.

    Mais la sonneuse finit par s’arrêter à bout de souffle, et nouant son fichu sur la poitrine :

    – Non, vrai, mams’elle Céleste, j’peux pas laisser ma tante dans l’embarras… À moins que…

    Les yeux brillaient de malice, et elle évitait exprès le regard de la servante.

    – Si le vent ne fraîchit pas trop, je viendrai peut-être vous réveiller cette nuit, pour l’histoire de rire, dit-elle.

    – Alors vous resterez à la porte, ma fine, riposta la vieille désespérée, je n’ouvre à personne. À personne ! entendez-vous ! cria-t-elle encore une fois du haut de l’escalier. À pers…

    Mais le vent, s’engouffrant brusquement dans le couloir ténébreux, lui coupa la parole :

    – Vous auriez pu au moins fermer votre porte, maudite !…

     

    Les socques de Phémie claquaient déjà sur le sol dur de l’allée. Céleste descendit les marches une à une, le dos au mur, tenant des deux mains sa jupe que le courant d’air gonflait comme une cloche. Une seconde d’accalmie entre deux bouffées rageuses lui permit de repousser l’énorme battant de chêne. La colère, sans dissiper tout à fait ses craintes, l’avait du moins dégourdie. Elle alluma la lampe du vestibule et résolut d’inspecter chaque pièce, avant d’aller s’étendre sur la paillasse.

    Certes, nul recoin de cette maison qui ne lui fût familier, et pourtant elle la parcourut du haut en bas avec une inquiétude inexplicable. À sa grande surprise, la chambre du mort où elle n’entrait d’ordinaire qu’avec répugnance lui parut la seule pièce où elle pût goûter, ce soir, une espèce de sécurité. Un moment même, elle forma le dessein d’y traîner son matelas, puis le jugea trop lourd et, de son pas menu, trotta jusqu’à la cuisine pour y vérifier la fermeture des volets. La lampe du vestibule, dont elle avait baissé la mèche, répandait dans toute la pièce, avec l’odeur du pétrole, une légère fumée encore invisible mais qui la fit tousser plusieurs fois. Si légèrement que glissassent ses pantoufles de feutre, leur frottement sur le parquet lui en parut à la longue insupportable, et elle revint s’asseoir à sa table, la tête entre ses mains, vaguement attentive aux grands remous du vent dans la vallée, au balancement régulier, aussi régulier que le double battement d’un cœur d’homme et qui, depuis soixante années, avait tant de fois bercé son sommeil.

    Quand elle rouvrit les yeux, la fumée qui remplissait la pièce lui fit d’abord cligner les paupières. Ce qu’elle venait d’entendre était à peine un bruit, car elle n’aurait pu le situer en aucun point de l’espace et, cependant, il semblait que ce bruit n’eût pas cessé, continuât de flotter autour d’elle tout proche.

    – Tiens, dit-elle à haute voix, le vent est tombé.

    Sans qu’elle pût expliquer pourquoi, cette constatation la rassura, et elle se sentait aussi alerte qu’à l’aube. Le silence était profond. L’horloge elle-même s’était tue. Elle marquait deux heures du matin.

    – Ça doit aller maintenant sur cinq heures ! fit-elle.

    Elle résolut de descendre à la cuisine pour s’y faire un peu de café. « Je devrais aussi souffler la lampe du vestibule », pensa-t-elle encore, les yeux larmoyants. Une de ses pantoufles avait glissé sous la table pendant son sommeil, et, comme elle se penchait pour la ramasser, elle se redressa brusquement, courut à la fenêtre, appuya un moment son front au carreau glacé, l’oreille au guet… Puis, elle l’ouvrit toute grande.

    Le presbytère, racheté par la commune aux héritiers de la veuve Lombard, n’était autrefois qu’une maison presque sordide, d’ailleurs assez mal famée. Pour quelques centaines de francs le conseil municipal y avait un peu plus tard ajouté un jardin, prélevé sur les médiocres pâturages qui l’enserrent. Ce minuscule terrain de quelques arpents, mi-potager, mi-parterre, avec ses deux allées en croix, bordées de buis, est clos sur un côté par une simple haie d’épines ; sur les deux autres, par une charmille assez épaisse de noisetiers. La maison occupe le quatrième. Elle a deux entrées : l’une, sur la gauche, donne accès à la cuisine par une simple porte vitrée, que, la nuit, protège un volet de fer. L’entrée principale, au centre de la façade orientée vers l’est, est précédée d’un perron. La façade opposée donne sur une cour étroite fermée d’un mur, et où l’on entasse le bois sous un grand hangar qui en occupe presque toute la surface et n’est fait que de quelques planches recouvertes d’un papier goudronné.

    Ce fut vers l’angle plus obscur de la charmille que le regard de Mlle Céleste se porta d’abord, là où aboutit l’étroit sentier que les visiteurs empruntent d’ordinaire, car il est le plus court chemin du village à cette bicoque isolée. À des yeux attentifs, la barrière récemment peinte pouvait se distinguer vaguement, par contraste avec le fond plus sombre du feuillage. Était-elle entrouverte ou non ? Il était difficile de s’en rendre compte, mais la servante croyait entendre le battement du loquet, le grincement léger des gonds. Si Mlle Phémie, contre toute attente, était revenue au presbytère, quelque soin qu’elle prît à se cacher, le reflet de sa robe claire, dans cette nuit presque opaque, devait finir par la trahir.

     

    Toute crainte s’était maintenant évanouie du cœur de la vieille femme, car elle croyait réellement l’aube prochaine.

    – Qui va là ? dit-elle d’une voix mal assurée.

    La réponse lui vint aussitôt, et de beaucoup plus près qu’elle ne l’eût supposé, du pied même de la maison ténébreuse.

    – C’est moi…

    – Qui, vous ?

    – Moi, le nouveau curé de Mégère.

    À cause de sa petite taille, elle dut se hausser sur la pointe des pieds pour apercevoir le long du mur, et pour la première fois, son maître.

    – Attendez une seconde, monsieur le curé, fit-elle. Je m’en vas descendre.

    Mais elle saisit d’abord la lampe et, se penchant de nouveau, l’éleva au-dessus de sa tête. Ce qu’elle aperçut la rassura sur-le-champ.

    Le visage apparaissait très nettement juste au centre du halo lumineux et elle faillit éclater de rire. C’était bien celui d’un écolier pris en faute et qui s’efforce de donner à ses traits une expression presque comique de réflexion et de dignité. La flamme fumeuse de la lampe n’en éclairait qu’une partie, mais il était facile de voir que ses joues étaient très rouges, plus, sans doute, de confusion que de froid.

    – Vous êtes venu, répétait-elle machinalement, vous êtes venu…

    Elle ne trouvait rien d’autre. Le vent fit charbonner la lampe. Un coq au loin chanta.

    – Veuillez d’abord descendre, fit le jeune prêtre en rassemblant visiblement son courage pour donner à sa voix un accent d’autorité.

    – J’arrive, dit Mlle Céleste.

    Elle descendit aussi vite qu’elle put, poussa les verrous. Quelle singulière entrée ! Certes, l’extrême solitude de ce petit village demi-mort, au milieu d’une des contrées les plus sombres et les plus dures qu’on connaisse, l’avait accoutumée dès l’enfance à ces sortes d’aventures, qui paraissent invraisemblables aux gens de la plaine, où l’on peut régler sa montre au sifflet de l’express du soir, toujours exact au rendez-vous. À la réflexion même, l’incident n’avait rien en soi que de banal. Sur cette route incessamment rongée par la gelée, la neige, le soleil, la lente action des eaux secrètes qui poursuivent été comme hiver leur travail souterrain, que de chevaux couronnés, que d’essieux tordus ! La semaine dernière encore… Mais elle pensait à l’adjoint sacrant et pestant sous la bise, au sacristain vainement sanglé dans son habit neuf, aux commères, dès midi à l’affût derrière les vitres, à la déception de toute la commune. « Faudra que je lui conseille de trouver un bon mot d’excuse, dimanche, à la messe… »

     

    Il était certainement transi, mais il ne laissa paraître aucune déception lorsque, s’étant approché du fourneau de la cuisine, il constata qu’il était froid.

    – Je désirerais, dit-il, une boisson chaude. Est-ce possible ?

    – Le temps d’aller chercher un fagot. Monsieur le curé m’excusera, le bois et le charbon sont dans la resserre. Si monsieur le curé veut bien tenir la lampe un petit moment ?… oh ! rien qu’au ras du couloir, ça suffit.

    Elle remarqua tout à coup qu’il portait des gants de filoselle noire, mince protection contre le vent du nord. Sa soutane était usée, mais propre, et, d’un coup d’œil, elle vit que deux boutons y manquaient. Leurs regards alors se croisèrent.

    – Voilà du travail pour vous, mademoiselle Céleste, fit-il en souriant.

    Elle ne devait jamais oublier ce sourire qui, si vite, avait conquis son cœur, gagné sa fidélité pour toujours. Eut-elle dès ce moment le pressentiment qu’il serait la consolation de sa dernière heure, la suprême vision qu’elle emporterait de ce monde où sa simplicité ne s’était guère étonnée de rien ?

    L’idée ne lui vint qu’au seuil de la resserre. Elle se retourna brusquement, comme piquée d’un taon.

    – Comment savez-vous que je m’appelle Céleste ?

    Le curé de Mégère sourit encore.

    – On m’a beaucoup parlé de vous hier, dit-il, et pas très clairement, je l’avoue. Mais j’ai cependant retenu votre nom.

    Elle grimaça de plaisir et feignit de compter les fagotins qu’elle jetait l’un après l’autre dans son tablier.

    – Le messager ? demanda-t-elle enfin d’un ton d’indifférence affectée. Ça m’étonne, il ne me connaît guère.

    – Pas le messager, un autre.

    Le prêtre tenait levée sa lampe à la hauteur de son front, mais l’ombre de l’abat-jour ne laissait voir que ses yeux calmes, un peu vagues, et tandis qu’elle le précédait vers la cuisine, il continua derrière son dos :

    – Je dois vous dire avant tout que je suis très… très… enfin, oui, très maladroit, très distrait et aussi très malchanceux.

    L’unique chaise était chargée d’une pile d’assiettes, et il restait debout, une main timidement appuyée au dossier.

    – Que monsieur le curé m’excuse, grogna la servante avec un haussement d’épaules presque maternel.

    Elle essuya le siège d’un coup de torchon, l’approcha du fourneau, fit basculer la porte du four.

    – Mettez vos pieds là-dessus, ça ne tardera pas à chauffer.

    Il obéit et resta un long moment tête basse, écoutant le ronron du feu, le sifflement des pommes de pin, les épaules secouées d’un frisson qu’il ne réprimait qu’à grand-peine.

    – Très malchanceux, reprit-il d’une voix rêveuse. Vous devinez sans doute que j’ai manqué la patache de onze heures. À l’hôtel où je m’étais rendu après la descente du train…

    – Quel hôtel ?

    – L’Univers. Un voyageur de commerce, un monsieur très complaisant, m’avait offert une place dans sa voiture, une automobile aménagée tout exprès pour la montagne, une machine très forte, paraît-il. Ainsi me serais-je trouvé, sans beaucoup de retard, au rendez-vous de ces messieurs. Il a fallu que le carbu… non, le radiateur… que le radiateur gelât au passage du premier col – Roque-Noire ?

    De ses mains gonflées par le froid il portait le bol à ses lèvres et humait la boisson brûlante avec un frémissement de plaisir.

    – Roque-Noire, oui. Rien n’était perdu cependant. Du moins aurais-je pu retourner avec lui jusqu’à la ville, vaille que vaille. C’est alors qu’une petite carriole…

    – Qué carriole ?

    Il replaça comme à regret le bol sur la table, et poussa une sorte de gémissement.

    – L’onglée, dit la servante attendrie. Faudrait mettre un moment vos doigts sous le robinet. Y a pas meilleur. Et à qui donc cette petite carriole ?

    – La carriole d’un pauvre garçon, d’un brave garçon, continua le curé de Mégère. Je le crois seulement un peu… un peu simple.

    – Mathurin ! s’écria-t-elle. Vous avez fait la route avec Mathurin !

    – Et qu’est-ce donc, Mathurin ?

    – Le berger des Malicorne.

    – Un berger ?

    – Plutôt l’ancien berger. Un idiot… Qu’ils disent ! Moi, je le crois malicieux, pis qu’un singe, un vrai singe avec ses grimaces. Il a hérité d’une tante, l’an dernier, et il a acheté un cheval et une voiture. On lui confie des chargements, par-ci, par-là, cause qu’il n’est pas demandant, mais des voyageurs, pensez-vous ? Ça part quand ça veut et ça revient de même…

    – Il avait promis que nous serions ici vers huit heures, seulement…

    – Seulement il s’est arrêté partout, je vois ça, rapport à ses peaux de lapin ! Des peaux de lapin ! Il met dessous du tabac, de l’alcool, que sait-on ? Les gendarmes en sont pour leurs frais, il paraît que le procureur de Grenoble le protège. Joli messager ! Parions qu’il vous a déposé sur la route, à la Poterie, hein ? Oh, je connais ses manières. Pas de danger qu’il engage son cheval, la nuit, dans un mauvais sentier. Son cheval, c’est sa femme quasi. Et qu’est-ce que vous lui avez donné pour ça, monsieur le curé ?

    Elle le vit rougir jusqu’aux yeux :

    – Ça n’a aucune importance, fit-il doucement.

    – Oui, oui, s’écria-t-elle avec une indignation feinte, monsieur le curé se sera dépouillé pour cet idiot qui ne lui en aura pas plus de reconnaissance qu’une bête – et encore ! Tenez, de votre billet, à l’heure que voilà, il ne s’en souvient même plus.

    – Vous croyez ? dit brusquement le jeune prêtre.

    Et comme honteux d’une telle vivacité, il remit le nez dans son bol.

    – Je vois ce qu’est monsieur le curé, soupira Céleste, trop bon, trop tendre. Par ici, les gens sont durs. Monsieur le curé devra se défendre ou sans quoi…

    Elle fit comiquement le geste de se dépouiller de sa jupe et de son caraco.

    – Mademoiselle Céleste, dit le curé tout à coup avec une chaleur singulière bien que contenue, je crois que nous serons amis.

    La vieille faillit laisser tomber la cafetière de faïence.

    – Monsieur le curé me plaît de même, fit-elle naïvement. L’autre… l’ancien, ce n’était pas un mauvais homme, mais pas commode à servir, non. Un malade, quoi. Monsieur le curé n’est pas malade ?

    – Non, reprit-il, je ne vous embarrasserai pas, je n’embarrasse jamais personne. Voyez-vous, mademoiselle Céleste, un jeune prêtre comme moi, dans son premier contact avec une nouvelle paroisse, doit être très discret, très prudent, s’afficher le moins possible, n’est-ce pas votre idée ? Les préjugés sont bien forts ! Retenez aussi que j’appartiens à un autre diocèse et mes confrères eux-mêmes…

    – Oh ! monsieur le curé n’aura pas beaucoup de visites à faire. Trois ou quatre, sûrement pas plus. Et puis les curés de ces pays, je vais vous dire, je connais les personnes, ce sont des gens de montagne, un peu lourds, un peu grossiers. Tel que vous voilà, si gracieux, si doux, si honnête, vous en ferez ce que vous voudrez…

    – Le Ciel vous entende, mademoiselle Céleste, observa-t-il en souriant. Votre expérience me sera précieuse… Mon Dieu, je ne vous cacherai pas qu’au séminaire, il nous arrive de faire de nos futures servantes le sujet d’innocentes plaisanteries. Et par exemple, nous avons ce proverbe : « Une bonne de curé, disons-nous, c’est comme une belle-mère, tout bon ou tout mauvais. »

    Leurs regards se croisèrent et celui de la vieille éclatait d’une innocente tendresse.

    – Vous avez des parents ? Une famille, mademoiselle Céleste ?

    – Non, monsieur le curé, je suis native de la Mûre, j’ai toujours servi.

    – C’est que… je n’en ai guère non plus, avoua-t-il, et l’accent de ces simples mots en faisait quelque chose de plus émouvant qu’une prière. Il se tut.

    – Monsieur le curé peut compter sur moi, dit-elle, les yeux humides.

     

    Le cri d’un coq – du même sans doute – éclata si brusquement et si fort, qu’il semblait surgir des profondeurs du jardin.

    – L’air porte bien le son, remarqua-t-elle, signe de froid.

    Le curé de Mégère parut ne pas entendre, absorbé par ses réflexions.

    – Croyez-vous, dit-il enfin, que je doive dès demain rendre visite à M. le maire ? Cela serait convenable peut-être ?…

    – Dame, ils vous ont tous attendu – et longtemps… La patache n’est arrivée qu’à quatre heures… Et tenez, dimanche au prône, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

    – Oh ! dimanche… nous avons cinq jours devant nous, mademoiselle Céleste. J’avouerai même que, sauf la complication de ce maudit retard, mon projet était de prendre quelques jours de repos avant… avant ces démarches officielles. Je les eusse faites en compagnie de M. le chanoine Duperron, mon protecteur auprès de Son Excellence, et que je dois retrouver à Grenoble, jeudi ou vendredi. Mais vous croyez sans doute…

    – Monsieur le curé fera ce qu’il voudra, répliqua-t-elle d’un ton piqué. Monsieur le curé est juge. Monsieur le curé devrait d’abord aller s’étendre un peu avant le jour. On ne doit plus être loin de cinq heures.

    Le prêtre tira de sa poche un gros oignon d’argent.

    – Mais non ! Trois heures et quart seulement, fit-il de sa voix douce. Vous vous trompez, mademoiselle Céleste.

    Elle l’accompagna jusqu’à la chambre et, comme il lui tournait le dos, elle eut son même sourire de compassion maternelle. La ceinture du nouveau curé, maladroitement serrée à la taille, s’enroulait à la hanche comme une corde.

    – Monsieur le curé voudra bien laisser sa soutane à la porte, dit-elle. Je lui donnerai un petit coup de fer.

    Mais ce coup de fer ne fut jamais donné.

     

    Cela commença par un incident presque comique. Elle avait cru entendre battre le volet de la cuisine et, au plus creux de son sommeil, luttait contre le souvenir encore trop vivace de l’acte accompli quelques instants plus tôt, de la pression des doigts sur le métal glacé, du choc de la barre de fer rentrant dans sa logette. Cette lutte absurde, qui dura sans doute une minute ou deux, lui parut se prolonger des heures. Puis, comme il arrive souvent, la logique intérieure du rêve, plus pressante et plus impérieuse que l’autre, l’emporta dans le moment même où le corps sortait de son engourdissement. Elle se dirigea vers la porte à tâtons, l’ouvrit avant d’avoir réussi à lever ses paupières. Le curé de Mégère était devant elle.

    – Je vous demande pardon, dit-il d’une voix effrayante.

    La lampe tremblait si fort entre ses doigts qu’elle la lui arracha. Elle ne songeait même pas qu’elle était là, dans le couloir, sa jupe retroussée sur ses cuisses, presque nue. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ce visage si jeune, creusé soudain par l’angoisse, vieilli, méconnaissable.

    – J’ai entendu… dit-il.

    – Entendu, quoi ?

    Le cri qu’elle retenait encore faillit s’échapper de sa gorge. Elle ne s’expliqua pas depuis, comment, par quel miracle, elle avait pu étouffer au-dedans d’elle ce hurlement furieux, semblable à ceux qu’on pousse en rêve. Il n’avait fallu qu’un regard du prêtre. L’épouvante qu’elle y lisait n’en troublait pas l’extraordinaire limpidité. Ce regard lui fit honte.

    Le curé de Mégère l’avait déjà précédée dans sa chambre, et le buste hors de la fenêtre grande ouverte, la tête penchée sur l’épaule, il scrutait la nuit avec une attention prodigieuse.

    – Là, dit-il enfin, le doigt tendu vers un point de l’horizon, tandis que, dans son désarroi, elle cherchait en vain quelque repère parmi ces sombres masses confuses. Il se retourna. Il était toujours livide, mais ses lèvres minces exprimaient déjà une sorte de résolution calme, presque farouche.

    – Qu’ai-je là, devant moi, là ?…

    – Devant vous ? Un pommier.

    – Je ne parle pas du pommier. Plus loin que le pommier, beaucoup plus loin ?

    – Comment voulez-vous… Mon Dieu ! Mon Dieu ! il fait plus noir que dans un four ! Et quoi donc que vous avez vu ?

    – Je n’ai pas vu, dit-il, j’ai entendu.

    Il alla brusquement vers la table, prit une feuille de papier. L’effort qu’il s’imposait pour rester calme donnait à chacun de ses mouvements saccadés une précision mécanique.

    – Voilà cette maison, continua-t-il, en dessinant rapidement ; voilà le chemin que j’ai pris, l’orientation de cette fenêtre…

    Et, traçant une ligne oblique à travers la page :

    – Qu’y a-t-il dans cette direction ?

    – Ben, je ne sais pas… des pâtures.

    – Et au-delà des pâtures ?

    – Des… Il n’y a rien. Le village est par derrière nous, dans votre dos.

    – Mon Dieu !… fit-il. Alors, il faut prévenir, battre la campagne ! Comment me retrouver, m’orienter sur un terrain que je ne connais pas ?

    Elle se tordait les mains, perdue dans ces paysages ténébreux qui lui étaient devenus brusquement aussi étrangers qu’une contrée d’Afrique.

    – Le château, dit-elle enfin.

    – Quel château ? Où est ce château ?

    – C’est bon, c’est bon, grogna la vieille, méfiante. Et si vous n’avez pas vu, quoi donc que vous avez cru entendre ?

    – Je n’ai pas cru entendre, répliqua le prêtre, d’une voix dont la fermeté commençait à rendre courage à la servante, j’ai entendu. Deux cris, deux appels, suivis d’un coup de feu. Dormiez-vous ?

    – Je crois que oui, avoua-t-elle, un peu penaude. Dans mon rêve, je pensais que le volet de la cuisine battait contre le mur. C’était vous qui cogniez à ma porte. Avez-vous frappé longtemps ?

    – Non, fit-il avec douceur ; vous m’avez répondu tout de suite. Peut-être dormiez-vous moins profondément que vous ne pensez, mademoiselle Céleste ?

    Elle essayait de réfléchir, la tête dans ses mains, avec de petits cris étouffés, que la moindre parole de sympathie eût changés en sanglots convulsifs. Mais le prêtre allait et venait autour d’elle, sans paraître se soucier de sa présence. Au bruit des grosses semelles sur le plancher, elle comprit qu’il avait enfilé ses souliers, qu’il était prêt. Mais elle n’osait plus desserrer les doigts qu’elle tenait pressés contre ses paupières. Son cœur frappait dans sa poitrine à grands coups sourds : elle aurait juré qu’au premier effort pour se mettre debout, ses jambes allaient se dérober sous elle, et pourtant lorsque le jeune prêtre posa la main sur son épaule, nulle puissance au monde ne l’eût retenue à sa chaise.

    Encore s’il lui eût parlé en maître, aurait-elle retrouvé, peut-être, assez de volonté pour discuter ; mais il n’essayait même pas de la rassurer, soit que l’idée qu’on pût refuser secours à un être humain en détresse ne lui vînt même pas, soit qu’il fût résolu par avance à ne rien demander qui dépassât l’énergie et les forces de la vieille servante.

    – Vous m’accompagnerez en haut du sentier, dit-il ; je ne suis pas sûr de le reconnaître, mais j’attendrai là-haut, jusqu’à ce que vous soyez revenue à la maison. Vous ne courrez donc absolument aucun danger.

    Il essaya deux fois la pile d’une lampe de poche. Mlle Céleste remarqua qu’il la tirait d’un élégant étui de cuir, marqué à son chiffre. Il surprit son regard et haussa les épaules, sans doute irrité de lui voir attacher quelque importance à cette futilité en un pareil moment.

     

    Elle le suivit, jusqu’au premier tournant de la route, en silence. Elle était maintenant hors d’état d’opposer une résistance quelconque, ou même d’objecter quoi que ce fût. Sa terreur n’avait même plus d’objet : elle l’attachait simplement au pas de ce prêtre inconnu qu’elle eût désormais suivi n’importe où, aussi désarmée qu’une enfant.

    Il allait très vite, singulièrement vite sur ce mauvais sentier qu’il n’avait cependant suivi qu’une fois – plus vite qu’elle – avec une assurance de somnambule. L’air était calme autour d’eux, et si froid, qu’ils avaient l’impression d’une sorte de résistance imperceptible, ainsi que d’une légère soie qui se déchire. L’image d’un crime, acceptable un moment plus tôt, au fond de la maison solitaire, semblait maintenant tout à fait inconcevable, sous ce ciel limpide, si proche.

    – Mademoiselle Céleste…

    Le curé de Mégère venait de s’arrêter brusquement. La grande route luisait un peu, juste à leurs pieds, avant de s’enfoncer de nouveau, dans les ténèbres.

    – Mademoiselle Céleste… (il posait la main sur l’épaule de la servante, reprenait péniblement son souffle), peut-être me suis-je trompé, après tout ?…

    Elle ouvrait la bouche pour répondre lorsque la lumière de la lampe électrique, le temps d’un éclair, la frappa en plein visage. Elle ne put que balbutier :

    – Je ne sais pas…

    – Trompé ou non, reprit-il, nous devons maintenant aller jusqu’au bout. Oui, n’eussions-nous qu’une chance, cette unique chance est celle d’une créature humaine en péril ; notre remords serait trop grand de la lui faire perdre par notre faute. Je suis un homme paisible, mademoiselle Céleste, et même un peu plus craintif qu’il ne conviendrait sans doute. Mais je suis prêtre aussi.

    Il prononça les derniers mots d’une voix claire qui dut porter fort loin, beaucoup plus loin qu’il ne le supposait, dangereusement loin dans cet air sec, aussi sonore qu’une enclume. La vieille fille mit aussitôt un doigt sur ses lèvres.

    – Certes, poursuivit-il après un long silence coupé d’accès de toux, nous courons le risque d’être… Je cours le risque d’être un peu ridicule. N’importe. Les épreuves de Dieu sont ce qu’elles sont, grandes ou petites… Mon avis – il se reprit – ma volonté, mademoiselle Céleste, est de pousser jusqu’à la première maison venue, coûte que coûte. Si ma pauvre mémoire ne me trompe, il en est une pas très loin d’ici, vers la gauche. Mais y trouverons-nous du secours ?

    – C’est la maison de Phémie – de la sonneuse – de votre sonneuse, monsieur le curé.

    – Est-elle capable d’aller donner l’éveil, d’expliquer ?… Je crains de ne pouvoir prendre part aux recherches, et d’ailleurs un prêtre n’est pas un gendarme. Je ne puis qu’offrir mon secours au blessé, le cas échéant. Que dites-vous ?…

    La petite lampe électrique s’alluma aussi brusquement que la première fois, et sur les traits bouleversés de sa servante, le curé de Mégère put voir se dessiner une espèce de sourire.

    – Dieu ! dit Mlle Céleste, Phémie ? Elle pourrait bien réveiller tout le canton.

     

    II

     

    – Qu’est-ce que vous en dites, de notre nouveau curé, Firmin ?

    – Ben, monsieur le maire, un gamin, avec son air de petite fille, mais selon moi, voyez-vous, plus réfléchi qu’on ne suppose. Vous n’auriez pas dû le laisser là-haut, il n’y avait qu’à prendre notre temps.

    Ils couraient sur la route gelée. Le claquement de leurs sabots faisait un seul roulement qu’on devait entendre là-bas, aux premières maisons du bourg. Une vague rumeur montait derrière eux.

    Tout Mégère savait depuis longtemps que la grande Phémie n’avait peur de rien. Cette fois encore elle n’aurait pas déçu leur attente. À peine informée par Céleste, elle dégringolait la pente de toute la vitesse de ses longues jambes et cinq minutes plus tard frappait de sa socque à la porte du maire, dont la maison un peu isolée par un vaste enclos est l’une des plus rapprochées de l’église. Le temps qu’il enfilât sa culotte, ouvrît sa fenêtre, elle avait déjà secoué la sonnette du cabaretier Mendol chez qui le vieux garde champêtre Firmin prend pension depuis la mort de sa femme, et tirait de leur lit, du même coup, les deux fils de Mme Heurtebise qu’elle retrouva une minute plus tard, ivres encore de sommeil et grognant comme des ours sur la petite place où déjà le maire, hors de lui, menaçait de boucler cette sacrée garce dans le local des pompiers, « histoire de lui apprendre à mettre par ses contes la commune sens dessus dessous ». L’arrivée du curé de Mégère avait mis fin à la dispute, les quatre hommes décidant « de faire un tour là-bas, puisque aussi bien la nuit est fichue… » De l’autre côté du Mail, derrière les platanes géants, le reste du village n’a rien entendu, ne sait rien.

    Ils ont commencé par bourrer leurs pipes tout en marchant, puis ils ont pressé le pas et enfin ils se sont mis à courir. L’échauffement de la discussion ne les soutient plus, ni la cordiale complicité des gros rires, ni ce quart d’eau-de-vie que la femme Marivole leur a donné en hâte, au dernier moment. La voix calme, assurée, bien qu’un peu tremblante du jeune prêtre sonne encore à leurs oreilles. Qui sait ?…

     

    – Ménage la pile, Jean-Louis.

    Le mince faisceau de la petite lampe tourne autour de la grille du parc, fait sortir un moment de l’ombre ses grands pilastres. Elle est ouverte, comme toujours. Un des battants, détaché de ses gonds rongés de rouille séculaire, n’est retenu que par un pieu solidement planté dans le sol. Le parc n’est d’ailleurs qu’un médiocre jardin de deux hectares, envahi par les ronces, et dont la pente douce aboutit à un minuscule ruisseau qu’ils écoutent un moment bruire dans le silence.

    – On a l’air idiots, constate le maire. Qu’est-ce qu’on va f… ici ? Sacré curé !

    Mais les gars de Heurtebise décident qu’on ira jusqu’au bout, qu’on en aura le cœur net. Les sabots claquent maintenant en désordre autour de la vieille maison, dont la façade orientée au levant commence d’émerger de la nuit, fenêtres closes.

    – Supposé qu’un type ait fait le coup, remarqua le garde champêtre, sûr qu’il aurait filé du côté de Dombasle. En tout cas, il n’aurait pas pris par ici, vers le village.

    – Quel coup ? demanda le maire, goguenard.

    – « Supposé », que j’ai dit. Une supposition, quoi. Une idée, rien de plus. À mon sens, s’agirait de passer d’abord derrière la bicoque, de descendre… Laisse-moi donc parler, Eugène, raisonne… Voyons ! tu pourrais crier ici tout ton saoul, tirer le pistolet, je veux être pendu si on t’entendrait du presbytère ; les murs étoufferaient le son. Sûr que la chose a dû se passer du côté opposé ; c’est clair…

    – Quelle chose, farceur ? répète le maire.

    – Louis, tu m’embêtes ! dit le garde.

    Les fils Heurtebise étouffent un rire complaisant. Magnanime, le premier magistrat de Mégère offre des cigarettes, qu’il prend à même la poche de sa veste de velours.

    – Autant voir, conclut-il. Et si nous ne voyons rien de suspect, parole, mes fieux, je vous remmène. Il n’y aurait pas de bon sens à réveiller ces gens-là.

    Il montre d’un geste large la maison qu’un bref éclair de sa lampe vient de parcourir encore de haut en bas. C’est un grand cube de pierre, d’une tristesse que ne réussit à égayer nulle saison, toujours la même sous le soleil ou l’averse, au centre de son jardin dévasté. Mais les habitants de Mégère ont pris l’habitude de la voir renaître chaque matin, au flanc de la haute colline, parmi ses arbres dépouillés, dans une brume rose répandue brusquement, et qui se décolore aussi vite. Mme Beauchamp, qui l’habite depuis une dizaine d’années, est la veuve d’un officier de marine, une vieille petite femme vêtue de noir, chaussée de noir, gantée de noir, aux yeux bleus fanés, un peu railleurs. Elle y vit en compagnie d’une ancienne religieuse sécularisée de Notre-Dame-de-Sion, venue des Flandres, qui lui sert de gouvernante, et passe aux yeux des familiers pour une parente. Philomène, la petite bonne de quinze ans, fille d’un pauvre journalier de Mégère, recueillie par charité à la sortie d’un café suspect de Grenoble, couche sous les combles. Mme Beauchamp a peu de relations, mais choisies. On raconte qu’elle a été très belle, que son mari l’adorait, et qu’elle a fait avec lui le tour du monde.

     

    L’autre côté du parc est un peu moins broussailleux mais fort escarpé. Le chemin, coupé de ravines profondes, qui le partage en deux tronçons de largeur inégale, serpente d’abord à travers un maigre taillis pour descendre presque à pic vers la route de Dombasle à Fillière. C’est dans ce chemin que s’engage le maire. Les deux fils Heurtebise fouillent les buissons à sa droite, le garde un peu plus loin, à sa gauche. Sur les hautes cimes des ormes, une bande de corneilles, réveillées par le bruit, battent lourdement des ailes, sans oser prendre leur essor dans le ciel ténébreux. Une pluie de brindilles sèches crépite sur l’épais tapis de feuilles mortes.

    – L’assassin doit s’être perché là-haut, sûr, dit le maire à mi-voix. Faut croire que notre curé n’a pas entendu souvent leur chanson, pas vrai, Firmin ?

    Le ciel pâlit vers l’est, donne déjà l’illusion de l’aube. La route de Dombasle est maintenant visible à leurs pieds. Une vitre vient de s’allumer quelque part, dans la campagne, ou peut-être n’avaient-ils pas remarqué encore cette lueur tremblotante, doublée par son reflet.

    – Tiens, remarque Jean-Louis Heurtebise, voilà Drumeau qui sort des plumes…

    – Oh ! Oh ! Ohé !… crie l’autre gars, les mains en cornet devant la bouche, à la manière montagnarde.

    Il a couru jusqu’à une pointe en surplomb qui domine la route, et sa silhouette se détache nettement sur le fond couleur de cendre.

    – Ohé ! Oh ! ôôô… répond la voix.

    Elle est toute proche et presque aussitôt le maire l’entend se mêler avec celle d’Heurtebise, dans un murmure confus.

    – Quoi qu’il y a, Jean-Louis ?

    – C’est Drumeau, répond l’interpellé de sa place. Il a vu là-bas notre lumière, et il est venu se renseigner, pas plus.

    Ce Drumeau bûcheronne dans la forêt de Servières que ses ancêtres n’ont pas quittée depuis des siècles, mais son travail prend fin aux premières neiges d’avril et il vit le reste de l’année d’un certain nombre de métiers divers, tous de petit rapport, et qui nourrissent difficilement sa femme et ses cinq enfants. Sur la recommandation de la châtelaine, le curé l’a choisi comme fossoyeur et il chante encore le dimanche au lutrin.

    Les cinq hommes circulent à présent sur la route sans prendre la peine de baisser la voix.

    – Des cris, s’exclame Drumeau, vous voulez rigoler ! Le curé les aurait entendus de là-bas, du presbytère, à plus de cinq cents mètres d’ici ? et pas moi. Des blagues !… Je ne suis pas sourd, les gars !

    – Il y aurait eu aussi un coup de feu, objecte le maire avec un rire forcé qui trahit son embarras.

    – Un coup de feu ?

    Le visage du jovial fossoyeur s’est assombri.

    – Quoi ? Un coup de fusil ?

    – Non, de pistolet, qu’on suppose. Un claquement…

    – Un claquement ? Le curé dit qu’il a entendu un claquement ? Et comment diable était-il là, notre curé, puisqu’il avait manqué la patache ? Ça m’a l’air d’un garçon pas ordinaire. Arrivé à pied, ou quoi ? Vous l’avez vu ?

    – Il est venu dans la voiture de Mathurin, tard dans la nuit.

    – Bigre…

    Les mains dans ses poches, tête basse, il sifflait entre ses dents, cherchant à rassembler ses souvenirs. Puis il commença à bourrer tranquillement sa pipe.

    – Voyez-vous, faut être juste, le vent n’est tombé qu’à la mi-nuit. Tant qu’il souffle, ces diables de sapins font un bruit ! Pensez : le bois pousse comme il veut, c’est plein de branches mortes, une vraie forêt vierge. Dans ces moments-là, vous pourriez toujours tirer le pistolet, malheur ! Ça craque et ça grince, ça détone des fois comme la Souippe, aux crues d’avril. Mais… vers deux heures, la brise a sauté plein nord ; le calme est venu, c’est vrai qu’on aurait entendu souffler une belette. Possible que je me sois endormi, conclut-il en se grattant la tête sous sa casquette de laine, seulement, un vieux bûcheron comme moi, ça ne dort que d’un…

    Tout en parlant, ils avaient atteint le tournant de la route, et revenaient un peu en désordre vers l’entrée de la sente étroite tracée par Drumeau lui-même et qui, cent pas plus loin, aboutit à sa chaumière. Ce fut à ce moment que l’image sinistre déjà bien éloignée de leur pensée, vint de nouveau s’emparer d’elle.

    – Hé, Polyte, disait Jean-Louis Heurtebise au bûcheron déjà disparu dans le taillis, fait pas encore jour, ne laisse pas là ta bécane, mon homme !

    – Quelle bécane ?

    Elle était là, posée contre le fût d’un grand pin, à peine dissimulée par les ronces. L’espèce de lueur qui des collines voisines semblait depuis un moment glisser à ras de terre, le long des pentes, comme une eau louche, faisait luire son guidon nickelé. Il paraissait incroyable qu’elle eût pu jusqu’alors échapper à leurs regards.

    – Sacredié ! fit le maire.

    Le gars Drumeau revint en courant tout essoufflé.

    – J’aurais bien juré qu’elle ne s’y trouvait pas, je l’aurais bien juré, parole d’homme, répétait-il machinalement… et la buée de son haleine continuait de monter dans l’air calme.

    D’un même mouvement, ils s’élancèrent en désordre, coupant au plus court, vers le château. La voix du garde les arrêta :

    – Minute ! La chose a dû se passer par ici. Battons le terrain d’abord… Il sera toujours temps de prévenir la dame.

    – Vingt dieux !

    C’était Claude Heurtebise qui d’un peu plus loin leur faisait signe. Sa tête blafarde sortait seule de l’épaisseur du taillis, et ils voyaient remuer ses lèvres sans entendre aucun son. Déjà le maire, ses gros bras lancés en avant, fonçait courageusement dans les ronces. Ils le rejoignirent aussitôt.

    – Un mort, les gars ! disait Claude Heurtebise.

    Mais le cri des corneilles invisibles couvrait sa voix.

    Le cadavre reposait sur le flanc. Tout autour le sol était nu, soit que l’homme se fût débattu dans son agonie, soit que – plus vraisemblablement – son meurtrier eût tenté de le traîner plus loin, sans y réussir. La tête disparaissait presque dans un coussin de feuilles mortes ramenées en tas sous les épaules. Le sang, déjà figé par le froid, faisait à la hauteur des reins une large et hideuse plaque de boue noirâtre, hérissée d’aiguilles de pin.

    – C’est aux reins que ça le tient, dit Jean-Louis. Il a sans doute été descendu par derrière.

    La lanterne électrique, prêtée par le curé de Mégère, ne donnait plus qu’une lueur rougeâtre. Pour distinguer le visage, ils durent essuyer avec leurs mouchoirs la face tuméfiée, déjà violette, et comme le maire glissait timidement un doigt entre la poitrine et le col de la chemise, très serré, un jet de sang gluant lui inonda les mains.

    – C’est un gars, remarqua le garde agenouillé près de son chef, un fort gars tout jeune. Pas du pays.

    Les traits semblaient ceux d’un homme de vingt-cinq ans. Le front un peu bas fuyait vers les tempes, les oreilles larges et décollées, la mâchoire inférieure très saillante, le cou trop court faisaient un ensemble assez repoussant, et néanmoins l’expression générale du visage ennobli par la mort n’inspirait aucune répulsion.

    – Ça n’a pas l’air d’un mauvais gars, dit Louis Heurtebise, exprimant ainsi la pensée de chacun.

    Ils soulevèrent légèrement le corps, mais en vain. Le dos n’était plus qu’une carapace de terre mêlée de feuilles agglutinées par le sang. La blessure restait invisible.

    – Faudrait tailler à même la chemise, reprit le grand Louis. Prends le couteau dans ma poche, Claude… Je ne peux pas le lâcher, il est lourd.

    – Halte ! fit le garde. Ce n’est pas notre affaire, ça.

    Un imperceptible filet de sang frais coulait encore, d’un rouge vif sur cette matière brune, à l’odeur âcre. Ils ne le remarquèrent pas.

    – Sûr qu’il est mort, répétait le maire, bien mort. Et pourquoi qu’il ne se serait pas cassé les reins en glissant sur ces sales roches ? C’est lisse comme du verre, y a pas plus trompeur.

    – Possible, dit le garde. Mais qu’est-ce qu’il serait venu f… ici, tout seul, en pleine nuit ? Et dans ce costume encore ! Il n’a qu’une chemise, une culotte, et il avait retiré ses sabots… Faudrait retrouver ses sabots.

    Claude Heurtebise était resté penché sur le cadavre ; il appela son frère, d’un clin d’œil.

    – Regarde ça, fit-il.

    Au milieu de la poitrine, il tenait son doigt fixé sur un trou rond, à peine visible, cerné d’un trait bleuâtre. Sous la pression, une goutte jaillit.

    – Balle, dit le garde. L’entrée… On a dû lui mettre ça de près, l’étoffe de la chemise est brûlée.

    Ils se regardèrent en silence. Dans l’aube livide leurs visages apparaissaient plus blêmes encore. Quelques minutes plus tôt, un quart d’heure peut-être, l’homme étendu à leurs pieds n’était pas seul. Jean-Louis Heurtebise parla pour tous.

    – L’autre ne peut pas encore avoir filé bien loin, dit-il.

    Leurs yeux fouillaient à la dérobée le bois mystérieux, la campagne vide et muette, qui semblait monter, surgir lentement des profondeurs de la nuit.

    – Nous devons prévenir au château, fit le maire. Tant pis. Ça m’embête d’inquiéter la vieille dame, mais on ne peut pas la laisser comme ça dormir tranquillement jusqu’au jour avec un macchabée dans son jardin.

    Ils remontèrent vers la maison, tête basse. À mi-chemin, l’idée vint au garde.

    – Jean-Louis, va-t’en veiller la bécane, garçon. Vois-tu que le type saute dessus et file derrière notre dos.

    Le grand Heurtebise haussa les épaules.

    – J’ai pas d’armes, dit-il. Viens-t’en avec moi, Claude.

    Ils s’éloignèrent en grommelant.

     

    La maison grise semblait plus calme que jamais derrière ses persiennes closes. Ils en firent deux fois le tour. L’obscurité était encore trop profonde pour qu’ils pussent relever aucune trace. Sur les marches du perron ils ramassèrent cependant un lacet de cuir.

    – Firmin ! murmura le maire à voix basse.

    De son doigt tendu, il désignait l’angle extérieur gauche du toit. Une légère spirale de fumée montait dans l’air immobile. Son reflet un peu bleuâtre la distinguait seule du ciel.

    – Ça doit venir de la chambre de Madame, reprit-il. Drôle tout de même que son feu ait duré jusqu’au matin. Écoute, mon homme, on va d’abord essayer d’éveiller la gouvernante. Je crois que sa fenêtre est juste au-dessus. Tu n’as qu’à y jeter une poignée de graviers, en douce.

    Mais les minuscules cailloux vinrent s’abattre en vain sur les volets de chêne. Quelques-uns tintèrent contre la vitre.

    – Pas croyable, dit le garde.

    Ils échangèrent un regard déjà soupçonneux. L’avarice de l’ancienne religieuse était la fable de Mégère.

    – On verra ce qu’on verra, garçon, déclara le maire. Au point où nous en sommes, il n’y a pas de scandale qui tienne. Tire la cloche. Une, deux… Halte !…

    C’était assurément le grincement d’un gond rouillé, mais la persienne sur laquelle ils tenaient fixés leurs regards n’avait pas bougé d’un pouce. Le garde étendit de nouveau la main vers la cloche.

    – C’est toi, Philomène, dit le maire. Je viens de voir le bout de ton nez, fillette. Et comme la jeune servante ne soufflait mot derrière son volet à peine entrouvert :

    – Descends tout de suite que je te dis, répéta-t-il d’une voix menaçante. Descends, au nom de la loi ! Tu me reconnais bien, c’est moi, M. Desmons, le maire. Et voilà Firmin.

    – J’vas réveiller Mme Louise.

    – Non !

    Mais lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule, la silhouette de la gouvernante apparut au haut de l’escalier.

    – Remontez, Philomène, dit l’ancienne religieuse aigrement. Que se passe-t-il ?

    – J’ai besoin de vous deux, interrompit le maire presque grossièrement. S’agit de s’entendre, nous quatre, avant de réveiller Madame.

    – Réveiller Madame !

    Elle eut un petit rire qui fit monter le rouge aux joues du premier magistrat de Mégère. L’intervention du garde champêtre arrêta heureusement sa réplique.

    – Elle est peut-être bien réveillée à ct’heure, dit-il d’un air finaud. Sa cheminée fume.

    Une minute le regard aigu de la gouvernante toisa le vieux de la tête aux pieds, mais elle dédaigna de répondre et, se tournant vers le maire :

    – Une cheminée qui fume ? demanda-t-elle. Est-ce pour une cheminée qui fume qu’on réveille les gens ?

    Sans doute elle les croyait ivres, la réputation de sobriété du maire et de son garde n’étant pas des plus sûres.

    – Madame Louise, il y a un macchabée dans le jardin, voilà ce qu’il y a.

    Les mots sortaient avec peine de sa gorge et il avait grand mal à garder un reste de sang-froid devant cette femme dont le calme extraordinaire l’humiliait.

    – Un mac… un macchabée…

    Elle n’avait probablement jamais entendu prononcer ce mot insolite et en cherchait le sens prudemment, craignant d’être la dupe de quelque grossière plaisanterie.

    – Un mort, quoi.

    Le garde crut qu’elle allait laisser tomber la lampe et cependant son regard soutint celui du maire. Elle balbutia seulement :

    – Un mort, comment cela peut-il se faire ? D’où vient-il ?

    – Madame le saura peut-être un jour, riposta le garde champêtre, soudain enhardi par la naïveté d’une telle question et de ce qu’elle trahissait de désarroi chez une femme aussi maîtresse d’elle-même. Mais l’ancienne religieuse ne releva pas l’insolence.

    – Je vais prévenir Madame, soupira-t-elle, décidément vaincue par l’énormité de la nouvelle.

    Le maire la suivit à quelques pas, et cette suprême indiscrétion n’arracha pas à la gouvernante une parole de plus, elle se contenta de hausser les épaules. Au moment de frapper à la porte, néanmoins, elle le maintint à distance d’un geste de la main. Et aussitôt un cri étouffé lui échappa.

    – La porte est entrouverte, balbutia-t-elle. Mon Dieu !

    Rien n’est plus difficile à soutenir que la terreur irraisonnée d’une femme nerveuse, en face d’un de ces faits insignifiants mais dont la contagion de l’angoisse fait en une seconde on ne sait quel signe augural. Le premier magistrat de Mégère fixait maintenant l’étroite ligne sombre d’un regard déjà plein de vertige et il fit un pas en arrière tandis que la gouvernante se cramponnait à son épaule.

    – Ben quoi, réussit-il enfin à bégayer, on ne va tout de même pas perdre la tête pour ça. Êtes-vous sûre au moins qu’elle était fermée hier soir, votre porte ? Cette tentative sournoise de temporiser avec la peur avant la démarche inévitable ne réussit qu’à allumer aux yeux de la gouvernante un bref éclair de fureur ou de mépris qui piqua au vif l’amour-propre du maire et retint sur ses lèvres le nom du garde, toujours en faction dans le vestibule. Baissant la tête, il passa le seuil de la chambre et y fit encore quelques pas, titubant comme un homme ivre. Mais le pressentiment d’un nouveau drame était entré trop avant dans son cœur. Ce qu’il vit ne le surprit pas.

     

    La vieille dame, en chemise, était étendue bien sagement sur le parquet, les genoux ramenés contre la poitrine et un air ironique bien différent de son expression habituelle autour de son petit nez pointu. Le rouge qu’elle devait dissimuler adroitement d’ordinaire sous une épaisse couche de poudre faisait maintenant aux pommettes deux taches rondes, comme tracées au pinceau. Les lèvres minces, absolument décolorées, ne se distinguaient plus de la peau livide, en sorte que cette figure ridicule et effrayante n’avait plus de bouche. Elle sortait d’un bonnet de nuit noué sous le menton, bordé de mousseline tuyautée qui lui donnait quelque ressemblance avec un bouquet enveloppé de papier, tel qu’on en voit dans les cimetières.

    Le parquet, autour d’elle, était jonché de lettres déchirées ou hâtivement chiffonnées, de piles de linge jetées hors des armoires, de vieilles jupes, d’extraordinaires capotes à monture de fil de fer. D’autres objets inconnus achevaient de se consumer dans la cheminée. Le reflet des braises au plafond éclairait la scène d’une lueur indéfinissable.

    Debout près du cadavre, Mme Louise gémissait doucement, la tête enfouie dans ses mains. Un long moment, le maire n’osa rompre ce silence entrecoupé de paroles incompréhensibles qu’il prit d’abord pour une prière. Mais comme il s’approchait de la gouvernante dans l’intention de la soutenir et de l’entraîner hors de la pièce, il s’aperçut que tout son corps saisi dans l’étau de la contracture nerveuse, était aussi raide qu’une barre de fer. Sitôt que ses doigts l’effleurèrent, elle s’abattit entre ses bras, tout d’une pièce.

    – Hé, Firmin, cria-t-il éperdu, monte vite ! La dame est morte !

    Ce fut la jeune bonne qui parut d’abord. Avec une force inattendue, sans aucune aide, elle souleva la gouvernante, l’étendit sur un coin du tapis. Après quoi elle éclata en sanglots discordants.

    – Ouvre la fenêtre, imbécile ! dit le maire.

    Ils revinrent à la morte. La vieille dame semblait les suivre attentivement de son œil grand ouvert, l’autre clos. Du pouce, le garde champêtre accouru rabattit la paupière, mais le visage exsangue continua de sourire. Comme ils portaient le cadavre jusqu’au lit, la légère tête disloquée se renversa d’une épaule à l’autre et finit par pendre sur la poitrine. La pointe d’un os brisé tendait la peau à la hauteur de la première vertèbre, au centre d’une énorme ecchymose sanguinolente.

    – L’instrument du crime, dit le garde d’un ton sentencieux.

    Il retournait entre ses doigts un chenet de bronze bizarrement enveloppé d’une serviette, à peine tachée de sang.

    – Laisse ça là, dit le maire. Faut maintenant prévenir la police.

     

    Philomène avait disparu. Se retournant brusquement, le maire crut voir le regard de la gouvernante fixé sur le sien, entre les cils clos. Il allait s’approcher lorsqu’une voix l’appela du dehors : c’était celle du grand Heurtebise. Au même instant la servante entrait, une bouteille de vinaigre à la main. Il prit la jeune fille par les deux épaules, la poussa un peu durement contre le mur.

    – Écoute bien, dit-il. Réponds-moi sans mentir, gamine. Je t’ai quasi vue naître, on ne trouverait pas plus délurée que toi dans Mégère – ne le nie point – une vraie fille de montagnard, quoi !

    Aux premiers mots elle avait recommencé à sangloter, puis elle parut se raviser tout à coup, fixa sur le maire ses petits yeux vairons.

    – Veux-tu aider la justice ?

    Il baissa la voix.

    – Suffit de regarder, d’observer, de ne rien perdre, compris ? Et ce que t’auras vu en bien comme en mal, ne le répète à personne, pas même aux gendarmes. Pas même à ton père, hein ? Le papa est un camarade, je ne dis pas non. Seulement, sitôt qu’il a un verre dans le nez, on ne peut plus compter sur lui, il ne tiendrait pas sa langue. Et maintenant… – Patiente un peu, Louis, j’y vas ! cria-t-il vers la fenêtre ouverte. – Marche, je porterai ta Mme Louise jusqu’à sa chambre.

    Le fils Heurtebise ruisselait de sueur. À la première question du maire, il répondit par une bordée de jurons, suivis de mots indistincts, parmi lesquels son interlocuteur finit par reconnaître celui du médecin.

    – Le médecin ? C’est-y que t’es fou ? On a bien le temps de faire le constat de décès, mon homme.

    – Le type, en bas, il vit encore, bégaya le grand Louis. Quelle histoire !

    – Qu’est-ce que tu fiches ici alors ? Va le chercher toi-même le docteur, empoté !

    – Claude croit que le type ne durera pas longtemps. Il a l’air de vouloir parler… Oh ! des mots qui n’en sont pas : il bredouille comme ça, les yeux fermés, en remuant les doigts, vous diriez une vieille femme à l’église, et pas moyen de le comprendre ; il a rendu un caillot de sang aussi gros qu’un œuf de pigeon, pas moins. Supposez qu’il cause, le frère, vaut mieux que ça soit à vous, pas vrai ? Vous êtes le maire, après tout. Moi, les gendarmes, je les respecte. Seulement, ils me font deuil, j’aime pas les voir, c’est comme les notaires et les curés. Si j’avais su ! De quoi je me mêle, vingt dieux !

    Ils l’avaient traîné jusqu’au pied du rocher. Sa nuque et ses épaules reposaient sur la paroi moussue. La terre dégelée laissait couler goutte à goutte une eau boueuse qui ruisselait le long de ses joues dont le creux livide s’approfondissait sans cesse.

    – Malheureux, dit le maire, y a-t-il du bon sens à manier un blessé pareil ! Les frères se regardèrent avec embarras comme s’ils allaient parler, mais ils se turent.

    – Vous auriez pu au moins essayer de le panser. Voyons, Louis, toi qu’as fait la guerre…

    – On a essayé, dit le second des Heurtebise.

     

    Dans ses poings, crispés, ramenés sur sa poitrine, l’agonisant tenait le mouchoir de Jean-Louis, et il fixait maintenant cette proie de ses yeux effrayants, aussi vides que ceux d’un mort. Le garçon expliqua, en un flot de paroles confuses, qu’il le lui avait arraché des mains.

    – Essayez un peu de le lui prendre, il grince des dents comme un rat.

    Mais le maire ne semblait pas pressé de renouveler l’expérience. L’idée absurde que l’homme qu’il avait sous les yeux n’était réellement qu’un cadavre ranimé par on ne sait quelle force mystérieuse venait de s’emparer de lui, et il résistait presque désespérément au désir morbide de faire partager cette conviction aux deux gars qui, surpris de son silence, échangeaient déjà entre eux des regards ironiques. Il demanda sournoisement :

    – C’est-il possible qu’un homme tienne en vie, arrangé comme ça ? Regarde sa poitrine, Heurtebise, elle est déjà toute bleue.

    – Sûrement qu’il n’ira pas loin. On devrait l’interroger maintenant ou jamais.

    – L’interroger ! comment veux-tu que j’interroge ça ? Il n’a pas plus de connaissance à ct’heure qu’un vrai mort.

    – Savoir… Il y a cinq minutes, il marmottait encore, pas, Louis ?

    La visible terreur du maire lui rendait courage. Il cracha dans ses mains.

    – Allons-y ! Pas besoin de s’en faire pour un assassin, il ne s’est pas tant gêné avec la vieille dame, hein ?

    Il se mit à genoux, cracha de nouveau, et colla sa bouche à l’oreille du moribond.

    – Hé, vieux ! dit-il de cette voix grasse qui lui gagnait le cœur des filles – hé vieux ! recommence, fais ta prière.

    Les mots parvinrent sans doute jusqu’à la cervelle obscure du misérable, car le gémissement qui s’exhalait sans arrêt de sa bouche entrouverte, cessa.

    – Juste comme tout à l’heure, remarqua le grand Louis triomphant. Et maintenant sûr qu’il va parler, hein, Claude ?

    Le sang, qui avait coulé le long du dos jusqu’au cou alors qu’il était couché tête en bas au revers de la pente, faisait, entre le col et la chemise, une boule épaisse de sang coagulé. Cette espèce de tumeur frémit.

    – Laissez-le tranquille, bégaya le maire d’une voix tremblante.

    Une des mains se détacha du mouchoir, s’éleva lentement à la hauteur du menton. Elle était si livide que les cernes des ongles malpropres s’y détachaient avec une extraordinaire netteté. Un long moment, elle resta ainsi suspendue, hésitante, puis reprit son ascension, flotta une seconde à quelque distance du front, retomba lourdement sur les genoux.

    – Le gars doit faire son signe de croix !

     

    Mais comme ses camarades, il ne pouvait maintenant détacher ses yeux de la cime du grand orme qu’ils examinaient branche à branche avec une curiosité mêlée de peur.

     

    III

     

    – Il n’y aura pas de messe ce matin, que je te dis, Sainte Nitouche ! Et peut-être pas avant dimanche, ainsi !

    – Et pourquoi ça, mademoiselle Céleste ? On va sûrement me le demander…

    – Si on te le demande, tu répondras que tu n’en sais rien.

    Le petit clergeon fait docilement « oui » de la tête. C’est le fils de Mme Gaspard, une veuve, et il doit rentrer à l’automne au séminaire de Gap, à l’école des prêtres. Ses traits charmants ont une gravité précoce. La vieille déteste, sans d’ailleurs savoir pourquoi, les beaux yeux longs, toujours cernés d’une ombre bleue, la bouche pâle, la double fossette du menton, aussi doux que celui d’une femme. Quand il sourit, ses narines battent, comme ses paupières bistrées, à la même cadence.

    – Tiens ! dit-elle tout à coup, prends ça, et fiche-moi le camp.

    Elle lui a mis dans la main une grosse pomme et le pousse vers la porte, en grognant. Elle ne s’expliquera jamais ce brusque mouvement de pitié, peut-être de tendresse, et lui ne se l’explique pas non plus. Comment devinerait-il qu’elle a cru reconnaître, soudain, en un éclair… Oui, c’est bien ainsi qu’il devait être, voilà quinze ans : un autre petit paysan tout pareil, avec son sourire triste… le nouveau curé de Mégère.

    – À qui parlez-vous, Céleste ? demande le prêtre de l’autre côté du mur. Ne craignez rien, je suis réveillé depuis longtemps.

    Elle dénoue en hâte le cordon de son tablier, court jusqu’à la porte, et reste sur le seuil, très rouge.

    – À l’enfant de chœur, monsieur le curé. Il venait s’informer, rapport à votre messe. Vous pouvez pas dire votre messe aujourd’hui.

    – Priez-le d’entrer.

    Elle revint dans la cuisine, bourrue. Quel plaisir elle aurait à calotter ce jocrisse ! Mais il ne perdra rien pour attendre !

    – M. le curé t’appelle, dit-elle avec un rire forcé ; mouche ton nez, tâche d’être poli, et ne va pas le fatiguer avec tes contes. Pensez ! après une nuit pareille.

    Le nouveau curé de Mégère est dans son lit, enveloppé d’une écharpe de laine noire qui se croise à la hauteur de la poitrine et fait plusieurs fois le tour de ses hanches. Une couverture est jetée sur les jambes et il tient son bréviaire d’une main, tandis que l’autre caresse le front de l’enfant, y dessine vaguement une croix.

    – Comment vous appelez-vous ? dit-il.

    – Gaspard André.

    Ce vous fait monter un peu de sang aux joues du petit garçon. L’instituteur lui-même le tutoie toujours, sauf une fois l’an, à la visite de M. l’inspecteur.

    – Votre nom de famille ?

    – Gaspard.

    – Alors vous devez dire André Gaspard. André, je regrette que vous vous soyez dérangé inutilement ce matin. Peut-être savez-vous que…

    – Oui, oui, monsieur le curé, commença l’enfant, les yeux brillants de plaisir sous les paupières baissées.

    Mais le prêtre mit un doigt sur sa bouche.

    – Chut ! ne parlons pas de ces choses horribles. Hélas ! vous ne vous y intéressez que trop. Il faut tâcher d’écarter tout cela de votre pensée, mon ami.

    Ses traits se crispèrent douloureusement, tandis qu’il contemplait le mince visage tourné vers lui avec une sorte de compassion paternelle.

    – Regardez-moi, fit-il de sa voix calme, regardez-moi dans les yeux, tout droit, n’ayez pas peur. Lorsque Dieu nous met en présence d’un maître, l’avenir peut dépendre d’un premier regard bien franc, bien net. Sinon, que ne risque-t-on pas ! Nous sommes destinés à travailler ensemble, mon enfant. « Destinés », comprenez-vous ? Le destin – réfléchissez un peu à cela – c’est un beau mot, un mot divin, de ces mots qu’un petit garçon doit comprendre ; les mots divins sont faits à son usage, ce sont des mots innocents.

    Ses yeux n’avaient pas quitté ceux du clergeon, qui ne les évitait plus, croyait y voir naître et s’effacer peu à peu, ainsi que dans une eau profonde et pure, chacune de ces paroles dont le sens échappait à son esprit, mais qui réchauffaient si délicieusement son cœur.

    – Oui, poursuivit le prêtre, comme s’il répondait à sa pensée secrète, oui, tout cela doit vous paraître très obscur. À votre âge, la vie semble un jeu, une longue série de chances heureuses ou non. L’expérience se chargera de vous détromper. Ce que vous devez graver dès maintenant dans votre âme, c’est l’idée que rien de ce qui arrive n’arrive en vain. Après quoi, nous nous aiderons mutuellement, nous serons amis, amis pour toujours. Savez-vous un peu de latin ?

    – Non, monsieur le curé.

    – Dommage. Un servant de messe doit aimer le latin, et qui aime le latin finit par l’apprendre, presque à son insu. L’apprendrez-vous ?

    – J’irai à Gap, l’automne prochain, étudier pour être…

    Une pudeur singulière retint le mot sur ses lèvres. Celui qui parlait un tel langage lui semblait maintenant trop loin de lui, à une hauteur qu’il n’atteindrait jamais, même en rêve.

    – Prêtre… dit le curé de Mégère, d’une voix pleine de tendresse.

    – Je l’avais deviné au premier coup d’œil, reprit-il après un long silence. Mon enfant, vous saurez plus tard comme un prêtre est seul, reste seul, même dans une bonne et honnête paroisse comme celle-ci. Alors vous comprendrez combien votre rencontre aujourd’hui m’a été douce, car je suis peut-être plus seul qu’un autre – je veux dire que vous me trouverez sans doute un peu différent de… des…

    – Oh ! oui, s’écria passionnément l’enfant.

    Le curé de Mégère sourit.

    – Voyez-vous, le petit flatteur, dit-il. Différent ne signifie pas meilleur, hélas ! Les curés que vous connaissez sont plus… un peu plus rudes que moi, sans doute. C’est qu’ils ont travaillé, souffert. Rudes – et non pas durs. Respectez cette rudesse, mon petit, et même leurs défauts, s’ils en ont. Ces défauts-là, le temps, le travail, les déceptions, les injustices les ont imprimés en eux, ce sont les rides de l’âme. Aimez-vous moins votre mère parce que son visage n’est plus aussi pur et aussi lisse que le vôtre ?

    Il ramena les pointes de son châle en frissonnant.

    – Je regrette de ne pouvoir aller maintenant jusqu’à l’église, il me semble que ce ne serait guère prudent. J’ai sûrement pris la fièvre cette nuit.

    – Voilà le grog de M. le curé, dit la voix de Céleste dans le couloir. Et ne vous fatiguez pas tant !

    Elle posa sur la table le bol bouillant, toisa le clergeon du même regard empirique, infaillible dont elle estimait le poids d’un poulet de grain, haussa les épaules et sortit. Le curé de Mégère attendit patiemment que le bruit des socques sur le pavé l’avertît que la servante avait quitté son poste d’observation derrière la porte.

    – Il faudra vous réconcilier avec Mlle Céleste, dit-il avec un sourire complice. Je vous y aiderai. Les vieilles gens sont plus faciles à séduire qu’on pense. Il suffit de paraître tenir compte de leur avis sans… oh ! ce n’est qu’une ruse innocente. Ici, André, vous n’aurez pas d’autre maître que moi.

    Sa main caressa de nouveau le front de l’enfant, ses joues.

    – Ainsi notre gouvernante, poursuivit-il avec espièglerie, voudra sûrement nous consigner à la chambre. Je n’aurai pas la cruauté de la contredire – à quoi bon ? Rien n’est plus facile que sortir d’ici. Mais je n’aurai pas de secrets pour vous, aucun secret…

    – À la brune, reprit-il, j’irai certainement jusqu’à l’église. Y allez-vous très souvent ?

    – Quelquefois.

    – Ce n’est pas assez. Nous sommes de pauvres gens, de très pauvres gens, nous n’aimons pas le bon Dieu aussi naturellement que nous nous aimons nous-mêmes, le péché originel le veut ainsi : s’en irriter ne servirait à rien. Mais nous pouvons prendre l’habitude de la prière, la prière devient une habitude – une chère – la plus chère de nos habitudes. Quand vous serez prêtre…

    Il s’arrêta sur ce mot, comme s’y était arrêté le petit clergeon et avec la même pudeur émouvante. Il reprit à voix plus basse encore :

    – Vous m’attendrez à l’entrée du jardin dès la tombée du jour. C’est l’heure à laquelle Mlle Céleste fait ses courses, si je l’en crois du moins. Ne vous parais-je pas bien craintif ?

    – Oh ! non, se récria l’enfant. Vous n’avez pas l’air de ça. Je voudrais…

    Il avait commencé dans un élan de tout son être et s’arrêta brusquement, rouge de honte et de plaisir. Une fois de plus, il croyait lire sa pensée au fond du regard si calme.

    – Je voudrais vous ressembler un jour, termina tranquillement le curé de Mégère. N’est-ce pas cela que vous alliez dire ?

    – Oui, balbutia le petit clergeon.

     

    Il cherchait une parole qui exprimât sa merveilleuse surprise et ne la trouvait pas. La solitude exaltée où s’était nourri si longtemps son jeune orgueil parmi ces hommes grossiers qu’il redoutait et méprisait à la fois, ne serait pas rompue en un jour, mais il la sentait toute prête à céder, à s’ouvrir, ainsi qu’un mur battu par la mer. Toute parole eût d’ailleurs paru vile à son cœur comblé. Ses longs yeux s’emplirent de larmes.

    Le prêtre parut ne pas les voir, et aussitôt l’enfant ne put les retenir, elles inondèrent ses joues. Il se pencha sur la main du curé de Mégère, la baisa. Puis il resta la face enfouie dans les plis de la couverture sans oser faire un mouvement.

    – Et maintenant, reprit le prêtre après un long silence, je puis vous parler plus librement de… des… enfin de ce drame affreux… Madame… mademoiselle… notre sonneuse, je crois ?

    – Mamzelle Phémie ?

    – C’est cela même. Mlle Phémie est venue nous apprendre au petit jour que la police avait découvert deux cadavres. Deux cadavres ! Dieu l’a ainsi voulu. Comment aurais-je pu intervenir plus tôt ?

    – Deux cadavres, répéta l’enfant. Je croyais…

    Le curé de Mégère l’interrogea du regard.

    – Que croyez-vous ?

    – Ils disaient tout à l’heure que… que l’homme était encore en vie.

    – En vie !… reprit le prêtre d’une voix profonde, presque sinistre. Madame Céleste !

    La servante parut aussitôt.

    – Madame Céleste, est-il vrai que…

    Il n’eut pas besoin d’ajouter un mot. La vieille fille, après avoir jeté sur le plafond un regard suppliant, se mit à trembler comme la feuille.

    – Vous m’avez menti, continua le prêtre, vous le saviez…

    – Ce n’était qu’un bruit, balbutia la pauvre femme, on dit tant de choses. La gendarmerie est sur les lieux depuis cinq heures. Paraît qu’on ne laisse plus passer personne.

    Tandis qu’elle parlait, le curé de Mégère enfilait ses gros souliers encore humides. Ainsi vêtu d’un maillot de laine beaucoup trop large pour lui, dont les plis tombaient sur sa poitrine et d’un pantalon gris serré aux genoux, il n’était pas très différent d’un de ces sportifs sans âge que le village voyait revenir chaque année à la fin du printemps et qui – n’étaient leurs visages marqués de rides volontaires – ressemblaient assez à des demoiselles. Toujours aussi simplement, sans mot dire, il alla chercher sa soutane qu’il avait pliée soigneusement sur le dossier de l’unique chaise. Au moment de sortir, il s’arrêta devant la servante et brusquement le sourire revint sur ses lèvres.

    – Je vais déjà mieux, dit-il, ne vous faites pas de souci.

    D’un regard, il fit au petit clergeon signe de le suivre. Et sur le seuil, se retournant encore :

    – Mon devoir, commença-t-il…

    Mais ce qu’il lut de crainte, d’humiliation, de véritable souffrance sur les traits bouleversés de Mlle Céleste parut le surprendre. Il fit un geste amical de la main et, désespérant sans doute de se faire comprendre de cette inoffensive créature en un tel moment, il secoua la tête d’un air de compassion et d’impuissance, noua son écharpe autour de son cou, sortit.

    – Menez-moi là-bas par le plus court, dit-il à l’enfant. Est-il possible d’éviter le village ? Je ne veux pas qu’on me croie capable de favoriser une opération de police, quelle qu’elle soit.

     

    Ils prirent à travers les prés. Un peu plus loin la terre s’appauvrit, le rocher affleure, la pente se couvre de bruyères et d’ajoncs dans lesquels s’embarrassait son ample soutane. Au sommet de la colline, il était visiblement à bout de forces, livide. Il dut s’asseoir sur une pierre, pressant des deux mains sa poitrine. Au-dessous d’eux, la maison des Drumeau, cachée par un repli du terrain, se voyait à peine, mais des gens allaient et venaient sur la route. Ils reconnurent les képis galonnés des gendarmes.

    – Courage ! murmura le curé de Mégère, comme s’il se fût parlé à lui-même.

    Il se remit sur ses jambes avec un gémissement de douleur. Inconsciemment ou non, sa main cherchait celle du petit clergeon, qui la sentit sèche et brûlante.

    – Distinguez-vous clairement la route ? dit-il. Mes yeux se troublent, j’ai horriblement mal à la tête.

    – Il y a beaucoup de monde en bas, sur la route, et un autre groupe un peu plus haut, dans le taillis. D’où nous sommes, il n’est pas possible de voir le château.

    – Allons.

    Ils eurent beaucoup de peine à se frayer un chemin. L’espèce de sentier qu’ils suivaient était encombré de grosses pierres, roulées là par les crues d’avril.

    – Vous pourriez vous reposer un moment chez Drumeau, monsieur le curé. La maison n’est pas loin, à présent, sur notre gauche.

    – Non, dit le prêtre entre ses dents, avec une énergie farouche.

    Ce fut Claude Heurtebise qui les aperçut le premier. Ils le virent échanger quelques mots avec un gendarme, mais la distance était encore trop grande pour qu’ils pussent rien entendre. Le gendarme, d’ailleurs, se remit aussitôt à son travail. Il semblait mesurer avec beaucoup de soin la largeur de la route, d’un arbre à l’autre.

    Le maire sortit si brusquement du fourré que l’enfant poussa un cri de terreur. À la vue du prêtre, la figure poupine exprima moins de surprise que d’ennui.

    – Qui aurait pu croire ? répétait-il, en passant son énorme mouchoir sur son front ruisselant de sueur, malgré le froid. C’est pas croyable !

    Mais le curé de Mégère, encore livide, avait retrouvé cet air d’attention courtoise, de conviction grave et douce qui rendait courage à tous. Les yeux du gros homme s’éclairèrent instantanément.

    – Bah ! monsieur le curé, dit-il, vous n’êtes pas de trop. Pour moi, les gendarmes bafouillent. Ils vont, ils viennent, arpentent le chemin, comptent les pierres, sacrés farceurs ! Auraient-ils pas mieux fait de battre le pays tout de suite ? Sûr que l’assassin a des complices.

    – Vit-il encore vraiment ? Cette nuit, notre sonneuse avait parlé de deux cadavres.

    – Oh ! vivre… enfin ça vit si on veut, j’appelle pas ça vivre, non. Mettons qu’il râle un coup ou deux par-ci par-là.

    – Comment ne m’a-t-on pas prévenu ? dit le prêtre d’un air sombre. Je ne puis être d’aucun secours à l’enquête sinon par le témoignage que vous savez. Mais il ne s’agit pas de témoignage. Aux yeux d’un prêtre, monsieur le maire, il n’y a pas d’assassin, je ne connais que le mourant.

    Il prononça ces paroles qui eussent pu prêter à quelque emphase, avec une telle simplicité que le maire reconnut plus tard – selon sa propre expression – en avoir eu « la larme à l’œil ».

    Le curé de Mégère n’eut pas besoin d’écarter les rangs pressés des spectateurs, ils s’ouvrirent d’eux-mêmes aussitôt que sa longue silhouette noire apparut dans le taillis. Un gendarme détourna la tête en sifflant, l’autre souleva son képi.

    Le moribond semblait dormir. Le pansement fait récemment en hâte par le docteur et encore immaculé, bombait fortement autour du torse nu. Sa mauvaise culotte rabattue sur les genoux découvrait le ventre sur lequel on avait jeté une serviette tachée de sang. Les pieds étaient nus dans les chaussettes, car en dépit de toutes les recherches, les sabots, probablement abandonnés au cours de sa fuite à travers le parc, étaient restés introuvables. Le râle, dont le maire avait parlé, ne s’entendait plus : il se devinait seulement au frémissement et au crépitement de l’écume sur les lèvres bleues.

    – Docteur Niclausse, dit une voix, d’un ton de brièveté militaire.

    Le curé de Mégère se retourna brusquement.

    – Comment est votre blessé ? fit-il.

    – Coma. Nous attendons l’ambulance depuis deux heures. Dans l’état où il est, je redoute de le faire transporter sur un brancard de fortune, par ces maladroits.

    – Sans connaissance ?

    – Coma, répliqua l’autre avec une brusquerie sans doute affectée (il grelottait de froid sous son léger pardessus). Ce n’est probablement pas la même chose. On ne sait rien. Qu’il ne voie pas, sûr, pour la bonne raison que le muscle des paupières ne sera maintenant détendu que par la mort. Mais il est possible qu’il entende aussi bien que vous ou moi.

    Le prêtre soupira mais garda le silence. Parmi tous ces hommes empressés autour du misérable vaincu, et si malhabiles à déguiser la curiosité sauvage qui donnait à leurs visages, d’ordinaire insignifiants, une expression de férocité sournoise, il semblait faire effort pour cacher son dégoût. Les yeux se baissaient d’eux-mêmes, dès qu’il appuyait un moment sur eux son regard vague et triste. Toujours en silence, il s’approcha du moribond, s’agenouilla et commença de prier. D’un accord tacite, ils s’écartèrent tous, les uns après les autres. Le médecin de Mégère lui-même, tirant une cigarette de son étui, s’éloigna dans la direction de la route. Quelques minutes se passèrent.

    – Docteur, appela le prêtre tout à coup.

    Sa voix était plus grave.

    – Il est mort, reprit-il, du moins je le crois.

    Le maire fut près de lui le premier. Bien qu’il essayât de le dissimuler, son soulagement était visible. Il demanda sur un ton que le tragique des circonstances empêchait seul d’être comique.

    – Il est bien mort ? En êtes-vous sûr ?

    Le prêtre lui tourna le dos.

    – Je m’y attendais, fit le médecin de Mégère.

    Il ausculta le cœur un long moment, releva la tête et dit, exagérant encore sa froideur professionnelle :

    – Pas mort. Il y a même dans tout cela une chose qui m’échappe, poursuivit-il à voix basse, et presque à l’oreille du curé de Mégère… La respiration doit être embarrassée par quelque caillot, le cœur se défend bien.

    – On ne peut quand même pas le laisser là, remarqua l’un des gendarmes avec un regard de biais vers le prêtre, sans doute dans l’espoir d’être approuvé.

    La petite moustache blonde du docteur trembla de colère.

    – Monsieur le gendarme, dit-il, vous parlez comme un imbécile. Le moribond est intransportable, in-trans-por-ta-ble, comprenez-vous ?

    Il pirouetta sur les talons et interrogea des yeux le grand Heurtebise qui accourait du château, tout essoufflé :

    – M. le juge d’instruction nous demande tous là-haut ! Rassemblement !

    Ils remontèrent la pente. Après avoir hésité un moment, le curé de Mégère les suivit comme à regret.

     

    – Messieurs, dit le magistrat sitôt qu’ils se furent groupés autour de la table sur laquelle le greffier étalait son maigre dossier, il importe que nous restions ici entre nous. On ne laissera désormais passer personne, sous quelque prétexte que ce soit. Il y a eu déjà dans ce parc beaucoup trop d’allées et venues, monsieur le maire, et si vous laissez faire, nous aurons bientôt tout le village sur le dos. Je ne veux près de moi que les premiers témoins. Procédons par ordre.

    Il se courba poliment sur sa chaise et dit :

    – Monsieur le desservant d’abord… Et qu’est-ce que tu fiches là, toi, galopin ?

    – Mon enfant de chœur, intervint doucement le curé de Mégère. Partez, André, vous voudrez bien prévenir ma gouvernante que je serai de retour dans vingt minutes ; j’irai seul, je connais maintenant le chemin. Monsieur le juge d’instruction, ma déposition sera courte. J’ai quitté Grenoble à trois heures environ et…

    – Plutôt quatre heures, rectifia le magistrat en souriant. Dès le coup de téléphone, je me suis permis de m’informer avant mon départ. Je sais donc que vous êtes arrivé par le train de dix heures, que vous avez pris votre repas de midi à l’hôtel de l’Univers, que vous avez manqué la patache, fait une partie de la route avec un industriel connu de Lyon, et le reste du voyage dans la carriole de Mathurin dont une première déposition a déjà été recueillie qui sera d’ailleurs complétée, car elle signale un fait curieux – très curieux, que vous ne pouvez connaître. Mais tout cela n’a qu’une importance secondaire. Votre arrivée est antérieure au crime de plus d’une heure et demie. Laissez-moi vous exprimer mon regret de vous déranger de si bon matin après une journée qui n’a été que trop bien remplie. Je dois vous remercier encore du concours précieux que vous avez apporté, que vous apporterez à l’œuvre de la justice.

    Le visage si jeune – l’émotion et la fatigue en accusaient encore l’extraordinaire finesse – se durcit.

    – Pardon, dit le prêtre posément. J’ai fait de mon mieux pour prévenir un malheur, je déplore de n’avoir pas réussi. Mon rôle devrait finir là. Nouveau venu dans cette paroisse, je me crois tenu à une très grande réserve ; je ne pourrais accepter d’inaugurer un modeste ministère, déjà rendu difficile, par une collaboration avec…

    – La police, conclut le juge. Ce scrupule vous honore, monsieur le desservant. Néanmoins, vous devez comprendre…

    – Il sait ce qu’il veut, le gars, dit tout bas le grand Claude à l’oreille de son frère, avec admiration.

    – Toute enquête de police est susceptible de s’égarer sur ce que nous appelons des fausses pistes, continua le prêtre. La justice des hommes, monsieur, ne considère que les résultats, elle ne va donc pas sans injustice, ou du moins sans possibilité d’injustice. C’est pourquoi elle n’est pas la mienne.

    – Bon ! fit le magistrat d’une voix sèche, bien qu’il ne cessât pas de sourire. Tenons-nous-en à l’essentiel. Vous avez été réveillé par…

    – Je n’ai pas été réveillé. J’avais mis beaucoup de temps à ouvrir mes malles, à mettre en ordre mes livres, bref à m’installer dans une chambre que je ne connaissais pas. Je venais seulement de m’étendre sur mon lit. Peut-être y ai-je fermé les yeux quelques minutes, c’est tout. J’ai donc entendu très distinctement plusieurs cris, suivis d’un claquement sec que j’ai pris pour un coup de pistolet. Madame… Madame… Bon… je ne me souviens plus du nom de la propriétaire de ce château.

    – Beauchamp, fit le maire. Mme Beauchamp.

    – Mme Beauchamp a dû…

    – La victime a été assommée par derrière, et, d’après nos premières constatations, alors qu’elle tournait le dos à la porte du cabinet de toilette où devait se trouver caché l’assassin. On a pu relever, en effet, au fond d’un placard très profond, sur une pile de linge sale, la marque très reconnaissable d’un corps qui a dû y rester longtemps accroupi.

    D’un coup d’œil, il réprima le murmure qui s’élevait du groupe des témoins.

    – Inutile d’exprimer vos sentiments. Nous ne sommes pas au cinéma. De plus, continua-t-il, les persiennes de la chambre et du cabinet semblent être restées closes. Je dis « semblent » parce que, après tout, rien n’interdit de supposer qu’elles ont été fermées après le crime. Du troisième et probable acteur du drame, nous ne savons rien et l’hypothèse invraisemblable peut être la bonne.

    Il tapota distraitement la table de ses doigts.

    – Bref, reprit-il après un long silence, les cris que vous avez entendus, monsieur le desservant, n’ont probablement pas été poussés par la personne dont vous venez de prononcer le nom. Les vérifications seront faites ultérieurement, d’ailleurs. Mais au premier examen, la distance de cette maison à la vôtre, l’épaisseur du taillis, ne lui auraient pas permis de se faire entendre. Il y a eu deux crimes, monsieur, et jusqu’ici je ne saurais même affirmer qu’ils soient de la même main.

    Le prêtre fit un geste d’indifférence.

    – Ce que je puis assurer, dit-il simplement, c’est qu’une femme – oui, c’était une voix de femme ou de très jeune homme peut-être – a appelé au secours, cette nuit, vers deux heures. J’ai cru aussi entendre un coup de feu.

    Il réfléchit un instant.

    – Me serait-il permis de me rendre compte de l’orientation des deux pièces ? Je ne connais pas le pays, et il me serait impossible de dire dans quelle direction se trouve mon presbytère.

    – J’allais justement vous le proposer, dit le juge.

     

    La vieille dame sourit toujours, mais on lui a mis un bonnet neuf, et ses mâchoires sont maintenues par une mentonnière étroitement serrée. La piété de la gouvernante a déjà disposé au pied du lit la table rituelle recouverte d’une nappe blanche, la soucoupe d’eau bénite, le brin de buis, un crucifix. À l’entrée des deux hommes, elle se lève et ils échangent un grave salut.

     

    – La façade de votre presbytère est orientée vers le sud, nous ne pouvons donc l’apercevoir que de profil, et encore vous verrez tout juste l’angle gauche du toit, derrière les arbres.

    – La distance est grande, en effet, reconnaît le prêtre d’une voix rêveuse.

    Il revient s’agenouiller près du lit, prie longuement la tête dans ses mains. Le juge s’affaire dans le cabinet ; Mme Louise s’approche, se penche.

    – J’irai vous voir, monsieur le curé, dit-elle à voix si basse qu’il eût pu douter de l’avoir réellement entendue.

    Lorsqu’il tourne la tête, elle a déjà repris sa place au fond du grand fauteuil, égrène son chapelet, sans paraître avoir remarqué le salut discret du juge qui grommelle dans l’escalier.

    – Une ancienne religieuse sécularisée, la gouvernante… Insoupçonnable, mais suspecte. Voyez-vous, reprit-il en débouchant sur le perron, vous êtes jeune, monsieur le desservant, très jeune, et néanmoins il est clair que vous avez l’expérience des hommes, moi aussi.

    – Ce n’est peut-être pas tout à fait la même.

    – D’accord. La mienne est plutôt – soyons francs – pessimiste. Ce… ce pessimisme – je regrette de ne pas trouver un autre mot – m’a permis de résoudre un certain nombre d’affaires en apparence compliquées – en apparence seulement – et il en a embrouillé d’autres, parfois d’une manière irréparable. La méfiance, dans mon état, est une bonne chose, excellente même, aussi longtemps qu’elle excite le jugement mais ne le commande pas, ne devient pas un simple réflexe. Le danger, c’est que l’homme méfiant finit par se méfier de sa méfiance. Il n’a plus alors la liberté d’esprit nécessaire.

    Il rougit un peu sous le regard froidement interrogateur du prêtre.

    – Savez-vous que vous m’embarrassez, dit-il avec un sourire fin. On ne m’embarrasse pas facilement.

    Il essuya son binocle, l’ajusta soigneusement sur son petit nez rose et court, qui le faisait ressembler à Balzac.

    – J’approuve vos scrupules, notez-le bien. Nos montagnards sont méfiants, ils ne vous pardonneraient pas la moindre indiscrétion dont nous pourrions tirer profit. Soit. Mais vous ne me refuserez pas le plaisir, l’avantage, le bénéfice intellectuel de vous tenir au courant de mon enquête, à titre purement amical, bien entendu. Le prêtre fit un signe équivoque des épaules, comme s’il ne comprenait pas.

    – Vous m’apportez quelque chose de très précieux, d’incomparable, un regard neuf. Ces gens me sont trop connus, à peine arrivons-nous à les distinguer les uns des autres. Un seul mot de vous peut me mettre en garde, m’épargner une faute, une imprudence, une injustice. Car j’avoue avoir déjà mon opinion sur cette affaire.

    – Laquelle ? demanda le prêtre.

    Le groupe formé autour de la table contemplait avec une curiosité mêlée de stupeur le magistrat aux cheveux gris s’entretenant avec ce jeune prêtre inconnu sur un ton d’empressement et de déférence.

    – L’auteur du crime – je veux dire l’auteur principal – est un habitant de Mégère, fit-il en donnant à son visage une expression vague et distraite. De toute manière, nous serons bientôt fixés : on ne sort pas d’un pays comme celui-ci plus facilement qu’on y entre, et, à l’heure actuelle, de Fillière à Dombasle, tous les chemins sont gardés… Permettez ?

    Il tourna le dos brusquement, descendit les marches et s’engagea dans l’allée de toute la vitesse de ses courtes jambes.

    – Monsieur le procureur de la République…

    – Bonjour, Frescheville, dit le nouveau venu. Chien de temps !

    Il baissa le col de sa pelisse et ses moustaches gauloises apparurent hérissées de minuscules glaçons.

    – Qu’est-ce que c’est ?

    Il désignait du menton le prêtre qui, après avoir hésité, remonta les marches et rentra dans la maison.

    – Le nouveau curé de Mégère.

    – Ah ! On m’en a dit beaucoup de bien. Très jeune. Venu cette nuit, hein ?

    – Un homme supérieur, affirma le juge, dont toute la personne, et jusqu’à l’expression, jusqu’au regard, venait de se transformer avec une rapidité surprenante.

    – Au travail, messieurs.

    Le procureur souleva légèrement son chapeau avec un regard circulaire.

    – Enlevez les paperasses ! Pas de paperasses ici ! dit-il au greffier. Parlons d’abord. Causons entre nous à la bonne franquette. Vous grossoyerez après.

    Et comme la toux discrète du juge semblait devoir préluder à un exposé méthodique de l’affaire :

    – Sais tout. Inutile. Où sont les premiers témoins ? Où est le maire ? C’est vous qui avez trouvé le cadavre ?

    – Oui, monsieur le procureur.

    – Seul ?

    – Non, monsieur le procureur. Mon garde champêtre, les deux Heurtebise et Drumeau.

    – Présentez. Bon. Messieurs, veuillez vous rassembler un peu plus loin à l’écart. Merci. Où est la petite bonne ?

    – J’aurais désiré que la gouvernante… suggéra timidement le juge.

    – Petite bonne, répéta le procureur.

    Ses yeux gris où la lumière tremble sans cesse au point de donner la double impression contradictoire du scintillement et de la fixité, comme animés d’une sorte de mouvement brownien, parurent se remplir d’une eau trouble, tandis que la lèvre inférieure projetée en avant ainsi que par la détente d’un ressort invisible découvrait des dents jaunes, carrées, pareilles à celles d’un cheval. Instruit par une longue expérience et résigné à subir tôt ou tard des confidences dont la minutieuse et monotone obscénité eût lassé toute autre servilité que la sienne, le juge ne put néanmoins retenir un soupir.

    – Appelez Mlle Philomène, ordonna-t-il de cette voix basse avec laquelle il commandait chaque soir son absinthe au café des Deux-Garçons.

    – Philomène Depouilly, dix-sept ans, née à Mégère, en service chez Mme Beauchamp depuis le mois d’août… Bon… j’écoute.

    La petite servante chiffonnait le coin de son tablier.

    – Vous troublez pas, reprit le procureur. Inutile de regarder M. le maire. Deux mots. Avez-vous un amoureux ?

    Il dédaigna de lever les yeux, ainsi qu’un vieil acteur sûr de son effet. Mais la réplique lui fut renvoyée comme une balle :

    – Oui, monsieur.

    – Nom ?

    – Si, m’sieu.

    – Demande son nom.

    – Comment il s’appelle ? Le fils à Mme Rouart, monsieur.

    – Depuis quand ?

    – La foire de Molènes.

    – Vient ici ?

    – Oui, m’sieu.

    – Dans la maison ?

    – Non, m’sieu.

    – Si.

    – Non, m’sieu, dans le parc quand je vas chercher le lait à la ferme.

    – Rendez-vous hier soir ?

    – Oui, m’sieu.

    – Dites donc, s’écria le procureur décidément hors de lui, est-ce que vous vous fichez de moi ?

    La petite soutint son regard avec une assurance tranquille, et le juge d’instruction estima aussitôt indispensable d’essuyer plus soigneusement que jamais le verre de son binocle terni par la buée.

    – Assez pour aujourd’hui, conclut le procureur redevenu paternel. Vous remercie votre franchise. Pouvez disposer. Sacrée mâtine, fit-il à l’oreille de son subordonné. Je vous raconterai un jour…

    Mais l’apparition du curé de Mégère au haut du perron les tira d’embarras tous les deux. Le jeune prêtre s’avançait de son pas silencieux, clignant des paupières, ébloui par le jour.

    – Messieurs, dit-il, je vous demande la permission de me retirer.

    Son ton était celui d’un homme à bout de forces et il y avait dans toute sa personne un air de renoncement, d’abandon.

    Il s’inclina distraitement devant le procureur, cherchant le regard du juge qui répondit par un signe imperceptible.

    – Vous permettez ? J’accompagne monsieur le curé quelques pas.

    – De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui se passe ?

    – Je crois que je puis avoir confiance en vous, murmura le prêtre sur le même ton. Je désirerais vous parler. Je ne quitterai pas mon presbytère aujourd’hui.

    Il respirait difficilement, pressant son mouchoir entre ses lèvres. Le juge admira ses mains soignées, aux longs doigts, – des mains d’évêque. Entre deux quintes de toux, le prêtre ajouta :

    – Je me sens très mal.

     

    Mme Louise avait recouvert le cadavre d’un voile de gaze, mais le sourire de la vieille dame n’en paraissait que plus ironique. Sa bouche sans dents, effondrée par la contraction musculaire, ne faisait entre la pointe du nez et celle du menton qu’une poche d’ombre encore approfondie par la double et funèbre saillie des pommettes dont l’os semblait prêt à percer la peau. Les vains efforts de la gouvernante pour effacer avec son mouchoir la couche épaisse de fard n’avaient réussi qu’à l’étaler jusqu’aux tempes, donnant à ce visage de petite bourgeoise un air de mascarade funèbre.

    – La victime possédait-elle un revolver ? demanda tout à coup le procureur.

    À cette question, le juge qui feignait d’examiner attentivement la fenêtre, se retourna brusquement.

    – Oui, monsieur, dit l’ancienne religieuse.

    Elle alla droit vers le secrétaire, ouvrit un tiroir et de la même voix indifférente :

    – Il était là d’ordinaire.

    – Il était là, répéta le procureur. Il n’y est plus. Bon ; la victime…

    Mais la réponse vint avant qu’il eût achevé sa phrase.

    – Mme Beauchamp n’y attachait aucune importance, monsieur le procureur. Elle n’était pas craintive. Nous n’avions d’ailleurs aucune raison de craindre qui que ce fût. La maison nous a toujours paru un peu isolée, voilà tout.

    – Votre maîtresse, le cas échéant, eût-elle été capable de se défendre, de se servir d’une arme à feu ?

    – Certainement. C’était la femme d’un militaire, elle avait beaucoup voyagé, parfois même dans des contrées peu sûres, au Chili, au Brésil.

    – A-t-elle tiré cette nuit ?

    – Non.

    – Pourquoi ?

    – Parce que je l’aurais entendu. Je dors très peu.

    – En somme, vous assuriez vous seule la surveillance et la protection de cette maison ?

    – Oui, monsieur. Mme Beauchamp menait dans ces derniers temps une vie très… très distraite. Elle ne recevait plus personne depuis des mois. Elle ne s’occupait jamais de rien. Ce que je faisais était bien fait.

    – Alors vous auriez dû savoir que votre petite bonne avait un amoureux qui lui donnait rendez-vous chaque jour dans le parc, à la brune. Il s’y trouvait encore hier soir, mes renseignements sont formels. Hé bien ? Vous saviez ça ?

    – Oui, monsieur. Il s’agit du fils Rouart, un bon garçon. Madame s’intéressait à l’établissement de Philomène et je crois qu’elle lui eût fourni une petite dot.

    Elle s’arrêta perfidement une seconde, juste assez longtemps pour que le juge dressât l’oreille, et continua d’une voix qui détachait chaque syllabe.

    – Nous avons recueilli cette enfant après son passage à Grenoble. Elle y avait souffert au physique et au moral. Le café où elle servait n’était pas, m’a-t-on dit, des plus sûrs ni des mieux famés.

    Elle se tut, baissa les yeux. La face du procureur s’empourpra.

    – B… Bien, dit-il. J’ai simplement noté les coïncidences. Un homme a été blessé d’un coup de feu. Un revolver qu’on cherche à sa place habituelle ne s’y trouve plus. La bonne a un amant auquel la maison est familière. Or, les circonstances du crime semblent prouver que son auteur, s’il ne connaissait les aîtres, devait avoir été très exactement renseigné. Par qui ?

    Le feu qui avait rougi ses joues s’apaisait peu à peu, et il allait de long en large à travers la chambre.

    – Je m’étonne, dit-il, que vous n’ayez pas encore eu la curiosité d’aller voir…

    – J’attendais qu’on m’en priât. Monsieur le procureur jugera sans doute que j’ai rempli déjà ce matin, de mon mieux, des devoirs assez pénibles. Les forces d’une vieille femme ont des limites, monsieur. Et d’ailleurs, il est peu probable que mon témoignage vous soit utile. Si l’assas… Si le moribond m’était connu, il le serait aussi des gens de Mégère, car Madame ne recevait qu’un très petit nombre d’amis, tous au-dessus du soupçon. Nos fournisseurs sont ceux du village et encore montent-ils rarement au château : je fais les courses nécessaires, chaque matin, après la messe, soit avec Philomène, soit seule. Mais je vous accompagnerai là-bas volontiers, s’il le faut.

    Les premiers témoins avaient repris leur place autour de la table. Le juge fit au greffier signe de le suivre, et, s’écartant de quelques pas :

    – L’enquête est conduite en dépit du bon sens, fit-il. Jamais vu conduire une enquête comme ça !

    Le médecin de Mégère les précédait. Ils le rejoignirent.

    – J’ai donné des ordres aux brancardiers… Nous allons le descendre à la mairie provisoirement, dit le docteur, nous verrons plus tard. En somme, l’état ne semble pas s’être beaucoup aggravé jusqu’ici. Le cœur se défend mieux. Je viens de téléphoner à mon confrère de Gesvres. Peut-être réussirons-nous à débarrasser la trachée des caillots qui l’encombrent, – du moins, je le suppose. Car la blessure du poumon n’explique pas les crises aiguës de suffocation que j’observe depuis une heure à peine. Il y a là quelque chose de bizarre.

     

    Le docteur s’accroupit, soulevant la tête du moribond qu’il posa entre ses genoux. La gouvernante, serrant son mouchoir sur sa bouche, s’arrêta devant l’inconnu sans d’abord oser lever les yeux. Puis elle le regarda en silence, et poussa un long soupir.

    – Je ne le connais pas, dit-elle. Je ne l’ai jamais vu.

    – Drôlement vêtu, remarqua le procureur. Drôlement vêtu pour un voyage en montagne. Bigre ! Une chemise, une vieille culotte, pas de chaussures… Comment expliquez-vous ça ? monsieur le juge d’instruction.

    – J’ajoute que la chemise est en flanelle et d’excellente qualité, fit le médecin de Mégère. L’individu portait, en outre, une amulette, une plaque d’identité, ou quelque chose d’approchant, la trace en est visible à la base du cou. Je le prendrais volontiers pour un Italien : il a paru d’ailleurs prononcer quelques mots dans cette langue.

    – Italien ou pas Italien, le costume n’est pas ordinaire. Notez aussi que les mains sont sales mais sans déchirures ni calles. Déguisé en vagabond, hein, Frescheville ?

    Ils étaient groupés face au mourant, dont le léger râle, entendu par instants, ressemblait au bourdonnement d’une abeille. Du haut de la pente, la voix du grand Heurtebise s’éleva.

    – Monsieur le docteur, l’ambulance vient d’arriver. Ils apportent le brancard.

    – Déguisement… peuh (il parlait avec embarras et plutôt de l’air d’un homme qui, soucieux seulement d’esquiver une objection embarrassante, garde secrète sa propre opinion). N’oubliez pas qu’une première enquête a relevé les traces d’une assez longue station du meurtrier au fond du placard. J’en puis conclure qu’il a dû circuler à travers la maison avant de trouver sa cachette. Admettons même qu’il s’y soit rendu directement. On ne traverse pas une maison, même habitée par deux vieilles femmes et une enfant, même vaste et partiellement abandonnée comme celle-ci, en paletot de fourrure, avec des souliers ferrés. Pour expliquer la présence ici de l’assassin dans ce costume, il suffit d’imaginer qu’il a été surpris, ou cru l’être, qu’il s’est enfui avant d’avoir pu remettre la main sur le paquet de vêtements probablement dissimulé dans quelque coin du château, ou de ce jardin.

    – Très bien, parfait, conclut le procureur. La raison de la fuite précipitée se devine. Le coup de feu a été tiré par la vieille dame et l’assassin ne songeait plus qu’à disparaître au plus vite avec une balle dans la peau. Reste, mon cher Frescheville, que nous n’avons pas encore mis la main sur ce fameux revolver.

    – Permettez, commença le docteur qui s’affairait autour du brancard et des porteurs, mais un geste impérieux du petit juge lui coupa la parole, et il termina sa phrase par un bredouillement confus.

    Les infirmiers avaient déjà glissé la toile sous le corps inerte. Une dernière fois, le médecin de Mégère approcha le visage de la face obscure, aux paupières closes.

    – Tiens, fit-il.

    Des doigts, il ouvrait la bouche du moribond et les deux magistrats virent qu’elle était pleine de terre. Entre le pouce et l’index, le docteur élevait à la hauteur de ses yeux un caillou de la grosseur du pouce, souillé d’une bave sanglante. Les yeux du juge jetèrent un éclair, vite éteint.

    – Que signifie ? demanda le procureur.

    – Oh ! peu de chose, répliqua le docteur, après un regard échangé avec le petit homme. Sans doute, s’est-il débattu un moment, la face contre le sol. Voyez comme il respire mieux maintenant…

    Ils remontèrent tous ensemble derrière le brancard, laissant la gouvernante gagner la maison par un autre chemin.

    – Monsieur le procureur, dit le juge, je vous demande la permission d’accompagner le blessé jusqu’au village. Il serait utile de nous mettre en communication téléphonique avec la gendarmerie de Grenoble, qui doit avoir terminé les premières vérifications.

    Il feignit d’interpréter comme un congé le regard surpris, vaguement soupçonneux de son chef, et sitôt qu’il eut rejoint le docteur il appuya sur son bras une main tremblante, dont l’autre sentit la chaleur à travers sa manche.

    – Le procureur rentrera tout à l’heure à Grenoble, fit-il ; c’est moi qui orienterai l’enquête. Pas dommage. Le vieux n’est pas si bête qu’il en a l’air, mais il n’a sûrement pas encore, si bon matin, son compte de morphine. Pauvre diable. Je l’ai connu assez brillant, jadis, à Narbonne, avant la mort de sa femme. La petite bonne l’a mis proprement dans sa poche, hein ? Il l’a connue chez Mme Estève et, le pis, c’est que l’ancienne religieuse le sait. Un magistrat saisi par la débauche, docteur, ne devrait exercer qu’à Paris !

    Il attendait une réponse qui ne vint pas et reprit avec une gaieté forcée :

    – Le juge d’instruction doit se méfier de tous, et d’abord de son procureur. Voilà pourquoi je me suis permis… Et maintenant, une simple question : la blessure a-t-elle causé une hémorragie immédiate ?

    – Certainement.

    – Abondante ?

    – Probable.

    – Bon, dit le petit homme avec un soulagement visible. Or, nous n’avons relevé dans la maison, ni dans le parc, aucune trace de sang. Le type a reçu son compte juste à l’endroit où il est tombé.

    – Complice ?

    – Chut, fit le juge, un doigt sur la bouche.

    Mais ses yeux interrogeaient encore avec inquiétude le visage souriant du médecin de Mégère, qui, d’un air indifférent, laissa tomber tout à coup ces paroles surprenantes :

     

    IV

     

    – Allons, Quasimodo, fit le brigadier, tu en as trop dit ou pas assez, faut maintenant aller jusqu’au bout, mon vieux.

    La tête de Mathurin allait de l’une à l’autre épaule avec une régularité mécanique ainsi qu’un battant d’horloge. À travers le torchis de la masure, crevé depuis longtemps par la gelée, la bise soufflait si fort que la grêle flamme du foyer se couchait chaque fois sur les cendres avec un hoquet de fumée.

    – Qu’est-ce que c’est, au juste, l’histoire que tu nous as racontée hier, ton histoire de femme ?

    – J’ai vu une femme, répétait le misérable, sûr que je l’ai vue. Une vraie femme avec un caraco de poil. Je l’aurais prise aussi bien pour une bête. Elle se mouvait sans plus de bruit.

    – Cigarette ? dit le brigadier.

    Il la glissa lui-même entre les dents noires, attendit paisiblement que l’autre eût tiré la première bouffée.

    – Ne te trouble pas, mon homme. Laisse-toi faire. On ne te demande que des oui et des non, pas vrai, Pietri ?

    Le Corse approuva du menton. Mais il aurait bien plus volontiers lancé son poing entre les deux yeux qui roulaient dans leurs orbites avec une lenteur solennelle.

    – Reprenons l’histoire dès le début, vieux farceur. T’as rencontré le curé un peu au-delà de Servières, bon. Tu l’as amené jusqu’à l’entrée du bourg. Bon et bon. Il est descendu au haut de la côte. Ça va. Le chemin mène droit au presbytère, pas moyen de se tromper, ça va encore. Jusqu’ici rien ne cloche, tout est clair.

    – Excusez, remarqua le gendarme. Il aurait pu bifurquer sur la droite, face à la rivière, par le raidillon.

    – Oui, dit l’ancien berger dont la voix profonde sonnait comme un tambour. Justement.

    – Quoi, oui ?… S’agit pas de dire comme nous, t’es libre.

    – J’ai cru que le capellan s’était trompé, oui. Une idée seulement. Ouvrant les yeux, je me suis dit : tiens, j’ai dormi. Pharamond s’était mis en travers de la route, les pieds de devant dans le fossé, voilà donc le sous-ventre qui se desserre, la charrette a failli se mettre sur son cul. Pour alors…

    – Halte ! fit le brigadier patiemment. Tu dors dans ta voiture, farceur ? À pas cinq cents mètres de ta cambuse ? Des blagues. Tu serais rentré d’abord.

    – Fallait que mon cheval souffle, pardi ! Montez-la donc, vous, la côte de Rampont. Avec ça que la descente est plus mauvaise encore, pleine de gros cailloux. Je devais-t-y risquer de le laisser aller sur les genoux, misère ? Pour alors, j’ai fermé les yeux, le froid m’a saisi, je ne sais plus.

    – Combien de temps ? Une heure ou deux minutes.

    – Sais pas. Le temps d’un Pater.

    – D’un Pater ? Tâche de t’exprimer en français.

    – Il veut dire d’un Notre Père. Avec ses grimaces, brigadier, le vieux singe est en train de nous rouler. Récite-le donc ton Pater, abruti ! Et sais-tu ce que c’est qu’un Pater ? Tel que t’es, t’as pas dû fatiguer les bancs du catéchisme.

    – Les gens parlent ainsi, manière de dire, répliqua le messager d’un air sombre. Pas dormi longtemps, voilà tout.

    – Bon. Tu débarques le curé, tu lui montres le chemin, tu fais souffler ton cheval, tu t’endors un moment, tu ouvres les yeux. Fiche-lui la paix, Pietri ! Et quoi que t’as vu en ouvrant les yeux ?

    – Pas grand-chose. Une espèce d’ombre qui se défilait par le chemin de la Hure, je l’ai prise pour un chien perdu.

    – Menteur ! Sacré menteur ! gronda le gendarme. Brigadier… Il a dit voilà pas cinq minutes, une femme en caraco !

    Mais le brigadier lui imposa silence d’un violent coup de talon sur les chevilles. Il reprit d’un ton cordial :

    – Écoute, Mathurin, fais-moi plaisir. On va trinquer nous trois. Va quérir la bouteille de marc qui ne doit rien au gouvernement, motus ! Pietri, mets les tasses sur la table, mon homme. Débrouille ! Débrouille ! Pas la peine d’ouvrir la bouche et de tortiller de la prunelle, garçon ! Le litre est là, sous la huche, fais pas l’idiot. Donne-nous la goutte.

    Il remplit lui-même les bols, les remplit de nouveau. La sueur perlait au front du messager.

    – Le chemin de la Hure, dit-il. Bon. D’accord. Si t’as vu le chemin de la Hure du haut de la côte, t’as de bons yeux, farceur ! Avoue donc que tu as été faire un tour sur la route de Dombasle pour te dégourdir, ou quoi ?

    L’ancien berger réfléchissait, le front dans ses mains, une longue mèche déjà grise pendant jusqu’au menton.

    – J’ai entendu sonner une pierre, dit-il enfin. Le vent venait de tourner droit au nord. Il y a son et son. Je me suis dit : on marche dans le chemin de la Hure, le capellan s’est trompé. Faut reconnaître qu’il est jeune, pas habitué au pays et il avait l’air malade, il soufflait tout le temps. J’ai rangé mon cheval sur le bas-côté, crié un coup, pas trop fort, pour ne pas effrayer Pharamond.

    Il tendit son bol. Nul n’ignorait à Mégère que l’alcool déliait la langue de Mathurin pour des heures, mais il buvait presque toujours seul, et ne parlait guère qu’à son cheval.

    – Crié un coup, deux coups, poursuivit-il. Pensez ! La voix devait porter loin. Alors j’ai dévalé le raidillon. J’aurais dû couper la route au capellan. Comme j’arrivais au fond, j’ai vu par la brèche les fenêtres du presbytère allumées. Tiens, que je me suis dit, faut croire que le curé est rentré quand même. Voilà. Vous savez le truc.

    – Tu mens, fit le brigadier. Au premier interrogatoire, tu as parlé d’une voix. Écoute, Mathurin, ma parole de brigadier, tu seras inquiété en rien, t’es innocent, le juge ne veut pas qu’on t’embête. Gros rusé ! Tu crois qu’on ne sait pas que tu vends ton gibier et tes truites à sa dame ? Forcément, t’as pas à craindre. T’es paré.

    – La voix m’a paru venir d’un peu plus haut que le chemin. Elle gémissait à petits coups, comme ça… heu… heu… C’était de douleur, non, de l’essoufflement plutôt. J’ai pensé : Voilà que ça remonte la pente, je peux couper au court, il y a chance d’arriver avant la route. Et dans le moment que je déboulais parmi les pierres, je l’ai rencontrée, je l’aurais pu toucher de la main.

    Il écarta les doigts de son visage, et leva au plafond des yeux si noyés d’ivresse que le brigadier sentit dans le creux de la poitrine le frisson d’angoisse du chasseur à l’affût qui perd de vue son gibier, au bout de la ligne de mire.

    – Une fille, reprit l’ancien berger de sa voix étrange qui n’en finissait pas de vibrer dans son énorme poitrine, une grande et belle fille, sûr. On s’est trouvé nez à nez tous deux, aussi couillons l’un que l’autre, parole. Mais je l’ai perdue aussi vite, elle a remonté vers le château, moi vers la charrette, voilà. Chacun son affaire, quoi.

    Les mains du brigadier tremblaient d’impatience. Il réussit néanmoins à se taire. La moindre parole eût sans doute rompu le fil fragile qui, pour un moment, liait entre elles les images secrètes que le messager semblait suivre, de ses yeux presque éteints.

    – Vous n’avez pas rêvé, Mathurin ? demanda-t-il enfin de sa voix de fonctionnaire, un peu nasale, adroit compromis entre l’accent militaire et le bredouillement de l’homme de loi.

    Mais le voiturier était déjà trop ivre pour que l’impressionnât ce vouvoiement insolite. Tandis que le gendarme lui donnait lecture du procès-verbal, il s’endormit, ouvrit seulement les yeux pour signer – une signature que le brigadier s’étonna de trouver correcte. Peu de gens, même à Mégère, savaient que l’ancien berger, bâtard d’un notaire du Velay, avait jadis fréquenté l’école de Gap, jusqu’au jour où la banqueroute paternelle et la disparition du failli, coïncidant avec les premières atteintes de l’épilepsie, l’avaient fait renvoyer au village.

    – Brigadier, remarqua Pietri, tandis qu’il regonflait le pneu de sa bicyclette, le juge a du flair. Deux heures après la découverte du crime, je l’ai entendu dire au docteur : « Il doit y avoir une femme là-dessous. »

    – Vous parlez sans connaître, répliqua le brigadier, tout enflé de la nouvelle qu’il brûlait d’apprendre à son chef. C’était une supposition, une rigolade. Et savez-vous seulement pourquoi il disait ça au docteur, le juge ? Avez-vous réfléchi au pourquoi de la chose ?

    – Ça se pourrait, fit le Corse vexé. Paraît que le particulier, tout moribond qu’il est, avec sa balle dans la colonne vertébrale et le poumon, se met à gigoter chaque fois qu’il voit un jupon. Moi, que voulez-vous, en un sens, je trouve l’idée bête. Un type fait par un autre gars devrait danser à la vue d’une culotte, alors ? Des blagues. On ne sait pas ce qui se passe dans la tête d’un agonisant.

    – N’empêche que… La déposition que vous venez d’entendre…

    – Oui. Compris. Seulement votre Mathurin, permettez, je le crois plus vicieux qu’il n’en a l’air. Une supposition qu’il se rétracte ? Il dira qu’il avait bu, par exemple, qu’on l’a saoulé. C’est un de ces idiots dont on ne se méfie point, mais qui aiment rien tant que se faire valoir, des vrais charlatans – le haut mal veut ça. Je cause de ce que je sais. La montagne, chez nous, est pleine de ces oiseaux-là. Ils ont le goût de nuire.

    Le brigadier affectait de ne pas entendre, bien qu’il ne perdît pas une syllabe de ces paroles perfides. Une nouvelle déception devait d’ailleurs bientôt s’ajouter à la première. La patronne des Quatre-Tilleuls – seule auberge du village – lui apprit que le juge d’instruction était parti pour le presbytère, et qu’il priait qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte. Il serait de retour à l’heure du dîner.

    – Vous savez la nouvelle ? interrogea-t-elle d’un air innocent. Vous savez qu’on a retrouvé le revolver ? L’arme du crime, quoi. Juste sous la fenêtre du cabinet, à croire qu’on l’a jetée de là-haut, exprès.

    – Bah, dit Pietri venant au secours de son chef, probable que le type l’aura pris des mains de la vieille dame, arraché…

    – Vous parlez encore une fois sans connaître, fit le brigadier blême de colère. À l’arrivée des premiers témoins, les persiennes étaient closes, la barre mise. Drôle de fantaisie qu’il aurait eue de fermer le volet avant de déguerpir – et presque tout nu, encore ! Dans une affaire, voyez-vous, gendarme, s’agit d’abord de voir clair dans le jeu des autres. Mon idée, c’est que le revolver était loin, et qu’il n’est pas revenu tout seul. Là-dessus, commencez votre rapport, je vais aller réfléchir sur la route, en attendant le juge.

     

    Le docteur de Mégère sortait du presbytère lorsque le juge y entra. Les deux hommes s’arrêtèrent un moment sous la ridicule tonnelle, parlant à voix basse. L’ombre de Mlle Céleste parut à travers les rideaux.

    – Malade ?

    – Plus qu’il ne le croit, sans doute. Ne le fatiguez pas trop, cher ami. Il suffit que vous soyez prévenu.

    Le docteur ne songeait plus à cacher sa sympathie pour le petit juge, auquel il trouvait, selon son expression, un accent balzacien. Il le comparait à son célèbre confrère de la Comédie humaine.

    – Oh ! protesta Frescheville, une simple visite de politesse, d’amitié. Je l’épargnerai le plus possible. Et même…

    – Je crains qu’il ne s’épargne guère, lui. Quelle attachante nature ! Voyez-vous, mon cher Frescheville, on nous prend volontiers pour des brutes, nous autres, carabins, parce que notre expérience, nos méthodes, notre formation clinique nous disposent peu aux illusions. Voulez-vous faire quelques pas avec moi sur la route ?

    – Je crains que les événements d’hier n’aient dangereusement agi sur ses nerfs. Mettez-vous à sa place, que diable ! Et puis…

    Le rond visage du petit juge parut, en un éclair, se couvrir d’une infinité de rides concentriques autour du nez balzacien, froncé par une attention profonde.

    – Je me demande si, d’une manière ou d’une autre – simple supposition, absolument gratuite, vous m’entendez, – le crime ne pose pas pour lui une grave question de conscience.

    – L’idée m’est venue aussi…

    – Curieux, dit simplement le docteur de Mégère, redevenu laconique.

    – Je ne vous cache rien, protesta le juge. J’estime autant que vous le caractère de M. l’abbé Dufy, et nous savons comme lui, vous et moi, l’importance du secret professionnel. Je parlais d’une impression, voilà tout. Elle est d’ailleurs si vague, si confuse que je m’en voudrais de tenter quoi que ce soit qui puisse risquer de compromettre gravement…

    – Oh ! ne prenez pas mes réserves au tragique, ce prêtre n’a rien d’une femmelette, au contraire. Et d’ailleurs, je ne l’ai pas examiné : le pouls m’inquiète, le regard est d’un grand nerveux, voilà tout. Je crois d’ailleurs qu’il abuse un peu du gardénal. Comme chez beaucoup de ses pareils – je veux dire des prêtres-nés – la part féminine est chez lui très forte, observez son visage. Car je ne fais allusion qu’au physique, évidemment. C’est un mystique de la grande espèce, raisonnable et passionné. Pour moi, il ne moisira pas à Mégère, mais il y réussira très bien. Il réussirait partout. Vous allez le voir entre sa vieille servante et un étonnant petit enfant de chœur, déjà visiblement jaloux l’un de l’autre. C’est très curieux.

    Il lui serra la main et disparut dans le soir tombant.

     

    Au bruit de la porte, le curé de Mégère ne leva pas la tête. Ses yeux clos, ses joues creuses, le pincement bizarre de ses lèvres lui faisaient un masque si tragique que le juge délibéra un moment de quitter la salle sur la pointe des pieds comme il y était entré, car il le croyait endormi. Au premier pas en arrière, et à sa grande surprise, la main du prêtre sortit de l’ample pèlerine où elle était blottie et lui fit un signe presque amical. Alors le juge crut s’apercevoir, au mouvement des lèvres, qu’il priait.

    – Je m’excuse… commença-t-il.

    Mais le curé de Mégère ne l’écoutait pas. Il fixait maintenant la flamme dansante du foyer avec un regard douloureux, comme s’il pesait d’avance ses paroles et qu’il les jugeât décisives, irréparables.

    – Je suis content que vous soyez venu, fit-il enfin d’une voix sombre. J’avoue que je n’en puis plus.

    De ses yeux, il montra la porte au petit clergeon qui s’éloigna.

    – Monsieur, reprit-il après un long silence, croyez-vous en Dieu ?

    – Certes ! se récria le petit juge. Les hommes me dégoûtent trop. Le monde a besoin d’un alibi.

    – Ne plaisantez pas, dit le prêtre avec lassitude. Il m’en coûterait trop d’aborder avec vous certaine question si… Mais votre réponse, bien que peu convenable, me suffit. Je vous sais sincère.

    Il ramena frileusement les pans de son manteau sur ses genoux.

    – Monsieur, vous avez devant vous un homme malheureux. Je suis dépositaire d’un secret. Une part de ce secret m’appartient – j’entends par là que je puis en disposer dans l’intérêt de la justice et surtout dans celui d’une pauvre âme tourmentée. L’autre part, j’en devrai compte à Dieu, du premier au dernier mot.

    – Vous êtes absolument libre de…

    – Non, je ne suis pas libre, interrompit sèchement le curé de Mégère. Si je l’étais, je ne vous aurais certes pas reçu.

    – Rien ne presse, monsieur l’abbé. L’enquête suit son cours. Il est facile d’attendre que votre santé…

    – Ma santé, fit le prêtre amèrement. Ma santé n’importe pas du tout. Ou du moins il sera temps d’y songer plus tard… Ma santé !

    Ses yeux parurent reculer dans leurs orbites, et tout son visage prit une expression d’ironie insupportable qui frappa le petit juge.

    – Hé, hé, bégaya-t-il, sans réussir à éviter le regard qui cherchait tout à coup le sien avec la malice et l’obstination de quelque insecte malfaisant, la santé… heu… heu…

    – C’est un mot qui m’écœure, poursuivit le prêtre sur le même ton. Cela remplit la bouche comme tous les mots que les hommes ont inventés pour essayer de se donner entre eux l’illusion de la sécurité. La sécurité ! Leur sécurité ! Disons simplement la sécurité de leurs ventres.

    – Vous êtes dur, dit le petit juge stupéfait de ce brusque changement, et il semblait suivre avec beaucoup d’attention, du bout de sa bottine, les dessins du tapis, effacés par l’usure.

    – Il n’y a pas de sécurité, reprit le curé de Mégère avec une exaltation croissante et en s’efforçant d’ailleurs de ne pas hausser la voix qui prenait dans les notes hautes une sonorité désagréable.

    – Pour les hommes supérieurs, soit, objecta le juge poliment. Les hommes ordinaires…

    – Il n’y a pas d’hommes ordinaires. Car ceux qu’on appelle ainsi…

    Son regard s’était emparé de celui de son interlocuteur et ne le lâchait plus.

    – Oui, monsieur, ils n’ont dans la bouche que les mots de raison, de bon sens, ils ressemblent à ces navigateurs égarés qui désignent du doigt sur la carte une route imaginaire qu’ils ont depuis longtemps quittée à leur insu. Pauvres gens ! Leur vie ne reste pas plus longtemps dans le normal que le balancier en mouvement au point mort. Raisonnables ou non, ils finissent toujours par tomber en pleine extravagance, bien que par des voies très différentes. Les uns par timidité, d’autres par imprudence et hardiesse, car leurs folies sont aussi diverses que leurs visages, il n’y a pas deux folies pareilles dans le monde. Il arrive parfois…

    Les mots se pressaient si vite dans sa gorge qu’il ne réussissait plus à en articuler chaque syllabe, et pourtant sa voix restait basse et presque douce. Ce contraste avait quelque chose de sinistre.

    – Il arrive parfois… oui, on est parfois tout prêt… enfin, qui de nous n’a été tenté d’en finir d’un seul coup avec cette sécurité imbécile ? On voudrait leur ouvrir les yeux, coûte que coûte. Les mensonges les plus grossiers…

    Les yeux du petit homme s’étaient fermés peu à peu. La tête inclinée sur l’épaule, il semblait dormir, et son visage était si immobile que l’imperceptible frémissement d’un muscle, à la racine du nez, y apparaissait ainsi qu’un signe extraordinaire. Le prêtre se tut.

    – Je vous demande pardon, fit le juge, comme s’il sortait d’un songe, je vous suivais très attentivement. J’ai bien souvent pensé moi-même…

    Il n’acheva pas. Son regard gris entre ses cils mi-clos, frappés de biais par la lumière, fit rapidement le tour de la pièce, se fixa un instant sur la porte.

    – Vous désirez me parler de Mme Louise, dit-il enfin. C’est une bien singulière personne, un type assez balzacien…

    – Vous êtes un homme fin, soupira le curé de Mégère, – lui aussi semblait sortir d’un rêve – fin et subtil. C’est pourquoi je ne ruserai pas avec vous. Je vous demanderai seulement de m’éviter ultérieurement tout contact, du moins direct, avec la police et les enquêteurs.

    – Mon devoir… commença le juge.

    – Si, monsieur, vous me l’épargnerez. Qui sait si les renseignements dont je dispose – dont je disposerai bientôt peut-être – ne vous permettront pas de clore une instruction qui semble vous promettre – de votre propre aveu – plus d’un mécompte…

    – Plus de mécomptes que de plaisir, soit !… Je vous entends… Nous parlons d’ailleurs en amis…

    – Voyez-vous, monsieur le juge, reprit le prêtre avec une vivacité soudaine, en poursuivant en moi quelque secret, vous courez après une ombre. Le peu que je sais suffit : le problème posé à ma conscience sacerdotale n’est douloureux que pour moi. Que me veut-on ? Oui, que veut-on que je sache d’un crime commis dans un pays inconnu de moi, sur une malheureuse personne dont, il y a deux semaines, j’ignorais jusqu’à l’existence ? La victime est morte. Un autre juge que vous a reçu l’aveu du criminel et, je l’espère, son repentir. Le mal commis est donc irréparable, et la société ne saurait même plus s’en venger sur son auteur. Alors ? J’aurais cru que la justice classait rapidement ces sortes d’affaires.

    – Je voudrais que le problème fût aussi simple…

    – Évidemment, il ne l’est plus, si l’on sort du domaine des faits pour entrer dans celui des mobiles que nous appelons, nous, les intentions. Et ce domaine est pratiquement illimité.

    – Justement. Voyez-vous, reprit le magistrat, nous savons réellement très peu de chose sur les différentes personnes mêlées à ce drame, en apparence banal. On ignore trop, dans le public, quelles difficultés nous rencontrons, dès qu’il s’agit de rassembler sur tel et tel les renseignements nécessaires pour dégager l’individu réel, concret, de cette apparence sociale qui peut varier si curieusement aux diverses époques de la vie. On enseigne que le corps humain se renouvelle tout entier, jusqu’à la dernière cellule, en une dizaine d’années. Il ne faut pas un délai plus long pour changer socialement de peau. Ainsi le monde est plein de vieux hommes ou de vieilles femmes dont le passé ne se remonte pas. Les registres d’état civil ou les études notariales fournissent bien quelques points de repère, mais que valent-ils pour permettre d’apprécier certaines existences trop longues, et dont tous les témoins sont morts ?… Hé bien, il y a dans cette affaire pas mal de gens peu… peu déchiffrables. La victime d’abord. Cette dame de Mégère, ici, n’est-ce pas, elle faisait déjà comme partie du paysage. On ne la voyait même pas vieillir ; les très vieilles gens ne vieillissent plus. Il faut un peu de réflexion pour l’imaginer ailleurs… au Caire, par exemple, où elle habitait encore il y a douze ans… Un peu plus tôt, je dois dire, on l’aurait trouvée à Auteuil, dans une pension de famille très chic… Un peu plus tôt encore, à Vence. Et savez-vous en quel endroit de la terre elle a dû apprendre la première nouvelle de la déclaration de guerre de 1914 ? À Ceylan, cher ami. Des palaces, oui ! Des pensions de famille tant qu’on voudra, mais de famille point… L’héritière est une arrière-petite-nièce du mari.

    – Quelle héritière ? demanda le curé d’une voix où se trahissait un peu d’impatience, dissimulée par politesse.

    – L’héritière est une demoiselle de Châteauroux – rien d’intéressant de ce côté-là, – une brave fille dévote, qui vit en recluse, une personne inoffensive.

    – Les vieilles filles dévotes sont rarement inoffensives, dit le curé de Mégère d’un air las.

    Et aussitôt il corrigea le mot d’un sourire.

    – Oh ! soyez tranquille, nous n’avons rien négligé, répliqua le petit juge sur le même ton. La demoiselle n’a pas quitté Châteauroux depuis des mois… Et vous en serez quitte, cher ami, pour un jugement téméraire – je crois que c’est le mot ?…

    – Une plaisanterie téméraire, plutôt… Mais, permettez, cette demoiselle ne me paraît pas appartenir, elle, à l’espèce dont vous parliez tout à l’heure, des vieillards migrateurs et mystérieux. Son passé ne doit pas être difficile à remonter.

    – Son passé ne présente aucun intérêt. Mais il y a aussi par là une inimitié entre les familles dont la cause est bien obscure. La pauvre fille n’a jamais été reçue, elle ne connaissait même pas sa tante, et je ne vous cacherai pas qu’on la disait déshéritée par avance. Monseigneur lui-même… Mais cela est une autre histoire, et je ne puis former un jugement sur des rapports hâtifs, forcément incomplets ou même contradictoires… Je me défends de rien dramatiser. Oh ! sans doute, on croit volontiers que nous voyons le drame partout, alors que la plupart de nos expériences nous enseignent, au contraire, un certain optimisme, oh ! un optimisme à base d’amertume, un optimisme sans illusion… Le crime est rare ; je veux dire le crime qualifié, authentique, tombant sous le coup de la loi. Les hommes se détruisent par des moyens qui leur ressemblent, médiocres comme eux. Ils s’usent sournoisement. Et les crimes d’usure, monsieur, ça ne regarde pas les juges !…

    Il passa sur ses lèvres, après un silence, sa langue rose et pointue.

    – Reste cette Mme Louise, dit-il enfin.

    Une seconde leurs yeux se cherchèrent, puis ils échangèrent ensemble un même regard, pareillement réfléchi, attentif.

    – J’ai parlé à Mme Louise, en effet, dit brusquement le prêtre avec une simplicité déconcertante. J’aurais même souhaité, je l’avoue, n’attirer là-dessus l’attention de personne. N’importe. La surveillance qu’on exerce sur moi…

    – Pardon ! protesta le juge, écarlate.

    – Pour avoir des avantages, elle a aussi ses risques. N’essayez pas d’abuser de mon inexpérience, reprit-il en haussant doucement les épaules, je ne suis pas si naïf. Votre intérêt et votre amitié auraient avantage à m’épargner en des matières si délicates. Car, enfin, les confidences que nous recevons, même en dehors du ministère proprement dit, ne sont tout de même pas des confidences comme les autres.

    – Je voudrais que vous parliez plus clairement, dit le juge. Que désirez-vous ? Que racontez-vous ? Il ne m’est naturellement jamais venu à l’idée de vous garder à ma disposition.

    – Sans doute. Et, de votre part, je n’attends que des procédés irréprochables, dignes de vous et de moi. Êtes-vous aussi sûr de vos subordonnés ? Certes, je ne doute pas d’obtenir de mes supérieurs, dans un délai plus ou moins éloigné, un autre poste. Mais aussi longtemps que leur volonté me tiendra dans celui-ci, je dois défendre, même contre vous, la dignité d’un ministère, hélas ! déjà trop compromise par mon inexpérience et mes étourderies. Toute surveillance exercée sur cette maison, sur ses abords, sur les gens que j’y appelle, peut prendre, aux yeux de mes paroissiens, un caractère fâcheux, extrêmement fâcheux… C’est ainsi qu’il y a vingt minutes à peine, comme je me penchais à cette fenêtre en compagnie de M. le docteur, nous avons pu apercevoir, par-dessus la haie…

    – Mille pardons ! Il s’agit d’un simple malentendu. L’inspecteur Grignolles, arrivé tout à l’heure de Grenoble, croyait me trouver ici.

    – Vous voyez vous-même…

    – Mais je ne vois rien ! fit le juge, de nouveau écarlate. Je répète qu’il s’agit d’un simple malentendu.

    – Alors, à quoi bon courir le risque de… Il se renouvellerait sûrement ! Puis-je disposer librement de deux jours, trois au plus ?…

    – Évidemment !

    – Trois jours d’une liberté absolue, sans réserves. En conscience, je ne puis vous garantir qu’à ce prix un résultat favorable à la démarche que je vais tenter. Car la moindre intervention de vos collaborateurs la ferait échouer sûrement. J’ajoute qu’un échec engagerait si gravement ma liberté, mon honneur…

    Il hésita.

    – Cela briserait ma vie, conclut-il.

    La petite tête du juge restait drôlement penchée sur l’épaule comme celle d’un oiseau. Et le curé de Mégère ne distinguait d’elle, dans l’ombre, qu’une oreille rose et lisse, attentive.

    – Je ne demande que votre parole, murmura-t-il à voix basse. Je ne désire pas être espionné, voilà tout.

     

    Une bûche croula dans les cendres.

    Le juge se leva lentement, tapota de la main ses genoux, étouffa un bâillement et dit en haussant les épaules avec l’espèce de compassion indulgente qu’on a pour un enfant capricieux, ce sourire qui avait triomphé de l’obstination de tant d’adversaires moins rusés.

    – Je puis vous faire conduire jusqu’à la gare de Dombasles dans ma voiture. Je pense que votre intention est d’aller prendre les instructions de vos supérieurs à Grenoble.

    – Oui, cela est aussi dans mes intentions.

    – Bon, approuva le juge, poursuivant visiblement au fond de lui-même un raisonnement mystérieux. La chose est simple. Quelle que soit la marche de l’enquête, votre présence ici n’est pas indispensable, et il m’est très facile de justifier une absence momentanée ? Pourquoi vous refuserais-je ce service ? Entre nous, mon cher curé, je préfère vous avoir pour ami que pour…

    Il eut un rire forcé, presque aigu, et comme s’avisant trop tard de retenir une parole imprudente, s’écria en rougissant légèrement.

    – Vous êtes réellement extraordinaire ! Le prêtre le plus extraordinaire que j’aie jamais vu.

    – Hélas ! soupira le curé de Mégère, expliquez-vous.

    – Mon Dieu, à peine serais-je capable d’expliquer à moi-même, d’analyser… une… une impression très complexe – il répéta deux fois ce mot avec une satisfaction très visible. Et tenez, par exemple… Oh ! peu de chose sans doute, un détail – mais enfin j’ai quelque expérience du visage humain… une expérience professionnelle, oserais-je dire. Hé bien, il y a dans les traits du vôtre un tel contraste qu’en vérité… Allons ! Je dois vous faire en ce moment l’effet d’un imbécile.

    – Non, répliqua gravement le prêtre. Je crois simplement que ce contraste est dans votre esprit.

    – Peut-être… Et néanmoins une telle jeunesse des traits, une expression – excusez-moi – presque enfantine alors que… Voyons, même au séminaire on a dû vous dire quelque chose de votre extraordinaire ascendant ? Un prêtre de votre âge n’a pas d’habitude cette assurance profonde qui… On croirait que vous avez longtemps vécu.

    – J’ai souffert, monsieur, cela revient sans doute au même. Mais rassurez-vous ! Ni au séminaire ni ailleurs personne ne s’en est jamais soucié…

    Il ramena frileusement les plis de son châle sur sa poitrine et dit en souriant :

    – Je crois que vous voulez surtout retarder le plus possible une formalité désagréable. Vous n’y échapperez pourtant pas. Ai-je votre parole, oui ou non ?

    – Vous l’avez.

    Du même pas, bien que raffermi, le curé de Mégère s’éloigna de la fenêtre, reprit sa place au coin du foyer. Sa figure impassible n’avait d’autre mouvement que les reflets du foyer demi-mort, qui en faisaient jouer les ombres. Et l’expression de ce visage était plutôt celui de la fatigue et de l’ennui.

    – Vous l’avez, reprit le juge. Vous l’avez, telle que vous me l’avez demandée, sans condition d’aucune sorte. Avouez maintenant que ma curiosité… Il m’est difficile de ne pas voir plus qu’une coïncidence fortuite entre le désir auquel je viens de me rendre et… votre entretien avec…

    – Avec Mme Louise ? Vous ne vous trompez pas. Et retenez encore ceci, monsieur. Je ne suis qu’un prêtre sans expérience, mais je sais ce dont je parle, et je pèse mes mots. Quoi qu’il arrive, je vous donne ma parole, ma parole de prêtre, que cette personne est non seulement irréprochable, cela va de soi, mais que ma responsabilité se trouve gravement engagée à son égard. Nul ne peut la délier que moi d’un engagement que je lui ai fait prendre. Vous commettriez une cruauté en cherchant à lui arracher un secret qui d’ailleurs serait, pour l’instant, et hors de ma présence, absolument inutile à l’enquête. Cela aussi, je vous l’affirme, sur mon honneur sacerdotal.

    – Êtes-vous bon appréciateur en pareille matière ? fit le magistrat, en soupirant.

    – L’avenir vous le démontrera bientôt, reprit le prêtre avec une autorité soudaine. Qu’avez-vous à craindre de moi ? Que pourrait contre la justice un malheureux curé soumis à une discipline stricte, et que la plus légère extravagance perdrait aux yeux de ses supérieurs ? Ne pouvez-vous courir le risque d’un retard de quelques jours dans une enquête que vous conduirez d’ailleurs, en attendant, comme il vous plaira, si je m’affirme capable, avec un peu de chance et l’aide de Dieu, d’apporter une lumière complète, totale sur une affaire, d’ailleurs beaucoup moins obscure que vous ne pensez ? Car, j’ai encore une requête à vous présenter. Peut-être, au cours de mon absence, me verrai-je dans l’obligation d’appeler auprès de moi – oh ! pour un délai bien court, vingt-quatre heures suffiront sans doute – Mme Louise. La laisserez-vous me rejoindre, dans les mêmes conditions que je vais partir moi-même, c’est-à-dire absolument libre de toute surveillance ?

    Le juge s’agitait sur sa chaise, avec une impatience croissante.

    – Écoutez, mon cher ami, dit-il tout à coup et comme n’y tenant plus, vous êtes libre de ne pas parler, mais vous avez tort de jouer avec moi aux propos interrompus. Allons donc ! je ne suis pas un enfant ! Et encore un enfant s’apercevrait que vous en savez plus long que vous ne voulez en avoir l’air, car je ne puis croire que vous vous amusiez à m’intriguer, pour rien… pour le plaisir. Après tout, il s’agit d’une affaire sérieuse, que diable ! Oh ! je rends hommage à la correction de votre attitude. Dans des circonstances pareilles un prêtre de votre âge aurait pu aisément s’affoler. Mais – pardonnez-moi – vous m’étiez hier encore totalement inconnu. Il ne vous a pas fallu dix minutes pour gagner ma confiance, à ma grande surprise d’ailleurs, car je ne la donne pas aisément d’habitude. Et depuis quelques temps – disons depuis un événement que j’ignore, mais que je crois deviner – vos hésitations, vos réticences… Bref, il semble que ma confiance vous gêne, que vous vous efforcez de la décevoir, de la blesser, de la lasser.

    – Quel événement ? demanda le curé de Mégère.

    – Que sais-je ?… L’aveu de Mme Louise, par exemple.

     

    Le visage du prêtre ne montra aucune surprise, mais seulement une réelle souffrance.

    – Votre imagination travaille sur ce thème, dit-il avec un soupir. Qu’y puis-je ? Mais vous oubliez que ces émotions m’ont horriblement fatigué. À la lettre, je ne tiens plus debout. Ce que vous prenez pour une attitude équivoque n’est qu’épuisement des nerfs, voilà tout.

    – Il est trop facile de mettre au compte des nerfs… commença le juge sur le ton d’un écolier récitant sa leçon.

    – Oh ! ma conscience ne me fait aucun reproche, protesta le curé de Mégère, avec un pauvre sourire. Vous ne pouvez d’ailleurs comprendre ce que je sens. Vous avez une mission à remplir, vous servez la justice, votre justice, que vous importe ! Hélas ! il ne m’est pas même permis de vous envier. Je suis hors de jeu, et tout indigne représentant que je sois d’une justice supérieure à la vôtre, d’un pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, personnellement je ne puis rien, je suis aussi désarmé qu’un enfant. Je vous regarde seulement vous agiter autour de ces deux cadavres avec un frémissement de dégoût, une espèce d’horreur dont je ne suis pas maître. Que de choses j’ai apprises depuis quelques heures ! Et par exemple, un crime, un meurtre, cela m’apparaissait jadis tellement plus simple ! Une vie de plus ou de moins, alors que chaque minute en moissonne des milliers à travers le monde ! Et maintenant…

    Il s’était levé brusquement, mais sa haute taille restait un peu courbée, et il s’appuyait d’une main au mur.

    – Je vois maintenant que chaque crime crée autour de lui comme une sorte de tourbillon qui attire invinciblement vers son centre innocents ou coupables, et dont personne ne saurait calculer à l’avance la force ni la durée. Oui, monsieur. reprit-il avec une agitation croissante, un geste à peine moins insignifiant qu’une chiquenaude déclenche une puissance mystérieuse qui roule dans le même remous, pêle-mêle, le criminel et ses juges, aussi longtemps qu’elle n’a pas épuisé sa violence, selon des lois qui ne nous sont point connues. Et vous… Et vous…

    Il balbutia les derniers mots dans une sorte de râle, glissa sur les genoux, battant l’air de ses bras. Son front sonna contre le mur.

    Au lieu d’intervenir, le juge d’instruction resta un moment immobile portant son regard avec une rapidité extraordinaire aux quatre coins de la chambre, puis il le ramena sur le corps inerte étendu à ses pieds. Son hésitation ne dura qu’une seconde, mais la curiosité à son paroxysme marqua tous ses traits jusqu’à faire de ce visage poupin, le temps d’un éclair, une sorte de masque grimaçant. L’arrivée de Mme Céleste, brisant brusquement sa terrible tension nerveuse, le fit chanceler comme un homme ivre.

    Déjà le prêtre ouvrait les yeux. Puis il se remit lui-même debout.

    – Je vous demande pardon, fit-il en souriant. Je suis sujet à ces sortes de crises. Le mieux, sans doute, est de me mettre au lit.

    – J’ai abusé de vos forces, protesta le juge, c’est à moi de vous demander pardon.

    Il fit en même temps, et probablement à son insu, le geste de quelqu’un qui remet à plus tard une besogne urgente, se détourne à regret de l’occasion perdue. Mais l’occasion perdue ne se retrouverait plus. Il ne devait jamais revoir le curé de Mégère.– Je commence à croire que je sauverai mon bonhomme. Je le souhaite, ne serait-ce que pour apprendre le nom du petit camarade qui lui a fourré ce caillou dans la gorge, hein, cher ami ?…

     

     

    Deuxième partie

     

    I

     

    L’unique hôtel de Mégère emprunte son nom aux vieux arbres rangés devant sa façade, et dont les branches, savamment taillées, s’enchevêtrent pour lui faire, la saison venue, un bizarre mur de feuillage, hissé sur quatre troncs d’un vert pâle et, même au cœur de l’été, comme hivernal. D’ailleurs l’hôtel des Quatre-Tilleuls n’a guère d’hôtel que le nom. Mme Simplicie et ses deux filles quinquagénaires donnent tous leurs soins au beau magasin d’épicerie qu’elles tinrent jadis des libéralités d’un très vieux monsieur, notaire révoqué disait-on, et que les anciens du pays se souviennent d’avoir rencontré bien des fois, tordu plus qu’un cep dans sa longue redingote de drap soyeux, les mains crispées à deux cannes jumelles au bec d’ivoire, mais l’œil vif, la bouche nerveuse toujours humide, aussi vermeille que celle d’un petit enfant, et comme flamboyante dans un visage mort. En prenant de l’âge, Mme Simplicie a fini par ressembler à cet octogénaire suspect, depuis longtemps sous la terre.

    Les trois femmes, dont l’avarice est fameuse, occupaient bourgeoisement jadis toute la maison que la sollicitude notariale avait garnie d’un grand nombre d’armoires à glace en palissandre et de meubles d’acajou massif, couverts de reps. L’avarice, ainsi qu’un jeune animal encore inconscient de sa force et de son appétit, grandit d’abord paisiblement là même où elle était née – la pièce fraîche, obscure, presque tout entière remplie par un coffre-fort aux flancs énormes. Puis elle en était sortie un jour, faisant reculer devant elle pas à pas, ses trois victimes, réduites aujourd’hui à la possession d’une cuisine et de deux cabinets sans fenêtres. Les chambres du premier étage, desservies par un étroit couloir, sont louées à une clientèle de passage, composée surtout de placiers lyonnais.

    La chambre de M. le juge d’instruction est la plus vaste. Elle se trouve malheureusement juste au-dessus du magasin, et les tapis, la tenture, la muraille même sont imprégnés de cette odeur rance et miellée, indéfinissable, écœurante, des épiceries de campagne. De plus – car ces demoiselles débitent aussi du genièvre en cachette – dès cinq heures du matin, la porte bat sans cesse. Puis tombent brusquement, de l’église toute proche, les rafales de l’Angélus. Quand le dernier coup finit de rouler à travers la vallée son tonnerre, le ciel tremble encore et met longtemps à s’apaiser.

    Néanmoins M. le juge s’attarde un peu ce matin sous l’édredon d’andrinople dont le discret parfum lui rappelle son enfance. Il a plu toute la nuit et l’eau fume encore au flanc de toutes les pentes, pompée par le soleil. La journée qui commence sera belle. Celle d’hier compte parmi les plus lugubres de sa vie. La mauvaise volonté du procureur complique à plaisir les choses les plus simples et l’enquête à peine commencée ressemble à un feu qui va s’éteindre. Elle s’étouffe, comme disent les policiers dans leur jargon. Sans doute le moindre petit fait heureux lui donnerait de l’air, on la verrait flamber de nouveau… Mais rien. Il ne se passe rien. Le village lui-même, un moment tiré de sa torpeur, se rendort. Pour tous, le crime a été commis par un vagabond, un étranger, qui a joué sa chance, un contre dix, et a gagné par miracle, du premier coup. Personne ne se sent sous le coup d’une inculpation possible, l’affaire semble déjà classée. Si seulement…

     

    Quelques heures ont suffi pour mettre Mme Louise hors de cause. Le coup terrible qui a brisé l’échine de la dame de Mégère n’a pas été porté par un manchot… Une femme peut-être, mais assurément une femme dans la force de l’âge et certainement exaltée par la haine ou par tout autre sentiment d’une égale violence. Ni l’ancienne religieuse ni la servante ne sauraient être soupçonnées.

    L’inconnu, lui, est mort hier, au coucher du soleil. Il n’aura survécu qu’un petit nombre d’heures à son crime. L’a-t-il commis, en effet ?… Le spécialiste venu de Grenoble n’a pas achevé l’examen des empreintes recueillies dans la chambre du meurtre mais se dit déjà en mesure d’affirmer qu’il n’a relevé nulle part celles du mystérieux vagabond. Pis encore : les fiches de l’identité judiciaire semblent ne devoir rien révéler non plus de certain.

    Étrange vagabond ! Son visage, avec celui du curé de Mégère, ne cesse de hanter le juge, et ils sont revenus vingt fois, cette nuit, dans ses rêves. Obsession d’ailleurs trop naturelle. Le petit juge a vu l’homme mourir – ce visage entrer lentement dans les ténèbres, surgir un moment de leurs profondeurs, puis glisser de nouveau, s’effacer… Personne que lui n’a prêté beaucoup d’attention à une agonie en somme si douce, si tranquille, une véritable agonie de chemineau qui passe d’un somme à l’autre, épuisé, au revers d’un talus, par une aube froide et limpide d’hiver, éclatante, impitoyable. Le sordide ameublement de la salle de mairie où on l’avait déposé, avec ses banquettes de velours grenat tout crevé, perdant leur crin végétal par maintes blessures, faisait un décor inattendu, dérisoire. Sacrée lumière électrique sur cette face jeune et déjà usée ! La pluie battait aux vitres, le crépuscule tombait du ciel comme une cendre, les rares devantures s’allumaient une à une… Les misérables ne meurent d’habitude qu’au petit jour.

    Oui, certes, l’étrange vagabond ! En prévision du transport à l’hôpital, on l’avait affublé d’une chemise de grosse toile, fermée dans le dos par une ganse. Les mains, qu’il tenait croisées sur son ventre, gardaient, bien que grossières, quelque chose de l’enfance, on ne sait quelle gaucherie, quelle candeur… Le petit juge se vante volontiers de déchiffrer une main comme un visage. Ce n’étaient pas des mains d’assassin.

    Les traits, aussi, gardaient leur secret, l’auront gardé jusqu’à la fin. Ceux d’un paysan, c’est sûr, non pas d’un vagabond des faubourgs, d’un batteur de pavés. Impossible d’examiner les yeux, car on avait beau tirer de force en haut les paupières, ils ne donnaient aucun regard… Mais la bouche, aussi, semblait honnête. Drôle de bouche ! Les lèvres s’ouvraient et se fermaient sans cesse. En collant l’oreille tout auprès, on y surprenait une sorte de murmure très doux, tranquille, monotone, comme si elles continuaient de réciter une leçon dès longtemps apprise, familière. Difficile d’appeler ça un râle. Pauvres lèvres ! Il est vrai qu’elles n’ont cessé de se couvrir d’une écume mêlée de terre car, en dépit des efforts du docteur, de l’agilité professionnelle de ses doigts, la gorge n’a pu être dégagée tout à fait de la boue qui l’obstruait. Encore une chose bien singulière ! Comment ce blessé, trouvé couché sur le dos, et sans doute à la place même où l’avait atteint le coup mortel, a-t-il pu avaler tant de terre ?

    L’examen des vêtements, lui aussi, fait réfléchir. Les vagabonds se couvrent comme ils peuvent, soit. Mais ils se couvrent. En novembre, il est rare d’en rencontrer vêtus d’un pantalon, d’une chemise, d’un gilet de laine, et les pieds nus dans des chaussettes de coton. Évidemment le procureur – qui a des explications pour tout – suggère que l’assassin, mis au courant par hasard des habitudes de la dame de Mégère a pu entrer en passant, sitôt le départ de Mme Louise et de la servante qui, chaque soir, à cinq heures, vont faire leurs emplettes au village et ne reviennent qu’à la nuit close. Une fois dans la place, possible qu’il ait quitté une partie de ses vêtements, ses chaussures ?… Sans doute ignorait-il que la dame de Mégère fût sourde. Les chaussures d’un vagabond, même dépourvues de leurs semelles, ne sont pas faites pour traîner sur les dalles cirées, lisses comme la glace. Sans doute, sans doute… Mais pourquoi n’a-t-on retrouvé trace nulle part de la veste ni des chaussures ? Pas même une simple casquette !… Il faudrait faire curer le puits. Quarante mètres de profondeur et probablement cinq ou six pieds d’argile… Un joli travail !

     

    L’ancienne religieuse n’a pas commis le crime, soit. L’a-t-elle inspiré ? Dans quel but ? Un ancien testament de la dame de Mégère assurait à sa gouvernante une pension de dix mille francs par an. De nouvelles dispositions portent cette somme à quinze mille au cas où : « la sollicitude de ma fidèle garde-malade me permettrait d’atteindre l’âge de mon père – c’est-à-dire ma quatre-vingt-septième année ». Ce codicille n’était pas inconnu de Mme Louise, et sa maîtresse, par une coïncidence funèbre, venait de fêter son quatre-vingt-cinquième anniversaire, la veille même du crime. Comment croire que la gouvernante, d’ailleurs jusque-là irréprochable, eût couru un tel risque pour le seul avantage de perdre le bénéfice d’une mesure avantageuse ?

    En somme, une seule personne au monde doit tirer profit du meurtre, l’héritière. Sur celle-ci l’enquête n’a encore fourni que des renseignements un peu contradictoires, mais généralement favorables ou même excellents. Mlle Évangéline Souricet, petite-nièce de la victime, habite Châteauroux. Son père, ancien officier d’artillerie coloniale, veuf depuis 1906, s’était, l’heure de la retraite sonnée, fixé dans cette ville funèbre où il avait mené douze ans une vie exemplaire. Il passait pour le meilleur paroissien de l’église Saint-Expédit où son zèle dévot l’avait élevé au rang de marguillier. Membre, puis président de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul, auxiliaire bénévole du curé, commensal du vieil archevêque de Bourges, il avait trouvé dans sa fille une collaboratrice passionnée. Devenue orpheline, elle parut, contre toute attente, et pour la déception du diocèse, se désintéresser peu à peu des œuvres, vécut dans sa petite maison de la rue des Grainetiers une vie dont la discrète austérité fit l’édification de toute la ville. Bien qu’elle consentît encore à recevoir ou à rendre quelques visites, on ne la vit plus guère qu’aux offices de la chapelle des Dames de la Repentance, voisine de sa demeure. Une amie était venue d’ailleurs partager sa solitude et ses dévotions.

    Celle-ci passait pour sa nièce, bien que d’âge sensiblement égal. De cette étrangère, Châteauroux s’était résigné à ne rien savoir, les deux femmes ayant décidé très vite de renvoyer l’unique servante, et vaquant désormais elles-mêmes aux soins du ménage. On remarquait néanmoins qu’elles montraient généralement l’une envers l’autre, malgré leur intimité fraternelle, une réserve presque excessive. Quelques jeunes gens, plus persévérants ou plus naïfs que leurs camarades, suivaient seuls encore du regard à travers les tristes rues de la ville, la mince silhouette de Mlle Évangéline, drapée de noir, ou tâchaient de surprendre, sous l’épaisse voilette toujours baissée, un visage que peu d’entre eux pouvaient se vanter d’avoir vu en pleine lumière, mais qu’on disait charmant.

    Jamais la dame de Mégère n’avait accepté de recevoir sa petite-nièce. Elle ne pardonnait pas, disait-elle, au père « d’être devenu si tard une espèce de jésuite, ayant d’ailleurs été toute sa vie, et en dépit de l’uniforme, un Nicodème ». Car la vieille châtelaine affectait volontiers des convictions voltairiennes, bien qu’elle continuât d’entretenir avec les curés du voisinage des relations qui ne semblaient pas seulement de pure courtoisie. Ne devait-on pas chercher une raison plus profonde, plus secrète, à un désaccord qui avait duré tant d’années ? Le petit juge croyait voir encore devant lui le singulier visage de la morte, le creux de sa bouche mince, son indéfinissable sourire. Que savait-on, après tout, de l’octogénaire terminant au fond d’un village obscur une carrière sans doute aventureuse, et dont le regard, aujourd’hui éteint, s’était posé sur des horizons inconnus, là-bas, de l’autre côté de la terre ? Pour quel motif n’avait-elle pas simplement déshérité une parente, en somme assez lointaine, fille d’un homme qu’elle semblait avoir haï ?…

     

    Le ciel s’était couvert de nouveau bien que par chaque brèche un moment ouverte au flanc des brumes, le soleil lançât un bref rayon oblique qui semblait courir d’une extrémité à l’autre de l’immense paysage, ainsi que l’éclair d’un phare. Alors une pluie rageuse crépitait comme une grêle sur les vitres, et s’éloignait avec lui.

    De ces renseignements qu’il avait obtenus la veille de Châteauroux par téléphone, le juge se sentait incapable de rien tirer. Presque insignifiants en apparence, ils obscurcissaient encore une affaire déjà ténébreuse, lui apportaient il ne savait quoi de trouble, de suspect. Impression subjective, se répétait le magistrat. Mais il s’irritait de ne pouvoir se dégager tout à fait de l’espèce de rumination monotone poursuivie toute la nuit même en rêve. Quels rêves ? Des hypothèses – dont il n’avait d’ailleurs pas eu, peut-être, claire conscience – des voix, des visages qui avaient sûrement hanté son sommeil, il n’avait rien retenu. Parfois, il est vrai, un souvenir semblait prêt à surgir, tremblait un moment comme au bord de la mémoire, puis s’enfonçait de nouveau, sans avoir pu réussir à fixer en traits distincts, reconnaissables, ses confuses vapeurs. Insoucieux du temps perdu, la tête enfoncée sous les draps, le petit juge s’absorbait dans cette recherche vaine, il y trouvait un étrange plaisir. N’avait-il pas tenu le mot de l’énigme alors que sa raison et sa volonté engourdies laissaient passer sans contrôle les imaginations les plus absurdes. Parmi celles-ci, une seule… Une seule, peut-être – la vraie, l’authentique – et il l’avait laissée fuir, se perdre à jamais !…

    Cette pensée l’éveilla si brusquement qu’il se retrouva tout à coup assis au bord du lit, jambes pendantes, et les couvertures jetées en désordre sur le plancher. À défaut du souvenir rebelle un visage venait de lui apparaître avec une force, une netteté incomparable : c’était celui du curé de Mégère.

    Il haussa les épaules et commença distraitement sa toilette. Entre tant de personnages médiocres, le prêtre restait le seul dont il pût attendre quelque chose. Du moins semblait-il sincère. Un menteur cherche d’abord à donner l’impression qu’il ne laisse rien de lui-même dans l’ombre, qu’il se livre. L’extrême réserve de cet homme si jeune, si sensible, si peu maître, en somme, de ses nerfs, devait inspirer confiance à un professionnel depuis longtemps fixé sur la valeur de certaines protestations de franchise qui ne rassurent que les imbéciles. Nul doute que le curé de Mégère n’eût son opinion sur l’affaire… Laquelle ? Nul doute encore qu’il gardât pour lui le secret de son entretien avec la gouvernante. Quel secret ? Peut-être l’un de ceux qu’un prêtre ne saurait livrer sans forfaiture, qu’il ne livre jamais. Et d’ailleurs les scrupules d’une religieuse ne sont-ils pas le plus souvent puérils ? À moins que…

     

    La rumeur qui montait du magasin au travers du mince parquet en même temps que l’agaçant grelottement de la sonnette à chaque entrée d’un nouveau client, s’enfla tout à coup et le magistrat, repoussant son blaireau, prêta l’oreille. Presque aussitôt l’escalier trembla sous un pas qu’il crut reconnaître. Il eut à peine le temps de courir à la porte et s’y trouva nez à nez avec le brigadier qui, s’arrêtant sur le seuil, porta deux doigts à son képi.

    – Que se passe-t-il, Desbordes ?

    – Le curé – il se reprit – M. le curé vient de foutre le camp.

    La voix dut porter jusqu’en bas et le petit juge reçut en plein visage une haleine un peu forte, barbouillée de genièvre et de tabac.

    – Entrez d’abord, idiot !

    Il se sentait ridicule, vêtu seulement d’un pantalon de pyjama que de nombreuses lessives avaient fait d’un bleu pâle, céleste.

    – Vous pourriez vous dispenser d’ameuter le village, continua-t-il furieux. Bonne ou mauvaise, cette nouvelle ne regarde que moi. D’ailleurs, M. le curé de Mégère a le droit d’aller et venir comme il lui plaît, je suppose. Il n’est pas sous mandat d’arrêt, que je sache ? De plus, je vous prie de garder pour vous vos expressions de corps de garde. On ne parle pas sur ce ton à un supérieur, mon ami.

    Ce disant, il avait enfilé son veston, ses pantoufles. Le gendarme écoutait, bouche bée.

    – L’absence, probablement momentanée, de ce témoin ne devrait pas vous faire perdre votre sang-froid, conclut-il, radouci. Expliquez-vous.

    – Je ne crois pas outrepasser le mandat de mes fonctions, dit le brigadier sur un ton de reproche, en affirmant à Monsieur le juge que les circonstances de ce départ paraissent suspectes.

    – Pourquoi suspectes ?

    – Je dois faire remarquer à Monsieur le juge que le… que M. le curé de Mégère gardait la chambre se disant malade.

    – Se disant malade ? M. le curé de Mégère a eu devant moi, hier, une syncope.

    – Il a dispa… il s’est absenté sans avoir même prévenu Mme Céleste.

    – À quelle heure ?

    – Impossible de le savoir exactement. La servante l’a vu pour la dernière fois dans la soirée, en lui portant de la tisane pour la nuit. Elle l’avait trouvé plutôt mal. Si mal qu’elle lui a offert de coucher. Il n’a pas voulu. Ce matin, porte close, personne. Elle a dû entrer par le bûcher. Puis elle est retournée chez elle. Le lit n’était même pas défait.

    – Qui peut savoir si M. le curé n’est pas dans le village, à l’église ? Ou simplement sorti pour un tour de promenade ?

    Le gendarme eut malgré lui le vague sourire de condescendance dont il accueillait chaque soir le rapport de ses hommes, et qu’ils appelaient entre eux – irrespectueusement – le sourire détective.

    – Monsieur le juge doit comprendre que je ne l’aurais pas dérangé sans motif. Le curé n’est pas dans le village, sûr. De plus, il a emporté une petite valise que Mme Céleste avait rangée elle-même au fond d’un placard – oh ! une valise de rien. Et enfin…

    Il s’efforçait de donner à ses traits, par habitude professionnelle, un air d’attention déférente comme si, soucieux seulement de rapporter exactement les faits, il attendait avec une confiance aveugle les infaillibles déductions de son supérieur. Mais l’impatience et une juste fierté faisaient trembler sa grosse moustache.

    – Faut d’abord vous dire que Mme Céleste, hier soir, l’a laissé en conversation avec le petit Gaspard, l’enfant de chœur. Aussi l’idée m’est venue, naturellement, d’aller me renseigner auprès de ce jeune homme. Je me suis donc rendu à son domicile, ou plutôt à celui de sa tante, et j’ai eu la surprise d’apprendre que le garçon, sorti la veille passé huit heures, n’était pas rentré ce matin. Il est parti avec sa bicyclette.

    En dépit de ses efforts, la curiosité du petit juge se marquait à ce signe qu’il oubliait d’essuyer ses joues où la mousse de savon soulignait chaque ligne d’un trait grisâtre.

    – Écoutez, mon ami, reprit-il enfin, la chose peut être intéressante. Elle l’est sans doute moins que vous le pensez. Soit dit pour votre gouverne, M. le curé a ses raisons de s’absenter : il devait même quitter Mégère aujourd’hui ou demain, je le savais. Au point où nous en sommes, d’ailleurs, je crois inutile, dangereux même, d’échauffer les imaginations. Cela crée du désordre dans les esprits, les langues iront leur train, nous nous perdrons en bavardages. Faites-moi donc le plaisir de prendre en descendant, au comptoir des demoiselles Simplicie, un nouveau verre de genièvre, le dernier. Vous trouverez bien le moyen de glisser une phrase apaisante, n’importe quoi, je me fie à votre jugement. Quand le gosse sera revenu, nous tirerons la chose au clair…

    Il s’habilla rapidement, ouvrit la fenêtre, s’y accouda, pensif. La clientèle matinale désertait peu à peu l’épicerie, et l’une des sœurs, un pan du cotillon passé dans la ceinture, faisait à grands seaux d’eau claire la toilette de la devanture. Au-dessous de lui, la place minuscule, avec ses arbres rabougris, son vieux banc de pierre et les quatre marches du monument aux Morts, formait un tableau paisible et si familier que le magistrat croyait le reconnaître, l’associait malgré lui à de vagues souvenirs d’enfance. L’image du curé de Mégère, elle aussi, semblait monter des profondeurs de sa mémoire. L’image tout entière, ou quelque singularité du regard, de la voix, du geste ?… Impossible d’évoquer la personne même du prêtre sans qu’une ombre s’y ajoutât sur-le-champ, presque exactement superposable, et néanmoins distincte – trop vague, hélas ! Dès la première minute, le petit juge avait souffert de ce malaise bizarre, mais il venait seulement de s’en expliquer la cause. Quelle que fût sa sympathie pour cet homme étrange, une part de son être lui échappait toujours, au point que leurs conversations mêmes ne lui laissaient qu’une impression confuse, comme si entre les demandes et les réponses, un témoin invisible s’était glissé sans cesse, poursuivant, pour lui seul, un monologue mystérieux. Aussi ne réussissait-il déjà plus à éprouver aucune surprise, aucun dépit de cette disparition soudaine. La sottise eût été de croire que le curé de Mégère poursuivrait longtemps avec lui une route commune, ou seulement parallèle. Et d’ailleurs le curé de Mégère suivait-il aucune route, commune ou non ?

    Il essaya son chapeau devant la glace, le jeta rageusement sur le lit, se coiffa d’un béret basque, sortit. L’air lui parut d’abord exagérément doux, écœurant, puis l’humidité le saisit tout à coup et avant qu’il eût atteint l’extrémité de la place il se sentit glacé jusqu’aux moelles.

     

    L’idée lui était venue brusquement de gagner le presbytère par un chemin remarqué la veille et qui d’ailleurs sans issue aboutit à un terrain vague que les villageois nomment encore « le Marais » bien qu’il n’y subsiste, de l’ancien étang disparu, qu’une mare boueuse à peine visible sous l’amas de feuilles mortes. Du point le plus élevé le regard peut plonger dans le petit jardin de la cure, clos seulement d’une haie jadis assez épaisse, mais que le bétail a crevée en maints endroits et si maltraitée qu’on a dû la renforcer d’un double treillage de fils de fer. La maison, il est vrai, reste presque tout entière invisible derrière son maigre massif de lauriers, et même en se tenant le plus exactement possible dans l’axe de la grande allée, on ne distingue guère que la porte principale, et son ridicule perron.

    Le juge resta longtemps immobile, les yeux fixés sur les marches. Assurément le presbytère était vide, et Mme Céleste n’en eût pu refuser les clefs, mais il était dangereux de compter sur la discrétion de la vieille servante, et une visite officielle justifiait les pires soupçons, risquerait de compromettre irréparablement le curé de Mégère. « Pourquoi traiter en suspect un homme qui m’a prêté jusqu’ici tout le concours dont il était capable – pensait le magistrat. Je n’en obtiendrai rien par violence. » Mais un autre scrupule le retenait encore, auquel il n’aurait su donner un nom.

    Il passa une jambe par-dessus la haie et se sentit aussitôt trempé jusqu’au ventre. L’eau ruisselait des branches et l’effort qu’il fit pour les écarter ne réussit qu’à glacer ses bras, sa poitrine. Rageusement il sauta dans le verger, où ses deux pieds, en se posant, firent gicler la boue à la hauteur de ses hanches. La maison lui apparaissait maintenant tout entière et si proche qu’il crut rêver. Avec ses étroites plates-bandes bordées de buis, ses allées minuscules, les poiriers galeux taillés en quenouille, le jardin semblait dessiné en trompe-l’œil par quelque rapin facétieux. Une bêche oubliée dont le fer luisait encore sous la pluie, paraissait presque énorme. Le petit juge la ramassa d’un geste machinal, puis la repoussa contre la haie, en sifflotant.

    Il s’étonnait d’avoir fait si vite le chemin de son hôtel au presbytère, avec l’impression vague d’être dupe d’on ne sait quel ingénieux truquage. Sacré pays ! Dès qu’on met le pied hors des routes, d’ailleurs étrangement zigzagantes, toute sérieuse estimation de distance devient impossible, et le plus habile y circule comme à travers un labyrinthe. Sa surprise n’était pas moins grande de ne plus rien découvrir du village, pourtant si proche, de se trouver là ainsi qu’au fond d’une cuvette, alors que depuis sa sortie des Quatre-Tilleuls, il n’avait cessé de grimper. Rien – pas même l’angle d’un toit, une fumée… Se pouvait-il que même du premier étage de cette bicoque, le regard portât aussi loin que l’avaient prétendu ensemble Mme Céleste et le curé de Mégère ?

    Il fit quelques pas, se trouva au pied du perron. L’eau coulait goutte à goutte d’un chéneau invisible avec une plainte étrange, une sorte de tintement cristallin, pareil à l’appel du crapaud. C’était le seul bruit qui troublât le silence, car la brise du sud, toujours légère en cette saison, venait de tomber tout à fait. La main du magistrat se posa doucement sur la porte close, puis sur la poignée de cuivre, qu’il manœuvra presque à son insu. Il entendit claquer le loquet, perdit l’équilibre, cogna du genou les marches glissantes. Une seconde encore il hésita devant le corridor ténébreux, puis après un dernier coup d’œil au jardin solitaire, il entra.

     

    – Qu’est-ce que tu fiches ici, galopin ? dit-il. On te cherche partout.

    Le visage du petit clergeon venait d’apparaître et de disparaître aussitôt, mais l’enfant jugea sans doute inutile de lutter plus longtemps avec un aussi rude adversaire, et il sortit de la chambre fixant sur l’intrus un regard pensif. Les persiennes closes ne laissaient passer qu’un jour trouble et sans couleur. Avec une vivacité surprenante, le juge s’était accroupi devant le foyer, retournait de la main les cendres brûlantes.

    – Sais-tu que ça pourrait te coûter cher, imbécile ? De quoi te mêles-tu ?

    Il s’essuya les doigts à sa manche, en grimaçant de douleur, et vint lentement se placer entre le seuil et sa victime, lui coupant ainsi toute retraite. Le garçon, d’ailleurs, ne cherchait pas à fuir. Il se rapprochait au contraire à pas mesurés, s’efforçant de donner à ses traits puérils une expression d’énergie et de gravité.

    – Ne fais pas le malin, ne va pas te monter la tête. Et d’abord jette un peu de bois sur le feu. Nous avons besoin de causer, toi et moi.

    Mais les mains du petit tremblaient si fort qu’il ne réussissait pas à délier le fagot. Le juge dut lui venir en aide, disposa lui-même les brindilles avec une lenteur voulue. Ils étaient agenouillés côte à côte ainsi que deux camarades à l’étape, préparant leur gîte pour la nuit. Les branches humides écumaient et sifflaient dans l’âtre sans flamber.

    – Sais-tu où est le bidon de pétrole ? Apporte-le-moi.

    Docilement, le clergeon sortit, alla vers la resserre, dont on entendit grincer la sourde porte de chêne. Déjà le bras du juge se glissait entre le coffre à bois et la muraille, ramenait au jour un vieux portefeuille dont le contenu disparut en un clin d’œil dans la poche de son veston, tandis qu’il repoussait de l’autre main l’étui vide.

    – Pas besoin de pétrole, dit-il sans tourner la tête. Les bûches commencent à flamber.

    Debout maintenant, il tendait vers le foyer la jambe de son pantalon, raide de boue. L’enfant s’était assis à ses pieds, la tête inclinée sur sa poitrine, et le juge voyait frémir ses maigres épaules.

    – M. le curé t’a-t-il demandé de brûler tout ce que tu trouverais encore dans sa chambre ou l’as-tu fait sans son ordre, de toi-même ? Réponds !

    – De moi-même, répliqua le petit d’une voix presque inintelligible. Mais vous pouvez m’interroger tant que vous voudrez, je ne sais rien.

    – Écoute, André, continua doucement le juge, me crois-tu réellement ton ennemi ? Regarde-moi en face, n’aie pas peur.

    Il prit entre les mains la nuque délicate, tourna de force, vers lui, un pâle visage exténué aux paupières closes.

    – Je vais te parler comme à un homme. Je ne te reproche pas de l’aimer. Vous vous ressemblez. Voilà dix ou quinze ans, il devait être un petit garçon comme toi, aussi méfiant, aussi fier, aussi passionné. Tu seras bientôt prêtre comme lui.

    Les paupières du petit battirent et laissèrent filtrer entre les cils un regard que le juge ne put soutenir. Il détourna le sien, rougit.

    – Crois-tu qu’ils me plaisent plus qu’à toi, les gens d’ici ? Je les connais, va ! Des brutes. Pas moyen de raisonner avec des brutes. Il s’agit de tenir bon, voilà tout. C’est comme les bêtes. Ne tourne jamais le dos à un chien, il te sautera dessus. Pourquoi notre ami a-t-il tourné le dos ! Je ne demande qu’à respecter son secret, s’il en a un. Les prêtres sont les prêtres. J’ai servi jadis la messe, moi aussi, j’étais un bonhomme très sage, très pieux, dans ton genre. Ne me prends pas pour un de ces francs-maçons que tu vois dans le Pèlerin, le nez en banane et le tablier sur le ventre, hé ! Retiens donc bien ce que je vais te dire, ouvre tes oreilles. Dans une heure ou deux, je serai redevenu juge d’instruction, et si nous nous parlons de nouveau, ce sera nécessairement sur un autre ton. Hé bien, j’étais si loin de m’opposer au départ de ton ami que nous avions convenu ensemble du jour, de l’heure. Oui, mon garçon, je lui rendais sa liberté aujourd’hui même sans doute, demain sûrement, et j’aurais trouvé un prétexte plausible, de quoi faire taire les mauvaises langues. Bref, je lui avais donné ma parole de fermer les yeux, tu comprends ? Et le voilà qui nous file entre les pattes, risque de mettre le pays sens dessus dessous ! Tu lui as donné ton cœur, tu veux lui rester fidèle coûte que coûte, soit. Mais tu ne vas tout de même pas te croire capable de soutenir un interrogatoire, un vrai ! Tu finiras toujours par dire des bêtises, tu le compromettras malgré toi. Je ne veux pas de ça, moi, entends-tu ! Et dans l’intérêt de la justice d’abord. Au point où nous en sommes, la moindre gaffe est irréparable. Tu ne sais pas ce que c’est qu’une instruction criminelle, mon petit. La machine est difficile à mettre en route, mais d’un brutal ! Une fois partie dans un sens ou dans l’autre, sauve qui peut, je n’en serai plus maître.

    Il regardait avec une surprise grandissante les deux yeux fixés sur lui, où brillaient les dernières larmes. La méfiance y passait encore parfois comme une ombre, une ride de l’eau, mais ils resplendissaient d’intelligence, de courage, d’une sorte de complicité passionnée. Le juge ne se souvenait pas d’en avoir jamais vu de pareils, ni qui l’eussent ému si profondément, pour il ne savait quelle contradiction secrète, indéfinissable. Il se sentait les pommettes brûlantes, la gorge sèche.

    – Nous devons désormais agir d’accord, reprit-il, en s’efforçant d’affermir sa voix. Réponds maintenant franchement à la question que je t’ai posée tout à l’heure. Oui ou non, M. le curé t’a-t-il chargé de détruire des papiers ou quoi ?

    – Non, dit l’enfant. Il m’a demandé seulement de repasser par le presbytère. Il avait emporté la clef de sa chambre et ne voulait pas qu’on eût à forcer la porte. J’ai trouvé des lettres sur le coffre et dessous. Je les ai brûlées sans les lire.

    – Sous le coffre à bois ? Montre.

    Les paupières du petit clergeon eurent un imperceptible battement qui pouvait passer pour une réponse, et il glissa distraitement son bras dans l’intervalle laissé libre entre la caisse et le plancher. Tout à coup le mince visage parut se creuser, blêmit.

    – Qu’est-ce qui te prend ?

    La main du juge s’était posée sur le coude de l’enfant, puis remontait le long de la manche. Leurs doigts se refermèrent ensemble sur le portefeuille, mais ceux du clergeon se desserrèrent aussitôt. Ils étaient maintenant debout côte à côte devant l’âtre en flammes.

    – Chacun son métier, que veux-tu !

    Du bout de sa bottine, il rapprochait les bûches noircissantes.

    – À t’entendre, M. le curé ne t’aurait envoyé ici que pour rapporter une clef oubliée. Si tu le dis, personne ne te croira. Il ne faut donc pas le dire. Moi je te crois. Je crois à ton affirmation, parce qu’elle est absurde. Tu es jeune et la jeunesse ne ménage pas ce qu’elle aime. Tu conduirais tout droit ton idole à l’échafaud rien que pour l’honneur d’y monter avec elle ; on ne plaisante pas avec un cœur de quinze ans ! Et ton grand ami te ressemble, il dramatise lui aussi. À vous deux vous finiriez par la réussir, votre catastrophe, vous l’auriez, votre erreur judiciaire ! Sacré nom d’un petit bonhomme, quand vous me mettriez le nez sur la piste, je ne la suivrais pas. Je m’en fiche des secrets du curé de Mégère, entends-tu ! Et voilà ce que j’en fais de ce portefeuille…

    Il posa délicatement l’étui de cuir sur les cendres rouges, culbuta par-dessus l’échafaudage des bûches. L’enfant suivait des yeux chacun de ses mouvements avec une attention extraordinaire.

    – Le plus dangereux ennemi du curé de Mégère, reprit le juge, c’est lui-même. À la rigueur, un criminel peut espérer jouer au plus fin avec la justice. L’innocent, lui, risque trop : elle lui brise les reins du premier coup. Oh ! je ne te reproche pas d’être fidèle à ton ami. Il le mérite. Crois-tu que s’il n’était à mes yeux qu’un homme ordinaire, nous serions là tous les deux à parler de lui ? Et d’ailleurs, vous vous ressemblez trop, vous deviez finir par vous rencontrer un jour, car il n’y a pas de hasard, mon bon, le hasard est l’alibi des imbéciles. Bref, à ton âge, on croit volontiers qu’une première amitié engage la vie, toute la vie… Parions que tu espères bien qu’il te reprendra, hein ? que vous ne vous quitterez plus ?

    Le regard que l’enfant tenait courageusement fixé sur celui du juge eut un bref éclair puis s’assombrit aussitôt, n’exprima plus qu’une méfiance hostile, mêlée de crainte.

    – Voyons, réfléchis une seconde, tu vas comprendre. Le curé de Mégère n’est pas libre. Rien ne prouve que ses supérieurs lui permettront de reprendre demain une place qu’il a quittée dans des circonstances un peu… réellement un peu suspectes. Aux yeux des gens d’ici, conviens que ce départ ressemble à une fuite, et dans leurs sacrées caboches où n’entrent jamais deux idées à la fois, le mot de fuite n’évoque pas grand-chose de bon… Évidemment tu pourrais le rejoindre ailleurs. Mais toi non plus, mon garçon, tu n’es pas libre. Je te vois très bien bouclé au fond d’un petit séminaire où il y a peu de chance que tu rencontres, parmi tes professeurs, un autre grand ami, un autre curé de Mégère…

    L’enfant écoutait toujours, sans émotion apparente, mais ses mâchoires serrées, le frémissement de ses paupières dénonçaient au regard expert du juge l’angoisse intérieure qu’une frêle volonté tendue à se rompre ne maîtriserait bientôt plus, qui éclaterait tout à l’heure en sanglots convulsifs. Il tourna le dos à sa victime, ouvrit les persiennes. Un jour triste entra dans la pièce, avec l’odeur écœurante du jardin.

    – Que dois-je faire ? dit enfin le clergeon d’une voix encore ferme mais si basse que le juge put feindre aisément de ne pas l’entendre.

    Et un moment après il sentit sur son poignet le frôlement d’une main glacée.

    – Que dois-je faire ? monsieur, reprit l’enfant vaincu.

    – Tout dire, répliqua le juge avec douceur. Où est-il ?

    – Je ne sais pas.

    – Nous discuterons de cela plus tard. Au moins savais-tu qu’il allait quitter Mégère ?

    – Non.

    – Tu mens. Pourquoi aurais-tu graissé ta bicyclette dès le début de l’après-midi ?

    – Parce qu’il m’avait demandé de la tenir prête. Je devais aller faire la course moi-même.

    – Quelle course ?

    – Porter une lettre, un paquet, je suppose, enfin rien de bien lourd puisqu’il n’a même pas voulu que je répare mon porte-bagage. À la brune je suis venu avec la machine jusqu’à la mare ; je l’ai laissée là, contre un arbre. Je croyais revenir tout de suite, mais M. le curé m’a fait entrer dans sa chambre, et nous avons parlé comme d’habitude tranquillement…

    – De quoi ?

    – Oh ! de tout. Je ne comprends pas toujours ce qu’il dit, mais ça suffit qu’il vous regarde, de ce regard qu’il a, si doux qu’il fait peur. Je l’ai supplié de me garder, de m’emmener avec lui, n’importe où. Alors il est devenu très pâle, il m’a répondu des choses que je n’entendais pas bien parce qu’il tenait ma tête serrée contre sa poitrine. Puis nous sommes sortis dans le jardin, nous avons été jusqu’au bout de la grande pâture, entre les deux grands peupliers, d’où l’on voit la place de Mégère. Il était déjà tard ; il n’y avait plus, aux Quatre-Tilleuls, qu’une seule fenêtre allumée. Il m’a dit que c’était la vôtre, et il est revenu à la maison tout soupirant, tout pensif. Mme Céleste était partie. Alors il m’a commandé brusquement d’aller chercher ma bicyclette et de la conduire moi-même au tournant de la route de Bièvre, de l’attendre là, qu’il me rejoindrait.

    – Et il t’a rejoint ?

    – Presque aussitôt. Il avait en mains son sac que j’ai ficelé moi-même sur le guidon et je l’ai regardé partir vers…

    Le petit juge haussa les épaules.

    – Tu mens, mon garçon, fit-il sans colère. Regarde-toi. N’es-tu pas crotté jusqu’aux reins ? Et si d’ailleurs ton ami, pour son malheur, avait pris la direction de Montbars, il n’aurait pas fait deux lieues : tous les carrefours sont gardés. La vérité, je vais te la dire. Tu as conduit le curé de Mégère par les traverses jusqu’à la route des Platanes, huit kilomètres de pierrailles, on lit ça sur tes souliers comme dans un livre. Et l’idée n’était pas bête. Pourtant, il s’en est fallu d’un rien que vous ne donniez du nez sur le poste de Camiers. Une chance qu’il ait pris le vieux sentier, le long de la rivière… Mais quelle gadoue ! Il a dû arriver en bon état à la gare de Presles, pour le train de 5 h. 30… Car c’est ce train-là qu’il a pris. Je le connais bien, le tortillard. Et veux-tu savoir encore à quelle station il est descendu ? À Saint-Romains, mon garçon, inutile d’ouvrir les yeux comme ça. J’ai évidemment peu de lumières sur le curé de Mégère, mais enfin j’ai tout de même appris quelques petites choses, celle-ci par exemple, qu’il m’a cachée, le diable, d’ailleurs, sait pourquoi ? Hé bien, mon garçon, s’il a manqué la patache avant-hier, c’est parce qu’il s’était arrêté à Saint-Romains. Le curé de Saint-Romains est son ami. Alors pas besoin de se creuser beaucoup la tête pour comprendre qu’il aura été lui demander aide et conseil. Car soit dit entre nous, et si j’en crois les premiers renseignements, il ne me paraît pas avoir autant de sympathies dans le diocèse que je l’aurais supposé, notre incomparable curé de Mégère !

    Il mit les mains derrière son dos, et commença d’arpenter la chambre. L’enfant s’était écarté de lui, sournoisement, pas à pas, et réfugié maintenant à l’angle de la pièce, il observait son adversaire, tête basse, d’un regard coulé entre ses longs cils.

    – Ne guette donc pas la porte, dit tranquillement le petit juge. À quoi bon ? Je n’ai pas l’intention de te mettre en cage, tu me seras plus utile dehors que dedans.

    Il revint brusquement vers le clergeon, posa paternellement les deux mains sur ses épaules.

    – Écoute-moi bien, nigaud. Je vais te faire donner une bicyclette. Tu la trouveras dans une heure aux Quatre-Tilleuls. Et si le cœur t’en dit, comme je l’espère, tu iras faire un tour à la campagne, du côté de Saint-Romains, par exemple. Oh ! je ne te demanderai pas de me répéter ce que tu auras vu ou entendu ? Rapporte simplement à qui tu sais la conversation que nous venons d’avoir, ni plus ni moins. Tu pourras même ajouter que je n’exige rien de ton ami, sinon qu’il revienne et se tienne tranquille ici, à son poste. Sa présence peut empêcher bien des malheurs. Et pour ses secrets, s’il en a, qu’il les garde, nous n’avons pas trop de temps à perdre en bagatelles. Sortons.

    Ils descendirent le jardin, franchirent l’un après l’autre la haie ruisselante. À l’entrée de la seconde pâture, l’enfant ralentit le pas, hésita, puis prenant brusquement son parti, s’enfuit à toutes jambes, disparut.

    Le magistrat se retint difficilement de le rappeler. Au cours de l’entretien, il s’était senti plus d’une fois ridicule, mais hors de la salle aux volets clos, sous ce ciel louche, il se demandait s’il n’était pas encore dupe de son imagination, ébranlée par les rêves de la nuit. Entre lui et ce gamin singulier dont le silence ne dissimulait sans doute qu’un sentiment puéril fait de crainte et de vanité, l’ombre du curé de Mégère n’avait cessé de se tenir, présence certaine, efficace. En somme il n’avait tant parlé que pour échapper à l’espèce de gêne qu’éprouve le plus effronté lorsqu’il se croit observé par quelque tiers invisible. Cette gêne évanouie, l’inquiétude persistait, trop vague et d’ailleurs trop humiliante pour qu’il osât discuter franchement avec elle. Non, ce n’était pas seulement le scrupule de compromettre un homme sans doute irréprochable qui le frappait ainsi d’impuissance. Ce trouble datait de plus loin. Il l’avait senti naître en lui dès le premier regard du prêtre, en même temps qu’une sympathie passionnée, inexplicable, plus forte que la curiosité même, car à peine eût-il pu dire encore à cette heure s’il souhaitait ou redoutait de connaître tous les termes du problème dont il poursuivait la solution par simple réflexe professionnel. Avait-il peur ? Mais de qui ? Ou de quoi ?

    L’air humide, trop doux pour la saison, accablait ses nerfs sans réussir à les apaiser. Il retrouva sa chambre avec dégoût, s’emporta sous le premier prétexte venu au grand scandale d’une des demoiselles Simplicie accourue, et qui à chaque juron penchait un peu plus sur sa poitrine drapée de pilou mauve, un long visage plein de cette résignation effrayante qu’on ne voit qu’au regard des très vieux chevaux. Il finit par la repousser doucement hors de la pièce, et s’approchant de la fenêtre, tira de sa poche les papiers trouvés dans le portefeuille, une demi-douzaine de pages, sans doute arrachées à un agenda et portant le nom et l’adresse de quelques commerçants de Mégère. Il allait en remettre l’examen à plus tard, lorsqu’un mince carré de carton glissa de ses mains jusqu’à terre. Il le ramassa avec un grognement de plaisir.

    C’était une photographie vraisemblablement très ancienne, car elle avait cette teinte jaunâtre qui dans les vieux albums familiaux semble la teinte même de l’oubli. L’ayant tournée et retournée entre ses doigts jusqu’à ce que la lumière la frappât de biais, il y vit se dessiner peu à peu l’image d’une jeune fille vêtue de noir, les mains modestement croisées sur le ventre, le dos appuyé à une de ces absurdes balustrades de carton, décor jadis favori des photographes de province.

    Une jeune fille d’ailleurs à peine sortie de l’enfance, mais aux traits déjà formés, empreints d’une gravité mystérieuse, encore accentuée par deux rides verticales à chaque coin de la bouche amère. N’était la longue natte de cheveux tressés ramenée sur l’épaule et serrée d’un prétentieux nœud de satin, cette figure extraordinaire eût paru sans sexe et sans âge. Le petit juge ne retint pas un nouveau grognement, cette fois de colère. Ne rencontrerait-il donc, dans cette diabolique aventure, que des visages inclassables, indéchiffrables ? Pour rompre le charme, il s’efforça de penser que l’inconnue n’avait, plus que vraisemblablement, rien de commun avec le curé de Mégère. Une parente de Mme Céleste peut-être ? Mais il ne pouvait plus détacher ses yeux de la photographie qu’il examinait maintenant à la loupe. C’était une de ses coquetteries, de prétendre reconnaître à certains signes infaillibles les acteurs principaux d’un même drame. Certes, il eût été fou d’admettre que la pensionnaire anonyme fût pour quelque chose dans le triste destin de la dame de Mégère et néanmoins le magistrat devait s’avouer, non sans agacement, que l’entrée en scène de ce personnage inattendu l’avait plus troublé que surpris, comme s’il eût appartenu d’avance à ses songes. Quoi de plus naturel, après tout ? Ne lui arrivait-il pas souvent de rencontrer au hasard d’une vie, en somme peu sédentaire, de ces inconnus dont il disait familièrement qu’ils étaient « de sa clientèle » ? Mais ce visage ne pouvait passer cependant pour celui d’une criminelle vulgaire, et il n’eût retenu l’attention d’aucun gendarme. Le seul esprit de révolte s’inscrivait dans chacun de ses traits précocement vieillis, la révolte et aussi une douleur vraie, profonde, de celles réservées peut-être à l’adolescence, qui tiennent comme elle de la Bête et de l’Ange, marquent pour la vie, parfois à l’insu de la victime même, la sensualité et l’orgueil naissants. Et le souvenir lui revint tout à coup d’une affaire instruite plusieurs années auparavant et qui avait été le plus beau succès de sa carrière. Une jeune fille servante chez une riche fermière de Puysienta avait empoisonné sa maîtresse et les soupçons s’étaient portés d’abord sur le beau-fils de la défunte, garçon peu recommandable et qu’on savait perdu de dettes. Il eût été condamné sans le hasard presque miraculeux d’une lettre découverte sous un monceau de gravois – jamais parvenue d’ailleurs à sa destinataire – où la domestique exprimait à la fille de la patronne, âgée de quinze ans, les sentiments qu’elle nourrissait pour elle en secret. Menacée de renvoi, la misérable n’avait pu supporter l’idée d’être séparée de son idole, perpétrant son crime avec une audace, un sang-froid, une perversité incroyables.

    Il remit la photographie dans le tiroir et s’aperçut que ses tempes battaient. « J’ai pris la grippe, pensa-t-il, j’aurai du moins pris ça… » Bien qu’il s’inquiétât d’ordinaire du moindre accès de fièvre, il accueillit sans déplaisir l’idée d’un repos forcé. Au diable l’enquête ! Il finissait décidément par avoir trop souvent l’impression de courir lui-même un risque – pis encore : de le partager en quelque mesure avec les auteurs ou les complices inconnus du crime. « Je cherche la vérité, s’avouait-il, mais sans grande envie de la trouver… » L’orgueil le retenait seul de convenir qu’il eût volontiers classé l’affaire… Hélas ! de longues semaines se passeraient avant que la justice s’avouât vaincue.

    Un regard jeté sur sa montre l’avertit qu’il pouvait disposer d’une heure encore. Il gagna péniblement son lit et, les yeux déjà clos, ramena l’édredon sur ses jambes. Les mêmes images qui avaient hanté son sommeil surgirent de nouveau et sa volonté engourdie ne choisissait déjà plus, les accueillait ensemble, résignée. Le curé de Mégère, son clergeon, la petite servante, ou l’anonyme pensionnaire, qu’avaient donc de commun entre eux tous ces visages ? La fièvre donnait à cette question un caractère de gravité, d’urgence presque risible, et il se la posait avec angoisse. La réponse vint tout à coup. Si différents qu’ils fussent, soit qu’ils inspirassent la sympathie, la méfiance ou l’aversion, ces visages maintenant familiers se ressemblaient par on ne sait quoi d’inachevé, d’équivoque, ceux des femmes trop tendus, trop durs, presque virils, celui du curé de Mégère marqué d’une mélancolie, d’une sorte de tristesse pathétique dont il avait retrouvé le reflet, non sans une gêne secrète, sur la figure passionnée, féminine de l’enfant de chœur.

     

    II

     

    – Hé bien, madame Céleste, que voulez-vous que je vous dise ? Je n’y étais pas, moi.

    – Sûr, ma pauvre Phémie, sûr. Mais enfin vous êtes venue cette nuit-là quand même. Je vous ai vue, je vous ai parlé, ça me rassure. Autrement je croirais d’avoir rêvé.

    – C’est parce que vous y pensez trop, madame Céleste. À quoi bon se tourner les sangs. Laissez donc faire la justice.

    – Ah ! oui, parlons-en de votre justice ! Me voilà-t-il pas seule ici maintenant pour répondre de tout. Jusqu’à ce morveux d’enfant de chœur qu’ils ont laissé filer, paraît-il. Oh, vous pouvez rire, ma belle. Pour moi, il a ensorcelé notre curé, ce Nicodème. Dès le lendemain matin, il n’était pas plus tôt entré dans la chambre avec sa tête de rat, qu’ils causaient tous les deux comme des camarades. L’après-midi de même. Le soir de même. Lorsque j’entrais, c’étaient deux paires d’yeux qui se levaient ensemble, vous auriez dit un rendez-vous d’amoureux. Et des mines !

    – Qu’est-ce que vous allez penser là !

    – Je me comprends. Des garçonnets dans son genre c’est tout autant malicieux que des filles, il n’y a pas plus vicieux, plus caressant. Jusqu’au petit juge qui a l’air d’en être assotté… Moi je ne suis qu’une vieille femme, ma fine. Mais j’aurais pris le gamin par les oreilles et je vous l’aurais fouetté avec une bonne poignée d’orties, à l’ancienne mode, histoire de lui faire retrouver sa langue.

    – Pour dire quoi ?

    – La vérité. Voilà un galopin que je laisse au presbytère passé onze heures, en tête à tête avec notre curé. Le lendemain, plus de curé. Qu’est-ce qu’il en a fait, du curé ?

    – Il ne l’aura pas mangé, votre curé, madame Céleste ! Et justement le brigadier disait pas plus tard qu’hier au soir, chez les demoiselles Simplicie…

    – Votre brigadier, il est saoul à longueur du jour, ma pauvre Phémie…

    – N’importe. Il disait qu’à son idée le petit juge laissait courir le furet, mais sans lâcher la ficelle. Une ruse à eux, quoi ! Faut d’ailleurs convenir que ce curé-là ne fait rien comme les autres, avouez ?

    – C’est parce qu’il n’est pas comme les autres, ma fine. Voilà trente ans que je sers, je connais mon monde. Des prêtres pareils, il n’y en a pas dix dans le diocèse, peut-être. J’ai pensé du premier coup : celui-là ne mettra pas longtemps ses pieds dans les souliers du curé de Mégère, sûr.

    – Possible. Vous ne voudriez pas que je dise grand-chose d’un homme que j’ai vu cinq minutes. N’empêche que nos gens lui trouvent un drôle d’air, trop délicat, trop gracieux… Et tenez, le brigadier prétend qu’il ressemble à l’instituteur de Capdevieille, ainsi !

    Le visage de Mme Céleste devint pourpre.

    – Vous devriez avoir honte de parler d’un dégoûtant qui a été révoqué pour mœurs, espèce de dévergondée. A-t-on idée de faire rougir une femme de mon âge ! Ça ne vous portera pas bonheur. Mais patientez encore un peu ; on vous en donnera, ma fine, des gros curés montagnards, tout juste capables de boire et de manger, de vrais bouviers. Un enfant du Bon Dieu comme celui-là n’est pas fait pour des rustauds de paysans qui n’ont que le mal en tête. Si doux, si tranquille, si respectueux ! À Grenoble, les belles dames de Sainte-Eulalie et de Saint-Marc, elles vous l’auraient gâté, bichonné ; ça rapporte gros à l’évêque, allez, des prêtres comme ça. Et irréprochable, j’en mettrais ma main au feu. D’ailleurs, suffit de le voir, de l’entendre. Il donnerait de l’esprit à une bête, cet homme-là. Avant seulement qu’il ait ouvert la bouche, on dirait que sa pensée est déjà dans vous, dans votre poitrine, qu’elle vous a sauté dans le cœur. Et les mots pour lui répondre sortent de même, à croire qu’il n’a qu’à leur faire signe, les appeler, il a l’air de charmer des colombes, comme le vieil Italien qui est venu ici l’an dernier…

    – Ben, madame Céleste, sûr toujours qu’il a su vous délier la langue, un avocat ne causerait pas mieux. Quand même, les gens n’ont pas tort de se plaindre. Un curé qui leur arrive passé minuit, dans la carriole de l’idiot, avec la provision de châtaignes, et qui disparaît sans avoir seulement montré le bout de son nez, laissant tout le village dans le souci ! Vous pouvez expliquer ça, vous ?

    – Et si c’était la justice, ma belle ? Croyez-vous qu’ils n’aient pas plus d’un tour dans leur sac pour se débarrasser d’un homme qui voit trop clair ? Autrement, qu’est-ce qu’il serait venu faire ici, ce petit juge, deux heures durant ? J’ai tâché d’écouter à travers la porte, je ne le cache pas, je m’en vante. Ah ! bien oui ! Autant vouloir entendre pousser l’herbe. Laissez dire ! Un magistrat qui n’a rien à se reprocher ne parle pas comme une fille en confesse. Lorsqu’il est sorti, j’ai fait exprès de le reconduire jusqu’à l’enclos. Pas moyen seulement de voir la couleur de ses yeux.

    – Et le curé ?

    – Tout renfrogné, tout triste. La mine d’attendre quelqu’un. Et en effet, dix minutes plus tard voilà qu’arrive l’enfant de chœur qui me passe quasi entre les pattes, dans le couloir. J’ai cru qu’il sortait du plancher, c’te vermine ! « D’où viens-tu ? » que je lui dis. Il avait sa culotte trempée, la main pleine de cambouis. « Tâche au moins de ne pas poser ton derrière sur notre fauteuil, barbouillé ! » S’il m’avait seulement répondu de travers, je l’aurais fichu dehors, il n’y a pas de curé qui tienne ! Mais c’est un garçon rusé, ma fine, et qui tient sa langue quand il faut. N’importe. Sûr qu’un bon coup du manche de mon balai à travers sa face de rat eût épargné bien des malheurs…

    – Alors, vous croyez que le juge et lui…

    – Deux têtes sous le même bonnet, ma chère. La preuve, c’est que leur besogne faite, le barbouillé court toujours, Dieu sait où !

    – La vieille croit à un crime, ma chère, elle est comme folle.

    Laissant tomber sa voix sur les dernières syllabes, elle croisa les deux mains sur son ventre, les yeux mi-clos, la pointe de la langue dépassant les lèvres, dans l’attitude à la fois recueillie et gourmande qu’elle prenait chaque soir lorsque les pieds posés sur la chaufferette d’où montait l’odeur familière de ses pantoufles roussies, elle commençait la lecture d’un roman du Jardin des Modes.

    – Il y a de la politique là-dessous, reprit Mme Céleste, les assassins peuvent courir… D’ailleurs, savez-vous au juste ce qu’elle était, vous, notre dame de Mégère ? Si ce que l’on raconte est vrai, voilà une femme qui a fait le tour du monde, visité les sauvages, roulé sur les mers. Et riche ! Drôle d’idée, ma belle, de venir fixer ses jours au fond d’un méchant petit village de rien ! Et la nièce, donc, l’héritière ! On ne l’a jamais vue ici, sa nièce. Je veux bien qu’il y a eu des brouilles. Alors pourquoi qu’elle hérite ? Mme Louise répétait partout que le magot irait aux hospices ou même à Monseigneur, bien que la vieille ne fût guère dévote… Pensez qu’elle devait travailler pour l’évêque, la gouvernante, une ancienne religieuse ! Ces gens-là se tiennent comme les doigts de la main, tout pareil. Pas vrai, petite ?

    Elle enveloppa du regard sa confidente avec une espèce de tendresse, car leur amitié, traversée de tant d’orages, se retrempe sans cesse dans la complicité des mêmes plaisirs.

    – Vous savez qu’elle est descendue chez Mme Courtois, la demoiselle de Châteauroux ? dit Philomène, les yeux de plus en plus brillants, la bouche sèche. Elle n’a pas voulu coucher sous le même toit que la morte, je comprends ça. Mme Courtois prétend qu’elle a l’air bien simple, bien honnête, mais pas trop portée sur la conversation. Paraîtrait qu’elle n’ouvre pas la bouche.

    – Et pour cause ! Si elle l’ouvrait, ceux qui tiennent les ficelles dans la coulisse trouveraient tout de suite le moyen de la lui fermer. Laissez faire, ma belle ! Une fois le magot en sûreté, Dieu sait où ! les journaux s’occuperont d’autre chose, le juge filera vers Grenoble, l’affaire sera classée, – comme ils disent – et vous n’entendrez plus jamais parler de la demoiselle de Châteauroux ni peut-être seulement du curé de Mégère.

    – Oh ! madame Céleste, vous ne croyez tout de même pas qu’ils l’ont…

    – Et pourquoi qu’ils ne l’auraient pas… D’une manière ou d’une autre, ce ne sont pas les moyens qui manquent de se défaire d’un homme sans le tuer. Celui-là savait trop de choses, Philomène. Il les savait ou il les devinait, il comprenait tout d’un regard. Je ne suis qu’une vieille femme, mais si j’avais pu prévoir, je me serais plutôt mise en travers de la porte et je lui aurais dit : Malheureux, une fois parti, vous ne reviendrez plus, ou vous ne reviendrez que lèvres cousues. Parlez maintenant ! Maintenant ou jamais ! La vérité n’a qu’un temps.

    Mlle Philomène haussa les épaules sans répondre. Depuis un moment elle ne quittait pas des yeux l’étroit ruban de route visible à travers les arbres et que la brume du soir, doucement balancée par les remous de la vallée, couvrait et découvrait tour à tour.

    – Le juge ! fit-elle tout à coup. Madame Céleste, le petit juge…

     

    – Madame, dit le magistrat, l’absence de M. le curé de Mégère me force à prendre certaines mesures, d’ailleurs provisoires, et qui doivent garder un caractère… de discrétion. L’opinion s’alarme si vite ! Bref, il serait préférable que cette maison restât sous la garde d’une personne sûre, mais dont la présence ici n’attirât l’attention malveillante de personne. Nous avons pensé à vous, n’est-ce pas, Grignolles ?

    Il avança d’un pas et découvrit son compagnon debout sur le seuil.

    – L’inspecteur Grignolles, fit-il d’une voix brève ; et maintenant, hâtons-nous. Il ne nous reste guère que dix minutes pour la petite vérification.

    Du menton l’inspecteur désignait à son chef la vieille bonne qui sans répondre regardait tristement à travers les vitres s’effacer la silhouette familière de Mlle Phémie. Le petit juge lui répondit d’un clin d’œil.

    – Nous causerons d’ailleurs de cela plus tard, n’est-ce pas, Grignolles ? Il est possible que vous redoutiez un peu de coucher seule la nuit, dans une maison vide, madame ? N’importe ! Pour l’instant, nous vous demandons de vouloir bien nous accompagner jusqu’à la chambre occupée par M. le curé de Mégère la nuit… la nuit du crime.

    Il passa devant. L’inspecteur marchait sur ses talons.

    – Lorsque M. le curé est venu frapper à votre porte, madame Céleste, dormiez-vous ?

    – Oui, monsieur.

    – À votre entrée dans cette pièce, la fenêtre était-elle ouverte ?

    – Je crois que oui… Oui, monsieur.

    – Aucune importance, interrompit l’inspecteur. En l’absence du témoin, il me semble que nous devons adopter l’hypothèse la plus favorable, je veux dire celle qui s’accorde le mieux avec la version qu’il a donnée…

    Il alla jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit et s’y accouda, le buste penché en dehors.

    – Mettons les choses au mieux, dit-il d’un ton goguenard. Nous pouvons supposer que M. le curé de Mégère a l’habitude de rêver la nuit au clair de lune, même avec dix degrés au-dessous de zéro.

    Il sifflota entre ses dents, de l’air d’un homme qui s’acquitte d’une formalité jugée d’avance inutile. À l’autre extrémité de la pièce, le magistrat consultait sa montre.

    – Ça y est, fit-il enfin. Quatre heures quarante-sept. Exactement.

    – Attendons la seconde expérience, répliqua paisiblement l’inspecteur sans prendre la peine de se retourner. Madame devrait même fermer la porte.

    Son ton exaspérait visiblement le petit juge qui après un moment remit sa montre au gousset en haussant les épaules.

    – Comprenez ce qui se passe, vous ? grogna-t-il au nez de la vieille bonne devenue blême. Non ? Eh bien, j’ai voulu me rendre compte avant l’expérience officielle, savoir par moi-même s’il est possible d’entendre de cette chambre, oui, madame, de cette chambre – la détonation d’un coup de pistolet tiré dans le parc. Et pas un seul coup, madame. Cinq, ni plus ni moins. Ça vous étonne ?

    – Non, monsieur, balbutia la pauvre femme terrorisée.

    – Ça devrait vous étonner. Car enfin, sacrebleu, si vous n’avez rien entendu l’autre nuit, de quel droit avez-vous mis tout un village sens dessus dessous, mille noms d’une pipe ?

    – Ce n’est pas moi, monsieur. À preuve que je dormais. M. le curé…

    – Laissez-moi tranquille avec votre curé !…

    Il lui tourna le dos, pris lui-même au piège de la colère feinte, dont il venait de masquer son embarras et sa déception. Mais la vieille, demeurée seule au haut de l’escalier, reprit soudain courage, et grogna d’une voix étranglée de frayeur et de colère.

    – Mon curé ! Mon curé en vaut bien d’autres ! Et la justice ferait peut-être bien aussi de s’occuper d’un certain galopin, enfant de sorcière, d’un malappris, d’un mal avisé capable de tout, et qui…

    Le reste se perdit dans sa gorge.

     

    Ils marchèrent un moment côte à côte en silence. Le chemin qu’ils suivaient était ce même sentier qu’avait dû descendre, en pleine nuit, le curé de Mégère. Un peu avant la route, la pente plus escarpée encore, presque à pic, lavée par la pluie, n’est plus qu’une dalle ruisselante. Ils la gravirent avec peine, puis s’arrêtèrent pour souffler, laissant errer distraitement leurs regards sur le triste paysage décoloré. De cette place, à leur grande surprise, le château reste invisible. Ils n’aperçurent que les cimes des plus hauts arbres du parc, sur lequel s’enroulait et se déroulait, comme à l’ordinaire, le vol noir des corneilles.

    – Vous triomphez, mon cher, dit enfin le juge aigrement.

    – Mon Dieu, non… soupira l’inspecteur. Cette expérience ne vous apprend rien, je suppose ? Qu’il ait menti, cela ne faisait déjà plus doute pour moi, ni pour vous.

    – Je regrette que vous ne l’ayez pas vu.

    – Je l’ai vu… Autant qu’on peut voir un homme par un soir un peu sombre, à travers la haie de son jardin. Mais c’est votre faute, patron. Je venais de débarquer, hein, et j’ai reconnu de loin votre figure des mauvais jours.

    – Vu et entendu, reprit le petit juge d’une voix pensive.

    – Ben, dit l’autre, je suis un type assez grossier, dans mon genre… D’une manière, l’idée n’était pas si mauvaise de le laisser continuer seul son bonhomme de chemin : il aurait pu aussi bien nous conduire quelque part. Et d’ailleurs, on n’a pas toujours le choix. La dernière gaffe à faire c’est de vouloir coincer tout de suite un témoin, de le forcer à se contredire trop tôt. Quand même, pour parler franchement, j’aurais moins ménagé celui-là. Oui. Car maintenant…

    – Maintenant…

    – Oh ! vous savez, je ne tiens pas autrement à la supposition. Mais enfin si le personnage est, comme vous le pensez, pris entre deux devoirs inconciliables… Dame ! quand on roule à bicyclette, le long d’une rivière, par une nuit noire…

    Ils avaient repris leur marche, et descendaient de nouveau vers le village à peine visible à leurs pieds, dans la brume. Le petit juge s’arrêta brusquement.

    – Grignolles, mon vieux, je me sens réellement malade.

    – Allons donc ! Un peu de grippe…

    – Je parle sérieusement, reprit le magistrat. Tenez ! Si le mot de pressentiment a un sens, je puis m’attendre au pire.

    – Les pressentiments, c’est une blague, affirma l’inspecteur. Pour moi, patron, règle générale, les tuiles me tombent dessus lorsque je m’y attends le moins. Alors…

    – Possible. Vous devriez quand même cesser de faire le malin. Ce n’est pas la première fois que nous travaillons ensemble, Grignolles, et si c’est la dernière, vous regretterez d’avoir perdu votre temps à tourner autour du pot. Voyez-vous, dès le commencement de cette sacrée affaire, j’ai eu l’impression – une impression singulière, Grignolles – l’impression d’une porte qui s’est refermée derrière moi – pan ! – me laissant dans le noir…

    – Tout seul, quoi ?

    – Eh bien, oui justement. Je n’ai pas eu le temps de vérifier si la place n’était pas déjà occupée par un autre. Alors, j’écarquille les yeux, j’allonge le bras, je tâte par-ci, par-là, mais prudemment, trop prudemment.

    – Oui. Ça ne vous dirait rien de fourrer tout à coup le doigt dans un nez, dans une bouche. Pouah !… Ça me rappelle qu’en 1926, à Besançon…

    – Ne vous rappelez pas, inutile… Je disais que vous devriez cesser de faire le malin. J’ai une idée, vous avez la vôtre, parfait. Au début d’une enquête, il n’est pas mauvais de travailler dans deux directions différentes, on peut très bien finir par se rencontrer. L’essentiel est de ne pas se gêner. Or, vous arrivez ici après moi, vous trouvez l’ouvrage en train. Ne soyez pas aussi bête que les autres : n’attendez pas que la chose tourne mal pour mettre l’échec à mon compte, hé ? Je ne vous demande pas de me dire ce que vous auriez fait à ma place – ça n’a pas d’importance – mais seulement ce que vous n’auriez pas fait…

    – Dame, patron, ce qui est fait – si vous voulez mon opinion – ça n’est pas gros…

    – Merci.

    – Pas possible autrement, que voulez-vous ? À première vue, l’affaire paraît claire, un crime crapuleux quelconque. Deux vieilles femmes et une bonniche dans une maison comme celle-là, faut avouer qu’il y a de quoi tenter un mauvais gars. D’ici à la frontière, sans les chercher, je me charge de trouver en vingt-quatre heures, dix gaillards capables du coup. Des réfugiés politiques, qu’ils disent. Pourquoi riez-vous, patron ?

    – Pour rien, par sympathie. Je me suis répété ça tant de fois, exactement. Lorsqu’on a le nez dessus, la petite histoire ne paraît pas plus bête qu’une autre ; mais sitôt qu’on se recule un peu, à la manière des amateurs de tableaux, hé bien, que voulez-vous, ça ne va plus. Non, ça ne va plus… Et le type trouvé dans le parc, qu’est-ce que vous en faites ?

    – Règlement de comptes, patron…

    – Peuh ! Si vite ?

    – D’accord. Libre à vous de supposer que le va-nu-pieds n’a été que l’instrument, l’exécutant, quoi ! Un garçon débrouillard a toujours ça sous la main. Le coup fait, il aura trouvé plus mariolle de le supprimer.

    – Bon. Et après ? Filé en avion, je suppose.

    L’inspecteur pinça les lèvres.

    – Maintenant, patron, sait-on seulement au juste à quelle heure le crime a été commis ? Alors ? Il ne faut pas si longtemps en automobile pour…

    – Quelle auto ? Pas trace d’auto sur le chemin où il ne passe pas quarante charrettes par an. Elle aurait donc attendu sur la route ? Et pour remonter la côte, à travers tout le village ? Personne ne l’a vue ni entendue, votre auto, mon cher ! Et quelle place faites-vous dans votre scénario au témoignage du voiturier ?

    – Bah ! Un ivrogne. Il s’est d’ailleurs rétracté le lendemain, pour revenir à sa première version vingt-quatre heures après. Pas sérieux.

    – Écoutez, Grignolles. Vous parlez comme notre procureur. Sérieusement, je ne vous ai jamais connu si prudent, si sage. Vous mériteriez d’être choisi par la Préfecture de police pour les communiqués à la presse, mon cher. Mais j’attends encore une réponse à ma question. Qu’auriez-vous fait ou que n’auriez-vous pas fait à ma place ?

    – J’aurais cherché dans la rivière… Pourquoi pas ? Je ne l’ai vu qu’une minute ou deux, votre curé, mais il m’est resté dans l’œil. Nerveux pis qu’une femme, ce gars-là. Tiendrait pas le coup.

    – Quel coup ?

    – Si je le dis, vous allez chanter… N’empêche qu’ils nous ont filé entre les doigts, tous les deux, le poisson, l’appât et la ligne… Ni l’un ni l’autre n’ont mis les pieds à Saint-Romains.

    – Possible. Possible aussi que le curé de Saint-Romains…

    – C’est que vous ne le connaissez pas ! Franc comme l’or ! Nous avons causé ce matin, en camarades. Il n’a pas revu son copain depuis la matinée du 6 et justement, patron, je me demande pourquoi votre ratichon nous a caché cette visite-là…

    – Caché… Vous oubliez, mon cher, qu’il n’a jamais été question d’un interrogatoire en règle…

    – Admettons que je n’ai rien dit. Mensonge par omission, simplement.

    – Mensonge… mensonge…

    – Dame ! un de plus. Car enfin vous devez être bien près de convenir maintenant qu’il a inventé le fameux coup de feu dans la nuit, – un vrai titre de roman policier…

    – Pas sûr. L’expérience a été bâclée.

    – Recommençons-la. D’ailleurs, je me fiche des expériences, et quant aux rapports d’experts Dieu sait où je voudrais les mettre ! Tout de même, s’il a menti, faut lui trouver une raison. Le voilà donc qui descend ce diable de chemin, ahuri par le voyage, embêté de son retard, à tâtons, par une nuit noire, et son fameux sac à la main. Naturellement, il n’a pas osé dire au voiturier qu’il avait peur. Et puis, en haut, il a aperçu la lumière, il s’est cru déjà dans sa chambre, en train de lire son bréviaire… Voilà donc mon bonhomme qui s’embrouille. Il file à droite au lieu de tourner à gauche. Il commence à se monter la tête. Et qu’est-ce qui m’empêcherait de croire qu’il a un revolver dans son sac ? Ça peut être utile à un petit curé nerveux, pas trop solide, et qui sait qu’il habitera une maison isolée, dans un sacré pays sans chemin de fer, au bout du monde. Il tire donc son revolver et le garde à la main, histoire de se rassurer.

    – Oui. À ce moment un pauvre type se présente, et il lui loge une balle dans la peau, sans lui avoir seulement souhaité le bonsoir…

    – Se présente… Se présente… Il y a plus d’une manière de se présenter, patron ! Le gars qui s’amenait n’avait pas la conscience tranquille, vous pensez. Le petit curé a dû comprendre tout de suite qu’il ne venait pas lui demander sa bénédiction.

    – Et alors ?

    – Alors chacun file de son côté. Le type va crever plus loin. Le petit curé dégrisé retrouve son chemin du coup. On le retrouve toujours quand on ne le cherche plus. Dans la conversation avec la vieille, il se renseigne, il comprend que le gars sortait du parc de Mégère, qu’il a peut-être fait un sale coup au château, que son devoir aurait été de donner l’alerte. Et il la donne, l’alerte, avec une heure de retard. Ça vaut toujours mieux que rien, et ça a aussi l’avantage de lui épargner des explications.

    – Idiot, mon cher. Et le voiturier ? Il n’a pas entendu le coup de feu, le voiturier.

    – Si. Mais s’il est idiot tous les jours, il était saoul ce soir-là. Un ivrogne a des idées. La chose lui a paru louche, et il a inventé l’histoire de la poule-fantôme pour ne pas mettre en cause le curé.

    Du perron des Quatre-Tilleuls, une des filles Simplicie les regardait venir. À leur approche, elle tourna le dos, rentra brusquement dans sa boutique. Presque aussitôt le brigadier apparut entre les arbres de la place dont il fit discrètement le tour avant de revenir ostensiblement vers son chef, tournant le dos à son point de départ.

    – Il ne sort plus du cabaret celui-là, fit le magistrat. Les gens racontent qu’il courtise la plus jeune des filles Simplicie. Dame ! pour un veuf qui prendra sa retraite dans cinq ou six ans l’affaire n’est pas si mauvaise… Dites donc, reprit-il en élevant la voix, d’où venez-vous, mon ami ?

    – Monsieur le juge, il y a chez vous un curé qui veut vous voir d’urgence…

    – Hé bien, Grignolles, qu’est-ce que vous en pensez ? Sommes-nous servis, oui ou non ? Tout le diocèse passera dans mon bureau, devant ma table, évêque en tête. J’ai envie de demander qu’on nous adjoigne un docteur en théologie, et une douzaine de chanoines casuistes, pas vrai ?…

    Au premier regard, le curé de Sommelièvres apparaît comme l’un de ces doux qui posséderont la terre mais qui doivent en attendant se contenter d’y voir prospérer des animaux si différents d’eux-mêmes qu’ils ne sauraient seulement oser leur rappeler une promesse dont l’accomplissement risquerait d’ailleurs de les prendre tragiquement au dépourvu.

    – Bigre ! Un poids lourd ! dit l’inspecteur à mi-voix.

    Le prêtre leur tournait le dos, barrant l’étroit couloir de ses fortes épaules, et la double saillie des omoplates faisait luire dans l’ombre le drap usé de sa douillette. Au grincement des marches, il se retourna, et sa large face essaya vainement de traduire un autre sentiment que celui d’une surprise innocente née avec lui, et qui ne mourrait qu’avec lui.

    – Monsieur le juge… respect… religieux respect…

    Il s’inclinait naturellement devant l’inspecteur qui s’effaça, laissant son interlocuteur tête à tête avec le magistrat. La conscience de sa méprise amena sur les lèvres du prêtre un sourire déjà résigné.

    – Entrez donc, fit le petit juge. Prenez la peine de vous asseoir.

    Mais le curé de Sommelièvres se contenta d’appuyer sur le dossier de la chaise une main rose et lisse.

    – Sortez, Grignolles, dit le magistrat, visiblement exaspéré.

    – Monsieur le curé, reprit-il dès que la porte se fut refermée sur son interlocuteur, excusez mon impatience. Il n’y a eu déjà dans cette affaire que trop de malentendus, auxquels je me permets de dire que monsieur votre confrère, actuellement absent de Mégère, n’est pas étranger. Si donc, comme je le suppose, vous avez quelque communication à me faire, je demande qu’elle soit aussi nette et franche que possible. Sinon je me verrais obligé de vous prier d’attendre une convocation, et je procéderais, le cas échéant, à un interrogatoire en règle, recueilli par mon greffier et signé de votre nom.

    Le visage du curé de Sommelièvres exprima une déception sans bornes.

    – C’est que, finit-il par articuler d’une voix à peine distincte, je ne suis qu’un… qu’un simple…

    – Intermédiaire, voilà le mot que j’attendais. Ici personne ne se résigne à voir comme tout le monde, avec ses propres yeux. On connaît, on a rencontré quelque part, on a vaguement entendu parler d’un tiers qui, lui… J’en deviendrai fou, sacrebleu ! Hé bien, non, monsieur le curé, mille fois non ! Dans ces conditions, j’aime autant que vous gardiez votre témoignage pour vous. Allons ! de qui s’agit-il ?

    La question, si brutalement posée, prit le malheureux prêtre au dépourvu.

    – De Mme Monprofit, la propriétaire de l’hôtel du Pigeonnier à Saint-Romains… Mme Monprofit était jadis ma paroissienne. Elle m’a fait visite avant-hier à Sommelièvres.

    – Avant-hier ? Ses déclarations ne paraissent pas vous avoir beaucoup frappé ?

    – Sur le moment, non. Mais j’ai appris hier soir, par un de mes confrères, qu’un de vos honorables témoins prétend avoir vu… a parlé d’une femme qui…

    L’excitation nerveuse du petit juge faisait place à cette espèce de torpeur presque heureuse qui annonce les grands accès de fièvre, et tandis que le sang battait à ses tempes, il ne pouvait détacher les yeux des larges joues de son interlocuteur que l’émotion marbrait de pourpre.

    – Je pense que vous voulez parler du voiturier. Votre « honorable témoin » est un ivrogne, un simple ivrogne.

    – Je… je l’ignorais. La chose m’avait donc un peu préoccupé, je l’avoue. Elle s’accorde curieusement avec le petit fait qui m’a été rapporté par ma paroissienne. Car vous savez sans doute que M. le curé de Mégère…

    – Un instant ! Vous le connaissez, vous, le curé de Mégère ?

    – Non pas. M. le curé de Mégère est nouveau venu dans le diocèse. J’ai seulement entendu longuement parler de lui, hier au soir, par mon confrère de Saint-Romains chez lequel vous n’ignorez pas qu’il a passé une heure dans la matinée le jour du crime. Venant de Grenoble par le premier train, le train ouvrier, il a cru pouvoir s’arrêter à Saint-Romains et reprendre le train suivant, ignorant certainement que ce train n’assure pas la correspondance de la patache.

    – Qui vous a donné ces renseignements ?

    – M. le curé de Saint-Romains hier au soir, justement. M. le curé de Mégère et lui sont d’anciens camarades du séminaire. J’ajoute même qu’il a trouvé son ami nerveux, inquiet. Il semblait être sous le coup d’un ennui récent et n’osait y faire que de brèves allusions, très réticentes, ce sont les propres paroles de mon confrère, monsieur le juge.

    – Quelles allusions ? Et à quoi ?

    – À des responsabilités qui l’attendaient, auxquelles il ne se sentait pas préparé, qui le prenaient au dépourvu. Il s’est plaint aussi de… Mais je ne sais pas si je dois…

    – Vous devez, monsieur ! fit le petit juge âprement. Nous ne discourons pas ici d’un cas de conscience imaginaire. Il y a deux morts, monsieur.

    – Monseigneur passe pour assez avare… Le diocèse est si pauvre ! Le curé de Mégère se plaignait qu’il acceptât trop facilement des legs, des dons… Et chose plus surprenante encore, il a demandé s’il était vrai que la dame de Mégère eût l’intention de léguer tout son bien aux bonnes œuvres.

    – Tiens !

    La brusquerie de l’interruption fit sursauter le curé de Sommelièvres, et les deux hommes restèrent un moment silencieux, détournant ensemble la tête, comme s’ils craignaient d’échanger un regard.

    – Revenons à votre déclaration du début, si vous le voulez bien, reprit le petit juge. Vous disiez que Mme Monprofit…

    – J’y arrive. Donc, en descendant du train, M. le curé de Mégère est descendu à l’hôtel, pour y prendre une tasse de café. Allant au presbytère, l’hôtel était sur sa route et par ce temps humide et venteux… Bref, il a demandé l’annuaire du chemin de fer et causé avec ma paroissienne. Leur entretien s’est trouvé interrompu par l’arrivée d’une personne… d’une cliente…

    – Connue ?

    – Oui et non. J’ai cru comprendre qu’elle était déjà descendue deux ou trois fois à l’hôtel, pour peu de temps. Bref, cette personne alla s’asseoir non loin du curé de Mégère et ma paroissienne s’étant absentée un moment, fut très surprise de les retrouver l’un et l’autre si absorbés par une conversation animée qu’elle s’éloigna de nouveau par discrétion. Mais sa surprise fut plus grande encore de les voir sortir ensemble et s’éloigner sur la route du presbytère. Rapprochant ce fait de celui rapporté par votre honorable… par le voiturier, je me demande si…

    – Allons, allons, il faut s’entendre ! Ce n’est pas votre confrère qui a été assassiné !…

    – Sans doute, sans doute. Mais il a disparu depuis, et les circonstances de… de ce départ que la malignité ne manquera pas d’interpréter comme… comme une espèce de dérobade… On peut croire qu’il a été attiré dans un guet-apens, monsieur le juge.

    – Est-ce l’avis de M. le curé de Saint-Romains ?

    – Oh… une simple hypothèse…

    – Entendu. Je le convoquerai demain.

    – Permettez, permettez ! Je ne pense pas qu’il puisse se rendre, si tôt du moins, à votre convocation. Il a dû partir ce matin, appelé par Monseigneur…

    – Filé à Grenoble, quoi ! hurla le petit juge hors de lui. Pourquoi pas à Lille, en Flandre ? Sacrebleu de sacrebleu ! Les courtes plaisanteries sont les meilleures, monsieur. La justice aura le dernier mot, monsieur.

    À chaque parole articulée de cette voix de tête qui avait déconcerté tant de témoins, arrêté sur tant de lèvres, à l’instant où se court la dernière chance du crime, le « non ! » sauveur, le curé de Sommelièvres reculait vers la porte. Il s’y heurta sur le seuil à Grignolles haletant.

    – Patron… commença l’inspecteur.

    Le magistrat tressaille toujours à ce mot grossier auquel son oreille ne peut se faire, et qu’il ne tolère d’ailleurs jamais en public.

    – Vous !… dit-il.

    Pourtant il n’acheva pas. En certaines circonstances, généralement décisives, sa timidité naturelle, soigneusement cachée d’ordinaire, le laisse brusquement sans défense.

    – Rentrez d’abord, fit-il radouci.

    L’énorme silhouette du curé de Sommelièvres s’engageait déjà dans l’escalier d’où montait un bruit de sanglots que recouvraient, par intervalles, les deux voix si étrangement jumelles des demoiselles Simplicie.

    – Ils me feront crever, vous entendez, Grignolles.

    – Pas le moment de blaguer, dit l’inspecteur livide. La petite bonne est en bas. Elle vient du château. Paraît que l’autre vieille est morte, ou en train de claquer. Quelle affaire !

     

    La voiture les conduisit jusqu’à l’entrée du parc, mais ils durent monter à pied le chemin défoncé par l’hiver et qui éclate chaque automne sous la dernière poussée, plus sournoise, des énormes racines de pin, musclées comme des bêtes.

    – Elle n’avait rien voulu manger ce matin, ni à midi, rien ! disait la petite servante, reniflant des larmes imaginaires. Elle est restée dans la chambre. J’ai voulu faire la couverture. La porte était fermée en dedans, mais probable que Mme Louise avait oublié de pousser à fond le verrou du cabinet de toilette. En poussant voilà que je suis rentrée. Couchée dessus son lit, en travers, qu’elle était, pauvre dame ! Le pis, comme pour l’autre, c’est que je voyais ses yeux grands ouverts, oui monsieur. C’est pas croyable !

    Le docteur, venu par les pâtures, les attendait au haut du perron.

    – Rien à faire, dit-il. Une injection massive de morphine. Trois ampoules sur la table de nuit, et j’ai retrouvé la quatrième dans le lit, sous ses cuisses.

    – De la morphine !

    – Oh ! ne vous frappez pas : c’était une habituée de la drogue. Ces vieilles-là, voyez-vous, ça tient parfois mieux le coup que les jeunes. Le suicide n’est pas sûr. Possible qu’elle ait seulement forcé un peu la dose. Il y a des cas de saturation sournoise, traîtres en diable. Le système nerveux réagit mal, l’euphorie tarde à venir, ils en remettent et le cœur s’effondre.

    Le petit juge s’approcha du lit en silence, ramena les couvertures sur les jambes nues et s’appuya au mur pour ne pas tomber.

    – Qu’est-ce qui vous prend, mon cher ? fit le docteur avec une compassion ironique. Ouvrez la fenêtre, monsieur Grignolles.

    Il fixa plus attentivement la face marbrée, les oreilles pourpres, le regard à la fois épuisé, presque hagard, mais flamboyant.

    – Dites donc ! Ça ne va pas ?

    Ses doigts se refermaient déjà sur le poignet d’un geste professionnel.

    – Une fièvre de cheval, mon bon. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.

    – Un moment ! fit le petit juge qui sentait monter de ses reins, tout à l’heure glacés, un feu sombre dont il croyait voir le reflet au fond de ses globes oculaires douloureux, à chaque mouvement trop brusque des paupières.

    Il montrait du doigt un de ces meubles minuscules, presque invisible à l’angle le plus obscur de la pièce.

    – Donnez-moi l’enveloppe, Grignolles. De la lumière, sacrebleu !

    L’inspecteur tira sa lampe électrique et tandis que le docteur feignait d’examiner discrètement la seringue Pravaz brisée qu’il tournait et retournait entre ses paumes, ils lurent ensemble :

    « Que la justice n’inquiète personne au sujet de la m… que je me donne libr… Tous les coupables m… Rech… inut… Mobile du crime. Interrogez M. Sautemoche. Femme dure, injuste. Emporté secret dans la tombe. La justice devra fermer la bouche de certaines personnes dont la langue distille un venin pire que celui de la vipère. Expiation. Réparation et expiation. Pour tous. Silence. Curé de Mégère (Couvent. Suicide). Fin : honneur au curé de Mégère, honneur à ce martyr. »

    – Drôle de charabia ! fit Grignolles.

    Mais le petit juge lui arracha le papier des mains et marcha en chancelant jusqu’à la cheminée pleine de cendres, dont il fit glisser entre ses doigts la poudre impalpable. Puis il tourna vers le docteur un regard ivre.

    – Sérieusement, mon cher, vous feriez mieux… Je vais vous reconduire à l’hôtel.

    – Pas question de ça. Concluez-vous au suicide, oui ou non ?

    – Dame, il me semble…

    – Pardon ! Je ne discute pas l’intention du suicide. Peut-on seulement supposer – si j’ai bien compris, l’hypothèse ne vous semblait pas absurde tout à l’heure – qu’ayant à prendre certaines dispositions plutôt pénibles – une rédaction testamentaire difficile, par exemple – la vieille dame ait, selon votre propre expression – un peu forcé la dose, la première dose – et soit morte avant… avant d’avoir pu venir à bout de son travail.

    – Évidemment. Mais…

    – Mon cher, dit le petit juge – il croyait sans doute essuyer les verres de ses lunettes et frottait gravement de son mouchoir une des longues branches d’écaille – nous avons entre les mains la version informe, le brouillon, si vous voulez, d’un texte qui n’a pas été rédigé, qui devait l’être. D’ailleurs, vous remarquerez qu’il est daté de demain, non d’aujourd’hui. La malheureuse a dû le glisser sous l’enveloppe par mégarde, au moment où… elle a dû perdre connaissance plus ou moins, et se traîner jusqu’à son lit. Vous venez avec moi, Grignolles ? Le sort en est jeté maintenant : dussé-je crever, je ne lâcherai pas l’instruction.

    Arrivé dans sa chambre, il se laissa tomber sur le lit, et son regard était celui d’un homme heureux.

    – Faites-moi donner du punch, Grignolles. Oui, du punch ! Je vais me saouler pour la seconde fois de ma vie. Ah ! jeune homme, vous avez une idée dans la tête, moi aussi, je doute seulement que ce soit la même, hé ? Passez-moi le thermomètre médical, là, dans mon sac. Il ne me quitte jamais : une manie de célibataire. Écoutez, Grignolles, j’ai donné rendez-vous ce soir à l’héritière. Je la recevrai aussi bien dans mon lit, pourquoi pas ? Trente-neuf huit, ces thermomètres boches sont épatants. L’héritière ! Il s’agit d’ouvrir l’œil, mon ami. Évidemment, je crois la pauvre fille bien incapable de… de casser les reins de qui que ce soit, mais on la dit très secrète, très renfermée – les renseignements sont sûrs. Remarquez d’ailleurs qu’elle n’a quitté son chef-lieu qu’avant-hier, inutile de se monter la tête. Mais on apprend presque toujours quelque chose des imbéciles égarés dans un drame – les imbéciles sont comme les portes, les ouvre qui veut, mais comme les portes aussi on oublie parfois de les fermer. Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux-là ? Vous me croyez fou ?

    – Non, patron. Seulement…

    – Hé bien, quoi ? j’ai eu un moment de dépression. Cela peut arriver à tout le monde. Si je vous disais qu’il n’y a pas deux heures j’étais presque décidé à ne pas coucher une nuit de plus ici… Que voulez-vous ! On n’est pas maître d’impressions pénibles, on les subit. Tenez, une question : rêvez-vous ?

    – Si je rêve ?

    – Je veux dire : vous arrive-t-il de faire des rêves – non pas de ces rêves qui ne sont qu’images désordonnées à la réalité desquelles le dormeur lui-même ne croit guère, mais de vrais rêves, des rêves dont la logique et la vraisemblance sont telles qu’ils semblent se prolonger au-delà du songe, prennent leur place dans nos souvenirs, appartiennent à notre passé ?…

    L’effronterie de Grignolles est légendaire, mais cela n’a pas réussi encore à lui faire oublier ses débuts difficiles et ces humiliations d’autant plus douloureuses à un homme qui selon l’expression populaire si naïve et d’ailleurs si pathétique, « s’est fait lui-même », qu’il a dû les subir sans les comprendre. Les mots abstraits, les phrases savantes réveillent en lui une timidité naturelle que le cynisme ne recouvre qu’à peine, et il y répond dans son langage, avec l’accent du faubourg :

    – Des fois… dit-il humblement.

    Le petit juge délaçait ses bottines qu’il jeta loin de lui, vers la table de toilette, à la volée, puis il marcha vers le secrétaire, fouilla les tiroirs, et s’approchant de la fenêtre s’absorba dans l’examen de la photographie, qu’il finit par poser sur la table de nuit, avec un grand soupir.

    – Oui, mon cher, reprit-il en glissant l’une après l’autre hors de son pantalon ses jambes blondes et douillettes, j’arrive à douter de certains faits pourtant récents, parce qu’ils s’accordent trop bien avec… avec mes rêves, de simples rêves, pas moyen d’appeler ça autrement.

    – Vous avez sûrement besoin de repos, fit Grignolles perplexe. Ça ne vous servirait à rien, patron, de vous tourner les sangs.

    – Je n’ai jamais été plus raisonnable, protesta le petit juge. Quel dommage qu’un métier comme le nôtre ne fasse au fond qu’une part si médiocre à l’inspiration ! Il y a en moi quelque chose, une sorte de préjugé – pis encore – un respect humain, une pudeur, voilà le mot – oui, une pudeur imbécile qui me retient d’utiliser franchement un rêve. Mais qu’est-ce qu’un rêve, Grignolles, après tout ? Dans le sommeil, notre cerveau travaille à sa guise, libre de toute idée préconçue, capable de n’importe quelle audace…

    – Le fait est, remarqua poliment Grignolles, que l’esprit continue à travailler la nuit. Je me souviens qu’en 1922…

    – Ne vous souvenez pas. Inutile ! Accrochez plutôt mon pardessus au portemanteau. Lorsque arrivera l’héritière…

    La surprise ou l’admiration ramena sur les lèvres de l’inspecteur ces formules de la déférence servile dont il avait eu jadis tant de peine à se corriger.

    – Monsieur le juge ne va pas… Souffrant comme est monsieur le juge… Voyons, patron, je pourrais toujours…

    – Rien ou tout ! Je lui parlerai seul.

    Il s’étendit jusqu’au fond du lit en geignant de plaisir.

    – J’ai déjà mes petits renseignements sur la gouvernante, Grignolles, mais provisoirement je préfère les garder pour moi. Ce suicide a failli me casser les bras, mon cher ! N’importe, de ce côté-là aussi vous devriez commencer à déblayer.

    – D’accord, j’ai même idée d’en dire deux mots à Gassicourt. Une vieille folle morphino, la brigade spéciale a peut-être entendu parler de ça.

    – Bien sûr. Rien de plus facile que de suivre un de ces types-là dans la vie : aussi facile que de repérer les bonshommes en plein Sahara, lorsqu’on connaît les points d’eau. Avec ça qu’ils tiennent à leurs habitudes. J’ai connu jadis une Américaine qui se fournissait depuis douze ans à un danseur nègre de la rue Caulaincourt. Le nègre coffré, elle n’a pas eu le courage de chercher un autre fournisseur, elle s’est coupé la gorge, rac ! Et maintenant, mon vieux, envoyez-moi l’héritière, et filez.

    Il tendit à l’inspecteur une main sèche et brûlante, ramena les draps jusqu’à son menton et ferma les yeux.

    – Allumez la lampe, fit-il encore. Au fait, si le Lys dans la Vallée est en bas, ne la laissez pas monter tout de suite, j’ai besoin de réfléchir dix minutes.

     

    – Le patron travaille du chapeau, dit Grignolles au docteur qui faisait le plein de son réservoir à la pompe des demoiselles Simplicie.

    – On croit ça, répliqua le médecin de Mégère, philosophe. La grippe, cet hiver, débute mal : des températures du tonnerre de Dieu. On ne sait jamais si le cœur ne flanchera pas, c’est embêtant. Malheureusement j’ai une visite urgente à Trévières. Je le verrai ce soir.

    – On ne va tout de même pas lui laisser faire des bêtises !

    – Quelles bêtises ?

    – Il s’est mis dans la tête de recevoir la demoiselle de Châteauroux arrivée hier – la nièce, quoi ! l’héritière.

    – Et après ? Elle ne va pas le manger ? Voyez-vous, Grignolles, je connais Frescheville depuis presque aussi longtemps que vous. C’est un bonhomme très fort, avec son air rondouillard et son sacré bête de nez à la Roxelane. Mais il se croit encore plus fort, comprenez ? Ça le perdra. D’ailleurs, je ne l’ai pas vue ici, votre héritière… Dites donc, Simplicie, personne n’est venu pour Frescheville ?

    La vieille fille glissa vers l’inspecteur un regard oblique.

    – Sûr qu’on est venu, fit-elle de sa voix aigre. On est venu, et on revient. Tenez, la voilà au bout de la place. M. le juge avait dit six heures. Faut toujours savoir ce qu’on veut.

    Elle tourna le dos et s’enfonça de nouveau dans les ténèbres de la boutique où elle attendait depuis tant d’hivers elle ne savait quoi – heur ou malheur – entre les barils de saurets.

    L’héritière avançait à petits pas, visiblement intimidée par l’hypocrite solitude de la petite place vers laquelle convergent de toutes parts les rayons flamboyants des vitres. Après un dernier arrêt devant le ruisseau boueux, elle cessa d’hésiter, se dirigea droit vers la porte de l’hôtel.

    – Mademoiselle, commença Grignolles, je suis chargé par M. le juge d’instruction Frescheville…

    Il reculait doucement, cherchant sournoisement à se placer lui-même à contre-jour, mais elle continuait de lui faire face. Derrière le voile baissé à peine distinguait-il son regard.

    – Monsieur ?… dit-elle.

    – Grignolles, inspecteur de la brigade de Lyon.

    Elle glissa doucement une de ses mains jusqu’à son front, découvrit un visage pensif, aux yeux myopes.

    – Je venais voir M. le juge, fit-elle.

    Son accent n’était pas celui du reproche, mais d’un étonnement poli. Néanmoins il embarrassa l’inspecteur.

    – M. le juge est malade, interrompit-il presque grossièrement. Je crois qu’il vous faudra remettre votre visite à demain, ou plus tard peut-être.

    – Je dois quitter Mégère demain soir, reprit-elle. Certaines formalités me sont trop désagréables à remplir dans… dans certaines circonstances… Bref, il me semble que je dois à la mémoire de ma tante…

    Elle n’acheva pas, posant sur ses lèvres, avec une toux discrète, sa main gantée de noir.

    – Cet héritage est tellement inattendu… J’aurais trop de scrupule à hâter… à paraître hâter… Enfin, monsieur, il m’est réellement pénible de recevoir une fortune des mains qui… qui se sont refusées jusqu’au dernier jour à mon père…

    – Une fois riche… commença l’inspecteur.

    Mais elle le regarda droit dans les yeux, sans répondre. Il voyait maintenant son visage en pleine lumière, et s’étonnait de le trouver si différent de ce qu’il avait imaginé, avec on ne savait quoi de distrait qui semblait déjouer d’avance ses grossières ruses, mettait hors de portée cette fille étrange. La myopie, sans doute, accusait encore le caractère singulier des traits d’ailleurs beaucoup plus fins et spirituels qu’on eût pu l’attendre d’une provinciale dévote, mais les paupières closes, il se marquait encore au vague sourire des lèvres, au pli du petit front bombé.

    Elle fit un pas vers la porte et Grignolles comprit que cette proie bizarre allait lui échapper à jamais. Une minute de plus et sa curiosité se fût probablement lassée, mais si légère que fût sa déception, elle n’en éveilla pas moins au fond de lui le réflexe professionnel du chasseur d’hommes.

    – Veuillez attendre une seconde, dit-il. Je vais toujours prévenir mon chef. Il avait prononcé la phrase presque sans réflexion, et aussitôt il eut le sentiment de s’être mis – selon une de ses expressions favorites – dans la gueule du loup. Il monta quatre à quatre l’escalier, comme on s’échappe.

    – L’héritière est en bas, patron.

    À sa grande surprise, il trouva le petit juge assis au pied du lit, les jambes enveloppées dans sa couverture de voyage, son pardessus jeté sur les épaules. Les joues, de plus en plus rouges, avaient pris le ton doré de certains émaux.

    – Il n’y a pas de quoi crier au feu, dit-il avec beaucoup de calme. Qu’est-ce que vous attendez maintenant ? Faites-la monter.

    – Sérieusement, patron, je pourrais d’abord…

    – Ah ! non, Grignolles, ne vous payez pas ma tête ! Croyez-vous que j’aurais pris la peine de me lever, avec une température de quarante et deux dixièmes – oui, monsieur pour entamer avec vous une controverse académique ? Faites-la monter, sacrebleu !

    L’inspecteur redescendit l’escalier en grommelant, et il faillit se heurter à l’héritière debout sur le premier palier, dans l’ombre.

    – Écoutez… commença-t-il, je vais vous prévenir… Tenez-vous tellement à le voir maintenant, le juge ?…

    Elle haussa les épaules et tirant de son sac une paire de lunettes cerclées d’or, les glissa de travers sur son nez.

    – Parce qu’à vous parler franchement, il a pigé une grippe, une fameuse grippe… Mais si c’est quand même dans votre idée de monter, restez pas trop longtemps, j’arrangerai ça. Entre nous, je comprends que vous ayez hâte de filer, le pays est plutôt macabre, brr !…

    – Monsieur, dit-elle avec son plus étrange sourire, chez nous non plus ce n’est pas gai…

    Elle remit tranquillement ses lunettes dans son sac, monta l’escalier, disparut. Une seconde après il entendit grincer la serrure.

    – Pour culottée, elle l’est, fit-il entre ses dents. Je crois bien qu’elle est entrée sans frapper. Avec ça qu’il y a trois portes dans le couloir, comment diable a-t-elle reconnu la bonne ?

     

    Il s’assit philosophiquement sur une marche et commença de repasser, avec méthode, le pli de son pantalon. Un instant l’idée lui vint de se rapprocher de la chambre du juge mais il réfléchit que la portière de cretonne doublée, à la mode antique, d’épais molleton, lui laissait peu de chance de satisfaire sa curiosité. Il s’exposait, en outre, de la part du magistrat surexcité, presque délirant, à quelque humiliation cuisante. La tête entre les mains, il s’efforçait de fixer son attention sur le murmure confus qui, à travers la cloison vitrée, venait à lui du magasin des Quatre Tilleuls. À plusieurs reprises, il crut même reconnaître la voix du brigadier, et entendre prononcer son nom. Le temps s’écoulait ainsi sans qu’il y prît garde, et tout à coup le craquement d’une lame de parquet l’éveilla comme d’un songe.

    La demoiselle de Châteauroux était derrière lui, une main posée à plat sur le mur, le visage penché vers le sien.

    – Vous devriez monter, monsieur, dit-elle d’une voix douce. J’ai un peu l’expérience des malades, et je crois que… Il a beaucoup de fièvre et il ne sait… il ne sait réellement plus ce qu’il dit.

    – Hein ? Quoi ? Par exemple ! Et ce sacré docteur qui ne revient pas !

    Elle avait déjà descendu deux marches, tourna la tête et sourit.

    – Ne vous inquiétez pas, fit-elle. J’ai pensé simplement que je risquais de le fatiguer pour rien. Mais ces accidents-là ne sont pas graves, au début d’une forte grippe. Donnez-lui de l’aspirine, voilà tout.

    Son ton était celui de l’indifférence courtoise et il en imposait à l’inspecteur qui balbutia :

    – Qu’est-ce qu’il fait ?

    – Je pense qu’il s’est endormi, dit-elle. Il m’avait demandé de s’étendre sur son lit. Il a parlé encore un moment et… Ne le réveillez pas, monsieur ! reprit-elle comme il empoignait la rampe.

    Mais en deux bonds il fut au haut de l’escalier. Le patron semblait dormir paisiblement, et même son visage avait perdu ce teint de pourpre cireuse qui avait paru à l’inspecteur, quelques moments plus tôt, si bizarre. Il semblait même presque pâle sous ses cheveux noircis et collés par la sueur. Une minute Grignolles hésita, puis marcha sans bruit vers la fenêtre et souleva le rideau. La place était vide. « Déjà filée ! » murmura-t-il à voix basse.

    – Qu’y a-t-il, mon cher. À qui parlez-vous ?

    Le petit juge s’était dressé dans son lit, un coude posé sur la table de nuit.

    – Comment ça va, patron ?

    – Pas mal. Beaucoup mieux… Me lèverai demain…

    – En attendant, vous feriez mieux de dormir. Le docteur a promis de passer ce soir après sa tournée.

    – Je… me fiche du… docteur, bredouilla le malade d’une voix pâteuse. Restez là une minute… Voyons… Voyons… où en sommes-nous ?… Sacrée grippe ! Je me sens de mieux en mieux, et… pas capable de joindre deux idées ensemble… Ça colle au cerveau comme un caramel au palais…

    Son regard épiait en dessous Grignolles, avec l’expression à la fois humble et fanfaronne d’un homme dont la mémoire hésite, titube, et qui répugne à l’avouer.

    – Curieuse fille, dit-il… Très curieuse. Hein ?

    Il cligna de l’œil vers la porte.

    – J’ai raté mon effet. Tombais de sommeil. Une sorte d’étourdissement, mon vieux… Ridicule… J’ai été ridicule. Pas vrai ?

    – Voyons, patron, comment voulez-vous que je vous réponde ? Je viens d’arriver, je n’étais pas là.

    Il regrette aussitôt sa phrase, mais l’embarras croissant du petit juge luttant contre le délire et lui disputant on ne savait quel secret, avait quelque chose de funèbre.

    – Je le sais bien, parbleu ! Est-ce que vous me prenez pour…

    Mais il n’imposa pas plus longtemps à ses traits une expression si peu en accord avec sa grandissante angoisse : la face ronde et joviale parut s’affaisser tout à coup, la bouche cessa de sourire, eut le pli de la nausée.

    – Ce sont ces satanés rêves, balbutia-t-il. Que voulez-vous ? Il y a évidemment des ressemblances extraordinaires. Avouez tout de même que reprendre comme ça, en plein jour, avec une créature de chair et d’os, la conversation commencée la nuit précédente avec un personnage imaginaire, un fantôme – rien – c’est plus qu’il n’en faut pour vous mettre la cervelle à l’envers, hein ? Mais il y a la photo. Sans doute, de douze à trente, une fille peut changer. N’importe, voyez vous-même… Tonnerre ! Où est ma photo ?

    Il lança hors des draps ses courtes jambes et repoussant des deux mains l’inspecteur, il essaya vainement de se mettre debout.

    – Allons, patron, du calme !… Quelle photo ?

    – Inutile maintenant, reprit le petit juge faisant visiblement, pour dissimuler sa déception aux yeux d’un collaborateur d’ailleurs peu bienveillant, un effort immense. Une simple photo trouvée au presbytère, l’autre jour… Ça m’apprendra, mon cher, à tourner de l’œil devant une ingénue berrichonne… La futée l’aura subtilisée sous mon nez, à ma barbe.

    Il essaya de rire, promenant les mains sur son front ruisselant. Sa voix restait calme mais l’oreille exercée de l’inspecteur y distinguait une sorte de résonance métallique. « Il avait l’air de parler au fond d’une boîte de fer-blanc », dira-t-il plus tard.

    – Est-ce que vous allez vous tenir tranquille ? demanda le docteur de Mégère, surgi brusquement devant eux. On m’annonce que vous dormez, je monte l’escalier sur la pointe des pieds, pour vous entendre bavarder comme deux maraîchères à la foire de Verchin. Monsieur Grignolles, allez m’attendre un moment dans le couloir. Et vous, Frescheville, donnez votre pouls… Là !

    – Mauvaise affaire, fit-il quelques minutes plus tard à l’oreille de l’inspecteur. Le cœur est faible, les deux bases ont l’air de s’engorger. Je vais toujours relever le pouls. Hé bien, mon cher, sans vous offenser, je trouve que vous avez aussi une drôle de tête. Intéressante l’histoire qu’il vient de vous raconter ?

    – Oui et non. C’est-à-dire que j’aurais besoin… Mais le médecin de Mégère lui barra la route.

    – Non, Grignolles, non ! Assez pour ce soir ! Vous ne savez pas qu’avec une pareille fièvre nous sommes à la merci d’un raté cardiaque, mon cher !

    Il lui tourna le dos, et fit brutalement claquer la porte.

    – Excusez-moi, dit-il au petit juge. Votre diable d’inspecteur a le don de m’exaspérer…

    – Un… un idiot. Pas toujours mauvais lorsqu’il se débrouille tout seul, mais un… un collaborateur impossible. Que voulez-vous ? il a l’oreille du… du procureur. Paraît qu’ils vont faire la partie ensemble à… à Grenoble, chez les filles… S’agit pas de ça. Répondez-moi franchement, docteur. Est-ce que je…

    – Rien de grave, si vous êtes sage. Donnez-moi votre thermomètre, et tâchez d’oublier un jour ou deux la veuve Beauchamp, sa gouvernante et votre satané curé de Mégère.

    – Oui… Figurez-vous qu’il vient de… de se passer en moi un… un phénomène assez… assez curieux, inquiétant même. La demoiselle de Châteauroux… la nièce, l’héritière, quoi, vous comprenez ?… sort d’ici, oui, de ma chambre… Je lui parlais… comme je vous parle… et tout à coup… plus rien… je ne l’ai même pas vue filer, mon cher.

    – Syncope… petite syncope. Dame, avec une température pareille…

    Le médecin de Mégère trempait délicatement sa seringue dans l’éther. Il s’arrêta, le petit doigt levé, la tête penchée sur l’épaule droite, avec l’expression habituelle aux hommes de son état, cette espèce de sourire câlin, équivoque, qu’il arrive aussi de retrouver parfois au visage de vieilles entremetteuses, sinistre et funèbre œillade de l’amour ou de la mort…

    – Depuis trois jours, je ne me reconnais plus, avoua tristement le petit juge, je rêve éveillé, voilà le mot. C’est un état peu ordinaire pour un juge d’instruction chargé d’une affaire si délicate…

    – N’exagérons pas. Surexcitation nerveuse, rien de plus.

    – Peut-être. Il faudrait que je vous explique…

    – Expliquez ce que vous voudrez. Je suis là pour vous entendre, et vous n’en irez que mieux après. De petites hallucinations, quoi ?

    – Rien de pareil. Mon Dieu, j’avoue que mon cerveau a toujours beaucoup travaillé la nuit, je dors peu. Mais depuis le début de cette malheureuse affaire…

    – Cauchemars ?

    – Hé non ! Que reste-t-il d’un cauchemar après le réveil ? À quoi peut servir un cauchemar ? Au lieu que ?… Tenez, mon cher, supposez qu’une idée me vienne en rêve. Bon. Ça arrive à tout le monde. Si j’ouvre les yeux, pfutt !… l’idée s’envole. N’empêche qu’elle est accrochée là, quelque part, dans un recoin de mon cerveau comme une chauve-souris aux poutres du plafond. Mais avouez que la chose se gâte, si bêtes de jour et bêtes de nuit se laissent tomber pêle-mêle et commencent leur ronde ?

    Le médecin de Mégère retroussant sa manchette sur son bras velu poussa délicatement l’aiguille, la retira d’un coup sec, effleura la peau d’un tampon d’ouate et tournant sur ses talons comme une danseuse, jeta dans l’âtre le flocon blanc imbibé d’éther.

    – Après tout, dit-il, dans votre profession – et dans la mienne aussi, d’ailleurs – le résultat seul importe. Il y a des gens qui ont gagné le gros lot grâce à un chiffre vu en rêve. Si le juge d’instruction finit par mettre la main sur le coupable, qui s’inquiétera de l’aide apportée en secret au magistrat par l’homme d’imagination, par le poète ?…

    – Sans doute… sans doute… Seulement des poètes comme nous, mon cher, ne jonglent pas avec des rimes, mais avec des réputations, des vies humaines… Une rature sur la page blanche, c’est trop souvent une tête coupée.

    – Hé bien, Frescheville, que voulez-vous que je vous dise… parlez franchement au procureur.

    – Jamais ! protesta le petit juge. Si je dois crever ici, j’emporterai mon secret dans la tombe, comme disent les romanciers-feuilletonistes. À moins que… Écoutez, docteur, j’aimerais tout de même que vous en sachiez quelque chose – juste de quoi leur en dire deux mots, au cas où… Deux mots – pas plus – et ça ferait encore une jolie pierre dans la mare aux grenouilles. Aux grenouilles, hé bé !… justement… Notre procureur ressemble assez à ça, pas vrai ? Quand je pense que ce batracien gobe l’une après l’autre les plus jolies filles de Grenoble, ça ne me donne pas une riche idée du sexe, parole d’honneur !

    Mais le médecin de Mégère dédaigna de relever la plaisanterie. Assis au bord du lit, le bras élégamment passé autour d’un des barreaux de cuivre, il gardait un silence glacé, plus pressant, plus impérieux qu’une prière.

    – Voyez-vous, dit le petit juge, sans moi, avant quinze jours, ils auront donné leurs langues au chat… Pas plus bêtes que d’autres, peut-être, mais aucune imagination, aucune audace… Oh ! j’avoue que l’affaire est exceptionnelle… On ne rencontre pas deux affaires pareilles dans la vie… Mais… mais il y a le curé de Mégère…

    – Une personnalité bien attachante, fit le docteur de sa voix la plus neutre.

    – Il est l’acteur principal, poursuivit le petit juge avec une exaltation soudaine – le centre, le pivot – il est au centre même du crime !

    – Hein !

    – Oh ! je ne le crois pas capable d’assassiner les vieilles dames, naturellement… Mais si mon hypothèse est bonne, si ce prêtre extraordinaire joue ici un rôle, nul doute que ce rôle ne soit capital. J’ai d’ailleurs pour sa personne une… une espèce d’admiration. Qu’il ait commis une faute – même si cette faute n’en est pas une au regard de la loi – je serais attristé de devoir lui attribuer des motifs bas, ou seulement vulgaires… Mais l’évidence est l’évidence… Et j’ai acquis la conviction d’un secret commun au curé de Mégère et à… à cette dame Louise, mon cher…

    – Pour celle-là…

    – Oui. Que voulez-vous ? En de telles conjonctures, et sur des suppositions si… si fragiles en somme, la règle est de séparer les deux… disons les deux suspects – d’éloigner l’un, de garder près de soi le moins résistant, le moins coriace…

    – Juste.

    – Mais c’est la vieille qui est partie le plus loin ?

    Les yeux du petit juge brillèrent de nouveau d’un éclat funèbre, et le creux soudain des joues fit paraître presque pointu le nez balzacien.

    – Je ne m’attendais pas à ce suicide, dit-il piteusement. Pas du tout.

    – Ce n’est qu’une comparse de moins. Vous finirez bien par le rattraper, votre curé de Mégère !

    – Possible. Mais la vieille femme n’est pas ce qu’on pense… Mes renseignements doivent être contrôlés, soit. J’attendrai donc pour en faire état. Néanmoins… Oh ! il ne s’agit que d’une période obscure de sa vie – pas grand-chose – quelques mois. Quelques mois sur tant d’années ! Bref, en 1902, cette religieuse aurait quitté le couvent pour aller accoucher d’une fille.

    – Et après ?

    – Minute ! Vous entendez dire qu’une châtelaine octogénaire a été assassinée, une nuit, dans une tranquille maison de campagne, entre une vénérable gouvernante et une bonniche de quinze ans, vous concluez que le crime n’a pas dû germer là, que la graine en aura été apportée d’ailleurs. Mais si vous apprenez que la vénérable gouvernante… oh ! l’amant ne m’importe guère, notez bien ! D’autant qu’après… Mon Dieu, après, il n’y a rien à lui reprocher, tout est clair. Gouvernante à Mâcon, institutrice à Quimper, gérante d’une pension de famille à Brest… Mais qu’elle ait pu dissimuler trente ans, voilà ce qui met en garde, mon cher. Je ne parle pas de mensonges : le menteur habituel est un escroc né, rien de plus – trop instable pour les vrais risques. La fidélité à un seul mensonge est un signe autrement grave. Une longue dissimulation doit faire éclore un jour ou l’autre le drame que chacun de nous porte en soi, à son insu. La dissimulation couve le crime…

    – Pardon, remarqua le médecin, songeur. Encore faut-il savoir si elle a dissimulé l’enfant ou seulement la faute. Bref, l’enfant peut être mort.

    Les joues du petit juge s’empourprèrent.

    – Je n’ai… je crois l’avoir retrouvé, dit-il… ou du moins…

    – Permettez ! En ce cas il serait encore hardi de conclure. Rien ne prouve que la vieille ne s’est pas simplement désintéressée de lui. Oublier et dissimuler sont deux…

    – J’avais des raisons de pencher pour la seconde hypothèse. Et le suicide la confirme. Que voulez-vous de plus, mon cher ? En vingt-quatre heures je me chargerais de démontrer que loin d’avoir oublié sa fille – car c’est une fille – la vieille est morte dans l’espoir de la sauver.

    – Une fille ?… Ah ! ah ! Vous en êtes sûr ? Alors, zut ! Car j’avoue que ces histoires fabuleuses commençaient à me monter à la tête et vous flanquez brutalement du premier coup mes déductions par terre…

    – À qui pensiez-vous ?

    – Franchement – excusez-moi, c’est idiot – je pensais au curé de Mégère…

    – J’ai fait cette supposition avant vous, dit le petit juge en se grattant le nez. Malheureusement l’état civil et les faits sont d’accord. Aucune issue.

    Il éclata de rire.

    – Alors, quoi ? L’héritière ?

    – Rien de ce côté-là non plus… Mais il y avait la photographie, reprit-il avec une sorte de dignité comique, si peu en rapport avec l’expression presque égarée de son regard que le docteur se sentit froid dans le dos.

    – Quelle photographie ?

    – Une photographie trouvée au presbytère l’autre matin.

    Les lèvres minces du docteur dessinèrent une moue d’ironie, d’ailleurs tempérée par la compassion professionnelle.

    – Entre nous, Frescheville, assez causé. Vous feriez mieux de dormir.

    – Oui. Dites tout de suite que je délire, ne vous gênez pas. Frais comme l’œil, pourtant, mon cher ! Et si je vous montrais cette photographie…

    – Montrez-la-moi…

    – Impossible. N’importe. Figurez-vous une de ces photographies jaunies, tavelées, piquées de chiures de mouches. Là-dessus, tournant le dos à une toile peinte… Ne souriez donc pas comme ça, chacun son métier, que diable ! Et voyez-vous, docteur, j’ai remarqué depuis longtemps qu’à toute affaire un peu… originale… correspond, – je n’ose pas dire un type humain bien déterminé, non ! – mais enfin…

    – Par exemple !

    – Entendons-nous : vous ne refuserez pas d’admettre qu’il puisse exister entre des individus plus ou moins liés par le même secret, les mêmes mensonges, une certaine ressemblance – ce que les bonnes gens appellent un air de famille ! – L’air de famille, c’est tout, et ce n’est rien, ça échappe aux classifications ordinaires, il faut plus que de l’œil pour le reconnaître, un don… une faculté. J’ai ainsi une vieille parente un peu folle qui repère jusqu’à des cousinages éloignés.

    – Bon. Mais, permettez : une photographie de qui ? de quoi ?

    – D’une jeune fille de douze, quatorze ans peut-être, pas davantage… Une pensionnaire, avec sa natte sur l’épaule dans une méchante robe de serge, à col blanc… Seulement… Une grimace des lèvres, un regard – et ce je ne sais quoi dans le front ! – Nous n’oublions jamais ces têtes-là, nous autres. Bref, je me suis dit : je la retrouverai !

    – Vous l’avez retrouvée ?

    – En chair et en os, mon vieux. Elle sort d’ici.

    – Ça, par exemple, Frescheville ! Même inspiré chaque nuit par des songes, vous n’allez pas me faire croire que vous êtes, du premier coup, capable de retrouver sans hésiter, sous les espèces d’une femme de trente, une fille de douze ans ! Et qui vous prouve que la fameuse photo appartienne au curé de Mégère ? Vous seriez joliment surpris d’apprendre que la pensionnaire mystérieuse est une parente de Mme Céleste, ou même de l’ancien curé ?…

    – Sans doute, sans doute, répliqua le petit juge. (Il cherchait fébrilement son mouchoir sous le traversin, et de guerre lasse finit par éponger d’un coin du drap son crâne rose.) Mais alors, pourquoi – comment expliquerez-vous – qu’elle me l’ait si adroitement escamotée, cette photographie, notre demoiselle de Châteauroux ?… Car j’avais posé l’objet là, sur ma table, juste assez en vue pour qu’on le remarquât, et suffisamment caché pour qu’on pût l’observer à loisir, même à travers les cils, comprenez-vous ? Hé bien, le temps de perdre connaissance – oh ! quelques secondes à peine – je ne retrouve plus ni la photo ni la demoiselle de Châteauroux. Ah ! ah ! Qu’est-ce que vous dites de ça ?

    – Pas grand-chose. Des faits troublants, soit. Et encore je me demande si je les vois tels quels, ou à travers votre imagination si curieuse, si passionnée… Pour juger de leur importance, d’ailleurs, il faudrait savoir exactement à quoi ils peuvent servir, quel parti vous en tirez, en faveur de quelle hypothèse. Car enfin, Frescheville, ou vous vous suggestionnez vous-même, ou vous me cachez le principal ?

    Une fois de plus, les traits du petit juge trahirent une émotion singulière, et il avala douloureusement sa salive.

    – Le curé de Mégère, commença-t-il.

    – Parlons-en ! Il court encore, votre curé, fit le docteur avec un méchant rire.

    – Oh, pardon ! un lièvre aussi court vite. Mais si votre chien garde bien la voie, qu’est-ce que ça peut vous fiche ? Vous fumez tranquillement votre pipe à l’endroit précis où vous n’aurez qu’à serrer la détente, le moment venu, pour rouler votre bête… Or, l’enfant de chœur, mon cher…

    – Celui-là, par exemple ! Possible qu’il garde bien la voie. Seulement, à votre place, je me demanderais s’il est fidèle !

    – Fidèle ? Pas du tout. Pas à moi, du moins. N’empêche qu’il rabattra le gibier quand même. Question de patience.

    – Oui. En somme, pour quelques paroles obscures échappées à un prêtre que vous estimez supérieur et que moi je trouve un peu – entre nous – un peu suspect, bizarre… vous espérez tenir de lui, un jour ou l’autre, le secret de la vieille gouvernante, et que ce secret supposé vous donnera la clef du crime… que de suppositions, Frescheville ! Car enfin, une ancienne religieuse, même défroquée, peut, en certaines conjonctures, poser à un prêtre de ces cas de conscience puérils qui…

     

    – Hé bien ! qu’est-ce que vous fichez là, Grignolles ? dit le petit juge rouge de colère.

    – J’ai frappé deux fois, répliqua l’inspecteur penaud. Et comme je vous entendais parler…

    Il se laissa tomber sur une chaise.

    – D’où venez-vous ?

    – Elle est dure, fit Grignolles. Vraiment dure, votre pucelle de Châteauroux… Mais je ne regrette pas de l’avoir reconduite jusqu’à sa chambre, on a causé en camarades. Écoutez, patron, il y a dans cette femme-là, parole d’honneur ! quelque chose de pas ordinaire. Ça, une dévote ? Allons donc ! Je suis fixé.

    – Que voulez-vous dire ? demanda sèchement le docteur. À votre âge, mon cher, on croit voir des poules partout.

    – D’accord, répliqua Grignolles vexé. Qu’elle soit ou ne soit pas une bigote à mitaines et à paroissien, ça peut n’avoir aucune importance. Mais qu’elle ait un amant ou non, ça, c’est autre chose, pas vrai, patron ? Je ne me vante pas d’être malin. Seulement, dans notre métier, on doit comprendre à demi-mot la pensée d’un supérieur. Hé bien, je vous fiche mon billet qu’il y a un homme là-dessous, et que la demoiselle est en main !

    – À quoi diantre voyez-vous ça ? demanda le docteur.

    Il avait quitté sa chaise et fixait sur son interlocuteur un regard chargé d’ironie.

    – L’idée m’est venue tout de suite, continua Grignolles sans daigner répondre directement ; je me suis dit : la chose va intéresser le patron, sûr ! Alors j’ai ouvert les yeux et les oreilles. Une amoureuse, voilà ce qu’elle est. Et le particulier qui l’a dressée, je ne le crois pas le premier venu, non ! C’est tout sucre et tout miel, cette femme-là, un vrai régal pour connaisseur ! Tenez, patron, sans blague, c’est presque trop bien pour un homme… On me dirait que…

    – Hein ?

    Le petit juge venait de se dresser sur son lit. Ses lèvres tremblaient d’impatience et le côté droit de son visage parut s’immobiliser brusquement tandis qu’il tournait entre ses dents une langue épaisse, d’un rouge sombre.

    – Pho-to-gra-phie… bégaya-t-il. Écoutez, Grignolles…

    Mais l’inspecteur eût vainement tendu vers son patron l’une ou l’autre de ses longues oreilles. D’un geste impérieux le médecin de Mégère l’avait cloué sur place, et il ne voyait plus que le dos du praticien, penché sur la poitrine du petit juge.

    – Une syncope, je pense, fit le docteur. Passez-moi ma trousse. Elle est sur la cheminée.

     

     

    Troisième partie

     

    I

     

    L’unique fenêtre de la ridicule petite maison s’ouvrait sur l’abîme d’où montait l’odeur du fleuve pourrissant que les dernières pluies d’automne avaient gonflé d’une argile livide, pleine de débris végétaux. À deux cents pieds plus bas, la Bidassoa roulait furieusement vers la mer les restes du flamboyant été basque, ainsi qu’un décor brisé. Mais la force du courant ne se marquait qu’aux longues traînées d’écume, et n’eût été le monotone grondement renvoyé de l’une à l’autre des vertigineuses falaises, l’énorme masse d’eau entraînée par son poids eût paru immobile et morte.

    – C’est encore monsieur l’abbé, dit Mme Pouce.

    Une fois de plus, elle parcourut du regard la pièce nue grossièrement blanchie, les dalles disjointes posées à même le roc et pourtant toujours suintantes, la cheminée trop large où le bois siffle et crache avant de pousser vers le haut une mince langue de flamme, fourchue comme celle d’une vipère, le lit de chêne vermoulu pour lequel on n’a pas trouvé de couverture assez large, les poutres du plafond si imprégnées de la suie résineuse des bûches de pin qu’elles ont le luisant de l’anthracite, l’échelle de planches qui débouche par une trappe, dans la soupente, l’étroit grenier à peine clos où ce prêtre inconnu a voulu qu’on dressât pour son neveu un lit de fer emprunté à l’hôtel et qui avec son édredon rouge garde sous les tuiles du toit, parmi les chevrons et les poutres tapissées de toiles d’araignée, son air honnête et bourgeois. Singulier caprice ! L’hôtel du Lion d’Argent n’est pas riche, soit. Mais en cette saison, la clientèle est rare et même, depuis le départ du prétendu placier espagnol – un révolutionnaire sans doute – les cinq chambres sont vides… Quelle idée singulière de prétendre habiter tous les deux une ancienne remise dont se contentent à peine les Parisiens naïfs, venus par les trains de plaisir ! Sous l’éclatant soleil d’août l’enseigne qui se balance au-dessus de la porte peut encore faire illusion à des imbéciles. Mais bosselée par la bourrasque qui à chaque bouffée la jette violemment contre le mur, déteinte par les averses, elle ressemble assez aujourd’hui à ces bidons de fer-blanc dont on effraie les corneilles. Ah ! oui ! singulier prêtre…

     

    Elle se rappelle son arrivée voici bientôt quinze jours, le fiacre venu par la route de Luz, attelé d’une rosse biscayenne à dents jaunes et son cocher somnolent… Fille d’un mégissier toulousain, elle n’aime guère les gens de ce pays, et moins encore les curés, secs comme des sarments, tout en muscles avec ce regard méfiant des contrebandiers montagnards, traversé d’éclairs soudains. Mais ce curé-ci l’a rassurée du premier coup : une voix douce qui oublie parfois de rester grave, joue imperceptiblement sur certaines syllabes, les prolonge avec une sorte de tendresse. Et ce visage presque trop fin, trop régulier, marqué d’une tristesse qu’il arrive si rarement d’apercevoir sur une face d’homme, la discrétion de chacun de ses gestes, le sourire qui passe par instants sur les lèvres, y flotte longtemps, ce sourire dont elle dit qu’il semble revenu de tout… Le patron, M. Pouce, qui ne quitte plus guère sa chambre et achève lentement de mourir d’une mauvaise tumeur, est venu exprès dans la salle, pour voir son hôte. Il l’a écouté longtemps sans rien dire, penchant vers la flamme ses joues jaunes et crachant à petits coups dans les cendres, par politesse. « Drôle de curé, a-t-il dit, mais pas fier. Méfie-toi quand même : il a l’œil malin. » Et lorsqu’elle a voulu parler du neveu, il a cligné des paupières comme jadis, lorsqu’il contait des histoires graveleuses à la petite servante.

    – Et que me veut-il, demanda le curé de Mégère. Qu’ai-je à faire avec ce…

    Il parlait sans élever la voix, d’un ton calme.

    – La sollicitude des confrères est réellement accablante, madame Pouce. Comme n’importe quelle sollicitude d’ailleurs. Elles nous suivent jusqu’à la tombe, au sens exact du mot, et pour savoir ce qu’elles sont, il suffit de regarder les cortèges funèbres. Toutes ces sollicitudes, les sollicitudes de toute une vie, à la queue leu leu, le long des allées du cimetière… C’est un triste et dégoûtant spectacle, madame Pouce.

    L’hôtelière le regardait, s’efforçant de comprendre. Aux derniers mots elle respira.

    – Bien sûr, fit-elle humblement. Mais quant à M. l’abbé Etchegoyen, voyez-vous, c’est ma faute. J’ai parlé un peu de vous, l’autre jour, comme ça, sans penser. Alors, il s’est mis dans la tête de faire votre connaissance. Dame ! il n’y a pas plus curieux qu’un prêtre, c’est connu. Soit dit sans offense, car pour vous…

    – Pour moi ?

    – On n’en rencontre pas souvent de pareils, conclut-elle en rougissant.

    – Où est-il ? demanda le curé de Mégère. Je ne veux pas le recevoir ici. Et d’ailleurs… Puisque vous parliez de moi, madame Pouce, vous auriez pu lui dire… Mon Dieu, que sais-je ? Vous auriez pu lui dire, par exemple, que j’étais un homme dangereux…

    Il haussa les épaules et effleura de la main, en passant, la joue dorée du petit clergeon, debout contre le mur. On entendit longtemps sonner son pas sur le chemin pierreux.

    – Des prêtres tels que celui-là, mon garçon… commença Mme Pouce. Accroupie devant l’âtre, elle soufflait sur les bûches noircies essuyant à son tablier ses yeux rougis par les cendres.

    – Pour moi, reprit-elle, si jeune que le voilà, il a plus d’expérience que bien d’autres, c’est un homme qui connaît le malheur. Ne me parle pas des curés d’ici, de vrais diables, poilus comme des bêtes, avec des yeux qui font peur. Et pas commodes, non ! Le dimanche à la sortie de la messe, faut les entendre interpeller chacun, chacune ! Gare aux filles qui vont danser chez Caubert, à Andrain. Et si un gosse a seulement manqué l’Évangile, pif ! paf ! deux paires de claques. Même les vieux filent doux, ainsi !

    Tout en parlant, elle continuait d’observer le petit clergeon d’un regard oblique.

    – On trouve de tout chez les prêtres, pas vrai ? C’est un métier pareil aux autres. N’empêche que je me suis laissé dire…

    Elle se leva, secoua son tablier, et d’une voix qui s’efforçait de paraître indifférente, bien qu’elle frémît de curiosité :

    – Probable qu’il y a du roman dans la vie de cet homme-là, pas vrai ? Un si joli garçon ! Je connais plus d’une femme qui se contenterait de sa figure. Et des mains ! Sûr qu’elles n’ont pas remué beaucoup la terre. Qu’est-ce que tu dis, garçon ?

    – Moi, je ne dis rien, répliqua l’enfant, toujours sombre. Vous parlez tout le temps, madame Pouce.

    – Oh ! on ne peut pas te reprocher d’être bavard, fit-elle avec une admiration naïve. Il te fait donc un peu peur, ton oncle ? Ou quoi ?

    – Non ! protesta l’enfant, le regard dur. Je n’ai peur de personne, madame Pouce.

    – Voyez-vous ça ! Allons, petit, garde tes secrets. N’empêche que si j’étais ta mère…

    – Je vous ai déjà dit que je n’avais ni père ni mère, madame Pouce !

    – Tu l’aimes donc bien ? reprit-elle après un silence.

    Mais l’enfant pencha le buste hors de la fenêtre sans répondre et ses deux pieds quittant le sol, elle poussa un cri de terreur.

    – Tu pourrais te tuer, galopin, fit-elle.

    La voix du clergeon lui arrivait du dehors, curieusement déformée par la sonorité de l’abîme.

    – Tout le monde l’aime, dit-il avec un rire amer.

    – Jaloux ! Avoue que tu es jaloux de ton oncle, jaloux comme une fille : d’ailleurs je m’en suis aperçue tout de suite, il suffit de vous voir ensemble… Mais c’est vrai, aussi, qu’on s’attache à lui, on est pris sans seulement y avoir pensé. Tiens, dès le premier soir, rien que sa façon de me parler de mon pays, de Toulouse… Une belle ville, Toulouse, mais faut la comprendre… Et lui, un homme du Nord, hein ? des Ardennes ?…

    L’enfant se dressa sur les poignets, la tête et le buste rejetés en arrière, la pointe de ses souliers battant le mur. Le vent faisait flotter ses cheveux blonds.

    – À Toulouse ! fit-il d’une voix sifflante. Croyez-vous qu’il soit jamais allé à Toulouse ? Il a raconté ça pour rien, pour vous faire plaisir. Et les gens le croient. On le croit toujours.

    – Tu ne vas pas dire que ton oncle est un menteur ?… insinua l’hôtesse, les yeux brillants.

    Mais elle ne tira pas un mot de plus du petit clergeon qui, refermant la fenêtre, alla s’asseoir sur le lit où il demeura, le regard au plafond, les jambes ballantes, jusqu’à ce que, de guerre lasse, Mme Pouce cédât la place en maugréant…

     

    – Monsieur l’abbé, commença le curé de Mégère, je m’étonne un peu…

    Il distinguait mal le prêtre inconnu qui, sorti à sa rencontre, l’attendait au bord du sentier, debout contre un mur, le visage dans l’ombre. Comme s’il devinait sa pensée, celui-ci fit un pas en avant. Quelques secondes, ils restèrent ainsi face à face sans un mot.

    – Pardonnez mon insistance, dit le visiteur, d’une voix rauque. Personnellement j’avais le plus grand désir de vous connaître. Depuis l’année dernière je remplis un modeste emploi auprès de Monseigneur, mais ma maison natale, où je vais presque chaque semaine, se trouve à Castet, derrière cette colline, tout près. Nous sommes donc un peu voisins.

    Derrière une des fenêtres de l’hôtel la face jaune du patron apparut, collée à la vitre et déjà d’une couleur et d’une immobilité d’expression si peu humaines qu’elle faisait penser à quelque monstrueuse excroissance végétale.

    – C’est pour lui que j’ai pris la liberté de vous attendre au dehors, fit l’inconnu qui avait sans doute surpris le regard du curé de Mégère. Pauvre monsieur ! Cet affreux mal le travaille jour et nuit, ne lui laisse aucun repos, et il passe son temps à guetter les passants, ou même, hélas ! à écouter aux portes. Les rares clients de Mme Pouce se plaignent de l’avoir surpris plus d’une fois l’œil au trou de la serrure, comme un enfant. Nous n’aurions pu causer librement.

    – Je ne pensais pas, dit le curé de Mégère, que nous ayons à nous entretenir de secrets bien importants…

    Il haussa les épaules et reprit sa marche tête basse, l’air aussi indifférent que s’il eût fait seul cette promenade au bord de la falaise, comme chaque soir.

    – M. le curé de Castet se proposait de vous rendre lui-même visite. Ce petit hameau, en effet, dépend de sa paroisse, et…

    – J’aurais dû évidemment le devancer…

    – Non pas, non pas ! protesta l’inconnu. Peut-être a-t-il craint seulement qu’une démarche trop hâtive prît à vos yeux, en raison de la juridiction qu’il exerce sur ce territoire, un caractère… un caractère désagréable.

    – Je vous entends très bien, fit le curé de Mégère. Qui de nous, hors de son diocèse, pourrait se vanter d’être accueilli sans défiance par les confrères ? De séminaire à séminaire, les formations sont parfois très différentes…

    – Vous vous moquez de moi, dit l’inconnu de sa voix la plus douce.

    Ils firent encore quelques pas, tournant franchement le dos à la route. Le sentier qu’ils suivaient serpente à travers les roches avant de débaucher au flanc même de la paroi de granit où, sur une centaine de pas, il surplombe l’abîme, puis se perd de nouveau dans les pierrailles, s’abaisse lentement vers le fleuve.

    – Voyez-vous, monsieur le curé, reprit le Basque après un long silence, il ne faudrait pas nous croire ici plus curieux ou plus soupçonneux qu’ailleurs. Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz sont des villes très fréquentées, très ouvertes et moi-même, bien que la fonction que j’exerce m’impose quelque vigilance, je dois fermer souvent les yeux. Quelques imprudences, Dieu merci, ne peuvent sérieusement compromettre le renom d’un clergé qui passe, à juste titre, pour le plus sain de France : il suffit de n’attirer l’attention de personne. Comme toutes les administrations, la nôtre redoute ce qu’on appelle, d’ailleurs bien improprement, « les histoires »…

    Ils rirent ensemble d’un petit rire que le curé de Mégère prolongea un peu plus qu’il n’eût fallu, avec une sorte d’ironie dont son compagnon eut à peine le temps de mesurer l’insolence car ce faible bruit des lèvres prit tout à coup dans cette solitude envahie à la fois par l’haleine glacée du fleuve et par l’ombre, une signification tragique.

    – Un prêtre en partie fine, dit-il. Ces messieurs croient en voir partout. Et qui sait ? Peut-être Mme Pouce a-t-elle eu d’abord quelque doute sur… sur le véritable sexe de mon petit compagnon ?

    – J’allais vous raconter la chose, répliqua le Basque, impassible. Mais ce n’était qu’une bagatelle : nous n’avons fait qu’en rire. Si vous aviez eu l’idée d’une fugue de cette sorte, il eût été bien ridicule de déguiser une fille en garçon, alors qu’il vous eût été plus facile… plus facile de quitter cet habit.

    – Sans doute. Et j’avoue même qu’en raison des circonstances exceptionnelles que je traverse, j’étais assez disposé à prendre cette précaution contre la malveillance. Mais la présence auprès de moi de…

    – De votre neveu ?

    – Il n’est pas mon neveu, dit le curé de Mégère avec le plus grand calme. Et d’ailleurs, monsieur, vous le savez.

    – Je le savais en effet, répliqua l’autre sur le même ton. De toute manière, cela ne regarde que vous. Mais je ne vous suis pas moins reconnaissant d’une franchise qui me met à l’aise pour vous dire que je considère comme remplie la mission particulière dont m’avaient chargé mes supérieurs. Que voulez-vous ? Je ne m’attendais pas à rencontrer ici un homme de votre qualité. Il m’est agréable de pouvoir vous parler désormais en mon nom.

    – Je vous crois, dit le curé de Mégère. Je crains seulement que votre bonne volonté n’intervienne un peu tard, et vous allez vous compromettre pour rien.

    – Il n’est jamais utile de se compromettre, remarqua le Basque, en secouant la tête. On ne se compromet que pour son plaisir. J’ai beaucoup vécu dans le monde, monsieur, je ne suis entré au séminaire qu’à trente ans passés, cela compte ! Si je croyais me trouver en présence de quelque jeune prêtre étourdi… Mais il suffit de vous voir, de vous entendre… L’épreuve que vous traversez doit être des plus graves, des plus angoissantes…

    – Elle l’était, monsieur. On peut maintenant parler d’elle au passé. Car l’incertitude est le pire de nos maux et probablement même le seul.

    – Soit. Pourtant il ne peut vous être inutile de savoir à quelle sorte de curiosité vous avez affaire. Celle des prêtres, aisément éveillée, s’apaise aussi vite…

    Il posa le bout des doigts sur la manche du curé de Mégère, et dit lentement :

    – Connaissez-vous un certain M. de Frescheville, ou Frescheville ?

    – Fort bien, répliqua le curé de Mégère, sans sourciller.

    – Que pensez-vous de lui ?

    – C’est un imbécile, poursuivit le prêtre de sa voix toujours égale. Mais il a de la suite dans les idées, je le crois donc un imbécile assez dangereux.

    – Hé bien, le hasard…

    – Il n’y a pas de hasard, monsieur.

    – C’est du moins le nom que je donne à la Providence lorsqu’elle me paraît compliquer les choses au lieu de les simplifier. Bref, ce juge d’instruction par le plus grand des hasards est venu achever à Bayonne la convalescence d’une grippe infectieuse fort grave. Et c’est justement chez moi qu’il a rencontré M. le curé de Castet. Vous m’avouerez que l’aventure est singulière.

    Ils continuaient à marcher côte à côte et bien que le soleil fût encore au-dessus de l’horizon, la brume funèbre montait, invisible, mais dénoncée par son âcre parfum.

    La brise fraîchit tout à coup.

    – Ce que je sais m’inspire un grand intérêt pour vous, monsieur. J’ajoute que la justice et les gens de justice, au contraire…

    Il essaya de rire et s’arrêta stupéfait comme si ce grelottement de pauvre gaieté lui eût paru à lui-même, dans ce lieu désert et à cette heure sauvage du crépuscule, un bruit trop insolite, intolérable.

    – Ce M. Frescheville désirait vous voir, et je me permets de vous faire part de ce désir, à ma manière. À ma manière, comprenez-vous ?

    – Je vous remercie, dit le curé de Mégère sans quitter des yeux les lèvres de son interlocuteur comme s’il eût prétendu y lire sa secrète pensée.

    – Vous auriez tort de croire que je me serais associé à quoi que ce fût qui ressemblât à une enquête policière. M. Frescheville est réellement ici en congé. L’affaire que vous savez ne l’intéresse plus qu’à titre privé. Elle a suivi d’ailleurs son cours et s’achemine, à ce qu’il prétend, vers une solution banale. Après tout, si j’ai bien compris, l’auteur du crime est mort, je me demande ce qu’ils peuvent souhaiter de plus.

    Il passa son bras sous celui du curé de Mégère.

    – Je sais ce que c’est qu’un jeune prêtre. À votre âge, il ne déplaît pas de se trouver en contradiction avec la lettre, au nom de l’esprit. Je ne vous blâme pas, certes, mais croyez-en mon expérience : si vous prétendez lutter seul, le dénouement m’est connu d’avance : la lettre vous tuera. Interrogez-vous, monsieur, pesez vos chances. Vous déciderez alors, soit de vous mettre sous la protection de vos supérieurs, qui ne vous le feront pas payer trop cher, je l’espère, soit…

    Il interrogea un moment l’horizon gris, derrière lequel un pic inconnu, touché par un dernier rayon de soleil explosa tout à coup, jeta dans l’espace un éclair fulgurant, une sorte d’appel lumineux, s’éteignit.

    – Disparaître de nouveau, conclut le prêtre à voix basse. La sympathie que vous m’inspirez…

    Mais il n’acheva pas. Le visage du curé de Mégère venait de se plisser de bas en haut, parut se froncer tandis que les yeux mi-clos ne laissaient passer qu’un trait oblique. Il ressemblait à celui d’un chat.

    – Ne parlez pas de sympathie, fit-il. J’attendais le mot, le mot seulement, car la chose était déjà venue. Elle vient toujours. Parce que vous l’avez sentie naître en vous dès le premier regard, n’est-ce pas ? Que ne l’avez-vous ravalée ! Mais vous ne l’auriez pas pu. J’éveille la sympathie – quelle expression ignoble ! – je pense l’avoir éveillée dès le berceau, bien avant de savoir ce que c’était. Le sais-je même encore aujourd’hui ? Car j’ai subi cette fatalité sans la comprendre. Vous n’êtes certes pas un homme ordinaire, monsieur, peut-être finiriez-vous par me haïr ? Mais je n’ai plus le temps ni le courage de courir cette dernière chance. Mieux vaut que nous en restions là, vous et moi.

    – Je ne pourrais vous haïr, dit le prêtre d’une voix sourde. Je ne me permettrais pas de vous plaindre. Pour quelque cause que ce soit, vous vous trouvez en ce moment à l’extrême limite de vos forces. Quand l’équilibriste est sur sa corde raide, au passage le plus difficile, on retient son souffle, on se tait.

    Le curé de Mégère le regarda, d’un air surpris.

    – Votre comparaison n’est pas mauvaise, dit-il.

    Il tourna le dos, fit quelques pas, et resta longtemps immobile, tête basse, puis il revint brusquement vers le prêtre.

    – Je suis à la disposition de M. Frescheville, fit-il. Qu’il vienne ici quand il voudra. Je ne sors jamais.

     

    Au premier regard, la soupente lui parut vide, et il dut pousser la lucarne pour apercevoir son petit compagnon, couché en travers du grabat, la tête entre ses mains et probablement endormi. S’approchant doucement, il lui mit la main sur le front. Mais l’enfant se dressa tout à coup, tournant vers lui un visage convulsé de frayeur et de colère.

    – Qu’avez-vous ? Pourquoi ne me parlez-vous plus depuis ce matin ?

    – À quoi bon parler, dit le clergeon, faisant pour articuler distinctement chaque mot un effort immense. Je sais que vous êtes un menteur. Oui, continua-t-il d’une voix discordante, j’ai fait pour vous tout ce que j’ai pu, vous m’aviez promis de ne pas m’abandonner et…

    – Qui parle de vous abandonner, fou que vous êtes ! Je vous ai dit seulement que certaines circonstances… Hé bien, ce que j’attendais est venu. Pour quelques jours, quelques semaines au plus…

    Il n’eut pas le courage d’achever. Son regard, un instant durci, eut une expression de pitié tendre, une sorte de sourire funèbre.

    – Je pourrais d’ailleurs maintenant tout vous dire, fit-il, cela n’aurait plus aucune importance…

    – Dites-le, supplia l’enfant, avec une résignation farouche. Vous vous êtes assez longtemps joué de moi. Mais que vous importe à présent ?

    – Sot ! dit le curé de Mégère, sot que vous êtes !

    Il haussa les épaules, et reprit sa marche à travers la chambre. Par la lucarne restée ouverte montait, à chaque bouffée de vent, l’odeur écœurante des eaux.

    – La vérité ne vous servirait guère, continua le prêtre. À quoi bon ? Peut-être même vous perdrait-elle à jamais. Car je vous connais, André… Ce que vous appelez mes mensonges étaient comme faits pour vous. Il convient que je disparaisse avec eux. Et vous pourrez dire que vous m’avez accompagné jusqu’au bout de la route, car désormais, devant moi, il n’y a plus de route.

    Les yeux du clergeon ne quittaient pas les siens et l’extraordinaire immobilité du petit visage eût été parfaite sans l’imperceptible grimace de la bouche, chaque fois que l’enfant ravalait ses larmes.

    – Vous partirez demain, fit le prêtre d’une voix saccadée. Je le veux. Écoutez-moi, André.

    Posant les deux mains sur ses épaules, il le fit reculer lentement jusqu’au mur où il le maintint une seconde. Mais dès que l’enfant sentit se relâcher l’étreinte, il glissa hors des bras du prêtre, fut d’un bond à l’autre extrémité de la pièce où il attendit, ramassé sur lui-même, tête basse, ainsi qu’un animal traqué.

    – Assez de sottises ! fit le curé de Mégère. Vous m’obéirez, sinon… Voulez-vous que je vous fasse reconduire chez vous par la police ?

    – La police ! répéta le petit d’une voix rauque. (Et il s’efforçait de rire sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’une espèce de gémissement.) Vous devez craindre la police plus que moi. Je vous ai suivi tout à l’heure. J’ai tout entendu.

    – Ah ! dit simplement le curé de Mégère.

    Il posa la main sur l’épaule du clergeon qui, cette fois, ne se déroba pas.

    – Où ne vous aurais-je pas suivi ? reprit l’enfant à demi vaincu. (Les larmes commençaient à ruisseler sur ses joues bien que son visage restât convulsé de colère.) Je vous aurais suivi n’importe où. Et pour obéir à cet affreux prêtre vous allez… vous allez vous rendre demain au juge comme un… comme un lâche…

    – Me rendre ? Que pouvez-vous bien entendre par là ? Me prenez-vous pour un voleur ?

    Le regard du petit glissa entre ses cils avec une expression indéfinissable de désespoir, d’orgueil, d’une sorte d’entêtement inflexible. Puis il se tourna vers l’angle le plus obscur de la soupente où brillait la ferrure nickelée d’un sac de cuir. Si rapide et si furtif que fût ce regard, celui du prêtre l’avait comme saisi au vol.

    – Vous mériteriez d’être fouetté, dit-il sèchement. Qu’avez-vous fait de mes lettres ?

    Du menton, l’enfant montra la lucarne ouverte. Le visage du curé de Mégère avait brusquement pâli.

    – Allons-nous-en ! fit-il de la même voix dure, sans réplique.

    Ils sortirent tous les deux, s’engagèrent dans la direction opposée à celle prise un moment plus tôt par le Basque. D’abord resserré entre ses parois de pierre, le chemin débouche brusquement dans une sorte de cirque où le vent d’ouest, le vent du large, apporte et fait tourner sans cesse, tout au long des interminables automnes, une poussière coupante comme le verre. Parfois la brise fraîchit et le cirque solitaire crache vers le ciel un nuage épais de feuilles mortes qui montent d’abord comme aspirées par le soleil pâle, puis s’éparpillent en un clin d’œil, happées par la gueule géante et glacée du fleuve, tandis que tournoie lentement au-dessus du gouffre une plume de palombe.

    Ils s’assirent côte à côte au seuil de l’étroite brèche ouverte sur la Bidassoa. De la rive opposée, seule visible, montait le refrain curieusement scandé d’un douanier espagnol qui, sa journée faite, en bras de chemise, surveillait encore, par habitude, les anses et les criques hantées par les fraudeurs. À cet endroit la falaise s’abaisse, et ils pouvaient entendre, à chaque intervalle du chant, le formidable remous du fleuve, le roulement des galets sur les fonds et lorsqu’une vague plus puissante venait mordre sur l’éperon de granit le déchirement des eaux et le sifflement de l’écume.

    – Je ne vous en veux pas, dit le curé de Mégère. Les lettres que vous avez lues, je les aurais détruites ce soir même. Et il ne me déplaît pas que vous ayez appris par vous-même, dès aujourd’hui, ce que vous ne comprendrez que plus tard, si vous le comprenez jamais. Je suis seulement attristé d’avoir troublé votre conscience.

    – Ma conscience ! fit l’enfant avec un emportement farouche. Il ne s’agit pas de ma conscience ! Je me moque bien de ma conscience ! Ce n’est pas ma conscience qui… Mais vous allez me mentir encore. Que sais-je de vous ? Au lieu que cette femme…

    – Silence ! dit le prêtre à voix basse. Elle non plus ne me connaît guère. Elle me connaîtra moins que vous, car vous me voyez au seul moment de ma vie sans doute où je puis enfin être moi-même. En quoi d’ailleurs vous ai-je menti ? Et d’abord qu’appelez-vous des mensonges ? Le monde est plein de gens qui ne dissimulent rien parce qu’ils n’ont rien à cacher. Ils ne sont rien. Sans doute est-ce pour votre jeunesse une vérité un peu dure, ou qui dépasse votre jugement ! Pour la comprendre, il vous suffirait de réfléchir un peu sur vous-même. N’êtes-vous pas bien différent de l’image que se font de vous les gens de Mégère ? Savaient-ils que vous les méprisiez ? Qu’auriez-vous gagné d’ailleurs à vous découvrir à des êtres d’une autre espèce ? Vous vous êtes tu, soit. Mais le silence même n’aurait pas été longtemps pour vous une protection efficace. Le moment serait venu où vous auriez dû porter un masque, des masques, une infinité de masques, un masque pour chaque jour de votre vie. Dure contrainte, dont un homme digne de ce nom finit par faire un jeu passionnant, parce qu’il est difficile et dangereux. Certes, je vous parle ici d’égal à égal, un langage peu fait pour un adolescent, fût-il aussi sauvage que vous. N’importe ! En vouloir parler un autre serait perdre mon temps, et je n’ai plus beaucoup de temps à vous donner. Retenez du moins encore ceci. L’être vulgaire ne se connaît lui-même qu’à travers le jugement d’autrui, c’est autrui qui lui donne son nom, ce nom sous lequel il vit et meurt, comme un navire sous un pavillon étranger. Donnez-moi votre main… (il la prit dans les siennes avec une sorte de méfiance et il la serrait à peine entre ses doigts comme s’il eût craint de blesser une bête fragile et farouche). Votre vie commence. Hélas ! que ne vous ai-je connu plus tôt ! Nous aurions ensemble couru le monde et pour un tel voyage il n’est pas besoin de boussole ni même de navire. Qui nous emporterait plus loin et plus sûrement que nos rêves ?… des rêves où nul autre que nous ne pénètre… Mais peu d’hommes savent rêver. Rêver, c’est se mentir à soi-même, et pour se mentir à soi-même il faut d’abord apprendre à mentir à tous.

    Il s’arrêta un fragment imperceptible de seconde et son visage eut encore une fois cette expression triste et douce qui lui avait gagné tant de cœurs.

    – C’est ce que j’ai fait, dit-il.

     

    L’enfant venait de retirer sa main sans que le prêtre fît aucun effort pour la retenir. Il ne leva même pas les yeux. Il regardait ses paumes vides.

    – Je ne suis pas le curé de Mégère, reprit-il après un long silence.

     

    II

     

    – Le papier est un peu moche, je ne dis pas, fit le garçon avec une dignité mélancolique, mais on n’écrit jamais ici, ou presque. La gare n’est pas trop passante, une vraie saleté…

    Il expliqua qu’il avait servi jadis au café du Dôme, à Bayonne.

    – Mon estomac ne supporte pas la ville, la ville est trop échauffante, on fait des excès malgré soi. D’ailleurs je suis un gazé, reprit-il fièrement, j’ai une pension. Si je bibelote, c’est pour m’occuper, voilà tout.

    Il éleva l’encrier jusqu’à son œil jaune et triste, passa sur la plume un pouce expert et resta debout, immobile.

    – Madame reprend l’omnibus de 9 h. 18, vers Quincy ? Départ 9 h. 18, arrivée 11 h. 15. C’est malheureux de voir un tacot pareil ! De Bayonne ici, quatre heures, quatre et deux font six. Six heures pour 180 kilomètres, vous parlez d’une moyenne ! Les gars du Tour de France font mieux… Pain-beurre ou croissant ?

    – Rien du tout. Du café noir.

    – Café noir… café noir… (l’œil jaune parut s’attrister encore). Je serai forcé de vous servir « un spécial », « l’express » ne marche que plus tard, rapport à la pression… Si Madame voulait, je…

    – Mon ami, dit la voyageuse sans se retourner, d’une voix douce bien qu’étrangement voilée, je voudrais seulement que vous me fichiez la paix.

    Elle trempa sa plume dans l’encre et commença d’écrire avant que le garçon eût trouvé sa réplique.

    Jugeant la partie perdue et sa dignité compromise, il prit le parti de s’éloigner en traînant ostensiblement ses savates, avec un profond mépris.

     

    Pour Mlle Évangeline Souricet, Châteauroux (aux soins discrets de M. l’abbé Capdevieille, aumônier des Sœurs de la Repentance).

     

    « Mon amie, je ne vous verrai plus. Cela ne m’étonne pas de l’écrire, et vous ne vous étonnerez pas non plus de le lire. Je me souviens de notre première rencontre à Châteauroux, dans cette petite chapelle de nonnes, toute grise. Vous aviez votre mine des mauvais jours, couleur de pluie, votre pauvre petit sourire bêta… En revenant ensemble, le long de la rue des Grainetiers, entre deux hauts murs, parmi ces jardins invisibles, nous n’avons pas échangé dix paroles. Ce n’est pas que vous aimez le silence, mais il vous fascine. Moi, je l’aime. Tout ce que j’aime a sur vous ce pouvoir de fascination. C’est pourquoi vous avez cru m’aimer, moi aussi. Et vous le croirez jusqu’au jour…

    « Mais non. Ce jour ne viendra pas… Rien ne m’effacera, je le sais. Après moi, pour vous, il n’y a rien. Cette solitude dont je vous ai tirée, ces longues années de solitude, ces années vaines, votre jeunesse, – la seule que vous fussiez capable de vivre, tour à tour brûlante et glacée, – ces années secrètes, n’auront été que pour moi. Pour moi seule, votre attente, car désormais vous n’attendrez plus personne. Il faudrait beaucoup plus qu’une vie de femme pour reformer en vous, au profit d’un autre être qui me vaille, ce que vous n’aurez prodigué, dissipé, anéanti que pour moi.

    « Vous m’avez craint, mon amie. Il n’y a pas d’amour sans crainte. En ce moment vous me craignez encore – que cette pensée m’est douce ! Vous me craindrez longtemps encore, toujours peut-être… Souvenez-vous ! Souvenez-vous ! Dès la première minute, ou le premier mot échangé, quand nous discutions si paisiblement du prix de ma pension, de vos habitudes et des miennes, que nous parlions modestement d’un simple essai de vie commune, votre regard exprimait déjà cette crainte et depuis… Combien de fois m’avez-vous dit : « Je ne sais rien de toi, de ton passé. » Mais qu’aviez-vous besoin de savoir ? Notre sécurité, notre repos, notre bonheur étaient justement au fond, au plus profond de ce secret où je vous entraînais peu à peu. Appelez-le, si vous voulez, mensonge, qu’importe ! Quand nous aurions couru le monde, les sleepings, les palaces, mené cette vie errante, quotidienne – la fuite sans but, complice de tant d’amours, nous aurait-elle plus séparées des hommes que les murs de votre petite maison, ces murs qu’un enfant eût escaladés sans peine ? Notre maison !… D’autres que moi vous en eussent arrachée. Mais je savais, moi, que les joies les moins attendues, celles qui nous semblent comme tombées du ciel, un peu hagardes, ainsi que des cygnes sauvages, ont été longtemps couvées en nous, à notre insu. L’ennui, le médiocre ennui, haï de tous, l’ennui qu’on croit stérile est l’humus profond, gras et noir, où longtemps d’avance, le hasard sème le grain d’où germera la joie. Osez dire que nous aurions connu la nôtre ailleurs que dans cette ville sordide, où vous aviez bâillé dix ans auprès d’un vieil homme dévot, entre ces prêtres et ces nonnes, au son de la cloche des Dames de la Repentance avec son joli timbre si doux, si pur ?… Oui, rien ne semblait changé, en apparence, à votre ancienne vie, sinon que je la partageais avec vous… Nous étions seules, tout à fait seules, d’une solitude miraculeuse que nous aurions inutilement cherchée à des milliers de lieues au-delà des mers. Car jour et nuit veillait à notre porte la plus vigilante et la plus sûre des sentinelles : cette fausse image que le monde se formait de nous… « Comme vous aimez le mensonge ! » me disiez-vous. Oui, j’ai aimé le mensonge. Non pas ce mensonge utilitaire, cette forme abjecte du mensonge qui n’est qu’un moyen de défense comme un autre, employé à regret, honteusement… J’ai aimé le mensonge, et il me l’a bien rendu. Il m’a donné la seule liberté dont je pouvais jouir sans contrainte, car si la vérité délivre, elle met à notre délivrance des conditions trop dures à mon orgueil, et le mensonge n’en impose aucune. Seulement il finit par tuer. Il me tue.

    « C’est tout de même quelque chose d’avoir échappé tant d’années à la sinistre curiosité des hommes, à toutes les sollicitudes carnassières auxquelles les faibles abandonnent leur pauvre vie. Elles n’auront rien eu de moi que les apparences, et je doute qu’elles en aient tiré beaucoup de profit. Je n’ai engraissé la pitié de personne. Et au moment même où allaient peut-être s’exercer sur moi toutes ces gencives, je vais être dévorée d’un seul coup.

    « Vous voyez, mon amie, que je parle de moi aujourd’hui avec une franchise insolite qui doit sûrement vous inspirer quelque méfiance. Depuis mon départ de Châteauroux, au long de ces trois semaines dont vous ne saurez probablement jamais l’histoire, j’ai passé par des alternatives de rage et d’espoir également démentielles, je vous ai bien haïe. J’ai su votre trahison dès le premier jour – oui, ma chérie, dès le premier jour – car vous ne me pouvez rien cacher. Que m’importait, après tout ? Je savais, je sais encore que je n’aurais qu’à paraître… Mais je ne reparaîtrai pas. Un moment, il est vrai, j’avais fait ce projet stupide de fuir avec vous. Il ne nous manquait que l’argent, et j’avais le moyen de vous faire riche… Vous l’êtes et… »

     

    Elle resta longtemps la plume suspendue au-dessus du papier, le regard vague, avec une grimace terrible de la bouche. Puis elle raya soigneusement le paragraphe, à l’exception des trois premières lignes.

     

    « … Depuis mon départ de Châteauroux, je me demande encore si je vais disparaître ou non… Il y a d’ailleurs plus d’un sens au mot disparaître. Je préfère vous laisser le choix. Votre misérable vie – elle effaça le mot misérable – votre vie me reste ouverte : je la forcerai quand il me plaira. De toute manière, vous êtes demeurée la ridicule petite dévote sournoise, empoisonnée de silence et de solitude, qui allait chaque jeudi et chaque samedi, après la messe, porter au Petit Berrichon la fameuse annonce dont nous avons ri tant de fois, vous souvenez-vous ? « Orpheline vivant seule demande compagne, excellente éducation, bonne famille, catholique, artiste, physique agréable, pour existence commune. Indemnité convenable. » Oui, nous avons ri ensemble de cet appel discret, dont votre naïveté ne soupçonnait même pas l’équivoque. Mais je crains maintenant que vous ne tiriez quelque gloriole de croire m’avoir ainsi appelée. Il faut que je vous détrompe aujourd’hui. Vous ne m’avez pas révélé votre existence : elle m’était connue, jusque dans ses moindres détails. Je savais tout de vous, petite vipère ! Et retenez encore ceci : bien avant que fût née en moi cette tendresse dont vous n’étiez pas digne – heureusement, d’ailleurs, car je n’aurais que faire d’une égale ! – j’avais résolu de vous approcher coûte que coûte. Et pourquoi ? Parce que je vous savais seule, faible, une proie facile et l’héritière probable d’une vieille avare de quatre-vingts ans… Une proie, vous dis-je ? Rien qu’une proie ! »

     

    Elle appuya si fortement sur le papier que la plume grinça et cracha.

     

    « … C’est pourquoi vous auriez tort de vous prévaloir de mon amitié, même auprès de votre amant. Cela serait inutile et peut-être dangereux. Je suis une aventurière, ma chérie… Excellente éducation, bonne famille. Elle est jolie, ma famille ! Je n’ai pas de père, et je suis fille d’une… »

     

    Depuis un instant, la même grimace contractait sa bouche et semblait gagner le visage entier, dont l’expression devint peu à peu effrayante. La main qu’elle tenait posée à plat sur le papier se ferma tout à coup, et elle resta longtemps appuyée d’un coude sur la table, l’autre bras pendant jusqu’à terre, pétrissant rageusement la feuille entre ses doigts.

    Lorsqu’elle prit de nouveau la plume, ses traits avaient encore une sorte de frémissement imperceptible, puis ils se figèrent instantanément comme si elle venait d’entrevoir une issue, un rayon de lumière au plus profond de la fosse où elle souffrait depuis des heures, toutes les humiliations et les tortures d’un vaste orgueil à l’agonie.

    Elle détacha du bloc un nouveau feuillet, commença d’une écriture plus large, plus régulière, son écriture des grands jours, des jours décisifs de sa dure vie.

     

    « Ma chère enfant, vous recevrez sans doute la visite d’un jeune homme auquel je m’intéresse beaucoup. Je dis sans doute car nous nous sommes quittés un peu brusquement, lui et moi, avant-hier soir, après une conversation pénible. Ce garçon – c’est presque un enfant – vous parlera de moi. Vous jugerez peut-être, dans votre petite sagesse, ma confiance assez mal placée, mais j’ai passé ma vie, vous le savez, à commettre des imprudences et je les ai toujours commises gratuitement. Vous m’avez dégoûtée du mensonge, à peu près pour la même raison que les poètes médiocres nous dégoûtent de la poésie. Mais vous n’avez certainement pas assez d’importance en ce monde pour me donner le goût de la vérité. Mon protégé fera, s’il le juge convenable, ce que je ne me sens pas le courage de faire moi-même. Je me fie à lui en tout, car il ressemble étrangement à ce que j’étais à son âge. S’il n’est déjà pas facile de savoir ce qui se passe dans ces petites têtes-là, il est absolument impossible de prévoir ce qui s’y passera. »

     

    Elle mordit violemment son porte-plume et en travers de la marge jeta, plutôt qu’elle ne la traça, cette menace :

     

    « Il tient votre sort dans ses mains. »

     

    Ses doigts s’étaient mis à trembler si fort que l’écriture était presque indéchiffrable. Elle passa convulsivement la paume sur l’encre fraîche et respira longuement, comme si d’avoir tracé ces lignes, pour elle seule, venait de la délivrer d’une contrainte intolérable.

     

    « Je vous prie d’être bonne envers lui, généreuse même, puisque vous voilà riche… Ne croyez pas avoir affaire à un maître chanteur. Si profondément que vous m’ayez offensée, je ne voudrais pas tirer de vous, ni surtout de votre amant, une vengeance aussi basse. Il me plaît beaucoup seulement de vous laisser, de laisser dans votre vie un être si semblable à moi, d’une race si proche de la mienne, si familière, que je l’ai reconnue du premier coup… Et retenez encore ceci : entre vos mains, il sera inoffensif, comme je l’étais moi-même. Entre vos mains – mon amie – je dis les vôtres.

    « Ne cherchez pas à lire entre les lignes de cette lettre (c’est la troisième que je commence, et je ne suis pas sûre de me décider à l’envoyer). Ne croyez pas non plus que j’exécute aujourd’hui un dessein dès longtemps médité. Car vous me jugez perfide, alors que je n’ai jamais fait que ce qui m’a plu, dans le moment où cela m’a plu. Au lieu que les perfides sont les martyrs de leur propre perfidie et paient très cher, horriblement cher, le court plaisir savouré dans le moment où ils l’ont conçue. Les masques que j’ai portés, je les ai toujours choisis à ma fantaisie et fût-ce pour sauver ma tête, je ne les eusse pas gardés une minute de trop. Il a fallu bien des circonstances extraordinaires pour que je rencontrasse ce petit compagnon et plus extraordinaires encore pour que j’éprouvasse tout à coup le besoin obscur de lui laisser, avant de disparaître, quelque chose de moi, de me survivre en lui. Que je ne comptasse plus dans votre vie, c’était trop ! D’ailleurs je n’avais pas le choix, mon amie. Moi morte, le pauvre enfant tombait entre des mains expertes qui eussent profité de son ignorance même pour lui tirer les vers du nez. Au lieu que prévenu par moi… Ils le scieraient plutôt entre deux planches ! Et comme ils ne sauront rien par vous, je suis sûre d’entrer dans la mort, au nez de ces imbéciles, sous un faux visage et sous un faux nom.

    « Si je ne vous en dis pas plus long, ce n’est pas pour le vain plaisir de tenir suspendu au-dessus de vos têtes, de vos deux têtes… »

     

    Elle lâcha la plume et jeta la tête en arrière, portant la main à sa gorge, comme si l’air lui eût manqué tout à coup. Un moment, elle tourna et retourna la langue dans sa bouche sèche, sans trouver assez de salive pour mettre fin au terrible spasme de la glotte qui faisait vaciller d’angoisse son regard.

     

    « … une ridicule menace. Si incroyable que cela vous paraisse, je suis aussi ignorante que vous des projets de mon petit compagnon. Notre dernière conversation n’a duré que peu d’instants : il m’a écoutée en silence, et il est parti sans un mot. Je ne l’ai pas revu. J’ai laissé une lettre pour lui, sur ma table, et tout ce que je possédais – un peu plus de sept mille francs. Il a dû trouver cela au réveil. Car j’ai gagné moi-même la gare en pleine nuit, à deux heures du matin – une heure où il arrive aux sages de devenir fous, mais où les fous ne deviennent jamais sages… »

     

    – Madame va rater son train, déclara le garçon magnanime. Je me permets de le dire à Madame, qui veut qu’on lui fiche la paix.

    Il prit la monnaie éparse sur la table, et revint à pas lents vers le percolateur, en savourant sa juste revanche.

    – Mince de papiers ! fit-il tandis que la porte se refermait derrière son étrange cliente. Encore une tapée qu’écrit des pages et des pages à son gigolo qui sait peut-être seulement pas lire.

     

    La minuscule gare de Quincy, pas beaucoup plus grande qu’une maisonnette de garde-barrière, est flanquée d’une rangée de tilleuls assez malingres au pied desquels pousse une herbe rare, grillée dès le printemps, et qui ne retrouve quelque fraîcheur qu’à l’arrière-automne au moment où les brises du nord vont la jaunir de nouveau. À leur vue, la voyageuse solitaire sursauta et parut les compter du regard. Quatre. Quatre Tilleuls… Elle eut un sourire ambigu.

    La marchande de journaux traversait la place, poussant devant elle sa voiture. C’était une de ces vieilles Landaises au visage doré, aux yeux pâles. Elle tendit vers la passante la dernière édition du Courrier de Bayonne que celle-ci prit machinalement, après avoir glissé vingt francs dans la petite main crochue, grasse d’encre. Cette libéralité lui fit souvenir qu’elle ne devait avoir en poche que quelques sous. Elle les jeta un peu plus loin, dans un champ, à la volée. Dès ce moment elle n’avait plus besoin de rien.

    Elle fit le geste de jeter aussi le journal, et se ravisa. Tandis qu’elle examinait la feuille encore pliée, le même sourire ambigu reparut sur ses lèvres et y resta longtemps.

    Le chemin qu’elle suivait rejoint la route de Pauriac, mais elle tourna délibérément le dos au village et reprit sa marche vers le nord-est, à travers un paysage d’une monotonie écœurante sous un ciel gris. Elle allait d’un pas égal, d’un pas d’homme, et lorsque les maisons de Genoude lui apparurent, à la corne d’une pinède dont les derniers incendies avaient fait une espèce de lande difforme hérissée de troncs noirs, elle regarda l’heure et constata, non sans surprise, qu’elle était en avance de vingt minutes. Détachant la montre de son poignet, elle la lança dans les broussailles, au loin.

    Un suprême effort l’amena jusqu’à la ligne de chemin de fer, beaucoup moins proche qu’elle ne l’avait cru, car à la sortie de Genoude, la voie fait une large courbe et elle l’avait longée sans la voir. Elle s’assit sur le remblai, en frissonnant. Depuis l’avant-veille, elle avait peu mangé, point dormi, et la certitude d’atteindre enfin le but la laissait brisée, avec un immense besoin de sommeil. Mais dès qu’elle fermait les yeux pour se donner au moins la brève illusion du repos, les images écartées si péniblement au cours des heures ultimes revenaient vers elle comme des bêtes, si réelles, si vivantes qu’elle eût cru pouvoir les repousser de la main.

     

    Elle revoyait sa triste enfance, les visages haïs de ses nourrices, toujours changeantes car l’ancienne religieuse sa mère, réduite pour vivre à de médiocres emplois de gouvernante errait de place en place et de ville en ville, poursuivie par la crainte maladive d’être reconnue et démasquée. Cette crainte avait d’ailleurs pris peu à peu le caractère d’une véritable obsession que sa fille partagea bientôt obscurément, par ce mimétisme nerveux si remarquable chez les enfants. De la foi qu’elle avait perdue la malheureuse défroquée n’avait gardé que des habitudes indéracinables, le goût des « foyers chrétiens », une méfiance insurmontable des impies, des mal-pensants. Le service de tels maîtres lui eût paru le comble de la déchéance et leur indulgence dédaigneuse, ou peut-être leur approbation, l’aurait moins humiliée à ses yeux que déclassée, – déclassement, dernier cercle de l’enfer bourgeois, damnation sans recours !… En vain se jurait-elle chaque fois de garder le silence sur son passé. Dès qu’elle avait respiré de nouveau cet air tiède, un peu fade, détendu ses nerfs surmenés, il semblait qu’une force inconnue triomphât de sa volonté, de ses terreurs, et tout à coup, sous le plus futile prétexte, la confidence sortait d’elle-même, aggravée de réticences et de mystère, la parole irréparable, une allusion d’abord discrète, puis plus claire à l’ancienne vie, au paisible paradis perdu. Délivrance précaire, hélas ! Car à peine échappée cette part de son secret, elle ne respirait plus que dans la crainte qu’un hasard le révélât tout entier. Alors elle multipliait fébrilement les mensonges, s’acharnait à brouiller sa piste jusqu’au jour où se jugeant prise à son propre piège, elle demandait son compte, et s’enfuyait comme on fonce, traînant à sa suite avec des précautions et des ruses de ravisseuse d’enfant, la petite fille, son remords vivant, dont elle eût été incapable de se séparer tout à fait. Après avoir ainsi connu vingt foyers de hasard – les pauvres maisons paysannes où sa mère allait la visiter en grand mystère – la malheureuse enfant dut courir encore d’école en école jusqu’au jour où – Évangeline avait alors dix-sept ans – l’ancienne religieuse laissa échapper son secret. Elles ne devaient se revoir que dix ans plus tard, à Mégère.

     

    D’un geste machinal, elle éleva son poignet à la hauteur de ses yeux, se rappela soudain qu’elle avait jeté sa montre, et son cœur se serra tandis qu’elle jetait un regard vers l’horizon gris d’où s’élèverait bientôt le panache de fumée qui allait fixer son destin. Mégère !… Au souvenir de l’aventure incroyable, elle eut ce furtif sursaut d’attention qu’éveille en vous le titre d’un livre lu jadis, et qui vous a passionné. Rien de plus. Le meurtre de la vieille dame n’était pour elle, à ce moment, qu’une sorte d’accident presque négligeable, une péripétie sans grand intérêt au regard de ce qui l’avait suivi. Elle n’avait d’ailleurs pas prémédité ce crime, ou si peu. Parmi tant de mensonges, un passage de la lettre qu’elle venait d’écrire n’exprimait que la vérité, si invraisemblable qu’elle fût. C’était réellement Mme Louise qui, désespérant d’arracher à sa maîtresse plus qu’un legs médiocre et banal, avait rêvé de placer sa fille auprès de l’héritière. Ainsi croyait-elle lui assurer pour longtemps, pour toujours peut-être, cette sécurité qu’elle avait poursuivie elle-même sans l’atteindre. Il était peu probable, en effet, que la faible orpheline échappât jamais au pouvoir de la femme audacieuse et lucide qui avait forcé sa solitude. Mais c’est l’héritage lui-même qui avait failli tomber en d’autres mains ! L’ancienne religieuse prévenue par l’homme d’affaires même de l’archevêché, principal artisan de l’intrigue, s’était efforcée d’obtenir de sa fille qu’elle tentât, au nom, bien qu’à l’insu, de la petite-nièce, une démarche désespérée dont elle eût pu attendre la réconciliation des deux femmes, si éloignées l’une de l’autre par l’âge, les habitudes, une ignorance réciproque de leur véritable nature et un orgueil démesuré… Le seul hasard avait fait le reste.

     

    Non ! elle n’éprouvait décidément aucun remords de ce crime fortuit. L’atroce jalousie qui la déchirait depuis des semaines, depuis que la trahison lui était apparue certaine et qu’était entrée en elle, au plus profond de ses entrailles, la conviction d’avoir à lâcher un jour ou l’autre sa jeune proie, semblait elle-même s’éteindre, faute d’aliment. L’obscure fierté d’avoir joué jusqu’au bout, de jouer au-delà de la mort, un rôle extraordinaire, fait à sa mesure, à la mesure de sa puissance de dissimulation et de mensonge, l’emportait sur tout autre sentiment. Ce rôle, les circonstances le lui avaient imposé sans doute, car s’étant trouvée de nouveau face à face – deux fois dans le même jour – avec l’infortuné prêtre, et reconnue, il ne lui restait pas d’autre chance d’échapper – provisoirement du moins – au désastre où elle eût entraîné sa mère et son amie toujours chérie. Mais enfin, elle avait tenu l’impossible gageure. Et aucun raisonnement n’eût été capable d’abattre en ce moment sa fierté : car elle ignorerait toujours, elle n’aurait pu comprendre, elle n’eût jamais voulu convenir que, croyant tout devoir à son énergie et à sa ruse, elle avait réellement vécu tout éveillée un sinistre cauchemar, où de plus lucides eussent reconnu une à une les images aberrantes nées du remords maternel, cette obsession du prêtre, de ses manières, de son langage qui avait empoisonné tant d’années la conscience bourrelée de l’ancienne religieuse.

     

    Elle descendit du remblai, fit quelques pas, s’assit lentement sur les rails, puis dépliant son journal, l’étendit avec un sourire à la place même où elle allait poser sa tête. Et sa joue se posa comme d’elle-même sur le titre, imprimé en lettres grasses, d’un simple fait divers dont les lecteurs du Courrier de Bayonne prenaient sans doute à la même heure connaissance, mais qu’elle ne devait jamais lire.

     

     

    ACCIDENT, CRIME, OU SUICIDE ?

    _____

     

     

    On a retrouvé hier dans la Bidassoa, le cadavre défiguré d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années que le courant a sans doute roulé sur une grande distance, et dont on désespère de pouvoir établir l’identité.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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