• PIÈCES DE THÉÂTRE ET TRAGÉDIES

     

     

    ♥ Les didascalies - (Florette M)

    ♥ Lorenzaccio - (Alfred de Musset)

     

     

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    ACTE I
    SCÈNE PREMIÈRE
    Un jardin. – Clair de lune ;
    un pavillon dans le fond, un autre sur le devant.
    Entrent le Duc et Lorenzo, couverts de leurs manteaux ; Giomo
    une lanterne à la main.

    LE DUC
    Qu’elle se fasse attendre encore un quart d’heure, et je m’en vais. Il fait un froid de tous les diables.

    LORENZO
    Patience, Altesse, patience.

    LE DUC
    Elle devait sortir de chez sa mère à minuit ; il est minuit, et elle ne vient pourtant pas.

    LORENZO
    Si elle ne vient pas, dites que je suis un sot, et que la vieille mère est une honnête femme.

    LE DUC
    Entrailles du pape ! Avec tout cela je suis volé d’un millier de ducats.

    LORENZO
    Nous n’avons avancé que moitié. Je réponds de la petite. Deux grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ? Voir dans un enfant de quinze ans la rouée à venir ; étudier, ensemencer, infiltrer paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d’ami, dans une caresse au menton ; – tout dire et ne rien dire, selon le caractère des parents ; – habituer doucement l’imagination qui se développe à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui l’effraie, à mépriser ce qui la protège ! Cela va plus vite qu’on ne pense ; le vrai mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle-ci ! Tout ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse ! Tant de pudeur ! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se salir la patte. Proprette comme une Flamande ! La médiocrité bourgeoise en personne. D’ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur peu de fortune n’a pas permis une éducation solide ; point de fond dans les principes, rien qu’un léger vernis ; mais quel flot violent d’un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile, qui craque à chaque pas ! Jamais arbuste en fleurs n’a promis de fruits plus rares, jamais je n’ai humé dans une atmosphère enfantine plus exquise odeur de courtisanerie.

    LE DUC
    Sacrebleu ! Je ne vois pas le signal. Il faut pourtant que j’aille au bal chez Nasi : c’est aujourd’hui qu’il marie sa fille.

    GIOMO
    Allons au pavillon, monseigneur. Puisqu’il ne s’agit que d’emporter une fille qui est à moitié payée, nous pouvons bien taper aux carreaux.

    LE DUC
    Viens par ici, le Hongrois a raison. (Ils s’éloignent. – Entre Maffio.)

    MAFFIO
    Il me semblait dans mon rêve voir ma sœur traverser notre jardin, tenant une lanterne sourde, et couverte de pierreries. Je me suis éveillé en sursaut. Dieu sait que ce n’est qu’une illusion, mais une illusion trop forte pour que le sommeil ne s’enfuie pas devant elle. Grâce au ciel, les fenêtres du pavillon où couche la petite sont fermées comme de coutume ; j’aperçois faiblement la lumière de sa lampe entre les feuilles de notre vieux figuier. Maintenant mes folles terreurs se dissipent ; les battements précipités de mon cœur font place à une douce tranquillité. Insensé ! Mes yeux se remplissent de larmes, comme si ma pauvre sœur avait couru un véritable danger. – Qu’entends-je ? Qui remue là entre les branches ? (La sœur de Maffio passe dans l’éloignement.) Suis-je éveillé ? C’est le fantôme de ma sœur. Il tient une lanterne sourde, et un collier brillant étincelle sur sa poitrine aux rayons de la lune. Gabrielle ! Gabrielle ! Où vas-tu ? (Rentrent Giomo et le duc.)

    GIOMO
    Ce sera le bonhomme de frère pris de somnambulisme. – Lorenzo conduira votre belle au palais par la petite porte ; et quant à nous, qu’avons-nous à craindre ?

    MAFFIO
    Qui êtes-vous ? Holà ! Arrêtez ! (Il tire son épée.)

    GIOMO
    Honnête rustre, nous sommes tes amis.

    MAFFIO
    Où est ma sœur ? Que cherchez-vous ici ?

    GIOMO
    Ta sœur est dénichée, brave canaille. Ouvre la grille de ton jardin.

    MAFFIO
    Tire ton épée et défends-toi, assassin que tu es !

    GIOMO saute sur lui et le désarme.
    Halte-là ! Maître sot, pas si vite !

    MAFFIO
    Ô honte ! Ô excès de misère ! S’il y a des lois à Florence, si quelque justice vit encore sur la terre, par ce qu’il y a de vrai et de sacré au monde, je me jetterai aux pieds du duc, et il vous fera pendre tous les deux.

    GIOMO
    Aux pieds du duc ?

    MAFFIO
    Oui, oui, je sais que les gredins de votre espèce égorgent impunément les familles. Mais que je meure, entendez-vous, je ne mourrai pas silencieux comme tant d’autres. Si le duc ne sait pas que sa ville est une forêt pleine de bandits, pleine d’empoisonneurs et de filles déshonorées, en voilà un qui le lui dira. Ah ! Massacre ! Ah ! Fer et sang ! J’obtiendrai justice de vous.

    GIOMO, l’épée à la main
    Faut-il frapper, Altesse ?

    LE DUC
    Allons donc ! Frapper ce pauvre homme ! Va te recoucher, mon ami ; nous t’enverrons demain quelque 90 ducats. (Il sort.)

    MAFFIO
    C’est Alexandre de Médicis !

    GIOMO
    Lui-même, mon brave rustre. Ne te vante pas de sa visite si tu tiens à tes oreilles. (II sort.)
    SCÈNE 2
    Une rue. – Le point du jour. – Plusieurs masques sortent d’une maison illuminée.
    Un marchand de soieries et un orfèvre ouvrent leurs boutiques.

    LE MARCHAND DE SOIERIES
    Hé, hé, père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes. (Il étale ses pièces de soie.)

    L’ORFÈVRE, bâillant.
    C’est à se casser la tête ! Au diable leur noce ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

    LE MARCHAND
    Ni ma femme non plus, voisin ; la chère âme s’est tournée et retournée comme une anguille. Ah ! Dame ! Quand on est jeune, on ne s’endort pas au bruit des violons.

    L’ORFÈVRE
    Jeune ! Jeune ! Cela vous plaît à dire. On n’est pas jeune avec une barbe comme celle-là ; et cependant Dieu sait si leur damnée musique me donne envie de danser. (Deux écoliers passent)

    PREMIER ÉCOLIER
    Rien n’est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les couleurs.Tiens ! Voilà la maison des Nasi. (Il souffle dans ses doigts.) Mon portefeuille me glace les mains.

    DEUXIÈME ÉCOLIER
    Et on nous laissera approcher ?

    PREMIER ÉCOLIER
    En vertu de quoi est-ce qu’on nous en empêcherait ? Nous sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la porte ; en voilà des chevaux, des pages et des livrées ! Tout cela va et vient, il n’y a qu’à s’y connaître un peu ; je suis capable de nommer toutes les personnes d’importance ; on observe bien tous les costumes, et le soir on dit à l’atelier : j’ai une terrible envie de dormir, j’ai passé la nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati ; le prince était habillé de telle ou telle façon, la princesse de telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape par-derrière. (Ils se placent contre la porte de la maison.)

    L’ORFÈVRE
    Entendez-vous les petits badauds ? Je voudrais qu’un de mes apprentis fît un pareil métier !

    LE MARCHAND
    Bon, bon, père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse n’a rien à perdre. Tous ces grands yeux étonnés de ces petits polissons me réjouissent le cœur. – Voilà comme j’étais, humant l’air et cherchant les nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C’est une famille bien florentine celle-là ! Quelle tournure ont tous ces grands seigneurs ! J’avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit : Hé, hé, ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.

    L’ORFÈVRE
    Il en danse plus d’une qui n’est pas payée, voisin ; ce sont celles-là qu’on arrose de vin et qu’on frotte sur les murailles avec le moins de regret. Que les grands seigneurs s’amusent, c’est tout simple, – ils sont nés pour cela. Mais il y a des amusements de plusieurs sortes, entendez-vous ?

    LE MARCHAND
    Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d’autres. Qu’entendez-vous vous-même, père Mondella ?

    L’ORFÈVRE
    Cela suffit ; – je me comprends – c’est-à-dire que les murailles de tous ces palais-là n’ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur fallait moins de force pour défendre les aïeux de l’eau du ciel, qu’il ne leur en faut pour soutenir les fils quand ils sont trop pris de leur vin.

    LE MARCHAND
    Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc dans ma boutique, que je vous montre une pièce de velours.

    L’ORFÈVRE
    Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin ; un bon verre de vin vieux a une bonne mine au bout d’un bras qui a sué pour le gagner ; on le soulève gaiement d’un petit coup ; et il s’en va donner du courage au cœur de l’honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce sont des tonneaux sans vergogne que tous ces godelureaux de la cour. À qui fait-on plaisir, en s’abrutissant jusqu’à la bête féroce ? À personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins.

    LE MARCHAND
    Le carnaval a été rude, il faut l’avouer ; et leur maudit ballon m’a gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins. Dieu merci ! Les Strozzi ont payé.

    L’ORFÈVRE
    Les Strozzi ! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main sur leur neveu ! Le plus brave homme de Florence, c’est Philippe Strozzi.

    LE MARCHAND
    Cela n’empêche pas Pierre Strozzi d’avoir traîné son maudit ballon sur ma boutique et de m’avoir fait trais grandes taches dans une aune de velours brodé. À propos, père Vondella, nous verrons-nous à Montolivet ?

    L’ORFÈVRE
    Ce n’est pas mon métier de suivre les foires ; j’irai cependant à Montolivet par piété. C’est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet tous les péchés.

    LE MARCHAND
    Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les marchands plus que tous les autres jours de l’année. C’est plaisir de voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier et examiner toutes les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse ! La cour est une belle chose.

    L’ORFÈVRE
    La Cour ! Le peuple la porte sur le dos, voyez-vous ! Florence était encore, il n’y a pas longtemps de cela, une bonne maison bien bâtie ; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes familles, en étaient les colonnes. Il n’y en avait pas une, de toutes ces colonnes, qui dépassât les autres d’un pouce ; elles soutenaient à elles toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là-dessous sans crainte d’une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire, je vous le dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille Médicis, et d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savez-vous, voisin, comme l’édifice branlait au vent, attendu qu’il avait la tête trop lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle. Les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats dans un fromage ; et il est bon de savoir que tout en jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l’œil sur nous autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison ; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade ; c’est en vertu des hallebardes qui se promènent sur la plate-forme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres ; et encore le paye-t-on pour cela.

    LE MARCHAND
    Peste ! Peste ! Comme vous y allez ! Vous avez l’air de savoir tout cela par cœur ; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin Mondella.

    L’ORFÈVRE
    Et quand on me bannirait comme tant d’autres ! On vit à Rome aussi bien qu’ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font ! (Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux. – Passe un bourgeois avec sa femme.)

    LA FEMME
    Guillaume Martelli est un bel homme, et riche. C’est un bonheur pour Nicolo Nasi d’avoir un gendre comme celui-là. Tiens, le bal dure encore. Regarde donc toutes ces lumières.

    LE BOURGEOIS
    Et nous, notre fille, quand la marierons-nous ?

    LA FEMME
    Comme tout est illuminé ! Danser encore à l’heure qu’il est, c’est là une jolie fête ! – On dit que le duc y est.

    LE BOURGEOIS
    Faire du jour la nuit, et de la nuit le jour, c’est un moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des hallebardes à la porte d’une noce ! Que le bon Dieu protège la ville ! Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d’Allemands, de leur damnée forteresse.

    LA FEMME
    Regarde donc le joli masque. Ah ! La belle robe ! Hélas ! Tout cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres, à la maison. (Ils sortent.)

    UN SOLDAT, au marchand.
    Gare ! Canaille ! Laisse passer les chevaux.

    LE MARCHAND
    Canaille toi-même, Allemand du diable ! (Le soldat le frappe de sa pique.)

    LE MARCHAND se retirant.
    Voilà comme on suit la capitulation ! Ces gredins-là maltraitent les citoyens. (Il rentre chez lui.)

    L’ÉCOLIER, à son camarade
    Vois-tu celui-là qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellaï. Un fier luron ! Ce petit-là à côté de lui, c’est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit.

    UN PAGE, criant.
    Le cheval de Son Altesse !

    LE SECOND ÉCOLIER
    Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.

    LE PREMIER ÉCOLIER
    Crois-tu qu’il va te manger ? (La foule s’augmente à la porte.)

    L’ÉCOLIER
    Celui-là, c’est Nicolini celui-là, c’est le provéditeur. (Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux masqués.)

    LE DUC, montant à cheval.
    Viens-tu, julien ?

    SALVIATI
    Non, Altesse, pas encore. (Il lui parle à l’oreille.)

    LE DUC
    Bien, bien, ferme !

    SALVIATI
    Elle est belle comme un démon. – Laissez-moi faire, si je peux me débarrasser de ma femme. (Il rentre dans le bal.)

    LE DUC
    Tu es gris, Salviati ; le diable m’emporte, tu vas de travers. (Il part avec sa suite.)

    L’ÉCOLIER
    Maintenant que voilà le duc parti, il n’y en a pas pour longtemps. (Les masques sortent de tous côtés.)

    LE SECOND ÉCOLIER
    Rose, vert, bleu, j’en ai plein les yeux ; la tête me tourne.

    UN BOURGEOIS
    Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne peuvent plus se tenir. (Le provéditeur monte à cheval ; une bouteille cassée lui tombe sur l’épaule.)

    LE PROVÉDITEUR
    Eh ! Ventrebleu ! Quel est l’assommeur, ici ?

    UN MASQUE
    Eh ! Ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini ? Tenez, regardez à la fenêtre ; c’est Lorenzo, avec sa robe de nonne.

    LE PROVÉDITEUR
    Lorenzaccio, le diable soit de toi, tu as blessé mon cheval. (La fenêtre se ferme.) Peste soit de l’ivrogne et de ses farces silencieuses ! Un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des espiègleries d’écolier en vacance ! (Il sort. – Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien Salviati ; il lui tient l’étrier. Elle monte à cheval ; un écuyer et une gouvernante la suivent.)

    SALVIATI
    La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la moelle de mes os.

    LOUISE
    Seigneur, ce n’est pas là le langage d’un cavalier.

    SALVIATI
    Quels yeux tu as, mon cher cœur ! Quelle belle épaule à essuyer, tout humide et si fraîche ! Que faut-il te donner pour être ta camériste cette nuit ? Le joli pied à déchausser !

    LOUISE
    Lâche mon pied, Salviati.

    SALVIATI
    Non, par le corps de Bacchus ! Jusqu’à ce que tu m’aies dit quand nous coucherons ensemble. (Louise frappe son cheval et part au galop.)

    UN MASQUE, à Salviati.
    La petite Strozzi s’en va rouge comme la braise ; – vous l’avez fâchée, Salviati.

    SALVIATI
    Baste ! Colère de jeune fille, et pluie du matin… (Il sort.)
    SCÈNE 3
    Chez le marquis de Cibo.
    Le Marquis, en habit de voyage ; la Marquise ; Ascania ; le cardinal Cibo, assis.

    LE MARQUIS, embrassant son fils.
    Je voudrais pouvoir t’emmener, petit, toi et ta grande épée qui te traîne entre les jambes. Prends patience, Massa n’est pas bien loin, et je te rapporterai un bon cadeau.

    LA MARQUISE
    Adieu, Laurent ; revenez, revenez !

    LE CARDINAL
    Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans ses terres, je crois.

    LE MARQUIS
    Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.(Il embrasse sa femme.)

    LE CARDINAL
    Je voudrais seulement que l’honnêteté n’eût pas cette apparence.

    LA MARQUISE
    L’honnêteté n’a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal ? Sont-elles toutes au repentir ou à la crainte ?

    LE MARQUIS
    Non, par le ciel ! Car les meilleurs sont à l’amour. N’essuyez pas celles-ci sur mon visage ; le vent s’en chargera en route : qu’elles se sèchent lentement ! Eh bien ! Ma chère, vous ne me dites rien pour vos favoris ? N’emporterai-je pas, comme de coutume, quelque belle harangue sentimentale à faire de votre part aux roches et aux cascades de mon vieux patrimoine ?

    LA MARQUISE
    Ah ! Mes pauvres cascatelles !

    LE MARQUIS
    C’est la vérité, ma chère âme ; elles sont toutes tristes sans vous. (Plus bas.) Elles ont été joyeuses autrefois, n’est-il pas vrai, Ricciarda ?

    LA MARQUISE
    Emmenez-moi.

    LE MARQUIS
    Je le ferais si j’étais fou, et je le suis presque, avec ma vieille mine de soldat. N’en parlons plus ; – ce sera l’affaire d’une semaine. Que ma chère Ricciarda voie ses jardins quand ils sont tranquilles et solitaires ; les pieds boueux de mes fermiers ne laisseront pas de trace dans ses allées chéries. C’est à moi de compter mes vieux troncs d’arbres qui me rappellent ton père Albéric, et tous les brins d’herbe de mes bois ; les métayers et leurs bœufs, tout cela me regarde. À la première fleur que je verrai pousser, je mets tout à la porte, et je vous emmène alors.

    LA MARQUISE
    La première fleur de notre belle pelouse m’est toujours chère. L’hiver est si long ! Il me semble toujours que ces pauvres petites ne reviendront jamais.

    ASCANIO
    Quel cheval as-tu, mon père, pour t’en aller ?

    LE MARQUIS
    Viens avec moi dans la cour, tu le verras. (Il sort. – La marquise reste seule avec le cardinal. – Un silence.)

    LE CARDINAL
    N’est-ce pas aujourd’hui que vous m’avez demandé d’entendre votre confession, marquise ?

    LA MARQUISE
    Dispensez-m’en, cardinal. Ce sera pour ce soir, si votre Éminence est libre, ou demain, comme elle voudra. – Ce moment-ci n’est pas à moi. (Elle se met à la fenêtre et fait un signe d’adieu à son mari.)

    LE CARDINAL
    Si les regrets étaient permis à un fidèle serviteur de Dieu, j’envierais le sort de mon frère. – Un si court voyage, si simple, si tranquille ! – une visite à une de ses terres qui n’est qu’à quelques pas d’ici ! – une absence d’une semaine, – et tant de tristesse, une si douce tristesse, veux-je dire, à son départ ! Heureux celui qui sait se faire aimer ainsi après sept années de mariage ! N’est-ce pas sept années, marquise ?

    LA MARQUISE
    Oui, cardinal, mon fils a six ans.

    LE CARDINAL
    Étiez-vous hier à la noce des Nasi ?

    LA MARQUISE
    Oui, j’y étais.

    LE CARDINAL
    Et le duc en religieuse ?

    LA MARQUISE
    Pourquoi le duc en religieuse ?

    LE CARDINAL
    On m’avait dit qu’il avait pris ce costume ; il se peut qu’on m’ait trompé.

    LA MARQUISE
    Il l’avait en effet. Ah ! Malaspina, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes !

    LE CARDINAL
    On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de foie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.

    LA MARQUISE
    L’exemple est à craindre, et non l’intention, je ne suis pas comme vous ; cela m’a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles mènent ! Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées, des actions.

    LE CARDINAL
    Bon, bon ! Le duc est jeune, marquise, et gageons que cet habit coquet des nonnes lui allait à ravir.

    LA MARQUISE
    On ne peut mieux ; il n’y manquait que quelques gouttes de sang de son cousin, Hippolyte de Médicis.

    LE CARDINAL
    Et le bonnet de la Liberté, n’est-il pas vrai, petite sœur ? Quelle haine pour ce pauvre duc !

    LA MARQUISE
    Et vous, son bras droit, cela vous est égal que le duc de Florence soit le préfet de Charles Quint, le commissaire civil du pape, comme Baccio est son commissaire religieux ? Cela vous est égal, à vous, frère de mon Laurent, que notre soleil, à nous, promène sur la citadelle des ombres allemandes ? Que César parle ici dans toutes les bouches ? Que la débauche serve d’entremetteuse à l’esclavage, et secoue ses grelots sur les sanglots du peuple ? Ah ! Le clergé sonnerait au besoin toutes ses cloches pour en étouffer le bruit et pour réveiller l’aigle impérial, s’il s’endormait sur nos pauvres toits. (Elle sort.)

    LE CARDINAL
    Seul, soulève la tapisserie et appelle à voix basse. Agnolo ! (Entre un page.) Quoi de nouveau aujourd’hui ?

    AGNOLO
    Cette lettre, monseigneur.

    LE CARDINAL
    Donne-la-moi.

    AGNOLO
    Hélas ! Éminence, c’est un péché.

    LE CARDINAL
    Rien n’est un péché quand on obéit à un prêtre de l’Église romaine, (Agnolo remet la lettre.) Cela est comique d’entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous d’amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes républicaines, (Il ouvre la lettre et lit.) “Ou vous serez à moi, ou vous aurez fait mon malheur, le vôtre, et celui de nos deux maisons.” Le style du duc est laconique, mais il ne manque pas d’énergie. Que la marquise soit convaincue ou non, voilà le difficile à savoir. Deux mois de cour presque assidue, c’est beaucoup pour Alexandre ; ce doit être assez pour Ricciarda Cibo. (Il rend la lettre au page.) Remets cela chez ta maîtresse ; tu es toujours muet, n’est-ce pas ? Compte sur moi. (Il lui donne sa main à baiser et sort.)
    SCÈNE 4
    Une cour du palais du Duc.
    Le duc Alexandre sur une terrasse ; des pages exercent des chevaux dans la cour. Entrent Valori et sire Maurice.

    LE DUC, à Valori.
    Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de Rome ?

    VALORI
    Paul III envoie mille bénédictions à votre Altesse et fait les vœux les plus ardents pour sa prospérité.

    LE DUC
    Rien que des vœux, Valori ?

    VALORI
    Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop d’indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue ; et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à votre Altesse.

    LE DUC
    Voilà, pardieu, un beau cheval, sire Maurice ! Hé ! Quelle croupe de diable !

    SIRE MAURICE
    Superbe, Altesse.

    LE DUC
    Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi ; mais, par Bacchus, ils m’ont mis dans la main une espèce de sceptre qui sent la hache d’une lieue. Allons, voyons, Valori, qu’est-ce que c’est ?

    VALORI
    Je suis un prêtre, Altesse ; si les paroles que mon devoir me force à vous rapporter fidèlement doivent être interprétées d’une manière aussi sévère, mon cœur me défend d’y ajouter un mot.

    LE DUC
    Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu, le seul prêtre honnête homme que j’aie vu de ma vie.

    VALORI
    Monseigneur, l’honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit, et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.

    LE DUC
    Ainsi donc, point d’explications ?

    SIRE MAURICE
    Voulez-vous que je parle, monseigneur ? Tout est facile à expliquer.

    LE DUC
    Eh bien ?

    SIRE MAURICE
    Les désordres de la cour irritent le pape.

    LE DUC
    Que dis-tu là, toi ?

    SIRE MAURICE
    J’ai dit les désordres de la cour, Altesse ; les actions du duc n’ont d’autre juge que lui-même. C’est Lorenzo de Médicis que le pape réclame comme transfuge de sa justice.

    LE DUC
    De sa justice ? Il n’a jamais offensé de pape à ma connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.

    SIRE MAURICE
    Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour d’ivresse, avait décapité les statues de l’arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.

    LE DUC
    Ah ! Parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l’effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l’évêque de Fano ? Cette mutilation revient toujours sur l’eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela drôle, d’avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre, je protège les arts comme un autre, et j’ai chez moi les premiers artistes de l’Italie. Mais je n’entends au respect du pape pour ces statues qu’il excommunierait demain, si elles étaient en chair et en os.

    SIRE MAURICE
    Lorenzo est un athée ; il se moque de tout. Si le gouvernement de votre Altesse n’est pas entouré d’un profond respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle Lorenzo, Lorenzaccio : on sait qu’il dirige vos plaisirs, et cela suffit.

    LE DUC
    Paix ! Tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d’Alexandre. (Entre le cardinal Cibo.) Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.

    LE CARDINAL
    Messire Francesco Molza vient de débiter à l’Académie romaine une harangue en latin contre le mutilateur de l’arc de Constantin.

    LE DUC
    Allons donc, vous me mettriez en colère ! Renzo un homme à craindre ! Le plus fieffé poltron ! Une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé ! Un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l’ombre à son côté ! D’ailleurs un philosophe, un gratteur de papiers, un méchant poète, qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n’ai pas encore peur des ombres. Eh ! Corps de Bacchus ! Que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille ! J’aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu, il restera ici.

    LE CARDINAL
    Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.

    LE DUC
    Plaisantez-vous, Cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité ? (Il lui parle bas.) Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, c’est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille ; il se fourre partout, et me dit tout. N’a-t-il pas trouvé moyen d’établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l’enfer ? Oui, certes, c’est mon entremetteur ; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu’un, ne me nuira pas. Tenez ! (Lorenzo paraît au fond d’une galerie basse.) Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous vous moquez de lui. Hé ! Renzo, viens donc ici ; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.

    LORENZO, monte l’escalier de la terrasse.
    Bonjour, messieurs les amis de mon cousin.

    LE DUC
    Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la nouvelle ? Mon ami, on t’excommunie en latin, et sire Maurice t’appelle un homme dangereux, le cardinal aussi ; quant au bon Valori, il est trop honnête pour prononcer ton nom.

    LORENZO
    Pour qui dangereux, Éminence ? Pour les filles de joie ou pour les saints du paradis ?

    LE CARDINAL
    Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.

    LORENZO
    Une insulte de prêtre doit se faire en latin.

    SIRE MAURICE
    Il s’en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.

    LORENZO
    Sire Maurice, je ne vous voyais pas ; excusez-moi, j’avais le soleil dans les yeux ; mais vous avez bon visage et votre habit me paraît tout neuf.

    SIRE MAURICE
    Comme votre esprit ; je l’ai fait faire d’un vieux pourpoint de mon grand-père.

    LORENZO
    Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.

    SIRE MAURICE
    Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. À votre place, je prendrais une épée.

    LORENZO
    Si l’on vous a dit que j’étais un soldat, c’est une erreur ; je suis un pauvre amant de la science.

    SIRE MAURICE
    Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C’est une arme trop vile ; chacun fait usage des siennes. (Il tire son épée.)

    VALORI
    Devant le duc, l’épée nue !

    LE DUC, riant.
    Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin ; qu’on lui donne une épée !

    LORENZO
    Monseigneur, que dites-vous là ?

    LE DUC
    Eh bien ! Ta gaieté s’évanouit si vite ? Tu trembles, cousin ? Fi donc ! Tu fais honte au nom des Médicis, je ne suis qu’un bâtard, et je le porterais mieux que toi, qui es légitime ? Une épée, une épée ! Un Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici ; toute la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.

    LORENZO
    Son Altesse se rit de moi.

    LE DUC
    J’ai ri tout à l’heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée ! (Il prend l’épée d’un page et la présente à Lorenzo.)

    VALORI
    Monseigneur, c’est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en présence de votre Altesse est un crime punissable dans l’intérieur du palais.

    LE DUC
    Qui parle ici, quand je parle ?

    VALORI
    Votre Altesse ne peut avoir eu autre dessein que celui de s’égayer un instant, et sire Maurice lui-même n’a point agi dans une autre pensée.

    LE DUC
    Et vous ne voyez pas que je plaisante encore ! Qui diable pense ici à une affaire sérieuse ? Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s’il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! Je crois qu’il va tomber. (Lorenzo chancelle ; il s’appuie sur la balustrade et glisse à terre tout d’un coup.)

    LE DUC, riant aux éclats.
    Quand je vous le disais ! Personne ne le sait mieux que moi ; la seule vue d’une épée le fait trouver mal. Allons ! Chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère. (Les pages relèvent Lorenzo.)

    SIRE MAURICE
    Double poltron ! Fils de catin !

    LE DUC
    Silence ! Sire Maurice ! Pesez vos paroles ; c’est moi qui vous le dis maintenant ; pas de ces mots-là devant moi.

    VALORI
    Pauvre jeune homme ! (Sire Maurice et Valori sortent.)

    LE CARDINAL, resté seul avec le duc.
    Vous croyez à cela, monseigneur ?

    LE DUC
    Je voudrais bien savoir comment je n’y croirais pas.

    LE CARDINAL
    Hum ! C’est bien fort.

    LE DUC
    C’est justement pour cela que j’y crois. Vous figurez-vous qu’un Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir ? D’ailleurs ce n’est pas la première fois que cela lui arrive ; jamais il n’a pu voir une épée.

    LE CARDINAL
    C’est bien fort. C’est bien fort. (Ils sortent.)
    SCÈNE 5
    Devant l’église de Saint-Miniato à Montolivet. La foule sort de l’église.

    UNE FEMME, à sa voisine.
    Retournez-vous ce soir à Florence ?

    LA VOISINE
    Je ne reste jamais plus d’une heure ici, et je n’y viens jamais qu’un seul vendredi ; je ne suis pas assez riche pour m’arrêter à la foire ; ce n’est pour moi qu’une affaire de dévotion, et que cela suffise pour mon salut, c’est tout ce qu’il me faut.

    UNE DAME DE LA COUR, à une autre.
    Comme il a bien prêché ! C’est le confesseur de ma fille. (Elle s’approche d’une boutique.) Blanc et or, cela fait bien le soir ; mais le jour, le moyen d’être propre avec cela ! (Le marchand et l’orfèvre devant leurs boutiques avec quelques cavaliers.)

    L’ORFÈVRE
    La citadelle ! Voilà ce que le peuple ne souffrira jamais ; voir tout d’un coup s’élever sur la ville cette nouvelle tour de Babel, au milieu du plus maudit baragouin : les Allemands ne pousseront jamais à Florence, et pour les y greffer, il faudra un vigoureux lien.

    LE MARCHAND
    Voyez, mesdames ; que vos seigneuries acceptent un tabouret sous mon auvent.

    UN CAVALIER
    Tu es un vieux sang florentin, père Mondella ; la haine de la tyrannie fait encore trembler tes doigts ridés sur tes ciselures précieuses, au fond de ton cabinet de travail.

    L’ORFÈVRE
    C’est vrai, Excellence. Si j’étais un grand artiste, j’aimerais les princes, parce qu’eux seuls peuvent faire entreprendre de grands travaux ; les grands artistes n’ont pas de patrie ; moi, je fais des saints-ciboires et des poignées d’épée.

    UN AUTRE CAVALIER
    À propos d’artiste, ne voyez-vous pas dans ce petit cabaret ce grand gaillard qui gesticule devant des badauds ? Il frappe son verre sur la table ; si je ne me trompe, c’est ce hâbleur de Cellini.

    LE PREMIER CAVALIER
    Allons-y donc, et entrons ; avec un verre de vin dans la tête, il est curieux à entendre, et probablement quelque bonne histoire est en train. (Ils sortent. – Deux bourgeois s’assoient.)

    PREMIER BOURGEOIS
    Il y a eu une émeute à Florence ?

    DEUXIÈME BOURGEOIS
    Presque rien. – Quelques pauvres jeunes gens ont été tués sur le vieux-Marché.

    PREMIER BOURGEOIS
    Quelle pitié pour les familles !

    DEUXIÈME BOURGEOIS
    Voilà des malheurs inévitables. Que voulez-vous que fasse la jeunesse d’un gouvernement comme le nôtre ? On vient crier à son de trompe que César est à Bologne ; et les badauds répètent : “César est à Bologne”, en clignant des yeux d’un air d’importance, sans réfléchir à ce qu’on y fait. Le jour suivant, ils sont plus heureux encore d’apprendre et de répéter : “Le pape est à Bologne avec César.” Que s’ensuit-il ? Une réjouissance publique, ils n’en voient pas davantage ; et puis un beau matin ils se réveillent tout engourdis des fumées du vin impérial, et ils voient une figure sinistre à la grande fenêtre du palais des Pazzi. Ils demandent quel est ce personnage, et on leur répond que c’est leur roi. Le pape et l’empereur sont accouchés d’un bâtard qui a droit de vie et de mort sur nos enfants, et qui ne pourrait pas nommer sa mère.

    L’ORFÈVRE, s’approchant.
    Vous parlez en patriote, ami ; je vous conseille de prendre garde à ce flandrin. (Passe un officier allemand.)

    L’OFFICIER
    Ôtez-vous de là, messieurs ; des dames veulent s’asseoir. (Deux dames de la cour entrent et s’assoient.)

    PREMIÈRE DAME
    Ceci est de Venise ?

    LE MARCHAND
    Oui, magnifique, Seigneurie ; vous en lèverai-je quelques aunes ?

    PREMIÈRE DAME
    Si tu veux. J’ai cru voir passer Julien Salviati.

    L’OFFICIER
    Il va et vient à la porte de l’église ; c’est un galant.

    DEUXIÈME DAME
    C’est un insolent. Montrez-moi des bas de soie.

    L’OFFICIER
    Il n’y en aura pas d’assez petits pour vous.

    PREMIÈRE DAME
    Laissez donc ; vous ne savez que dire. Puisque vous voyez julien, allez lui dire que j’ai à lui parler.

    L’OFFICIER
    J’y vais, et je le ramène. (Il sort.)

    PREMIÈRE DAME
    Il est bête à faire plaisir, ton officier ; que peux-tu faire de cela ?

    DEUXIÈME DAME
    Tu sauras qu’il n’y a rien de mieux que cet homme-là. (Elles s’éloignent. – Entre le prieur de Capoue.)

    LE PRIEUR
    Donnez-moi un verre de limonade, brave homme. (Il s’assoit.)

    UN DES BOURGEOIS
    Voilà le prieur de Capoue ; c’est là un patriote ! (Les deux bourgeois se rassoient.)

    LE PRIEUR
    Vous venez de l’église, messieurs ? Que dites-vous du sermon ?

    LE BOURGEOIS
    Il était beau, seigneur prieur.

    DEUXIÈME BOURGEOIS, à l’orfèvre.
    Cette noblesse des Strozzi est chère au peuple, parce qu’elle n’est pas fière. N’est-il pas agréable de voir un grand seigneur adresser librement la parole à ses voisins d’une manière affable ? Tout cela lait plus qu’on ne pense.

    LE PRIEUR
    S’il faut parler franchement, j’ai trouvé le sermon trop beau ; j’ai prêché quelquefois, et je n’ai jamais tiré grande gloire du tremblement des vitres. Mais une petite arme sur la joue d’un brave homme m’a toujours été d’un grand prix. (Entre Salviati.)

    SALVIATI
    On m’a dit qu’il y avait ici des femmes qui me demandaient tout à l’heure. Mais je ne vois de robe ici que la vôtre, prieur. Est-ce que je me trompe ?

    LE MARCHAND
    Excellence, on ne vous a pas trompé. Elles se sont éloignées ; mais je pense qu’elles vont revenir. Voilà dix aunes d’étoffes et quatre paires de bas pour elles.

    SALVIATI, s’asseyant.
    Voilà une jolie femme qui passe. Où diable l’ai-je donc vue ? – Ah ! Parbleu, c’est dans mon lit.

    LE PRIEUR, au bourgeois.
    Je crois avoir vu votre signature sur une lettre adressée au duc.

    LE BOURGEOIS
    Je le dis tout haut ; c’est la supplique adressée par les bannis.

    LE PRIEUR
    En avez-vous dans votre famille ?

    LE BOURGEOIS
    Deux, Excellence : mon père et mon oncle ; il n’y a plus que moi d’homme à la maison.

    LE DEUXIÈME BOURGEOIS, à l’orfèvre.
    Comme ce Salviati a une méchante langue !

    L’ORFÈVRE
    Cela n’est pas étonnant : un homme à moitié ruiné, vivant des générosités de ces Médicis, et marié comme il l’est à une femme déshonorée partout ! Il voudrait qu’on dît de toutes les femmes ce qu’on dit de la sienne.

    SALVIATI
    N’est-ce pas Louise Strozzi qui passe sur ce tertre ?

    LE MARCHAND
    Elle-même, Seigneurie. Peu des dames de noire noblesse me sont inconnues. Si je ne me trompe, elle donne la main à sa sœur cadette.

    SALVIATI
    J’ai rencontré cette Louise la nuit dernière au bal de Nasi ; elle a, ma foi, une jolie jambe, et nous devons coucher ensemble au premier jour.

    LE PRIEUR, se retournant.
    Comment l’entendez-vous ?

    SALVIATI
    Cela est clair, elle me l’a dit. Je lui tenais l’étrier, ne pensant guère à malice ; je ne sais par quelle distraction je lui pris la jambe, et voilà comme tout est venu.

    LE PRIEUR
    Julien, je ne sais pas si tu sais que c’est de ma sœur que tu parles.

    SALVIATI
    Je le sais très bien ; toutes les femmes sont faites pour coucher avec les hommes, et ta sœur peut bien coucher avec moi.

    LE PRIEUR, se lève
    Vous dois-je quelque chose, brave homme ? (Il jette une pièce de monnaie.sur la table et sort.)

    SALVIATI
    J’aime beaucoup ce brave prieur, à qui un propos sur sa sœur fait oublier le reste de son argent. Ne dirait-on pas que toute la vertu de Florence s’est réfugiée chez ces Strozzi ? Le voilà qui se retourne. Écarquille les yeux tant que tu voudras, tu ne me feras pas peur. (Il sort.)
    SCÈNE 6
    Le bord de l’Arno.
    Marie Soderini, Catherine.

    CATHERINE
    Le soleil commence à baisser. De larges bandes de pourpre traversent le feuillage, et la grenouille l’ait sonnée sous les roseaux sa petite cloche de cristal. C’est une singulière chose que toutes les harmonies du soir, avec le bruit lointain de cette ville.

    MARIE
    Il est temps de rentrer ; noue ton voile autour de ton cou.

    CATHERINE
    Pas encore, à moins que vous n’ayez froid. Regardez, ma mère chérie ; que le ciel est beau ! Que tout cela est vaste et tranquille ! Comme Dieu est partout ! Mais vous baissez la tête ; vous êtes inquiète depuis ce matin.

    MARIE
    Inquiète, non, mais affligée. N’as-tu pas entendu répéter cette fatale histoire de Lorenzo ? Le voilà la fable de Florence.

    CATHERINE
    Ô ma mère, la lâcheté n’est point un crime ; le courage n’est pas une vertu. Pourquoi la faiblesse est-elle blâmable ? Répondre des battements de son cœur est un triste privilège ; Dieu seul peut le rendre noble et digne d’admiration. Et pourquoi cet enfant n’aurait-il pas le droit que nous avons toutes, nous autres femmes ? Une femme qui n’a peur de rien n’est pas aimable, dit-on.

    MARIE
    Aimerais-tu un homme qui a peur ? Tu rougis, Catherine ; Lorenzo est ton neveu, tu ne peux pas l’aimer. Mais figure-toi qu’il s’appelle de tout autre nom, qu’en penserais-tu ? Quelle femme voudrait s’appuyer sur son bras pour monter à cheval ? Quel homme lui serrerait la main ?

    CATHERINE
    Cela est triste et cependant ce n’est pas de cela que je le plains. Son cœur n’est peut-être pas celui d’un Médicis ; mais, hélas c’est encore moins celui d’un honnête homme.

    MARIE
    N’en parlons pas, Catherine ; – il est assez cruel pour une mère de ne pouvoir parler de son fils.

    CATHERINE
    Ah ! Cette Florence ! C’est là qu’on l’a perdu. N’ai-je vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d’une noble ambition ? Sa jeunesse n’a-t-elle pas été l’aurore d’un soleil levant ? Et souvent encore aujourd’hui il me semble qu’un éclair rapide… – je me dis malgré moi que tout n’est pas mort en lui.

    MARIE
    Ah ! Tout cela est un abîme. Tant de facilité, un si doux amour de la solitude ! Ce ne sera jamais un guerrier que mon Renzo, disais-je en le voyant rentrer de son collège, tout baigné de sueur, avec ses gros livres sous le bras ; mais un saint amour de la vérité brillait sur ses lèvres et dans ses yeux noirs ; il lui fallait s’inquiéter de tout, dire sans cesse : “Celui-là est pauvre, celui-là est ruiné ; comment faire ?” Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque ! Catherine, Catherine, que de fois je l’ai baisé au front, en pensant au père de la patrie !

    CATHERINE
    Ne vous affligez pas.

    MARIE
    Je dis que je ne veux pas parler de lui, et j’en parle sans cesse. Il y a de certaines choses, vois-tu, les mères ne s’en taisent que dans le silence éternel. Que mon fils eût été un débauche vulgaire ; que le sang des Soderini eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes veines, je ne me désespérerais pas ; mais j’ai espéré, et j’ai eu raison de le faire. Ah ! Catherine, il n’est même plus beau ; comme une fumée malfaisante, la souillure de son cœur lui est montée au visage. Le sourire, ce doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable aux fleurs, s’est enfui de ses joues couleur de soufre, pour y laisser grommeler une ironie ignoble, et le mépris de tout.

    CATHERINE
    Il est encore beau quelquefois dans sa mélancolie étrange.

    MARIE
    Sa naissance ne l’appelait-elle pas au trône ? N’aurait-il pas pu y faire monter un jour avec lui la science d’un docteur, la plus belle jeunesse du monde, et couronner d’un diadème d’or tous mes songes chéris ? Ne devais-je pas m’attendre à cela ? Ah ! Cattina, pour dormir tranquille, il faut n’avoir jamais fait certains rêves. Cela est trop cruel d’avoir vécu dans un palais de fées, où murmuraient les cantiques des anges, de s’y être endormie, bercée par son fils, et de se réveiller dans une masure ensanglantée, pleine de débris d’orgie et de restes humains, dans les bras d’un spectre hideux qui vous tue en vous appelant encore du nom de mère.

    CATHERINE
    Des ombres silencieuses commencent à marcher sur la route ; rentrons, Marie, tous ces bannis me font peur.

    MARIE
    Pauvres gens ! Ils ne doivent que faire pitié ! Ah ! Ne puis-je voir un seul objet qu’il ne m’entre une épine dans le cœur ? Ne puis-je plus ouvrir les yeux ? Hélas ! Ma Cattina, ceci est encore l’ouvrage de Lorenzo. Tous ces pauvres bourgeois ont eu confiance en lui ; il n’en est pas un, parmi tous ces pères de famille chassés de leur patrie, que mon fils n’ait pas trahi. Leurs lettres, signées de leur nom, sont montrées au duc. C’est ainsi qu’il fait tourner à un infâme usage jusqu’à la glorieuse mémoire de ses aïeux. Les républicains s’adressent à lui comme à l’antique rejeton de leur protecteur ; sa maison leur est ouverte, les Strozzi eux-mêmes y viennent. Pauvre Philippe ! Il y aura une triste fin pour tes cheveux gris ! Ah ! Ne puis-je voir une fille sans pudeur, un malheureux privé de sa famille, sans que tout cela ne me crie : Tu es la mère de nos malheurs ! Quand serai-je là ? (Elle frappe la terre.)

    CATHERINE
    Ma pauvre mère, vos larmes se gagnent. (Elles s’éloignent. – le soleil est couché. – Un groupe de bannis se forme au milieu d’un champ.)

    UN DES BANNIS
    Où allez-vous ?

    UN AUTRE
    À Pise ; et vous ?

    LE PREMIER
    À Rome.

    UN AUTRE
    Et moi à Venise ; en voilà deux qui vont à Ferrare ; que deviendrons-nous ainsi éloignés les uns des autres ?

    UN QUATRIÈME
    Adieu, voisin, à des temps meilleurs. (Il s’en va.)

    LE SECOND
    Adieu ; pour nous, nous pouvons aller ensemble jusqu’à la croix de la vierge. (Il sort avec un autre. – Arrive Maffio.)

    LE PREMIER BANNI
    C’est toi, Maffio ? Par quel hasard es-tu ici ?

    MAFFIO
    Je suis des vôtres. Vous saurez que le duc a enlevé ma sœur ; j’ai tiré l’épée ; une espèce de tigre avec des membres de fer s’est jeté à mon cou, et m’a désarmé ; après quoi j’ai reçu l’ordre de sortir de la ville, et une bourse à moitié pleine de ducats.

    LE SECOND BANNI
    Et ta sœur, où est-elle ?

    MAFFIO
    On me l’a montrée ce soir sortant du spectacle, dans une robe comme n’en a pas l’impératrice ; que dieu lui pardonne ! Une vieille l’accompagnait, qui a laissé trois de ses dents à la sortie. Jamais je n’ai donné de ma vie un coup de poing qui m’ait fait ce plaisir-là.

    LE TROISIÈME BANNI
    Qu’ils crèvent tous dans leur fange crapuleuse, et nous mourrons contents.

    LE QUATRIÈME
    Philippe Strozzi nous écrira à Venise ; quelque jour nous serons tous étonnés de trouver une armée à nos ordres.

    LE TROISIÈME
    Que Philippe vive longtemps ! Tant qu’il y aura un cheveu sur sa tête, la liberté de l’Italie n’est pas morte. (Une partie du groupe se détache ; tous les bannis s’embrassent.)

    UNE VOIX
    À des temps meilleurs.

    UNE AUTRE
    À des temps meilleurs. (Deux bannis montent sur une plate-forme d’où l’on découvre la ville.)

    LE PREMIER
    Adieu, Florence, peste de l’Italie ; adieu, mère stérile, qui n’as plus de lait pour tes enfants.

    LE SECOND
    Adieu, Florence la bâtarde, spectre hideux de l’antique Florence ; adieu, fange sans nom.

    TOUS LES BANNIS
    Adieu, Florence ! Maudites soient les mamelles de tes femmes ! Maudits soient tes sanglots ! Maudites les prières de tes églises, le pain de tes blés, l’air de tes rues ! Malédiction sur la dernière goutte de ton sang corrompu !

     

     

     

     

    ACTE II
    SCÈNE PREMIÈRE
    Chez les Strozzi.

    PHILIPPE, dans son cabinet.
    Dix citoyens bannis dans ce quartier-ci seulement ! Le vieux Galeazzo et le petit Maffio bannis ! Sa sœur corrompue, devenue une fille publique en une nuit ! Pauvre petite ! Quand l’éducation des basses classes sera-t-elle assez forte pour empêcher les petites filles de rire lorsque leurs parents pleurent ? La corruption est-elle donc une loi de nature ? Ce qu’on appelle la vertu, est-ce donc l’habit du dimanche qu’on met pour aller à la messe ? Le reste de la semaine, on est à la croisée, et, tout en tricotant, on regarde les jeunes gens passer. Pauvre humanité ! Quel nom portes-tu donc ? Celui de ta race, au celui de ton baptême ? Et nous autres vieux rêveurs, quelle tache originelle avons-nous lavée sur la face humaine depuis quatre ou cinq mille ans que nous jaunissons avec nos livres ? Qu’il t’est facile à toi, dans le silence du cabinet, de tracer d’une main légère une ligne mince et pure comme un cheveu sur ce papier blanc ! Qu’il t’est facile de bâtir des palais et des villes avec Le petit compas et un peu d’encre ! Mais l’architecte, qui a dans son pupitre des milliers de plans admirables, ne peut soulever de terre le premier pavé de son édifice, quand il vient se mettre à l’ouvrage avec son dos voûté et ses idées obstinées. Que le bonheur des hommes ne soit qu’un rêve, cela est pourtant dur, que le mal soit irrévocable, éternel, impossible à changer, non ! Pourquoi le philosophe qui travaille pour tous regarde-t-il autour de lui ? Voilà le tort. Le moindre insecte qui passe devant ses yeux lui cache le soleil ; allons-y donc plus hardiment ; la république, il nous faut ce mot-là. Et quand ce ne serait qu’un mot, c’est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l’air. Ah ! Bonjour, Léon. (Entre le prieur de Capoue.)

    LE PRIEUR
    Je viens de la foire de Montolivet.

    PHILIPPE
    Était-ce beau ? Te voilà aussi, Pierre ? Assois-toi donc ; j’ai à te parler. (Entre Pierre Strozzi.)

    LE PRIEUR
    C’était très beau, et je m’y suis assez amusé, sauf certaine contrariété un peu trop forte que j’ai quelque peine à digérer.

    PIERRE
    Ah ! Qu’est-ce donc ?

    LE PRIEUR
    Figurez-vous que j’étais entré dans Une boutique pour prendre un verre de limonade. – Mais non, cela est inutile, je suis un sot de m’en souvenir.

    PHILIPPE
    Que diable as-tu sur le cœur ? Tu parles comme une âme en peine.

    LE PRIEUR
    Ce n’est rien qu’un méchant propos, rien de plus. Il n’y a aucune importance à attacher à tout cela.

    PIERRE
    Un propos ? Sur qui ? Sur toi ?

    LE PRIEUR
    Non pas sur moi précisément. Je me soucierais bien d’un propos sur moi.

    PIERRE
    Sur qui donc, allons, parle, si tu veux.

    LE PRIEUR
    J’ai tort ; on ne se souvient pas de ces choses-là quand on sait la différence d’un honnête homme à un Salviati.

    PIERRE
    Salviati ? Qu’a dit cette canaille ?

    LE PRIEUR
    C’est un misérable, tu as raison. Qu’importe ce qu’il peut dire ! Un homme sans pudeur, un valet de cour, qui, à ce qu’on raconte, a pour femme la plus grande dévergondée ! Allons, voilà qui est fait, je n’y penserai pas davantage.

    PIERRE
    Pense-y et parle, Léon ; c’est-à-dire que cela me démange de lui couper les oreilles. De qui a-t-il médit ? De nous ? De mon père ? Ah ! Sang du Christ, je ne l’aime guère, ce Salviati. Il faut que je sache cela, entends-tu ?

    LE PRIEUR
    Si tu y tiens, je te le dirai. Il s’est exprimé devant moi, dans une boutique, d’une manière vraiment offensante sur le compte de notre sœur.

    PIERRE
    Ô mon Dieu ! Dans quels termes ? Allons, parle donc !

    LE PRIEUR
    Dans les termes les plus grossiers.

    PIERRE
    Diable de prêtre que tu es ! Tu me vois hors de moi d’impatience, et tu cherches tes mots ! Dis les choses comme elles sont parbleu, un mot est un mot ; il n’y a pas de bon Dieu qui tienne.

    PHILIPPE
    Pierre, Pierre ! Tu manques à ton frère.

    LE PRIEUR
    Il a dit qu’il coucherait avec elle, voilà son mot, et qu’elle le lui avait promis.

    PIERRE
    Qu’elle couche… Ah ! Mort de mort, de mille morts ! Quelle heure est-il ?

    PHILIPPE
    Où vas-tu ? Allons es-tu fait de Salpêtre ? Qu’as-tu à faire de cette épée ? Tu en as une au côté.

    PIERRE
    Je n’ai rien à faire ; allons dîner, le dîner est servi.
    (Ils sortent.)
    SCÈNE 2
    Le portail d’une église.
    Entrent Lorenzo et Valori.

    VALORI
    Comment se fait-il que le duc n’y vienne pas ? Ah ! Monsieur, quelle satisfaction pour un chrétien que ces pompes magnifiques de l’Église romaine ! Quel homme peut y être insensible ? L’artiste ne trouve-t-il pas là le paradis de son cœur ? Le guerrier, le prêtre et le marchand n’y rencontrent-ils pas tout ce qu’ils aiment ? Cette admirable harmonie des orgues, ces tentures éclatantes de velours et de tapisserie, ces tableaux des premiers maîtres, les parfums tièdes et suaves que balancent les encensoirs, et les chants délicieux de ces voix argentines, tout cela peut choquer, par son ensemble mondain, le moine sévère et ennemi du plaisir. Mais rien n’est plus beau, selon moi, qu’une religion qui se fait aimer par de pareils moyens. Pourquoi les prêtres voudraient-ils servir un Dieu jaloux ? La religion n’est pas un oiseau de proie ; c’est une colombe compatissante qui plane doucement sur tous les rêves et sur tous les amours.

    LORENZO
    Sans doute ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde.

    TEBALDEO FRECCIA, s’approchant de Valori.
    Ah ! Monseigneur, qu’il est doux de voir un homme tel que votre Éminence parler ainsi de la tolérance et de l’enthousiasme sacré ! Pardonnez à un citoyen obscur, qui brûle de ce feu divin, de vous remercier de ce peu de paroles que je viens d’entendre. Trouver sur les lèvres d’un honnête homme ce qu’on a soi-même dans le cœur, c’est le plus grand des bonheurs qu’on puisse désirer.

    VALORI
    N’êtes-vous pas le petit Freccia ?

    TEBALDEO
    Mes ouvrages ont peu de mérite ; je sais mieux aimer les arts que je ne sais les exercer. Mais ma jeunesse tout entière s’est passée dans les églises. Il me semble que je ne puis admirer ailleurs Raphaël et notre divin Buonarotti. Je demeure alors durant des journées devant leurs ouvrages, dans une extase sans égale. Le chant de l’orgue me révèle leur pensée, et me fait pénétrer dans leur âme ; je regarde les personnages de leurs tableaux si saintement agenouillés, et j’écoute, comme si les cantiques du chœur sortaient de leurs bouches entrouvertes ; des bouffées d’encens aromatiques passent entre eux et moi dans une vapeur légère ; je crois y voir la gloire de l’artiste ; c’est aussi une triste et douce fumée, et qui ne serait qu’un parfum stérile, si elle ne montait à Dieu.

    VALORI
    Vous êtes un vrai cœur d’artiste ; venez à mon palais, et ayez quelque chose sous votre manteau quand vous y viendrez, je veux que vous travailliez pour moi.

    TEBALDEO
    C’est trop d’honneur que me fait Votre Éminence. Je suis un desservant bien humble de la sainte religion de la peinture.

    LORENZO
    Pourquoi remettre vos ordres de service ? Vous avez, il me semble, un cadre dans les mains.

    TEBALDEO
    Il est vrai ; mais je n’ose le montrer à de si grands connaisseurs. C’est une esquisse bien pauvre d’un rêve magnifique.

    LORENZO
    Vous faites le portrait de vos rêves ? Je ferai poser pour vous quelques-uns des miens.

    TEBALDEO
    Réaliser des rêves, voilà la vie du peintre. Les plus grands ont représenté les leurs dans toute leur force, et sans y rien changer. Leur imagination était un arbre plein de sève ; les bourgeons s’y métamorphosaient sans peine en fleurs, et les fleurs en fruits ; bientôt ces fruits mûrissaient à un soleil bienfaisant, et quand ils étaient mûrs, ils se détachaient d’eux-mêmes et tombaient sur la terre sans perdre un seul grain de leur poussière virginale. Hélas ! Les rêves des artistes médiocres sont des plantes difficiles à nourrir, et qu’on arrose de larmes bien amères pour les faire bien peu prospérer, (Il montre son tableau.)

    VALORI
    Sans compliment, cela est beau ; non pas du premier mérite, il est vrai : pourquoi flatterais-je un homme qui ne se flatte pas lui-même ? Mais votre barbe n’est pas poussée, jeune homme.

    LORENZO
    Est-ce un paysage ou un portrait ? De quel côté faut-il le regarder, en long ou en large ?

    TEBALDEO
    Votre seigneurie se rit de moi. C’est la vue du Campo-santo.

    LORENZO
    Combien y a-t-il d’ici à l’immortalité ?

    VALORI
    Il est mal à vous de plaisanter cet enfant. Voyez comme ses grands yeux s’attristent à chacune de vos paroles.

    TEBALDEO
    L’immortalité, c’est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes y arrivent en souriant.

    VALORI
    Tu parles comme un élève de Raphaël.

    TEBALDEO
    Seigneur, c’était mon maître. Ce que j’ai appris vient de lui.

    LORENZO
    Viens chez moi ; je te ferai peindre la Mazzafirra toute nue.

    TEBALDEO
    Je ne respecte point mon pinceau, mais je respecte mon art ; je ne puis faire le portrait d’une courtisane.

    LORENZO
    Ton dieu s’est bien donné la peine de la faire ; tu peux bien te donner celle de la peindre. Veux-tu me faire une vue de Florence ?

    TEBALDEO
    Oui, monseigneur.

    LORENZO
    Comment t’y prendrais-tu ?

    TEBALDEO
    Je me placerais à l’orient, sur la rive gauche de l’Arno. C’est de cet endroit que la perspective est la plus large et la plus agréable.

    LORENZO
    Tu peindrais Florence, les places, les maisons et les rues ?

    TEBALDEO
    Oui, monseigneur.

    LORENZO
    Pourquoi donc ne peux-tu peindre une courtisane, si tu peux peindre un mauvais lieu ?

    TEBALDEO
    On ne m’a point encore appris à parler ainsi de ma mère.

    LORENZO
    Qu’appelles-tu ta mère ?

    TEBALDEO
    Florence, seigneur.

    LORENZO
    Alors tu n’es qu’un bâtard, car ta mère n’est qu’une catin.

    TEBALDEO
    Une blessure sanglante peut engendrer la corruption dans le corps le plus sain. Mais des gouttes précieuses du sang de ma mère sort une plante odorante qui guérit tous les maux. L’art, cette fleur divine, a quelquefois besoin du fumier pour engraisser le sol qui la porte.

    LORENZO
    Comment entends-tu ceci ?

    TEBALDEO
    Les nations paisibles et heureuses ont quelquefois brillé d’une clarté pure, mais faible. Il y a plusieurs cordes à la harpe des anges ; le zéphyr peut murmurer sur les plus faibles, et tirer de leur accord une harmonie suave et délicieuse ; mais la corde d’argent ne s’ébranle qu’au passage du vent du nord. C’est la plus belle et la plus noble et cependant le toucher d’une rude main lui est favorable. L’enthousiasme est frère de la souffrance.

    LORENZO
    C’est-à-dire qu’un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me ferai volontiers l’alchimiste de ton alambic ; les larmes des peuples y retombent en perles. Par la mort du diable, tu me plais. Les familles peuvent se désoler, les nations mourir de misère, cela échauffe la cervelle de monsieur. Admirable poète ! Comment arranges-tu tout cela avec ta piété ?

    TEBALDEO
    Je ne ris point du malheur des familles : je dis que la poésie est la plus douce des souffrances, et qu’elle aime ses sœurs. Je plains les peuples malheureux, mais je crois en effet qu’ils font les grands artistes : les champs de bataille font pousser les moissons, les terres corrompues engendrent le blé céleste.

    LORENZO
    Ton pourpoint est usé ; en veux-tu un à ma livrée ?

    TEBALDEO
    Je n’appartiens à personne ; quand la pensée veut être libre, le corps doit l’être aussi.

    LORENZO
    J’ai envie de dire à mon valet de chambre de te donner des coups de bâton.

    TEBALDEO
    Pourquoi, monseigneur ?

    LORENZO
    Parce que cela me passe par la tête. Es-tu boiteux de naissance ou par accident ?

    TEBALDEO
    Je ne suis pas boiteux ; que voulez-vous dire par là ?

    LORENZO
    Tu es boiteux ou tu es fou.

    TEBALDEO
    Pourquoi, monseigneur ? Vous vous riez de moi.

    LORENZO
    Si tu n’étais pas boiteux, comment resterais-tu, à moins d’être fou, dans une ville où, en l’honneur de tes idées de liberté, le premier valet d’un Médicis peut te faire assommer sans qu’on y trouve à redire ?

    TEBALDEO
    J’aime ma mère Florence ; c’est pourquoi je reste chez elle. Je sais qu’un citoyen peut être assassiné en plein jour et en pleine rue, selon le caprice de ceux qui la gouvernent ; c’est pourquoi je porte ce stylet à ma ceinture.

    LORENZO
    Frapperais-tu le duc si le duc te frappait, comme il lui est arrivé souvent de commettre par partie de plaisir des meurtres facétieux ?

    TEBALDEO
    Je le tuerais, s’il m’attaquait.

    LORENZO
    Tu me dis cela, à moi ?

    TEBALDEO
    Pourquoi m’en voudrait-on ? Je ne fais de mal à personne. Je passe les journées à l’atelier. Le dimanche, je vais à l’Annonciade ou à Sainte-Marie ; les moines trouvent que j’ai de la voix ; ils me mettent une robe blanche et une calotte rouge, et je fais ma partie dans les chœurs, quelquefois un petit solo : ce sont les seules occasions où,je vais en public. Le soir, je vais chez ma maîtresse, et quand la nuit est belle, je la passe sur son balcon. Personne ne me connaît, et je ne connais personne : à qui ma vie ou ma mort peut-elle être utile ?

    LORENZO
    Es-tu républicain ? Aimes-tu les princes ?

    TEBALDEO
    Je suis artiste ; j’aime ma mère et ma maîtresse.

    LORENZO
    Allons demain à mon palais, je veux te faire faire un tableau d’importance pour le jour de mes noces. (Ils sortent.)
    SCÈNE 3
    Chez la marquise de Ciba.

    LE CARDINAL, seul.
    Oui, je suivrai tes ordres, Farnèse !
    Que ton commissaire apostolique s’enferme avec sa probité dans le cercle étroit de son office, je remuerai d’une main ferme la terre glissante sur laquelle il n’ose marcher. Tu attends cela de moi ; je t’ai compris, et j’agirai sans parler, comme tu as commandé. Tu as deviné qui j’étais lorsque tu m’as placé auprès d’Alexandre, sans me revêtir d’aucun titre qui me donnât quelque pouvoir sur lui. C’est d’un autre qu’il se défiera, en m’obéissant à son insu. Qu’il épuise sa force contre des ombres d’hommes gonflés d’une ombre de puissance, je serai l’anneau invisible qui l’attachera pieds et poings liés à la chaîne de fer dont Rome et César tiennent les deux bouts. Si mes yeux ne me trompent pas, c’est dans cette maison qu’est le marteau dont je me servirai. Alexandre aime ma belle-sœur ; que cet amour l’ait flattée, cela est croyable ; ce qui peut résulter est douteux ; mais ce qu’elle en veut faire, c’est là ce qui est certain pour moi. Qui sait jusqu’où pourrait aller l’influence d’une femme exaltée, même sur cet homme grossier, sur cette armure vivante ? Un si doux péché, pour une si belle cause, cela est tentant, n’est-il pas vrai, Ricciarda ? Presser ce cœur de lion sur ton faible cœur tout percé de flèches saignantes, comme celui de saint Sébastien ; parler, les yeux en pleurs, des malheurs de la patrie, pendant que le tyran adoré tassera ses rudes mains dans ta chevelure dénouée ; faire jaillir d’un rocher l’étincelle sacrée, cela valait bien le petit sacrifice de l’honneur conjugal, et de quelques autres bagatelles. Florence y gagnerait tant, et ces bons maris n’y perdent rien ! Mais il ne fallait pas me prendre pour confesseur. La voici qui s’avance, son livre de prières à la main. Aujourd’hui donc tout va s’éclaircir ; laisse seulement tomber ton secret dans l’oreille du prêtre : le courtisan pourra bien en profiter ; mais, en conscience, il n’en dira rien. (Entre la marquise de Ciba.)

    LE CARDINAL, s’asseyant.
    Me voilà prêt. (La marquise s’agenouille auprès de lui sur son prie-Dieu.)

    LA MARQUISE
    Bénissez-moi mon père, parce que j’ai péché.

    LE CARDINAL
    Avez-vous dit votre Confiteor ? Nous pouvons commencer, marquise.

    LA MARQUISE
    Je m’accuse de mouvements de colère, de doutes irréligieux et injurieux pour notre saint-père le pape.

    LE CARDINAL
    Continuez.

    LA MARQUISE
    J’ai dit hier, dans une assemblée, à propos de l’évêque de Fano, que la sainte Église catholique était un lieu de débauche.

    LE CARDINAL
    Continuez.

    LA MARQUISE
    J’ai écouté des discours contraires à la fidélité que j’ai jurée à mon mari.

    LE CARDINAL
    Qui vous a tenu ce discours ?

    LA MARQUISE
    J’ai lu une lettre écrite dans la même pensée.

    LE CARDINAL
    Qui vous a écrit cette lettre ?

    LA MARQUISE
    Je m’accuse de ce que j’ai fait, et non de ce qu’ont fait les autres.

    LE CARDINAL
    Ma fille, vous devez me répondre, si vous voulez que je puisse vous donner l’absolution en toute sécurité. Avant tout, dites-moi si vous avez répondu à cette lettre.

    LA MARQUISE
    J’y ai répondu de vive voix, mais non par écrit.

    LE CARDINAL
    Qu’avez-vous répondu ?

    LA MARQUISE
    J’ai accordé à la personne qui m’avait écrit la permission de me voir comme elle le demandait.

    LE CARDINAL
    Comment s’est passée cette entrevue ?

    LA MARQUISE
    Je me suis accusée déjà d’avoir écouté des discours contraires à mon honneur.

    LE CARDINAL
    Comment y avez-vous répondu ?

    LA MARQUISE
    Comme il convient à une femme qui se respecte.

    LE CARDINAL
    N’avez-vous point laissé entrevoir qu’on finirait par vous persuader ?

    LA MARQUISE
    Non, mon père.

    LE CARDINAL
    Avez-vous annoncé à la personne dont il s’agit, la résolution de ne plus écouter de semblables discours à l’avenir ?

    LA MARQUISE
    Oui, mon père.

    LE CARDINAL
    Cette personne vous plaît-elle ?

    LA MARQUISE
    Mon cœur n’en sait rien, j’espère.

    LE CARDINAL
    Avez-vous averti votre mari ?

    LA MARQUISE
    Non, mon père. Une honnête femme ne doit point troubler son ménage par des récits de cette sorte.

    LE CARDINAL
    Ne me cachez-vous rien ? Ne s’est-il rien passé entre vous et la personne dont il s’agit, que vous hésitiez à me confier ?

    LA MARQUISE
    Rien, mon père.

    LE CARDINAL
    Pas un regard tendre ? Pas un baiser pris à la dérobée ?

    LA MARQUISE
    Non, mon père.

    LE CARDINAL
    Cela est-il sûr, ma fille ?

    LA MARQUISE
    Mon beau-frère, il me semble que je n’ai pas l’habitude de mentir devant Dieu.

    LE CARDINAL
    Vous avez refusé de me dire le nom que je vous ai demandé tout à l’heure ; je ne puis cependant vous donner l’absolution sans le savoir.

    LA MARQUISE
    Pourquoi cela ? Lire une lettre peut être un péché ; mais non pas lire une signature. Qu’importe le nom à la chose ?

    LE CARDINAL
    Il importe plus que vous ne le pensez.

    LA MARQUISE
    Malaspina, vous en voulez trop savoir. Refusez-moi l’absolution, si vous voulez, je prendrai pour confesseur le premier prêtre venu, qui me la donnera. (Elle se lève.)

    LE CARDINAL
    Quelle violence, marquise ? Est-ce que je ne sais pas que c’est du duc que vous voulez parer ?

    LA MARQUISE
    Du duc ! – Eh bien ! Si vous le savez, pourquoi voulez-vous me le faire dire ?

    LE CARDINAL
    Pourquoi refusez-vous de le dire ? Cela m’étonne.

    LA MARQUISE
    Et qu’en voulez-vous faire, vous, mon confesseur ? Est-ce pour le répéter à mon mari que vous tenez si fort à l’entendre ? Oui, cela est bien certain, c’est un tort que d’avoir pour confesseur un de ses parents. Le ciel m’est témoin qu’en m’agenouillant devant vous, j’oublie que je suis votre belle-sœur ; mais vous prenez soin de me le rappeler ; prenez garde, Cibo, prenez garde à votre salut éternel, tout cardinal que vous êtes.

    LE CARDINAL
    Revenez donc à cette place, marquise ; il n’y a pas tant de mal que vous croyez.

    LA MARQUISE
    Que voulez-vous dire ?

    LE CARDINAL
    Qu’un confesseur doit tout savoir, parce qu’il peut tout diriger, et qu’un beau-frère ne doit rien dire, à certaines conditions.

    LA MARQUISE
    Quelles conditions ?

    LE CARDINAL
    Non, non, je me trompe ; ce n’était pas ce mot-là que je voulais employer. Je voulais dire que le duc est puissant, qu’une rupture avec lui peut nuire aux plus riches familles ; mais qu’un secret d’importance entre des mains expérimentées peut devenir une source de biens abondante.

    LA MARQUISE
    Une source de biens ! – des mains expérimentées ! – je reste là, en vérité, comme une statue. Que couves-tu, prêtre, sous ces paroles ambiguës ? Il y a certains assemblages de mots qui passent par instants sur vos lèvres, à vous autres ; on ne sait qu’en penser.

    LE CARDINAL
    Revenez donc vous asseoir là, Ricciarda. Je ne vous ai point encore donné l’absolution.

    LA MARQUISE
    Parlez toujours ; il n’est pas prouvé que j’en veuille.

    LE CARDINAL, se levant.
    Prenez garde à vous, marquise ! Quand on veut me braver en face, il faut avoir une armure solide et sans défaut ; je ne veux point menacer ; je n’ai pas un mot à vous dire : prenez un autre confesseur. (Il sort.)

    LA MARQUISE, seule.
    Cela est inouï. S’en aller en serrant les poings ! Les yeux enflammés de colère ! Parler de mains expérimentées, de direction à donner à certaines choses ! Eh ! Mais qu’y a-t-il donc ? Qu’il voulût pénétrer mon secret pour en informer mon mari, je le conçois ; mais, si ce n’est pas là son but, que veut-il donc faire de moi ? La maîtresse du duc ? Tout savoir, dit-il, et tout diriger ! Cela n’est pas possible ; il y a quelque autre mystère plus sombre et plus inexplicable là-dessous ; Cibo ne ferait pas un pareil métier. Non ! Cela est sûr ; je le connais. C’est bon pour un Lorenzaccio ; mais lui ! Il faut qu’il ait quelque sourde pensée, plus vaste que cela et plus profonde. Ah ! Comme les hommes sortent d’eux-mêmes tout à coup après dix ans de silence ! Cela est effrayant. Maintenant, que ferai-je ? Est-ce que j’aime Alexandre ? Non, je ne l’aime pas, non, assurément ; j’ai dit que non dans ma confession, et je n’ai pas menti, Pourquoi Laurent est-il à Massa ? Pourquoi le duc me presse-t-il ? Pourquoi ai-je répondu que je ne voulais plus le voir ? Pourquoi ? Ah ! Pourquoi y a-t-il dans tout cela un aimant, un charme inexplicable qui m’attire ? (Elle ouvre sa fenêtre.) Que tu es belle, Florence, mais que tu es triste ! Il y a là plus d’une maison où Alexandre est entré la nuit, couvert de son manteau ; c’est un libertin, je le sais. – Et pourquoi est-ce que tu te mêles à tout cela, toi, Florence ? Qui est-ce donc que j’aime ? Est-ce toi ? Est-ce lui ?

    AGNOLO, entrant.
    Madame, Son Altesse vient d’entrer dans la cour.

    LA MARQUISE
    Cela est singulier ; ce Malaspina m’a laissée toute tremblante.
    SCÈNE 4
    Au palais des Soderini.
    Marie Soderini, Catherine, Lorenzo, assis.

    CATHERINE
    Tenant un livre. Quelle histoire vous lirai-je, ma mère ?

    MARIE
    Ma Cattina se moque de sa pauvre mère. Est-ce que je comprends rien à tes livres latins ?

    CATHERINE
    Celui-ci n’est point en latin, mais il en est traduit. C’est l’histoire romaine.

    LORENZO
    Je suis très fort sur l’histoire romaine. Il y avait une fois un jeune gentilhomme nommé Tarquin le fils.

    CATHERINE
    Ah ! C’est une histoire de sang.

    LORENZO
    Pas du tout ; C’est un conte de fées, Brutus était un fou, un monomane, et rien de plus. Tarquin était un duc plein de sagesse, qui allait voir en pantoufles si les petites filles dormaient bien.

    CATHERINE
    Dites-vous aussi du mal de Lucrèce ?

    LORENZO
    Elle s’est donné le plaisir du péché et la gloire du trépas. Elle s’est laissé prendre toute vive comme une alouette au piège, et puis elle s’est fourré bien gentiment son petit couteau dans le ventre.

    MARIE
    Si vous méprisez les femmes, pourquoi affectez-vous de les rabaisser devant votre mère et votre sœur ?

    LORENZO
    Je vous estime, vous et elle. Hors de là, le monde me fait horreur.

    MARIE
    Sais-tu le rêve que j’ai eu cette nuit, mon enfant ?

    LORENZO
    Quel rêve ?

    MARIE
    Ce n’était point un rêve, car je ne dormais pas. J’étais seule dans cette grande salle ; ma lampe était loin de moi, sur cette table auprès de la fenêtre. Je songeais aux jours où j’étais heureuse, aux jours de ton enfance, mon Lorenzino. Je regardais cette nuit obscure, et je me disais : il ne rentrera qu’au jour, lui qui passait autrefois les nuits à travailler. Mes yeux se remplissaient de larmes, et je secouais la tête en les sentant couler. J’ai entendu tout d’un coup marcher lentement dans la galerie ; je me suis retournée ; un homme vêtu de noir venait à moi, un livre sous le bras : c’était toi, Renzo : “Comme tu reviens de bonne heure !” me suis-je écriée. Mais le spectre s’est assis auprès de la lampe sans me répondre ; il a ouvert son livre, et j’ai reconnu mon Lorenzino d’autrefois.

    LORENZO
    Vous l’avez vu ?

    MARIE
    Comme je te vois.

    LORENZO
    Quand s’est-il en allé ?

    MARIE
    Quand tu as tiré la cloche ce matin en rentrant.

    LORENZO
    Mon spectre, à moi ! Et il s’en est allé quand je suis rentré ?

    MARIE
    Il s’est levé d’un air mélancolique, et s’est effacé comme une vapeur du matin.

    LORENZO
    Catherine, Catherine, lis-moi l’histoire de Brutus.

    CATHERINE
    Qu’avez-vous ? Vous tremblez de la tête aux pieds.

    LORENZO
    Ma mère, asseyez-vous ce soir à la place où vous étiez cette nuit, et si mon spectre revient, dites-lui qu’il verra bientôt quelque chose qui l’étonnera. (On frappe.)

    CATHERINE
    C’est mon oncle Bindo et Baptista Venturi. (Entrent Bindo et Venturi.)

    BINDO, bas à Marie.
    Je viens tenter un dernier effort.

    MARIE
    Nous vous laissons, puissiez-vous réussir ! (Elle sort avec Catherine.)

    BINDO
    Lorenzo, pourquoi ne démens-tu pas l’histoire scandaleuse qui court sur ton compte ?

    LORENZO
    Quelle histoire ?

    BINDO
    On dit que tu t’es évanoui à la vue d’une épée.

    LORENZO
    Le croyez-vous, mon oncle ?

    BINDO
    Je t’ai vu faire des armes à Rome ; mais cela ne m’étonnerait pas que tu devinsses plus vil qu’un chien, au métier que tu fais ici.

    LORENZO
    L’histoire est vraie : je me suis évanoui. Bonjour, Venturi. À quel taux sont vos marchandises ? Comment va le commerce ?

    VENTURI
    Seigneur, je suis à la tête d’une fabrique de soie ; mais c’est me faire une injure que de m’appeler marchand.

    LORENZO
    C’est vrai. Je voulais dire seulement que vous aviez contracté au collège l’habitude innocente de vendre de la soie.

    BINDO
    J’ai confié au seigneur Venturi les projets qui occupent en ce moment tant de familles à Florence. C’est un digne ami de la liberté, et j’entends, Lorenzo, que vous le traitiez comme tel. Le temps de plaisanter est passé. Vous nous avez dit quelquefois que cette confiance extrême que le duc vous témoigne n’était qu’un piège de votre part. Cela est-il vrai ou faux ? Êtes-vous des nôtres, ou n’en êtes-vous pas ? Voilà ce qu’il nous faut savoir. Toutes les grandes familles voient bien que le despotisme des Médicis n’est ni juste ni tolérable. De quel droit laisserions-nous s’élever paisiblement cette maison orgueilleuse sur les ruines de nos privilèges ? La capitulation n’est point observée. La puissance de l’Allemagne se fait sentir de jour en jour d’une manière plus absolue. Il est temps d’en finir, et de rassembler es patriotes. Répondez-vous à cet appel ?

    LORENZO
    Qu’en dites-vous, seigneur Venturi ? Parlez, parlez, voilà mon oncle qui reprend haleine ; saisissez cette occasion, si vous aimez votre pays.

    VENTURI
    Seigneur, je pense de même et n’ai pas un mot à ajouter.

    LORENZO
    Pas un mot ? Pas un beau petit mot bien sonore ? Vous ne connaissez pas la véritable éloquence. On tourne une grande période autour d’un beau petit mot, pas trop court ni trop long, et rond comme une toupie ; on rejette son bras gauche en arrière de manière à faire faire à son manteau des plis pleins d’une dignité tempérée par la grâce ; on lâche sa période qui se déroule comme une corde ronflante, et la petite toupie s’échappe avec un murmure délicieux. On pourrait presque la ramasser dans le creux de la main, comme les enfants des rues.

    BINDO
    Tu es un insolent ! Réponds, ou sors d’ici.

    LORENZO
    Je suis des vôtres, mon oncle. Ne voyez vous pas à ma coiffure que je suis républicain dans l’âme ? Regardez comme ma barbe est coupée. N’en doutez pas un seul instant ; l’amour de la patrie respire dans mes vêtements les plus cachés. (On sonne à la porte d’entrée ; la cour se remplit de pages et de chevaux.)

    UN PAGE, en entrant.
    Le duc ! (Entre Alexandre.)

    LORENZO
    Quel excès de faveur, mon prince ! Vous daignez visiter un pauvre serviteur en personne ?

    LE DUC
    Quels sont ces hommes-là ? J’ai à te parler.

    LORENZO
    J’ai l’honneur de présenter à Votre Altesse mon oncle Bindo Altoviti, qui regrette qu’un long séjour à Naples ne lui ait pas permis de se jeter plus tôt à vos pieds. Cet autre seigneur est l’illustre Baptista Venturi qui fabrique, il est vrai, de la soie, mais qui n’en vend point. Que la présence inattendue d’un si grand prince dans cette humble maison ne vous trouble pas, mon cher oncle, ni vous non plus, digne Venturi. Ce que vous demandez vous sera accordé, ou vous serez en droit de dire que mes supplications n’ont aucun crédit auprès de mon gracieux souverain.

    LE DUC
    Que demandez-vous, Bindo ?

    BINDO
    Altesse, je suis désolé que mon neveu…

    LORENZO
    Le titre d’ambassadeur à Rome n’appartient à personne en ce moment. Mon oncle se flattait de l’obtenir de vos bontés. Il n’est pas dans Florence un seul homme qui puisse soutenir la comparaison avec lui, dès qu’il s’agit du dévouement et du respect qu’on doit aux Médicis.

    LE DUC
    En vérité, Renzino ? Eh bien ! Mon cher Bindo, voilà qui est dit. Viens demain matin au palais.

    BINDO
    Altesse, je suis confondu ! Comment reconnaître…

    LORENZO
    Le seigneur Venturi, bien qu’il ne vende point de soie, demande un privilège pour ses fabriques.

    LE DUC
    Quel privilège ?

    LORENZO
    Vos armoiries sur la porte, avec le brevet. Accordez-le-lui, monseigneur, si vous aimez ceux qui vous aiment.

    LE DUC
    Voilà qui est bon. Est-ce fini ? Allez, messieurs, la paix soit avec vous.

    VENTURI
    Altesse !… vous me comblez de joie… je ne puis exprimer…

    LE DUC, à ses gardes.
    Qu’on laisse passer ces deux personnes.

    BINDO, sortant, bas à Venturi
    C’est un tour infâme.

    VENTURI, de même.
    Qu’est-ce que vous ferez ?

    BINDO, de même.
    Que diable veux-tu que je fasse ? Je suis nommé.

    VENTURI, de même.
    Cela est terrible ! (Ils sortent.)

    LE DUC
    La Cibo est à moi.

    LORENZO
    J’en suis fâché.

    LE DUC
    Pourquoi ?

    LORENZO
    Parce que cela fera tort aux autres.

    LE DUC
    Ma foi, non, elle m’ennuie déjà. Dis-moi donc, mignon, quelle est donc cette belle femme qui arrange ces fleurs sur cette fenêtre ? Voilà longtemps que je la vois sans cesse en passant.

    LORENZO
    Où donc ?

    LE DUC
    Là-bas, en face, dans le palais.

    LORENZO
    Oh ! Ce n’est rien.

    LE DUC
    Rien ? Appelles-tu rien ces bras-là ? Quelle Vénus, entrailles du diable !

    LORENZO
    C’est une voisine.

    LE DUC
    Je veux parler à cette voisine-là. Eh ! Parbleu, si je ne me trompe, c’est Catherine Ginori.

    LORENZO
    Non.

    LE DUC
    Je la reconnais très bien ; c’est ta tante. Peste ! J’avais oublié cette figure-là. Amène-la donc souper.

    LORENZO
    Cela serait très difficile. C’est une vertu.

    LE DUC
    Allons donc ! Est-Ce qu’il y en a pour nous autres ?

    LORENZO
    Je lui demanderai, si vous voulez. Mais je vous avertis que c’est une pédante ; elle parle latin.

    LE DUC
    Bon ! Elle ne fait pas l’amour en latin. Viens donc par ici ; nous la verrons mieux de cette galerie.

    LORENZO
    Une autre fois, mignon ; – à l’heure qu’il est je n’ai pas de temps à perdre : – il faut que j’aille chez le Strozzi.

    LE DUC
    Quoi ! Chez ce vieux fou ?

    LORENZO
    Oui, chez ce vieux misérable, chez cet infâme. Il paraît qu’il ne peut se guérir de cette singulière lubie d’ouvrir sa bourse à toutes ces viles créatures qu’on nomme bannies, et que ces meurt-de-faim se réunissent chez lui tous les jours avant de mettre leurs souliers et de prendre leurs bâtons. Maintenant, mon projet est d’aller au plus vite manger le dîner de ce vieux gibier de potence, et de lui renouveler l’assurance de ma cordiale amitié. J’aurai ce soir quelque bonne histoire à vous conter, quelque charmante petite fredaine qui pourra faire lever de bonne heure demain matin quelques-unes de toutes ces canailles.

    LE DUC
    Que je suis heureux de t’avoir, mignon ! J’avoue que je ne comprends pas comment ils te reçoivent.

    LORENZO
    Bon ! Si vous saviez comme cela est aisé de mentir impudemment au nez d’un butor ! Cela prouve bien que vous n’avez jamais essayé. À propos, ne m’avez-vous pas dit que vous vouliez donner votre portrait, je ne sais plus à qui ? J’ai un peintre à vous amener ; c’est un protégé.

    LE DUC
    Bon, bon ; mais pense à ta tante. C’est pour elle que je suis venu te voir ; le diable m’emporte, tu as une tante qui me revient.

    LORENZO
    Et la Cibo ?

    LE DUC
    Je te dis de parler de moi à ta tante. (Ils sortent.)
    SCÈNE 5
    Une salle du palais des Strozzi.
    Philippe Strozzi ; le prieur ; Louise, occupée à travailler ; Lorenzo, couché sur un sofa.

    PHILIPPE
    Dieu veuille qu’il n’en soit rien ! Que de haines inextinguibles, implacables, n’ont pas commencé autrement ! Un propos ! La fumée d’un repas jasant sur les lèvres épaisses d’un débauché ! Voilà les guerres de famille, voilà comme les couteaux se tirent. On est insulté, et on tue ; on a tué, et on est tué. Bientôt les haines s’enracinent ; on berce les fils dans les cercueils de leurs aïeux, et des générations entières sortent de terre l’épée à la main.

    LE PRIEUR
    J’ai peut-être eu tort de me souvenir de ce méchant propos et de ce maudit voyage à Montolivet, mais le moyen d’endurer ces Salviati ?

    PHILIPPE
    Ah ! Léon, Léon, je te le demande, qu’y aurait-il de changé pour Louise et pour nous-mêmes si tu n’avais rien dit à mes enfants ? La vertu d’une Strozzi ne peut-elle oublier un mot d’un Salviati ? L’habitant d’un palais de marbre doit-il savoir les obscénités que la populace écrit sur ses murs ? Qu’importe le propos d’un julien ? Ma fille en trouvera-t-elle moins un honnête mari ? Ses enfants la respecteront-ils moins ? M’en souviendrai-je, moi, son père, en lui donnant le baiser du soir ? Où en sommes-nous, si l’insolence du premier venu tire du fourreau des épées comme les nôtres ? Maintenant tout est perdu ; voilà Pierre furieux de tout ce que tu nous as conté. Il s’est mis en campagne ; il est allé chez les Pazzi. Dieu sait ce qui peut arriver ! Qu’il rencontre Salviati, voilà le sang répandu ; le mien, mon sang sur le pavé de Florence ! Ah ! Pourquoi suis-je père ?

    LE PRIEUR
    Si on m’eût rapporté Un propos sur ma sœur, quel qu’il fût, j’aurais tourné le dos, et tout aurait été fini là. Mais celui-là m’était adressé ; il était si grossier, que je me suis figuré que le rustre ne savait de qui il parlait ; – mais il le savait bien.

    PHILIPPE
    Oui, ils le savent, les infâmes ! Ils savent bien où ils frappent ! Le vieux tronc d’arbre est d’un bois trop solide ; ils ne viendraient pas l’entamer. Mais ils connaissent la fibre délicate qui tressaille dans ses entrailles lorsqu’on attaque son plus faible bourgeon. Ma Louise ! Ah ! Qu’est-ce donc que la raison ? Les mains me tremblent à cette idée. Juste Dieu ! La raison, est-ce donc la vieillesse ?

    LE PRIEUR
    Pierre est trop violent.

    PHILIPPE
    Pauvre Pierre ! Comme le rouge lui est monté au front ! Comme il a frémi en t’écoutant raconter l’insulte faite à sa sœur ! C’est moi qui suis un fou, car je t’ai laissé dire. Pierre se promenait par la chambre à grands pas, inquiet, furieux, la tête perdue ; – il allait, il venait comme moi maintenant. Je le regardais en silence ; c’est un si beau spectacle qu’un sang pur montant à un front sans reproche ! Ô ma patrie ! pensais-je, en voilà un, et c’est mon aîné. Ah ! Léon, j’ai beau faire, je suis un Strozzi.

    LE PRIEUR
    Il n’y a peut-être pas tant de danger que vous le pensez. – C’est un grand hasard s’il rencontre Salviati ce soir. – Demain, nous verrons tous les choses plus sagement.

    PHILIPPE
    N’en doute pas ; Pierre le tuera, ou il se fera tuer. (Il ouvre la fenêtre.) Où sont-ils maintenant ? Voilà la nuit ; la ville se couvre de profondes ténèbres ; ces rues sombres me font horreur ; – le sang coule quelque part, j’en suis sûr.

    LE PRIEUR
    Calmez-vous.

    PHILIPPE
    À la manière dont mon Pierre est sorti, je suis sûr qu’il ne rentrera que vengé ou mort. Je l’ai vu décrocher son épée en fronçant le sourcil ; il se mordait les lèvres, et les muscles de ses bras étaient tendus comme des arcs, Oui, oui, maintenant il meurt ou il est vengé, cela n’est pas douteux.

    LE PRIEUR
    Remettez-vous fermez cette fenêtre.

    PHILIPPE
    Eh bien ! Florence, apprends-la donc à tes pavés, la couleur de notre noble sang ! Il y a quarante de tes fils qui l’ont dans les veines. Et moi, le chef de cette famille immense, plus d’une fois encore ma tête blanche se penchera du haut de ces fenêtres, dans les angoisses paternelles ! Plus d’une fois le sang que tu bois peut-être à cette heure avec indifférence séchera au soleil de tes places. Mais ne ris pas ce soir du vieux Strozzi, qui a peur pour son enfant. Sois avare de sa famille, car il viendra un jour où tu la compteras, où tu te mettras avec lui à la fenêtre, et où le cœur te battra aussi lorsque tu entendras le bruit de nos épées.

    LOUISE
    Mon père ! Mon père ! Vous me faites peur.

    LE PRIEUR, bas à Louise
    N’est-ce pas Thomas qui rôde sous ces lanternes ? Il m’a semblé le reconnaître à sa petite taille ; le voilà parti.

    PHILIPPE
    Pauvre ville ! Où les pères attendent ainsi le retour de leurs enfants ! Pauvre patrie ! Pauvre patrie ! Il y en a bien d’autres à cette heure qui ont pris leur manteau et leur épée pour s’enfoncer dans cette nuit obscure ; et ceux qui les attendent ne sont point inquiets ; ils savent qu’ils mourront demain de misère, s’ils ne meurent de froid cette nuit. Et nous, dans ces palais somptueux, nous attendons qu’on nous insulte pour tirer nos épées ! Le propos d’un ivrogne nous transporte de colère, et disperse dans ces sombres rues nos fils et nos amis ! Mais es malheurs publics ne secouent pas la poussière de nos armes. On croit Philippe Strozzi un honnête homme, parce qu’il fait le bien sans empêcher le mal ; et maintenant, moi, père, que ne donnerais-je pas pour qu’il y eût au monde un être capable de me rendre mon fils et de punir, juridiquement l’insulte faite à ma fille ? Mais pourquoi empêcherait-on le mal qui m’arrive, quand je n’ai pas empêché celui qui arrive aux autres, moi qui en avais le pouvoir ? Je me suis courbé sur des livres, et j’ai rêvé pour ma patrie ce que j’admirais dans l’antiquité. Les murs criaient vengeance autour de moi, et je me bouchais les oreilles pour m’enfoncer dans mes méditations ; il a fallu que la tyrannie vînt me frapper au visage pour me faire dire : “Agissons !” et ma vengeance a des cheveux gris. (Entrent Pierre, Thomas et François Pazzi.)

    PIERRE
    C’est fait ; Salviati est mort. (Il embrasse sa sœur.)

    LOUISE
    Quelle horreur ! Tu es couvert de sang.

    PIERRE
    Nous l’avons attendu au coin de la rue des Archers ; François a arrêté son cheval ; Thomas l’a frappé à la jambe, et moi…

    LOUISE
    Tais-toi ! Tais-toi ! Tu me fais frémir ; tes yeux sortent de leurs orbites ; tes mains sont hideuses ; tout ton corps tremble, et tu es pâle comme la mort.

    LORENZO
    Se levant. Tu es beau, Pierre ; tu es grand comme la vengeance.

    PIERRE
    Qui dit cela ? Te voilà ici, toi, Lorenzaccio ! (Il s’approche de son père.) Quand donc fermerez-vous votre porte à ce misérable ? Ne savez-vous donc pas ce que c’est, sans compter l’histoire de son duel avec Maurice ?

    PHILIPPE
    C’est bon ; je sais tout cela ; si Lorenzo est ici, c’est que j’ai de bonnes raisons pour l’y recevoir. Nous en parlerons en temps et lieu.

    PIERRE, entre ses dents
    Hum ! Des raisons pour recevoir cette canaille ! Je pourrais bien en trouver un de ces matins une très bonne aussi pour le faire sauter par les fenêtres. Dites ce que vous voudrez, j’étouffe dans cette chambre de voir une pareille lèpre se traîner sur nos fauteuils.

    PHILIPPE
    Allons ! Paix ; tu es un écervelé ! Dieu veuille que ton coup de ce soir n’ait pas de mauvaises suites pour nous ! Il faut commencer par te cacher.

    PIERRE
    Me cacher ! Et au nom de tous les saints, pourquoi me cacherais-je ?

    LORENZO, à Thomas.
    En sorte que vous l’avez frappé à l’épaule ?… Dites-moi donc un peu… (Il l’entraîne dans l’embrasure d’une fenêtre ; tous deux s’entretiennent à voix basse.)

    PIERRE
    Non, mon père, je ne me cacherai pas. L’insulte a été publique, il nous l’a faite au milieu d’une place. Moi, je l’ai assommé au milieu d’une rue, et il me convient demain matin de le raconter à toute la ville. Depuis quand se cache-t-on jour avoir vengé son honneur ? Je me promènerais volontiers l’épée nue, et sans en essuyer une goutte de sang.

    PHILIPPE
    Viens par ici, il faut que je te parle. Tu n’es pas blessé, mon enfant ? Tu n’as rien reçu dans tout cela ? (Ils sortent.)
    SCÈNE 6
    Au palais du Duc.
    Le duc, à demi nu ; Tebaldeo faisant son portrait ; Giomo joue de la guitare.

    GIOMO, chantant.
    Quand je mourrai, mon échanson,
    Porte mon cœur à ma maîtresse.
    Qu’elle envoie au diable la messe,
    La prêtraille et les oraisons.
    Les pleurs ne sont que de l’eau claire ;
    Dis-lui qu’elle éventre un tonneau ;
    Qu’on entonne un chœur sur ma bière ;
    J’y répondrai du fond de mon tombeau.

    LE DUC
    Je savais bien que j’avais quelque chose à te demander. Dis-moi, Hongrois, que t’avait donc fait ce garçon que je t’ai vu bâtonner tantôt d’une si joyeuse manière ?

    GIOMO
    Ma foi, je ne saurais le dire, ni lui non plus.

    LE DUC
    Pourquoi ? Est-ce qu’il est mort ?

    GIOMO
    C’est un gamin d’une maison voisine ; tout à l’heure, en passant, il m’a semblé qu’on l’enterrait.

    LE DUC
    Quand mon Giomo frappe, il frappe ferme.

    GIOMO
    Cela vous plaît à dire ; je vous ai vu tuer un homme d’un seul coup plus d’une fois.

    LE DUC
    Tu crois ! J’étais donc gris ? Quand je suis en pointe de gaieté, tous mes moindres coups sont mortels. (À Tebaldeo.) Qu’as-tu donc, petit ? Est-ce que la main te tremble ? Tu louches terriblement.

    TEBALDEO
    Rien, Monseigneur, plaise à votre Altesse. (Entre Lorenzo)

    LORENZO
    Cela avance-t-il ? Êtes-vous content de mon protégé ? (Il prend la cotte de mailles du duc sur le sofa.) Vous avez là une jolie cotte de mailles, mignon ! Mais Jo cela doit être bien chaud.

    LE DUC
    En vérité, si elle me gênait, je n’en porterais pas. Mais c’est du fil d’acier ; la lime la plus aiguë n’en pourrait ronger une maille, et en même temps c’est léger comme de la soie. Il n’y a peut-être pas la pareille dans toute l’Europe ; aussi je ne la quitte guère, jamais, pour mieux dire.

    LORENZO
    C’est très léger, mais très solide. Croyez-vous cela à l’épreuve du stylet ?

    LE DUC
    Assurément.

    LORENZO
    Au fait, j’y réfléchis à présent : vous la portez toujours sous votre pourpoint. L’autre jour, à la chasse, j’étais en croupe derrière vous, et en vous tenant à bras-le-corps, je la sentais très bien. C’est une prudente habitude.

    LE DUC
    Ce n’est pas que je me défie de personne ; comme tu dis, c’est une habitude, – pure habitude de soldat.

    LORENZO
    Votre habit est magnifique. Quel parfum que ces gants ! Pourquoi donc posez-vous à moitié nu ? Cette cotte de mailles aurait fait son effet dans votre portrait ; vous avez eu tort de la quitter.

    LE DUC
    C’est le peintre qui l’a voulu ; cela vaut toujours mieux, d’ailleurs, de poser le col découvert : regarde les antiques.

    LORENZO
    Où diable est ma guitare ? Il faut que je lasse un second dessus à Giomo. (Il sort.)

    TEBALDEO
    Altesse, je n’en ferai pas davantage aujourd’hui.

    GIOMO, à la fenêtre.
    Que fait donc Lorenzo ? Le voilà en contemplation devant ce puits qui est au milieu du jardin : ce n’est pas là, il me semble, qu’il devrait chercher sa guitare.

    LE DUC
    Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles ?

    GIOMO
    Je ne la trouve pas ; j’ai beau chercher ; elle s’est envolée.

    LE DUC
    Renzino la tenait il n’y a pas cinq minutes ; il l’aura jetée dans un coin en s’en allant, selon sa louable coutume de paresseux.

    GIOMO
    Cela est incroyable ; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.

    LE DUC
    Allons, tu rêves ! Cela est impossible.

    GIOMO
    Voyez vous-même, Altesse ; la chambre n’est pas si grande.

    LE DUC
    Renzo la tenait là, sur ce sofa. (Rentre Lorenzo.) Qu’as-tu donc fait de ma cotte ? Nous ne pouvons plus la trouver.

    LORENZO
    Je l’ai remise où elle était. Attendez ; – non : je l’ai posée sur ce fauteuil ; – non, c’est sur le lit. Je n’en sais rien. Mais j’ai trouvé ma guitare. (Il chante en s’accompagnant.) Bonjour, madame l’abbesse…

    GIOMO
    Dans le puits du jardin, apparemment ? Car vous étiez penché dessus tout à l’heure d’un air tout à fait absorbé.

    LORENZO
    Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et dormir, je n’ai pas d’autre occupation. (Il continue à jouer.) Bonjour, bonjour, abbesse de mon cœur.

    LE DUC
    Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue ! Je crois que je ne l’ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n’est pour me coucher.

    LORENZO
    Laissez donc, laissez donc. N’allez-vous pas faire un valet de chambre d’un fils de pape ? Vos gens la trouveront.

    LE DUC
    Que le diable t’emporte ! C’est toi qui l’as égarée.

    LORENZO
    Si j’étais duc de Florence, je m’inquiéterais d’autre chose que de mes cottes. À propos, j’ai parlé de vous à la chère tante. Tout est au mieux ; venez donc vous asseoir un peu ici que je vous parle à l’oreille.

    GIOMO, bas au duc.
    Cela est singulier, au moins ; la cotte de mailles est enlevée.

    LE DUC
    On la retrouvera. (Il s’assoit à côté de Lorenzo.)

    GIOMO, à part.
    Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n’est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m’ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah ! Un Lorenzaccio ! La cotte est sous quelque fauteuil.
    SCÈNE 7
    Devant le palais.
    Entre Salviati, couvert de sang et boitant ; deux hommes le soutiennent.

    SALVIATI, criant.
    Alexandre de Médicis, ouvre ta fenêtre, et regarde un peu comme on traite tes serviteurs.

    LE DUC, à la fenêtre.
    Qui est là dans la boue ? Qui se traîne aux murailles de mon palais avec ces cris épouvantables ?

    SALVIATI
    Les Strozzi m’ont assassiné ; je vais mourir à ta porte.

    LE DUC
    Lesquels des Strozzi, et pourquoi ?

    SALVIATI
    Parce que j’ai dit que leur sœur était amoureuse de toi, mon noble duc. Les Strozzi ont trouvé leur sœur insultée, parce que j’ai dit que tu lui plaisais ; trois d’entre eux m’ont assassiné, j’ai reconnu Pierre et Thomas ; je ne connais pas le troisième.

     

     

     

     

     

     

    ACTE III
    SCÈNE PREMIÈRE
    La chambre à coucher de Lorenzo.
    Lorenzo, Scoronconcolo, faisant des armes.

    SCORONCONCOLO
    Maître, as-tu assez du jeu ?

    LORENZO
    Non ; crie plus fort. Tiens, pare celle-ci ! Tiens, meurs ! Tiens, misérable !

    SCORONCONCOLO
    À l’assassin ! On me tue ! On me coupe la gorge !

    LORENZO
    Meurs ! Meurs ! Meurs ! Frappe donc du pied.

    SCORONCONCOLO
    À moi, mes archers ! Au secours ! On me tue ! Lorenzo de l’enfer !

    LORENZO
    Meurs, Infâme ! Je te saignerai, pourceau, je te saignerai. Au cœur, au cœur. Il est éventré. – Crie donc, frappe donc, tue donc ! Ouvre-lui les entrailles ! Coupons-le par morceaux, et mangeons, mangeons ! J’en ai jusqu’au coude. Fouille dans la gorge, roule-le, roule ! Mordons, mordons, et mangeons ! (Il tombe épuisé.)

    SCORONCONCOLO, s’essuyant le front.
    Tu as inventé un rude jeu, maître, et tu y vas en vrai tigre ; mille millions de tonnerre, tu rugis comme une caverne pleine de panthères et de lions.

    LORENZO
    Ô jour de sang, jour de mes noces ! Ô soleil, soleil ! Il y a assez longtemps que tu es sec comme le plomb ; tu te meurs de soif, soleil ! Son sang t’enivrera. Ô ma vengeance ! Qu’il y a longtemps que tes ongles poussent ! Ô dents d’Ugolin, il vous faut le crâne, le crâne !

    SCORONCONCOLO
    Es-tu en délire ? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve ?

    LORENZO
    Lâche, lâche, – ruffian, – le petit maigre, les pères, les filles, – des adieux, des adieux sans fin, les rives de l’Arno pleines d’adieux ! – les gamins l’écrivent sur les murs ; – ris, vieillard, ris dans ton bonnet blanc, – tu ne vois pas que mes ongles poussent ? Ah ! Le crâne, le crâne ! (Il s’évanouit.)

    SCORONCONCOLO
    Maître, tu as un ennemi. (Il lui jette de l’eau à la figure.) Allons, maître, ce n’est pas la peine de tant te démener. On a des sentiments élevés ou on n’en a pas ; je n’oublierai jamais que tu m’as fait avoir une certaine grâce sans laquelle je serais loin. Maître, si tu as un ennemi, dis-le, je t’en débarrasserai sans qu’il y paraisse autrement.

    LORENZO
    Ce n’est rien ; je te dis que mon seul plaisir est de faire peur à mes voisins.

    SCORONCONCOLO
    Depuis que nous trépignons dans cette chambre, et que nous y mettons tout à l’envers, ils doivent être bien accoutumés à notre tapage, je crois que tu pourrais égorger trente hommes dans ce corridor, et les rouler sur ton plancher, sans qu’on s’aperçoive dans la maison qu’il s’y passe du nouveau. Si tu veux faire peur aux voisins, tu t’y prends mal. Ils ont eu peur la première fois, c’est vrai ; mais maintenant ils se contentent d’enrager, et ne s’en mettent pas en peine jusqu’au point de quitter leurs fauteuils ou d’ouvrir leurs fenêtres.

    LORENZO
    Tu crois ?

    SCORONCONCOLO
    Tu as un ennemi, maître. Ne t’ai-je pas vu frapper du pied la terre, et maudire le jour de ta naissance ? N’ai-je pas des oreilles ? Et au milieu de tes fureurs, n’ai-je pas entendu résonner distinctement un petit mot bien net : la vengeance ? Tiens, maître, crois-moi, tu maigris ; – tu n’as plus le mot pour rire comme devant ; – crois-moi, il n’y a rien de si mauvaise digestion qu’une bonne haine. Est-ce que sur deux hommes au soleil il n’y en a pas toujours un dont l’ombre gêne l’autre ? Ton médecin est dans ma gaine ; laisse-moi te guérir, (Il tire son épée.)

    LORENZO
    Ce médecin-là t’a-t-il jamais guéri, toi ?

    SCORONCONCOLO
    Quatre ou cinq fois. Il y avait un jour à Padoue une petite demoiselle qui me disait…

    LORENZO
    Montre-moi cette épée. Ah ! Garçon, c’est une brave lame.

    SCORONCONCOLO
    Essaye-la, et tu verras.

    LORENZO
    Tu as deviné mon mal, – j’ai un ennemi. Mais pour lui je ne me servirai pas d’une épée qui ait servi pour d’autres. Celle qui le tuera n’aura ici-bas qu’un baptême ; elle gardera son nom.

    SCORONCONCOLO
    Quel est le nom de l’homme ?

    LORENZO
    Qu’importe ? M’es-tu dévoué ?

    SCORONCONCOLO
    Pour toi, je remettrais le Christ en croix.

    LORENZO
    Je te le dis, en confidence, – je ferai le coup dans cette chambre. Écoute bien, et ne te trompe pas. Si je l’abats du premier coup, ne t’avise pas de le toucher. Mais je ne suis pas plus gros qu’une puce, et c’est un sanglier. S’il se défend, je compte sur toi pour lui tenir les mains ; rien de plus, entends-tu ? C’est à moi qu’il appartient, je t’avertirai en temps et lieu.

    SCORONCONCOLO
    Amen !
    SCÈNE 2
    Au palais Strozzi.
    Entrent Philippe et Pierre.

    PIERRE
    Quand je pense à cela, j’ai envie de me couper la main droite. Avoir manqué cette canaille ! Un coup si juste, et l’avoir manqué ! À qui n’était-ce pas rendre service que de faire dire aux gens : il y a un Salviati de moins dans les rues ? Mais le drôle a fait comme les araignées, – il s’est laissé tomber en repliant ses pattes crochues, et il a fait le mort de peur d’être achevé.

    PHILIPPE
    Que t’importe qu’il vive ? Ta vengeance n’en est que plus complète.

    PIERRE
    Oui, je le sais bien ; voilà comme vous voyez les choses. Tenez, mon père, vous êtes bon patriote, mais encore meilleur père de famille : ne vous mêlez pas de tout cela.

    PHILIPPE
    Qu’as-tu encore en tête ? Ne saurais-tu vivre un quart d’heure sans penser à mal ?

    PIERRE
    Non, par l’enfer, je ne saurais vivre un quart d’heure tranquille dans cet air empoisonné. Le ciel me pèse sur la tête comme une voûte de prison, et il me semble que je respire dans les rues des quolibets et des hoquets d’ivrognes. Adieu, j’ai à faire à présent.

    PHILIPPE
    Où vas-tu ?

    PIERRE
    Pourquoi voulez-vous le savoir ? Je vais chez les Pazzi.

    PHILIPPE
    Attends-moi donc, car j’y vais aussi.

    PIERRE
    Pas à présent, mon père ; ce n’est pas un bon moment pour vous.

    PHILIPPE
    Parle-moi franchement.

    PIERRE
    Cela est entre nous. Nous sommes là une cinquantaine, les Ruccellaï et d’autres, qui ne portons pas le bâtard dans nos entrailles.

    PHILIPPE
    Ainsi donc ?

    PIERRE
    Ainsi donc les avalanches se font quelquefois au moyen d’un caillou gros comme le bout du doigt.

    PHILIPPE
    Mais vous n’avez rien d’arrêté ? Pas de plan ? Pas de mesures prises ? Ô enfants, enfants ! Jouer avec la vie et la mort ! Des questions qui ont remué le monde ! Des idées qui ont blanchi des milliers de têtes, et qui les ont fait rouler comme des grains de sable sur les pieds du bourreau ! Des projets que la Providence elle-même regarde en silence et avec terreur, et qu’elle laisse achever à l’homme, sans oser y toucher ! Vous parlez de tout cela en faisant des armes et en buvant un verre de vin d’Espagne, comme s’il s’agissait d’un cheval ou d’une mascarade ! Savez-vous ce que c’est qu’une république ? Que l’artisan au fond de son atelier, que le laboureur dans son champ, que le citoyen sur la place, que la vie entière d’un royaume ? Le bonheur des hommes, Dieu de justice ! Ô enfants, enfants ! Savez-vous compter sur vos doigts ?

    PIERRE
    Un bon coup de lancette guérit tous les maux.

    PHILIPPE
    Guérir ! Guérir ! Savez-vous que le plus petit coup de lancette doit être donné par le médecin ? Savez-vous qu’il faut une expérience longue comme la vie, et une science grande comme le monde, pour tirer du bras d’un malade une goutte de sang ? N’étais-je pas offensé aussi, la nuit dernière, lorsque tu avais mis ton épée nue sous ton manteau ? Ne suis-je pas le père de ma Louise, comme tu es son frère ? N’était-ce pas une juste vengeance ? Et cependant sais-tu ce qu’elle m’a coûté ? Ah ! Les pères savent cela, mais non les enfants. Si tu es père un jour, nous en parlerons.

    PIERRE
    Vous qui savez aimer, vous devriez savoir haïr.

    PHILIPPE
    Qu’ont donc fait à Dieu ces Pazzi ? Ils invitent leurs amis à venir conspirer, comme on invite à jouer aux dés, et les amis, en entrant dans leur cour, glissent dans le sang de leurs grands-pères. Quelle soif ont donc leurs épées ? Que voulez-vous donc, que voulez-vous ?

    PIERRE
    Et pourquoi vous démentir vous-même ? Ne vous ai-je pas entendu cent fois dire ce que nous disons ? Ne savons-nous pas ce qui vous occupe, quand vos domestiques voient à leur lever vos fenêtres éclairées des flambeaux de la veille ? Ceux qui passent les nuits sans dormir ne meurent pas silencieux.

    PHILIPPE
    Où en viendrez-vous ? Réponds-moi.

    PIERRE
    Les Médicis sont une peste. Celui qui est mordu par un serpent n’a que faire d’un médecin ; il n’a qu’à se brûler la plaie.

    PHILIPPE
    Et quand vous aurez renversé ce qui est, que voulez-vous mettre à la place ?

    PIERRE
    Nous sommes toujours sûrs de ne pas trouver pire.

    PHILIPPE
    Je vous le dis, comptez sur vos doigts.

    PIERRE
    Les têtes d’une hydre sont faciles à compter.

    PHILIPPE
    Et vous voulez agir ? Cela est décidé ?

    PIERRE
    Nous voulons couper les jarrets aux meurtriers de Florence.

    PHILIPPE
    Cela est irrévocable ? Vous voulez agir ?

    PIERRE
    Adieu, mon père ; laissez-moi aller seul.

    PHILIPPE
    Depuis quand le vieil aigle reste-t-il dans le nid, quand ses aiglons vont à la curée ? Ô mes enfants ! Ma brave et belle jeunesse ! Vous qui avez la force que j’ai perdue, vous qui êtes aujourd’hui ce qu’était le jeune Philippe, laissez-le avoir vieilli pour vous ! Emmène-moi, mon fils, je vois que vous allez agir, je ne vous ferai pas de longs discours, je ne dirai que quelques mots ; il peut y avoir quelque chose de bon dans cette tête grise : deux mots, et ce sera fait. Je ne radote pas encore ; je ne vous serai pas à charge ; ne pars pas sans moi, mon enfant ; attends que je prenne mon manteau.

    PIERRE
    Venez, mon noble père ; nous baiserons le bas de votre robe. Vous êtes notre patriarche, venez voir marcher au soleil les rêves de votre vie. La liberté est mûre ; venez, vieux jardinier de Florence, voir sortir de terre la plante que vous aimez. (Ils sortent.)
    SCÈNE 3
    Une rue.
    Un officier allemand et des soldats ; Thomas Strozzi, au milieu d’eux.

    L’OFFICIER
    Si nous ne le trouvons pas chez lui, nous le trouverons chez les Pazzi.

    THOMAS
    Va ton train, et ne sois pas en peine ; tu sauras ce qu’il en coûte.

    L’OFFICIER
    Pas de menace ; j’exécute les ordres du duc, et n’ai rien à souffrir de personne.

    THOMAS
    Imbécile ! Qui arrête un Strozzi sur la parole d’un Médicis ! (Il se forme un groupe autour d’eux.)

    UN BOURGEOIS
    Pourquoi arrêtez-vous ce seigneur ? Nous le connaissons bien ; c’est le fils de Philippe.

    UN AUTRE
    Lâchez-le ; nous répondons pour lui.

    LE PREMIER
    Oui, Oui, nous répondons pour les Strozzi. Laisse-le aller, ou prends garde à tes oreilles.

    L’OFFICIER
    Hors de là, canaille ! Laissez passer la justice du duc, si vous n’aimez pas les coups de hallebardes. (Pierre et Philippe arrivent.)

    PIERRE
    Qu’y a-t-il ? Quel est ce tapage ? Que fais-tu là, Thomas ?

    LE BOURGEOIS
    Empêche-le, Philippe, il veut emmener ton fils en prison.

    PHILIPPE
    En prison ? Et sur quel ordre ?

    PIERRE
    En prison ? Sais-tu à qui tu as affaire ?

    L’OFFICIER
    Qu’on saisisse cet homme. (Les soldats arrêtent Pierre.)

    PIERRE
    Lâchez-moi, misérables, ou je vous éventre comme des pourceaux !

    PHILIPPE
    Sur quel ordre agissez-vous, monsieur ?

    L’OFFICIER, montrant l’ordre du duc.
    Voilà mon mandat, j’ai ordre d’arrêter Pierre et Thomas Strozzi. (Les soldats repoussent le peuple, qui leur jette des cailloux.)

    PIERRE
    De quoi nous accuse-t-on ? Qu’avons-nous fait ? Aidez-moi, mes amis ; rossons cette canaille. (Il tire son épée. Un autre détachement de soldats arrive.)

    L’OFFICIER
    Venez ici ; prêtez-moi main-forte. (Pierre est désarmé.) En marche ! Et le premier qui approche de trop près, un coup de pique ans le ventre ! Cela leur apprendra à se mêler de leurs affaires.

    PIERRE
    On n’a pas le droit de m’arrêter sans un ordre des Huit. Je me soucie bien des ordres d’Alexandre ! Où est l’ordre des Huit ?

    L’OFFICIER
    C’est devant eux que nous vous menons.

    PIERRE
    Si c’est devant eux, je n’ai rien à dire. De quoi suis-je accusé ?

    UN HOMME DU PEUPLE
    Comment, Philippe, tu laisses emmener tes enfants au tribunal des Huit !

    PIERRE
    Répondez donc, de quoi suis-je accusé ?

    L’OFFICIER
    Cela ne me regarde pas. (Les soldats sortent avec Pierre et Thomas.)

    PIERRE, en sortant.
    N’ayez aucune inquiétude, mon père ; les Huit me renverront souper à la maison, et le bâtard en sera pour ses frais de justice.

    PHILIPPE, seul, s’asseyant sur un banc
    J’ai beaucoup d’enfants, mais pas pour longtemps, si cela va si vite. Où en sommes-nous donc si une vengeance aussi juste que le ciel que voilà est clair, est punie comme un crime ! Eh quoi ! Les deux aînés d’une famille vieille comme la ville, emprisonnés comme des voleurs de grand chemin ! La plus grossière insulte châtiée, un Salviati frappé, seulement frappé, et des hallebardes en jeu ! Sors donc du fourreau, mon épée. Si le saint appareil des exécutions judiciaires devient la cuirasse es ruffians et des ivrognes, que la hache et le poignard, cette arme des assassins, protègent l’homme de bien. Ô Christ ! La justice devenue une entremetteuse ! L’honneur des Strozzi souffleté en place publique, et un tribunal répondant des quolibets d’un rustre ! Un Salviati jetant à la plus noble famille de Florence son gant taché de vin et de sang, et, lorsqu’on le châtie, tirant pour se défendre le coupe-tête du bourreau ! Lumière du soleil ! J’ai parlé, il n’y a pas un quart d’heure, contre les idées de révolte, et voilà le pain qu’on me donne à manger, avec mes paroles de paix sur les lèvres ! Allons, mes ras, remuez ; et toi, vieux corps courbé par l’âge et par l’étude, redresse-toi pour l’action ! (Entre Lorenzo.)

    LORENZO
    Demandes-tu l’aumône, Philippe, assis au coin de cette rue ?

    PHILIPPE
    Je demande l’aumône à la justice des hommes ; je suis un mendiant affamé de justice, et mon honneur est en haillons.

    LORENZO
    Quel changement va donc s’opérer dans le monde, et quelle nouvelle robe va revêtir la nature, si le masque de la colère s’est posé sur le visage auguste et paisible du vieux Philippe ? Ô mon père, quelles sont ces plaintes ? Pour qui répands-tu sur la terre les joyaux les plus précieux qu’il y ait sous le soleil, les larmes d’un homme sans peur et sans reproche ?

    PHILIPPE
    Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un Médicis toi-même, mais seulement par ton nom ; si je t’ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues m’a trouvé impassible et fidèle spectateur, que l’homme sorte de l’histrion. Si tu as jamais été quelque chose d’honnête, sois-le aujourd’hui. Pierre et Thomas sont en prison.

    LORENZO
    Oui, oui, je sais cela.

    PHILIPPE
    Est-ce là ta réponse ? Est-ce là ton visage, homme sans épée ?

    LORENZO
    Que veux-tu ? Dis-le, et tu auras alors ma réponse.

    PHILIPPE
    Agir ! Comment, je n’en sais rien. Quel moyen employer, quel levier mettre sous cette citadelle de mort, pour la soulever et la pousser dans le fleuve ; quoi faire, que résoudre, quels hommes aller prouver, je ne puis le savoir encore. Mais agir, agir, agir ! Ô Lorenzo, le temps est venu. N’es-tu pas diffamé, traité de chien et de sans cœur ? Si j’ai tenu en dépit de tout ma porte ouverte, ma main ouverte, mon cœur ouvert, parle, et que je voie si je me suis trompé. Ne m’as-tu pas parlé d’un homme qui s’appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà ? Cet homme n’aime-t-il pas sa patrie, n’est-il pas dévoué à ses amis ? Tu le disais, et je l’ai cru. Parle, parle, le temps est venu.

    LORENZO
    Si je ne suis pas tel que vous le désirez, que le soleil me tombe sur la tête.

    PHILIPPE
    Ami, rire d’un vieillard désespéré, cela porte malheur ; si tu dis vrai, à l’action ! J’ai de toi des promesses qui engageraient Dieu lui-même, et c’est sur ces promesses que je j’ai reçu. Le rôle que tu joues est un rôle de boue et de lèpre, tel que l’enfant prodigue ne l’aurait pas joué dans un jour de démence ; et cependant je t’ai reçu. Quand les pierres criaient à ton passage, quand chacun de tes pas faisait jaillir des mares de sang humain, je t’ai appelé du nom sacré d’ami ; je me suis fait sourd pour te croire, aveugle pour t’aimer ; j’ai laissé l’ombre de ta mauvaise réputation passer sur mon honneur, et mes enfants ont douté de moi en trouvant sur ma main la trace hideuse du contact de la tienne. Sois honnête, car je l’ai été ; agis, car tu es jeune, et je suis vieux.

    LORENZO
    Pierre et Thomas sont en prison ; est-ce là tout ?

    PHILIPPE
    Ô ciel et terre, oui ! C’est là tout. Presque rien, deux enfants de mes entrailles qui vont s’asseoir au banc des voleurs. Deux têtes que j’ai baisées autant de fois que j’ai de cheveux gris, et que je vais trouver demain matin clouées sur la porte de la forteresse ; oui, c’est là tout, rien de plus, en vérité.

    LORENZO
    Ne me parle pas sur ce ton ; je suis rongé d’une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante. (Il s’assoit près de Philippe.)

    PHILIPPE
    Que je laisse mourir mes enfants, cela est impossible, vois-tu ! On m’arracherait les bras et les jambes, que, comme le serpent, les morceaux mutilés de Philippe se rejoindraient encore et se lèveraient pour la vengeance. Je connais si bien tout cela ! Les Huit ! Un tribunal d’hommes de marbre ! Une forêt de spectres, sur laquelle passe de temps en temps le vent lugubre du doute qui les agite pendant une minute, pour se résoudre en un mot sans appel. Un mot, un mot, à conscience ! Ces hommes-là mangent, ils dorment, ils ont des femmes et des filles ! Ah ! Qu’ils tuent et qu’ils égorgent ; mais pas mes enfants, pas mes enfants !

    LORENZO
    Pierre est un homme ; il parlera, et il sera mis en liberté.

    PHILIPPE
    Ô mon Pierre, mon premier né !

    LORENZO
    Rentrez chez vous, tenez-vous tranquille, ou faites mieux, quittez Florence. Je vous réponds de tout, si vous quittez Florence.

    PHILIPPE
    Moi, un banni ! Moi dans un lit d’auberge à mon heure dernière ! Ô Dieu ! Tout cela pour une parole d’un Salviati !

    LORENZO
    Sachez-le, Salviati voulait séduire votre fille, mais non pas pour lui seul. Alexandre a un pied dans le lit de cet homme ; il y exerce le droit du seigneur sur la prostitution.

    PHILIPPE
    Et nous n’agirions pas ! Ô Lorenzo, Lorenzo, tu es un homme ferme, toi ; parle-moi, je suis faible, et mon cœur est trop intéressé dans tout cela. Je m’épuise, vois-tu ; j’ai trop réfléchi ici-bas ; j’ai trop tourné sur moi-même, comme un cheval de pressoir ; je ne vaux plus rien pour la bataille. Dis-moi ce que tu penses, je le ferai.

    LORENZO
    Rentrez chez vous, mon bon monsieur.

    PHILIPPE
    Voilà qui est certain, je vais aller chez les Pazzi ; là sont cinquante, jeunes gens, tous déterminés. Ils ont juré d’agir ; je leur parlerai noblement, comme un Strozzi et comme un père, et ils m’entendront. Ce soir, j’inviterai à souper les quarante membres de ma famille ; je leur raconterai ce qui m’arrive. Nous verrons ! Nous verrons ! Rien n’est encore fait. Que les Médicis prennent garde à eux ! Adieu, je vais chez les Pazzi ; aussi bien, j’y allais avec Pierre, quand on l’a arrêté.

    LORENZO
    Il y a plusieurs démons, Philippe ; celui qui te tente en ce moment n’est pas le moins à craindre de tous.

    PHILIPPE
    Que veux-tu dire ?

    LORENZO
    Prends-y garde ; c’est un démon plus beau que Gabriel : la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d’une lyre, c’est le bruit des écailles d’argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre, et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l’air autour de ses lèvres ; son vol est si rapide, que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde ! Une loi, dans ma vie, je l’ai vu traverser les cieux. J’étais courbé sur mes livres ; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère. Que je l’aie écouté ou non, n’en parlons pas.

    PHILIPPE
    Je ne te comprends qu’avec peine, et je ne sais pourquoi j’ai peur de te comprendre.

    LORENZO
    N’avez-vous dans la tête que cela : délivrer vos fils ? Mettez la main sur la conscience ; quelque autre pensée plus vaste, plus terrible, ne vous entraîne-t-elle pas comme un chariot étourdissant au milieu de cette jeunesse ?

    PHILIPPE
    Eh bien ! Oui, que l’injustice faite à ma famille soit le signal de la liberté. Pour moi, et pour tous, j’irai !

    LORENZO
    Prends garde à toi, Philippe, tu as pensé au bonheur de l’humanité.

    PHILIPPE
    Que veut dire ceci ? Es-tu dedans comme dehors une vapeur infecte ? Toi qui m’as parlé d’une liqueur précieuse dont tu étais le flacon, est-ce là ce que tu renfermes ?

    LORENZO
    Je suis en effet précieux pour vous, car je tuerai Alexandre.

    PHILIPPE
    Toi ?

    LORENZO
    Moi, demain ou après-demain. Rentrez chez vous, tâchez de délivrer vos enfants ; si vous ne le pouvez pas, laissez-leur subir une légère punition ; je sais pertinemment qu’il n’y a pas d’autres dangers pour eux, et je vous répète que d’ici à quelques jours il n’y aura pas plus d’Alexandre de Médicis à Florence qu’il n’y a de soleil à minuit.

    PHILIPPE
    Quand cela serait vrai, pourquoi aurais-je tort de penser à la liberté ? Ne viendra-t-elle pas quand tu auras fait ton coup, si tu le fais ?

    LORENZO
    Philippe, Philippe, prends garde à toi. Tu as soixante ans de vertu sur ta tête grise ; c’est un enjeu trop cher pour le jouer aux dés.

    PHILIPPE
    Si tu caches sous ces sombres paroles quelque chose que je puisse entendre, parle ; tu m’irrites singulièrement.

    LORENZO
    Tel que tu me vois, Philippe, j’ai été honnête. J’ai cru à la vertu, à la grandeur humaine, comme un martyr croit à son dieu. J’ai versé plus de larmes sur la pauvre Italie, que Niohé sur ses filles.

    PHILIPPE
    Eh bien, Lorenzo ?

    LORENZO
    Ma jeunesse a été pure comme l’or. Pendant vingt ans de silence, la foudre s’est amoncelée dans ma poitrine, et il faut que je sois réellement une étincelle du tonnerre, car tout à coup, une certaine nuit que j’étais assis dans les ruines du Colisée antique, je ne sais pourquoi je me levai, je tendis vers le ciel mes bras trempés de rosée, et je jurai qu’un des tyrans de la patrie mourrait de ma main. J’étais un étudiant paisible, je ne m’occupais alors que des arts et des sciences, et il m’est impossible de dire comment cet étrange serment s’est fait en moi. Peut-être est-ce là ce qu’on éprouve quand on devient amoureux.

    PHILIPPE
    J’ai toujours eu confiance en toi, et cependant je crois rêver.

    LORENZO
    Et moi aussi, j’étais heureux alors ; j’avais le cœur et les mains tranquilles ; mon nom m’appelait au trône, et je n’avais qu’à laisser le soleil se lever et se coucher pour voir fleurir autour de moi toutes les espérances humaines. Les hommes ne m’avaient fait ni bien ni mal ; mais j’étais bon, et, pour mon malheur éternel, j’ai voulu être grand. Il faut que je l’avoue ; si la Providence m’a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu’il fût, l’orgueil m’y a poussé aussi. Que te dirais-je de plus ? Tous les Césars du monde me faisaient penser à Brutus.

    PHILIPPE
    L’orgueil de la vertu est un noble orgueil. Pourquoi t’en défendrais-tu ?

    LORENZO
    Tu ne sauras jamais, à moins d’être fou, de quelle nature est la pensée qui m’a travaillé. Pour comprendre l’exaltation fiévreuse qui a enfanté en moi le Lorenzo qui te parle, il faudrait que mon cerveau et mes entrailles fussent à nu sous un scalpel. Une statue qui descendrait de son piédestal pour marcher parmi les hommes sur la place publique serait peut-être semblable à ce que j’ai été le jour où j’ai commencé à vivre avec cette idée : il faut que je sois un Brutus.

    PHILIPPE
    Tu m’étonnes de plus en plus.

    LORENZO
    J’ai voulu d’abord tuer Clément VII ; je n’ai pas pu le faire parce qu’on m’a banni de Rome avant le temps. J’ai recommencé mon ouvrage avec Alexandre. Je voulais agir seul, sans le secours aucun homme, je travaillais pour l’humanité ; mais mon orgueil restait solitaire au milieu de tous mes rêves philanthropiques. Il fallait donc entamer par la ruse un combat singulier avec mon ennemi. Je ne voulais pas soulever les masses, ni conquérir la gloire bavarde d’un paralytique comme Cicéron ; je voulais arriver à l’homme, me prendre corps à corps avec la tyrannie vivante, la tuer, et après cela porter mon épée sanglante sur la tribune, et laisser la fumée du sang d’Alexandre monter au nez des harangueurs, pour réchauffer leur cervelle ampoulée.

    PHILIPPE
    Quelle tête de fer as-tu, ami ! Quelle tête de fer !

    LORENZO
    La tâche que je m’imposais était rude avec Alexandre. Florence était, comme aujourd’hui, noyée de vin et de sang. L’empereur et le pape avaient fait un duc d’un garçon boucher. Pour plaire à mon cousin, il fallait arriver à lui porter par les larmes des familles. Pour devenir son ami, et acquérir sa confiance, il fallait baiser sur ses lèvres épaisses tous les restes de ses orgies. J’étais pur comme un lys, et cependant je n’ai pas reculé devant cette tâche. Ce que je suis devenu à cause de cela, n’en parlons pas. Tu dois comprendre ce que j’ai souffert, et il y a des blessures dont on ne lève pas l’appareil impunément, je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre ; qu’importe ? Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

    PHILIPPE
    Tu baisses la tête ; tes yeux sont humides.

    LORENZO
    Non, je ne rougis point ; les masques de plâtre n’ont point de rougeur au service de la honte. J’ai fait ce que j’ai fait. Tu sauras seulement que j’ai réussi dans mon entreprise. Alexandre viendra bientôt dans un certain lieu d’où il ne sortira pas debout. Je suis au terme de ma peine, et sois certain, Philippe, que le buffle sauvage, quand le bouvier l’abat sur l’herbe, n’est pas entouré de plus de filets, de plus de nœuds coulants que je n’en ai tissus autour de mon bâtard. Ce cœur, jusque auquel une armée ne serait pas parvenue en un an, il est maintenant à nu sous ma main ; je n’ai qu’à laisser tomber mon stylet pour qu’il y entre. Tout sera fait. Maintenant, sais-tu ce qui m’arrive, et ce dont je veux t’avertir ?

    PHILIPPE
    Tu es notre Brutus, si tu dis vrai.

    LORENZO
    Je me suis cru un Brutus, mon pauvre Philippe ; je me suis souvenu du bâton d’or couvert d’écorce. Maintenant, je connais les hommes, et je te conseille de ne pas t’en mêler.

    PHILIPPE
    Pourquoi ?

    LORENZO
    Ah ! Vous avez vécu tout seul, Philippe. Pareil à un fanal éclatant, vous êtes resté immobile au bord de l’océan des hommes, et vous avez regardé dans les eaux la réflexion de votre propre lumière ; du fond de votre solitude, vous trouviez l’océan magnifique sous le dais splendide des cieux ; vous ne comptiez pas chaque flot, vous ne jetiez pas la sonde ; vous étiez plein de confiance dans l’ouvrage de Dieu. Mais moi, pendant ce temps-là, j’ai plongé ; je me suis enfoncé dans cette mer houleuse de la vie ; j’en ai parcouru toutes les profondeurs, couvert de ma cloche de verre ; tandis que vous admiriez la surface, j’ai vu les débris des naufrages, les ossements et les Léviathans.

    PHILIPPE
    Ta tristesse me fend le cœur.

    LORENZO
    C’est parce que je vous vois tel que j’ai été, et sur le point de faire ce que j’ai fait, que je vous parle ainsi. Je ne méprise point les hommes ; le tort des livres et des historiens est de nous les montrer différents de ce qu’ils sont. La vie est comme une cité ; on peut y rester cinquante ou soixante ans sans voir autre chose que des promenades et des palais ; mais il ne faut pas entrer dans les tripots, ni s’arrêter, en rentrant chez soi, aux fenêtres des mauvais quartiers. Voilà mon avis, Philippe ; s’il s’agit de sauver tes enfants, je te dis de rester tranquille ; c’est le meilleur moyen pour qu’on te les renvoie après une petite semonce. S’il s’agit de tenter quelque chose pour les hommes, je te conseille de te couper les bras, car tu ne seras pas longtemps à t’apercevoir qu’il n’y a que toi qui en aies.

    PHILIPPE
    Je conçois que le rôle que tu joues t’ait donné de pareilles idées. Si je te comprends bien, tu as pris, dans un but sublime, une route hideuse, et tu crois que tout ressemble à ce que tu as vu.

    LORENZO
    Je me suis réveillé de mes rêves, rien de plus. Je te dis le danger d’en faire. Je connais la vie, et c’est une vilaine cuisine, sois-en persuadé. Ne mets pas la main là-dedans, si tu respectes quelque chose.

    PHILIPPE
    Arrête ; ne brise pas comme un roseau mon bâton de vieillesse. Je crois à tout ce que tu appelles des rêves ; je crois à la vertu, à la pudeur et à la liberté.

    LORENZO
    Et me voilà dans la rue, moi, Lorenzaccio ? Et les enfants ne me jettent pas de la boue ? Les lits des filles sont encore chauds de ma sueur, et les pères ne prennent pas, quand je passe, leurs couteaux et leurs balais pour m’assommer ! Au fond de ces dix mille maisons que voilà, la septième génération parlera encore de la nuit où j’y suis entré, et pas une ne vomit à ma vue un valet de charrue qui me fende en deux comme une bûche pourrie ? L’air que vous respirez, Philippe, je le respire ; mon manteau de soie bariolé traîne paresseusement sur le sable lin des promenades ; pas une goutte de poison ne tombe dans mon chocolat ; que dis-je ? Ô Philippe ! Les mères pauvres soulèvent honteusement le voile de leurs filles quand je m’arrête au seuil de leurs portes ; elles me laissent voir leur beauté avec un sourire plus vil que le baiser de judas, tandis que moi, pinçant le menton de la petite, je serre les poings de rage en remuant dans ma poche quatre ou cinq méchantes pièces d’or.

    PHILIPPE
    Que le tentateur ne méprise pas le faible ; pourquoi tenter, lorsque l’on doute ?

    LORENZO
    Suis-je un Satan ? Lumière du ciel ! Je m’en souviens encore ; j’aurais pleuré avec la première fille que j’ai séduite, si elle ne s’était mise à rire. Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la fable. Je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J’avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; à Philippe ! J’entrai alors dans la vie, et je vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. J’ai vu les hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : Pour qui est-ce donc que je travaille ? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, et me demandais : Quand j’aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il ? J’ai vu les républicains dans leurs cabinets ; je suis entré dans les boutiques, j’ai écouté et j’ai guetté, j’ai recueilli les discours des gens du peuple ; j’ai vu l’effet que produisait sur eux la tyrannie ; j’ai bu dans les banquets patriotiques le vin qui engendre la métaphore et la prosopopée ; j’ai avalé entre deux baisers les armes les plus vertueuses ; j’attendais toujours que l’humanité me laissât voir sur sa face quelque chose d’honnête. J’observais comme un amant observe sa fiancée en attendant le jour des noces.

    PHILIPPE
    Si tu n’as vu que le mal, je te plains, mais je ne puis te croire. Le mal existe, mais non pas sans le bien ; comme l’ombre existe, mais non sans la lumière.

    LORENZO
    Tu ne veux voir en moi qu’un mépriseur d’hommes, c’est me faire injure, je sais parfaitement qu’il y en a de bons. Mais à quoi servent-ils ? Que font-ils ? Comment agissent-ils ? Qu’importe que la conscience soit vivante, si le bras est mort ? Il y a de certains côtés par où tout devient bon : un chien est un ami fidèle ; on peut trouver en lui le meilleur des serviteurs, comme on peut voir aussi qu’il se roule sur ses cadavres, et que la langue avec laquelle il lèche son maître sent la charogne d’une lieue. Tout ce que j’ai à voir, moi, c’est que je suis perdu, et que les hommes n’en profiteront pas plus qu’ils ne me comprendront.

    PHILIPPE
    Pauvre enfant, tu me navres le cœur ! Mais si tu es honnête, quand tu auras délivré ta patrie, tu le redeviendras. Cela réjouit mon vieux cœur, Lorenzo, de penser que tu es honnête ; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d’un métal aussi pur que les statues de bronze d’Harmodius et d’Aristogiton.

    LORENZO
    Philippe, Philippe, j’ai été honnête. La main qui a soulevé une fois le voile de la vérité ne peut plus le laisser retomber ; elle reste immobile jusqu’à la mort, tenant toujours ce voile terrible, et l’élevant de plus en plus au-dessus de la tête de l’homme, jusqu’à ce que l’ange du sommeil éternel lui bouche les yeux.

    PHILIPPE
    Toutes les maladies se guérissent ; et le vice est aussi une maladie.

    LORENZO
    Il est trop tard, je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de la gaieté. Brutus a fait le fou pour tuer Tarquin, et ce qui m’étonne en lui, c’est qu’il n’y ait pas laissé sa raison. Profite de moi, Philippe, voilà ce que j’ai à te dire : ne travaille pas pour ta patrie.

    PHILIPPE
    Si je te croyais, il me semble que le ciel s’obscurcirait pour toujours, et que ma vieillesse serait condamnée à marcher à tâtons. Que tu aies pris une route dangereuse, cela peut être ; pourquoi ne pourrais-je en prendre une autre qui me mènerait au même point ? Mon intention est d’en appeler au peuple, et d’agir ouvertement.

    LORENZO
    Prends garde à toi, Philippe, celui qui te le dit sait pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.

    PHILIPPE
    Je crois à l’honnêteté des républicains.

    LORENZO
    Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre ; une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d’établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu’ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas t’en mêler ; parle, si tu le veux, mais prends garde à tes paroles ; et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup ; tu as les mains pures, et moi, je n’ai rien à perdre.

    PHILIPPE
    Fais-le, et tu verras.

    LORENZO
    Soit, – mais souviens-toi de ceci. Vois-tu dans cette petite maison cette famille assemblée autour d’une table ? Ne dirait-on pas des hommes ? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s’il me prenait envie d’entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, et de poignarder leur fils aîné au milieu d’eux, il n’y aurait pas un couteau de levé sur moi.

    PHILIPPE
    Tu me fais horreur. Comment le cœur peut-il rester grand avec des mains comme les tiennes ?

    LORENZO
    Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants.

    PHILIPPE
    Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ?

    LORENZO
    Pourquoi ? Tu le demandes ?

    PHILIPPE
    Si tu crois que c’est un meurtre inutile à ta patrie, pourquoi le commets-tu ?

    LORENZO
    Tu me demandes cela en face ? Regarde-moi un peu. J’ai été beau, tranquille et vertueux.

    PHILIPPE
    Quel abîme ! Quel abîme tu m’ouvres !

    LORENZO
    Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m’empoisonne, ou que je saute dans l’Arno ? Veux-tu donc que je sois un spectre, et qu’en frappant sur ce squelette (Il frappe sa poitrine), il n’en sorte aucun son ? Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte ? Et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c’est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d’infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l’exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche ; j’en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom qui m’accablent d’injures pour se dispenser de m’assommer, comme ils le devraient, j’en ai assez d’entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis et qui il est. Dieu merci, c’est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j’aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d’une curiosité monstrueuse apportée d’Amérique, pourront satisfaire leur gosier et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu’ils agissent ou n’agissent pas, j’aurai dit aussi ce que j’ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l’humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu’ils m’appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu’ils m’oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête, en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre ; dans deux jours les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.

    PHILIPPE
    Tout cela m’étonne, et il y a dans tout ce que tu m’as dit des choses qui me l’ont peine, et d’autres qui me font plaisir. Mais Pierre et Thomas sont en prison, et je ne saurais là-dessus m’en lier à personne qu’à moi-même. C’est en vain que ma colère voudrait ronger son frein ; mes entrailles sont émues trop vivement ; tu peux avoir raison, mais il faut que j’agisse ; je vais rassembler mes parents.

    LORENZO
    Comme tu voudras ; mais prends garde à toi. Garde-moi le secret, même avec tes amis, c’est tout ce que je demande. (Ils sortent)
    SCÈNE 4
    Au palais soderini.

    Entre CATHERINE, lisant un billet.
    “Lorenzo a dû vous parler de moi ; mais qui pourrait vous parler dignement d’un amour pareil au mien ? Que ma plume vous apprenne ce que ma bouche ne peut vous dire et ce que mon cœur voudrait signer de son sang.
    Alexandre de Médicis.”
    Si mon nom n’était pas sur l’adresse, je croirais que le messager s’est trompé, et je que je lis me fait douter de mes yeux. (Entre Marie.) Ô ma mère chérie ! Voyez ce qu’on m’écrit ; expliquez-moi, si vous pouvez, ce mystère.

    MARIE
    Malheureuse ! Malheureuse ! Il t’aime ! Où t’a-t-il vue ? Où lui as-tu parlé ?

    CATHERINE
    Nulle part ; un messager m’a apporté cela comme je sortais de l’église.

    MARIE
    Lorenzo, dit-il, a dû te parler de lui ? Ah ! Catherine, avoir un fils pareil ! Oui, faire de la sœur de sa mère la maîtresse du duc, non pas même la maîtresse, à ma fille ! Quels noms portent ces créatures ! Je ne puis le dire ; oui, il manquait cela à Lorenzo. Viens, je veux lui porter cette lettre ouverte, et savoir devant Dieu comment il répondra.

    CATHERINE
    Je croyais que le duc aimait.., pardon, ma mère ; mais je croyais que le duc aimait la comtesse de Cibo ; on me l’avait dit.

    MARIE
    Cela est vrai, il l’a aimée, s’il peut aimer.

    CATHERINE
    Il ne l’aime plus ? Ah ! Comment peut-on offrir sans honte un cœur pareil ! Venez, ma mère, venez chez Lorenzo.

    MARIE
    Donne-moi ton bras. Je ne sais ce que j’éprouve depuis quelques jours ; j’ai eu la fièvre toutes les nuits ; il est vrai que depuis trois mois elle ne me quitte guère. J’ai trop souffert, ma pauvre Catherine ; pourquoi m’as-tu lu cette lettre ? Je ne puis plus rien supporter. Je ne suis plus jeune, et cependant il me semble que je le redeviendrais à certaines conditions ; mais tout ce que je vois m’entraîne vers la tombe. Allons, soutiens-moi, pauvre enfant ; je ne te donnerai pas longtemps cette peine. (Elles sortent.)
    SCÈNE 5
    Chez la Marquise.

    LA MARQUISE, parée, devant un miroir
    Quand je pense que cela est, cela me fait l’effet d’une nouvelle qu’on m’apprendrait tout à coup. Quel précipice que la vie ! Comment ! Il est déjà neuf heures, et c’est le duc que j’attends dans cette toilette ! Qu’il en soit ce qu’il pourra, je veux essayer mon pouvoir. (Entre le cardinal.)

    LE CARDINAL
    Quelle parure, marquise. Voilà des fleurs qui embaument.

    LA MARQUISE
    Je ne puis vous recevoir, Cardinal ; j’attends une amie ; vous m’excuserez.

    LE CARDINAL
    Je vous laisse, je vous laisse. Ce boudoir dont j’aperçois la porte entrouverte là-bas, c’est un petit paradis. Irai-je vous y attendre ?

    LA MARQUISE
    Je suis pressée, pardonnez-moi ; non, pas dans mon boudoir ; où vous voudrez.

    LE CARDINAL
    Je reviendrai dans un moment plus favorable. (Il sort.)

    LA MARQUISE
    Pourquoi toujours le visage de ce prêtre ? Quels cercles décrit donc autour de moi ce vautour à tête chauve, pour que je le trouve sans cesse derrière moi quand je me retourne ? Est-ce que l’heure de ma mort serait proche ? (Entre un page qui lui parle à l’oreille.) C’est bon, j’y vais. Ah ! Ce métier de servante, tu n’y es pas fait, pauvre cœur orgueilleux. (Elle sort.)
    SCÈNE 6
    Le boudoir de la Marquise.
    La Marquise, le Duc.

    LA MARQUISE
    C’est ma façon de penser ; je t’aimerais ainsi.

    LE DUC
    Des mots, des mots, et rien de plus.

    LA MARQUISE
    Vous autres hommes, cela est si peu pour vous ! Sacrifier le repos de ses jours, la sainte chasteté de l’honneur ! Quelquefois ses enfants même ; ne vivre que pour un seul être au monde ; se donner, enfin, se donner, puisque cela s’appelle ainsi ! Mais cela n’en vaut pas la peine : à quoi bon écouter une femme ? Une femme qui parle d’autre chose que de chiffons et de libertinage, cela ne se voit pas.

    LE DUC
    Vous rêvez tout éveillée.

    LA MARQUISE
    Oui, par le ciel ! Oui, j’ai fait un rêve ; hélas ! Les rois seuls n’en font jamais : toutes les chimères de leurs caprices se transforment en réalités, et leurs cauchemars eux-mêmes se changent en marbre. Alexandre ! Alexandre ! Quel mot que celui-là : je peux si je veux ! Ah ! Dieu lui-même n’en sait pas plus : devant ce mot, les mains des peuples se joignent dans une prière craintive, et le pâle troupeau des hommes retient son haleine pour écouter.

    LE DUC
    N’en parlons plus, ma chère, cela est fatigant.

    LA MARQUISE
    Être un roi, sais-tu ce que c’est ? Avoir au bout de son bras cent mille mains ! Être le rayon du soleil qui sèche les larmes des hommes ! être le bonheur et le malheur ! Ah ! Quel frisson mortel cela donne ! Comme il tremblerait, ce vieux du Vatican, si tu ouvrais tes ailes, toi mon aiglon ! César est si loin ! La garnison t’est si dévouée. Et, d’ailleurs, on égorge une armée et l’on n’égorge pas un peuple. Le jour où tu auras pour toi la nation tout entière, où tu seras la tête d’un corps libre, où tu diras : comme le doge de Venise épouse l’Adriatique, ainsi je mets mon anneau d’or au doigt de ma belle Florence, et ses enfants sont mes enfants… Ah ! Sais-tu ce que c’est qu’un peuple qui prend son bienfaiteur dans ses bras ? Sais-tu ce que c’est que d’être porté comme un nourrisson chéri par le vaste océan des hommes ? Sais-tu ce que c’est que d’être montré par un père à son enfant ?

    LE DUC
    Je me soucie de l’impôt ; pourvu qu’on le paie, que m’importe ?

    LA MARQUISE
    Mais enfin, on t’assassinera. – Les pavés sortiront de terre et t’écraseront. Ah ! La postérité ! N’as-tu jamais vu ce spectre-là au chevet de ton lit ? Ne t’es-tu jamais demandé ce que penseront de toi ceux qui sont dans le ventre des vivants ? Et tu vis, toi, il est encore temps ! Tu n’as qu’un mot à dire. Te souviens-tu du père de la Patrie ? Va, cela est facile d’être un grand roi, quand on est roi. Déclare Florence indépendante ; réclame l’exécution du traité avec l’empire ; tire ton épée et montre-la ; ils te diront de la remettre au fourreau, que ses éclairs leur font mal aux yeux. Songe donc comme tu es jeune ! Rien n’est décidé sur ton compte. Il y a dans le cœur des peuples de larges indulgences pour les princes, et la reconnaissance publique est un profond fleuve d’oubli pour leurs fautes passées. On t’a mal conseillé ; on t’a trompé. – Mais il est encore temps ; tu n’as qu’à dire ; tant que tu es vivant, la page n’est pas tournée dans le livre de Dieu.

    LE DUC
    Assez, ma chère, assez.

    LA MARQUISE
    Ah ! Quand elle le sera ! Quand un misérable jardinier payé à la journée viendra arroser à contrecœur quelques chétives marguerites autour du tombeau d’Alexandre – quand les pauvres respireront gaiement l’air du ciel, et n’y verront plus planer le sombre météore de ta puissance ; – quand ils parleront de toi en secouant la tête ; – quand ils compteront autour de ta tombe les tombes de leurs parents, – es-tu sûr de dormir tranquille dans ton dernier sommeil ? – Toi qui ne vas pas à la messe, et qui ne tiens qu’à l’impôt, es-tu sûr que l’éternité soit sourde, et qu’il n’y ait pas un écho de la vie dans le séjour hideux des trépassés ? Sais-tu où vont les larmes des peuples quand le vent les emporte ?

    LE DUC
    Tu as une jolie jambe.

    LA MARQUISE
    Écoute-moi ; tu es étourdi, je le sais ; mais tu n’es pas méchant ; non, sur Dieu, tu ne l’es pas, tu ne peux pas l’être. Voyons, fais-toi violence ; – réfléchis un instant, un seul instant à ce que je te dis. N’y a-t-il rien dans tout cela ? Suis-je décidément une folle ?

    LE DUC
    Tout cela me passe bien par la tête ; mais qu’est-ce que je fais donc de si mal ? Je vaux bien mes voisins ; je vaux, ma loi, mieux que le pape. Tu me lais penser aux Strozzi avec tous tes discours ; – et tu sais que je les déteste. Tu veux que je me révolte contre César ; César est mon beau-père, ma chère amie. Tu te figures que les Florentins ne m’aiment pas ; je suis sûr qu’ils m’aiment, moi. Eh ! Parbleu, quand tu aurais raison, de qui veux-tu que j’aie peur ?

    LA MARQUISE
    Tu n’as pas peur de ton peuple, – mais tu as peur de l’empereur ; tu as tué ou déshonoré des centaines de citoyens, et tu crois avoir tout fait quand tu mets une cotte de mailles sous ton habit.

    LE DUC
    Paix ! Point de ceci.

    LA MARQUISE
    Ah ! Je m’emporte ; je dis ce que je ne veux pas dire. Mon ami, qui ne sait pas que tu es brave ? Tu es brave comme tu es beau ; ce que tu as fait de mal, c’est ta jeunesse, c’est ta tête, – que sais-je, moi ? C’est le sang qui coule violemment dans ces veines brûlantes, c’est ce soleil étouffant qui nous pèse. – Je t’en supplie, que je ne sois pas perdue sans ressource ; que mon nom, que mon pauvre amour pour toi ne soit pas inscrit sur une liste infâme. Je suis une femme, c’est vrai, et si la beauté est tout pour les femmes, bien d’autres valent mieux que moi. Mais n’as-tu rien, dis-moi, – dis-moi donc, toi ! Voyons ! N’as-tu donc rien, rien là ! (Elle lui frappe le cœur.)

    LE DUC
    Quel démon ! Assois-toi donc là, ma petite.

    LA MARQUISE
    Eh bien ! Oui, je veux bien l’avouer, oui, j’ai de l’ambition, non pas pour moi, – mais toi ! Toi, et ma chère Florence ! Ô Dieu ! Tu m’es témoin de ce que je souffre.

    LE DUC
    Tu souffres ! Qu’est-ce que tu as ?

    LA MARQUISE
    Non, je ne souffre pas. Écoute ! Écoute ! Je vois que tu t’ennuies auprès de moi. Tu comptes les moments, tu détournes la tête ; ne t’en va pas encore : c’est peut-être la dernière fois que je te vois. Écoute ! Je te dis que Florence t’appelle sa peste nouvelle, et qu’il n’y a pas une chaumière où ton portrait ne soit collé sur les murailles avec un coup de couteau dans le cœur. Que je sois folle, que tu me haïsses demain, que m’importe ? Tu sauras cela.

    LE DUC
    Malheur à toi, si tu joues avec ma colère !

    LA MARQUISE
    Oui, malheur à moi ! Malheur à moi !

    LE DUC
    Une autre fois, – demain matin, Si tu veux, nous pourrons nous revoir, – et parler de cela. Ne te fâche pas, si je te quitte à présent, il faut que j’aille à la chasse.

    LA MARQUISE
    Oui, malheur à moi ! Malheur à moi !

    LE DUC
    Pourquoi ? Tu as l’air sombre comme l’enfer. Pourquoi diable aussi te mêles-tu de politique ? Allons, allons, ton petit rôle de femme, et de vraie femme, te va si bien. Tu es trop dévote ; cela se formera. Aide-moi donc à remettre mon habit ; je suis tout débraillé.

    LA MARQUISE
    Adieu, Alexandre. (Le duc l’embrasse. Entre le cardinal Cibo.)

    LE CARDINAL
    Ah ! – Pardon, Altesse, je croyais ma sœur toute seule. Je suis un maladroit ; c’est à moi d’en porter la peine. Je vous supplie de m’excuser.

    LE DUC
    Comment l’entendez-vous ? Allons donc, Malaspina, voilà qui sent le prêtre. Est-ce que vous devez voir ces choses-là ? Venez donc, venez donc ; que diable est-ce que cela vous fait ? (Ils sortent ensemble.)

    LA MARQUISE, seule, tenant le portrait de son mari.
    Où es-tu, maintenant, Laurent ? Il est midi passé ; tu te promènes sur la terrasse, devant les grands marronniers. Autour de toi paissent tes génisses grasses ; tes garçons de ferme dînent à l’ombre ; la pelouse soulève son manteau blanchâtre aux rayons du soleil ; les arbres, entretenus par tes soins, murmurent religieusement sur la tête blanche de leur vieux maître, tandis que l’écho de nos longues arcades répète avec respect le bruit de ton pas tranquille. Ô mon Laurent ! J’ai perdu le trésor de ton honneur ; j’ai voué au ridicule et au doute les dernières années de ta noble vie ; tu ne presseras plus sur ta cuirasse un cœur digne du tien ; ce sera une main tremblante qui t’apportera ton repas du soir quand tu rentreras de la chasse.
    SCÈNE 7
    Chez les Strozzi.
    Les quarante Strozzi, à souper.

    PHILIPPE
    Mes enfants, mettons-nous à table.

    LES CONVIVES
    Pourquoi reste-t-il deux sièges vides ?

    PHILIPPE
    Pierre et Thomas sont en prison.

    LES CONVIVES
    Pourquoi ?

    PHILIPPE
    Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la foire de Montolivet, publiquement, et devant son frère Léon. Pierre et Thomas ont tué Salviati, et Alexandre de Médicis les a fait arrêter pour venger la mort de son ruffian.

    LES CONVIVES
    Meurent les Médicis !

    PHILIPPE
    J’ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier de me secourir. Soupons, et sortons ensuite l’épée à la main, pour redemander mes deux fils, si vous avez du cœur.

    LES CONVIVES
    C’est dit ; nous voulons bien.

    PHILIPPE
    Il est temps que cela finisse, voyez-vous ; On nous tuerait nos enfants et on déshonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne à ces bâtards ce que c’est que le droit de vie et de mort. Les Huit n’ont pas le droit de condamner mes enfants ; et moi, je n’y survivrais pas, voyez-vous.

    LES CONVIVES
    N’aie pas peur, Philippe, nous sommes là.

    PHILIPPE
    Je suis le chef de la famille : comment souffrirais-je qu’on m’insultât ? Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellaï tout autant, les Aldobrandini, et vingt autres. Pourquoi ceux-là pourraient-ils faire égorger nos enfants plutôt que nous les leurs ? Qu’on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis ? Là est leur force ; hors de là, ils ne sont rien. Sommes-nous des hommes ? Est-ce à dire qu’on abattra d’un coup de hache les nobles familles de Florence, et qu’on arrachera de la terre natale des racines aussi vieilles qu’elle ? C’est par nous qu’on commence ; c’est à nous de tenir ferme ; notre premier cri d’alarme, comme le coup de sifflet de l’oiseleur, va rabattre sur Florence une armée tout entière d’aigles chassés du nid ; ils ne sont pas loin ; ils tournoient autour de la ville, les yeux fixés sur ses clochers. Nous y planterons les drapeaux noirs de la peste ; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont les couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d’abord délivrer nos fils ; demain nous irons tous ensemble, l’épée nue, à la porte de toutes les grandes familles ; il y a à Florence quatre vingts palais, et de chacun d’eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté y frappera.

    LES CONVIVES
    Vive la liberté !

    PHILIPPE
    Je prends Dieu à témoin que c’est la violence qui me force à tirer l’épée ; que je suis resté durant soixante ans bon et paisible citoyen ; que je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et que la moitié de ma fortune a été employée à secourir les malheureux.

    LES CONVIVES
    C’est vrai.

    PHILIPPE
    C’est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, et je me fais rebelle parce que Dieu m’a fait père. Je ne suis poussé par aucun motif d’ambition, ni d’intérêt, ni d’orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrée. Emplissez vos coupes, et levez-vous. Notre vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis !

    LES CONVIVES se lèvent et boivent
    À la mort des Médicis !

    LOUISE, posant son verre
    Ah ! Je vais mourir.

    PHILIPPE
    Qu’as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée, qu’as-tu, mon Dieu ! Que t’arrive-t-il ! Mon Dieu, mon Dieu, comme tu pâlis ! Parle, qu’as-tu ? Parle à ton père. Au secours, au secours ! Un médecin ! Vite, vite, il n’est plus temps.

    LOUISE
    Je vais mourir, je vais mourir. (Elle meurt.)

    PHILIPPE
    Elle s’en va, mes amis, elle s’en va ! Un médecin ! Ma fille est empoisonnée ! (Il tombe à genoux près de Louise.)

    UN CONVIVE
    Coupez son corset ; faites-lui boire de l’eau tiède ; si c’est du poison, il faut de l’eau tiède. (Les domestiques accourent.)

    UN AUTRE CONVIVE
    Frappez-lui dans les mains ; ouvrez les fenêtres, et frappez-lui dans les mains.

    UN AUTRE
    Ce n’est peut-être qu’un étourdissement ; elle aura bu avec trop de précipitation.

    UN AUTRE
    Pauvre enfant ! Comme ses traits sont calmes ! Elle ne peut pas être morte ainsi tout d’un coup.

    PHILIPPE
    Mon enfant ! Es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimée ?

    LE PREMIER CONVIVE
    Voilà le médecin qui accourt. (Un médecin entre.)

    LE SECOND CONVIVE
    Dépêchez-vous, monsieur ; dites-nous si c’est du poison.

    PHILIPPE
    C’est un étourdissement, n’est-ce pas ?

    LE MÉDECIN
    Pauvre jeune fille ! Elle est morte. (Un profond silence règne dans la salle ; Philippe est toujours à genoux auprès de Louise et lui tient les mains.)

    UN DES CONVIVES
    C’est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe dans l’état où il est. Cette immobilité est effrayante.

    UN AUTRE
    Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu à la femme de Salviati.

    UN AUTRE
    C’est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et arrêtons-le. (Ils sortent.)

    LE PREMIER CONVIVE
    Philippe ne veut pas répondre à ce qu’on lui dit ; il est frappé de la foudre.

    UN AUTRE
    C’est horrible ! C’est un meurtre inouï !

    UN AUTRE
    Cela crie vengeance au ciel ; sortons, et allons égorger Alexandre.

    UN AUTRE
    Oui, sortons ; mort à Alexandre ! C’est lui qui a tout ordonné. Insensés que nous sommes ! Ce n’est pas d’hier que date sa haine contre nous. Nous agissons trop tard.

    UN AUTRE
    Salviati n’en voulait pas à cette pauvre Louise pour son propre compte ; c’est pour le duc qu’il travaillait. Allons, partons, quand on devrait nous tuer jusqu’au dernier.

    PHILIPPE, se lève
    Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n’est-ce pas ? (Il met son manteau.) Dans mon jardin, derrière les figuiers. Adieu, mes bons amis ; adieu, portez-vous bien.`

    UN CONVIVE
    Où vas-tu Philippe ?

    PHILIPPE
    J’en ai assez, voyez-vous ! J’en ai autant que j’en puis porter. J’ai mes deux fils en prison, et voilà ma fille morte. J’en ai assez, je m’en vais d’ici.

    UN CONVIVE
    Tu t’en vas ? Tu t’en vas sans vengeance ?

    PHILIPPE
    Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l’enterrez pas ; c’est à moi de l’enterrer ; je le ferai à ma façon, chez de pauvres moines que je connais, et qui viendront la chercher demain. À quoi sert-il de la regarder ? Elle est morte ; ainsi cela est inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous ; portez-vous bien.

    UN CONVIVE
    Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.

    UN AUTRE
    Quelle horreur !, je me sens prêt à m’évanouir dans cette salle. (Il sort.)

    PHILIPPE
    Ne me faites pas violence ; ne m’enfermez pas dans une chambre où est le cadavre de ma fille ; laissez-moi m’en aller.

    UN CONVIVE
    Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre Lucrèce ! Nous ferons boire à Alexandre le reste de son verre.

    UN AUTRE
    Une nouvelle Lucrèce ! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la liberté ! Rentre chez toi, Philippe, pense à ton pays. Ne rétracte pas tes paroles.

    PHILIPPE
    Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau ; j’ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir autour de moi. L’important, c’est que je m’en aille, et que vous vous teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes, je m’en vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique ; adieu, mes amis, restez tranquilles ; si je n’y suis plus, on ne vous fera rien. Je m’en vais de ce pas à Venise.

    UN CONVIVE
    Il fait un orage épouvantable ; reste ici cette nuit.

    PHILIPPE
    N’enterrez pas ma pauvre enfant ; mes vieux moines viendront demain, et ils l’emporteront. Dieu de justice ! Dieu de justice ! Que t’ai-je fait ? (Il sort en courant.)

     

     

     

     

     

    ACTE IV
    SCÈNE PREMIÈRE
    Au palais du Duc.
    Entrent le Duc et Lorenzo.

    LE DUC
    J’aurais voulu être là ; il devait y avoir plus d’une face en colère. Mais je ne conçois pas qui a pu empoisonner cette Louise.

    LORENZO
    Ni moi non plus ; à moins que ce ne soit vous.

    LE DUC
    Philippe doit être furieux ! On dit qu’il est parti pour Venise. Dieu merci, me voilà délivré de ce vieillard insupportable. Quant à la chère famille, elle aura la bonté de se tenir tranquille. Sais-tu qu’ils ont failli faire une petite révolution dans leur quartier ? On m’a tué deux Allemands.

    LORENZO
    Ce qui me fâche le plus, c’est que cet honnête Salviati a une jambe coupée. Avez-vous retrouvé votre cotte de mailles ?

    LE DUC
    Non, en vérité ; j’en suis plus mécontent que je ne puis le dire.

    LORENZO
    Méfiez-vous de Giomo ; c’est lui qui vous l’a volée. Que portez-vous à la place ?

    LE DUC
    Rien ; je ne puis en supporter une autre ; il n’y en a pas d’aussi légère que celle-là.

    LORENZO
    Cela est fâcheux pour vous.

    LE DUC
    Tu ne me parles pas de ta tante.

    LORENZO
    C’est par oubli, car elle vous adore ; ses yeux ont perdu le repos depuis que l’astre de votre amour s’est levé dans son pauvre cœur. De grâce, seigneur, ayez quelque pitié pour elle ; dites quand vous voulez la recevoir, et à quelle heure il lui sera loisible de vous sacrifier le peu de vertu qu’elle a.

    LE DUC
    Parles-tu sérieusement ?

    LORENZO
    Aussi sérieusement que la Mort elle-même. Je voudrais voir qu’une tante à moi ne couchât pas avec vous.

    LE DUC
    Où pourrais-je la voir ?

    LORENZO
    Dans ma chambre, seigneur ; je ferai mettre des rideaux blancs à mon lit et un pot de réséda sur ma table ; après quoi je coucherai par écrit sur votre calepin que ma tante sera en chemise à minuit précis, afin que vous ne l’oubliez pas après souper.

    LE DUC
    Je n’ai garde. Peste ! Catherine est un morceau de roi. Eh ! Dis-moi, habile garçon, tu es vraiment sûr qu’elle viendra ? Comment t’y es-tu pris ?

    LORENZO
    Je vous dirai cela.

    LE DUC
    Je m’en vais voir un cheval que je viens d’acheter ; adieu et à ce soir. Viens me prendre après souper ; nous irons ensemble à ta maison ; quant à la Cibo, j’en ai par-dessus les oreilles : hier encore, il a fallu l’avoir sur le dos pendant toute la chasse. Bonsoir, mignon. (Il sort.)

    LORENZO
    Seul. Ainsi, c’est convenu. Ce soir je l’emmène chez moi, et demain les républicains verront ce qu’ils ont à faire, car le duc de Florence sera mort. Il faut que j’avertisse Scoronconcolo. Dépêche-toi, soleil, si tu es curieux des nouvelles que cette nuit te dira demain. (Il sort)
    SCÈNE 2
    Une rue.
    Pierre et Thomas Strozzi, sortant de prison.

    PIERRE
    J’étais bien sûr que les Huit me renverraient absous, et toi aussi. Viens, frappons à notre porte, et allons embrasser notre père. Cela est singulier ; les volets sont fermés !

    LE PORTIER, ouvrant
    Hélas ! Seigneurs, vous savez les nouvelles ?

    PIERRE
    Quelles nouvelles ? Tu as l’air d’un spectre qui sort d’un tombeau, à la porte de ce palais désert.

    LE PORTIER
    Est-il possible que vous ne sachiez rien ? (Deux moines arrivent.)

    THOMAS
    Et que pourrions-nous savoir ? Nous sortons de prison. Parle ; qu’est-il arrivé ?

    LE PORTIER
    Hélas ! Mes pauvres seigneurs ! Cela est horrible à dire.

    LES MOINES, s’approchant
    Est-ce ici le palais des Strozzi ?

    LE PORTIER
    Oui ; que demandez-vous ?

    LES MOINES
    Nous venons chercher le corps de Louise Strozzi. Voilà l’autorisation de Philippe, afin que vous nous laissiez l’emporter.

    PIERRE
    Comment dites-vous ? Quel corps demandez-vous ?

    LES MOINES
    Éloignez-vous, mon enfant, vous portez sur votre visage la ressemblance de Philippe ; il n’y a rien de bon à apprendre ici pour vous

    THOMAS
    Comment ? Elle est morte ? Morte ? Ô Dieu du ciel ! (Il s’assoit à l’écart.)

    PIERRE
    Je suis plus ferme que vous ne pensez. Qui a tué ma sœur ? Car on ne meurt pas à son âge dans l’espace d’une nuit, sans une cause surnaturelle. Qui l’a tuée, que je le tue ? Répondez-moi, ou vous êtes mort vous-même.

    LE PORTIER
    Hélas ! Hélas ! Qui peut le dire ? Personne n’en sait rien.

    PIERRE
    Où est mon père ? Viens, Thomas, point de larmes. Par le ciel, mon cœur se serre comme s’il allait s’ossifier dans mes entrailles, et rester un rocher pour l’éternité.

    LES MOINES
    Si vous êtes le fils de Philippe, venez avec nous ; nous vous conduirons à lui ; il est depuis hier à notre couvent.

    PIERRE
    Et je ne saurai pas qui a tué ma sœur ? Écoutez-moi, prêtres ; si vous êtes l’image de Dieu, vous pouvez recevoir un serment. Par tout ce qu’il y a d’instruments de supplice sous le ciel, par les tortures de l’enfer… Non ; je ne veux pas dire un mot. Dépêchons-nous, que je voie mon père. Ô Dieu ! Ô Dieu ! Faites que ce que je soupçonne soit la vérité, afin que je les broie sous mes pieds comme des grains de sable. Venez, venez ; avant que je perde la force, ne me dites pas un mot ; il s’agit là d’une vengeance, voyez-vous, telle que la colère céleste n’en a pas rêvé. (Ils sortent.)
    SCÈNE 3
    Une rue.
    Lorenzo, Scoronconcolo.

    LORENZO
    Rentre chez toi, et ne manque pas de venir à minuit ; tu t’enfermeras dans mon cabinet jusqu’à ce qu’on vienne t’avertir.

    SCORONCONCOLO
    Oui, monseigneur. (Il sort.)

    LORENZO
    Seul. De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? Quand je pense que j’ai aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant. Ô Dieu ! Pourquoi ce seul mot, “à ce soir”, fait-il pénétrer jusque dans mes os cette joie brûlante comme un fer rouge ? De quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements suis-je donc sorti ? Que m’avait fait cet homme ? Quand je pose ma main là, et que je réfléchis, – qui donc m’entendra dire demain : je l’ai tué, sans me répondre : Pourquoi l’as-tu tué ? Cela est étrange. Il a fait du mal aux autres, mais il m’a fait du bien, du moins à sa manière. Si j’étais resté tranquille au fond de mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu m’y chercher, et moi, je suis venu le chercher à Florence. Pourquoi cela ? Le spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Egisthe ? M’avait-il offensé alors ? Cela est étrange, et cependant pour cette action, j’ai tout quitté ; la seule pensée de ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma vie ; je n’ai plus été qu’une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s’est posé sur ma route et m’a appelé à lui. Que veut dire cela ? Tout à l’heure, en passant sur la place, j’ai entendu deux hommes parler d’une comète. Sont-ce bien les battements d’un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! Pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ? Suis-je le bras de Dieu ? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête ? Quand j’entrerai dans cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du fourreau, j’ai peur de tirer l’épée flamboyante de l’archange, et de tomber en cendres sur ma proie. (Il sort.)
    SCÈNE 4
    Chez le marquis de Cibo.
    Entrent le Cardinal et la Marquise.

    LA MARQUISE
    Comme vous voudrez, Malaspina.

    LE CARDINAL
    Oui, comme je voudrai. Pensez-y à deux fois, marquise, avant de vous jouer à moi. Êtes-vous une femme comme les autres, et faut-il qu’on fait une chaîne d’or au cou et un mandat à la main pour que vous compreniez qui on est ? Attendez-vous qu’un valet crie à tue-tête en ouvrant une porte devant moi, pour savoir quelle est ma puissance ? Apprenez-le : ce ne sont pas les titres qui font l’homme ; je ne suis ni envoyé du pape ni capitaine de Charles Quint, je suis plus que cela.

    LA MARQUISE
    Oui, je le sais ; César a vendu son ombre au diable, cette ombre impériale se promène, affublée d’une robe rouge, sous le nom de Cibo.

    LE CARDINAL
    Vous êtes la maîtresse d’Alexandre, songez à cela ; et votre secret est entre mes mains.

    LA MARQUISE
    Faites-en ce qu’il vous plaira ; nous verrons l’usage qu’un confesseur sait faire de sa conscience.

    LE CARDINAL
    Vous vous trompez ; ce n’est pas par votre confession que je l’ai appris ; je l’ai vu de mes propres yeux : je vous ai vue embrasser le duc. Vous me l’auriez avoué au confessionnal que je pourrais encore en parler sans péché, puisque je l’ai vu hors du confessionnal.

    LA MARQUISE
    Eh bien, après ?

    LE CARDINAL
    Pourquoi le duc vous quittait-il d’un pas si nonchalant, et en soupirant comme un écolier quand la cloche sonne ? Vous l’avez rassasié de votre patriotisme, qui, comme une fade boisson, se mêle à tous les mets de votre table ; quels livres avez-vous lus, et quelle sotte était donc votre gouvernante, pour que vous ne sachiez pas que la maîtresse d’un roi parle ordinairement d’autre chose que de patriotisme ?

    LA MARQUISE
    J’avoue que l’on ne m’a jamais appris bien nettement de quoi devait parler la maîtresse d’un roi ; j’ai négligé de m’instruire sur ce point, comme aussi, peut-être, de manger du riz pour m’engraisser, à la mode turque.

    LE CARDINAL
    Il ne faut pas une grande science pour garder un amant un peu plus de trois jours.

    LA MARQUISE
    Qu’un prêtre eût appris cette science à une femme, cela eût été fort simple ; que ne m’avez-vous conseillée ?

    LE CARDINAL
    Voulez-vous que je vous conseille ? Prenez votre manteau, et allez vous glisser dans l’alcôve du duc. S’il s’attend à des phrases en vous voyant, prouvez-lui que vous savez n’en pas faire à toutes les heures ; soyez pareille à une somnambule, et faites en sorte que s’il s’endort sur ce cœur républicain, ce ne soit pas d’ennui. Êtes-vous vierge ? N’y a-t-il plus de vin de Chypre ? N’avez-vous pas au fond de la mémoire quelque joyeuse chanson ? N’avez-vous pas lu l’Arétin ?

    LA MARQUISE
    Ô ciel ! J’ai entendu murmurer des mots comme ceux-là à de hideuses vieilles qui grelottent sur le Marché-Neuf. Si vous n’êtes pas un prêtre, êtes-vous un homme ? Êtes-vous sûr que le ciel est vide, pour faire ainsi rougir votre pourpre elle-même ?

    LE CARDINAL
    Il n’y a rien de si vertueux que l’oreille d’une femme dépravée. Feignez ou non de me comprendre, mais souvenez-vous que mon frère est votre mari.

    LA MARQUISE
    Quel intérêt vous avez à me torturer ainsi, voilà ce que je ne puis comprendre que vaguement. Vous me faites horreur ; que voulez-vous de moi ?

    LE CARDINAL
    Il y a des secrets qu’une femme ne doit pas savoir, mais qu’elle peut faire prospérer en en sachant les éléments.

    LA MARQUISE
    Quel fil mystérieux de vos sombres pensées voudriez-vous me faire tenir ? Si vos désirs sont aussi effrayants que vos menaces, parlez ; montrez-moi du moins le cheveu qui suspend l’épée sur ma tête.

    LE CARDINAL
    Je ne puis parler qu’en termes couverts, par la raison que je ne suis pas sûr de vous. Qu’il vous suffise de savoir que si vous eussiez été une autre femme, vous seriez une reine à l’heure qu’il est. Puisque vous m’appelez l’ombre de César, vous auriez vu qu’elle est assez grande pour intercepter le soleil de Florence. Savez-vous où peut conduire un sourire féminin ? Savez-vous où vont les fortunes dont les racines poussent dans les alcôves ? Alexandre est fils de pape, apprenez-le ; et quand le pape était à Bologne… Mais je me laisse entraîner trop loin.

    LA MARQUISE
    Prenez garde de vous confesser à votre tour. Si vous êtes frère de mon mari, je suis maîtresse d’Alexandre.

    LE CARDINAL
    Vous l’avez été, marquise, et bien d’autres aussi.

    LA MARQUISE
    Je l’ai été, oui, Dieu merci, je l’ai été.

    LE CARDINAL
    J’étais sûr que vous commenceriez par vos rêves ; il faudra cependant que vous en veniez quelque jour aux miens. Écoutez-moi, nous nous querellons assez mal à propos ; mais, en vérité, vous prenez tout au sérieux. Réconciliez-vous avec Alexandre, et puisque je vous ai blessée tout à l’heure en vous disant comment, je n’ai que faire de le répéter. Laissez-vous conduire ; dans un an, dans deux ans, vous me remercierez. J’ai travaillé longtemps pour être ce que je suis, et je sais où l’on peut aller. Si j’étais sûr de vous, je vous dirais des choses que Dieu lui-même ne saura jamais.

    LA MARQUISE
    N’espérez rien, et soyez assuré de mon mépris. (Elle veut sortir.)

    LE CARDINAL
    Un instant ! Pas si vite ! N’entendez-vous pas le bruit d’un cheval ? Mon frère ne doit-il pas revenir aujourd’hui ou demain ? Me connaissez-vous pour un homme qui a deux paroles ? Allez au palais ce soir, ou vous êtes perdue.

    LA MARQUISE
    Mais enfin, que vous soyez ambitieux, que tous les moyens vous soient bons, je le conçois ; mais parlerez-vous plus clairement ? Voyons, Malaspina, je ne veux pas désespérer tout à fait de ma perversion. Si vous pouvez me convaincre, faites-le, – parlez-moi franchement. Quel est votre but ?

    LE CARDINAL
    Vous ne désespérez pas de vous laisser convaincre, n’est-il pas vrai ? Me prenez-vous pour un enfant, et croyez-vous qu’il suffise de me frotter les lèvres de miel pour me les desserrer ? Agissez d’abord, je parlerai après. Le jour où, comme femme, vous aurez pris l’empire nécessaire, non pas sur l’esprit d’Alexandre duc de Florence, mais sur le cœur d’Alexandre votre amant, je vous apprendrai le reste, et vous saurez ce que j’attends.

    LA MARQUISE
    Ainsi donc, quand j’aurai lu l’Arétin pour me donner une première expérience, j’aurai à lire, pour en acquérir une seconde, le livre secret de vos pensées ? Voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous n’osez pas me dire ? Vous servez le pape, jusqu’à ce que l’empereur trouve que vous êtes meilleur valet que le pape lui-même. Vous espérez qu’un jour César vous devra bien réellement, bien complètement, l’esclavage de l’Italie, et ce jour-là, – Oh ! Ce jour-là, n’est-il pas vrai, celui qui est le roi de la moitié du monde pourrait bien vous donner en récompense le chétif héritage des cieux. Pour gouverner Florence en gouvernant le duc, vous vous feriez femme tout à l’heure, si vous pouviez. Quand la pauvre Ricciarda Cibo aura fait taire deux ou trois coups d’État à Alexandre, on aura bientôt ajouté que Ricciarda Cibo mène le duc, mais qu’elle est menée par son beau-frère ; et, comme vous dites, qui sait jusqu’où les larmes des peuples, devenues un océan, pourraient lancer votre barque ? Est-ce à peu près cela ? Mon imagination ne peut aller aussi loin que la vôtre, sans doute ; mais je crois que c’est à peu près cela.

    LE CARDINAL
    Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue.

    LA MARQUISE
    Perdue ? Et comment ?

    LE CARDINAL
    Ton mari saura tout.

    LA MARQUISE
    Faites-le, faites-le ! Je me tuerai.

    LE CARDINAL
    Menace de femme ! Écoutez-moi et ne vous jouez pas à moi. Que vous m’ayez compris bien ou mal, allez ce soir chez le duc.

    LA MARQUISE
    Non.

    LE CARDINAL
    Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce qu’il y a de sacré au monde, je lui raconte tout, si vous dites non encore une fois.

    LA MARQUISE
    Non, non, non ! (Entre le marquis.) Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à Alexandre. Je me suis livrée, sachant qui il était, et quel rôle misérable j’allais jouer. Mais voilà un prêtre qui veut m’en faire jouer un plus vil encore ; il me propose des horreurs pour m’assurer le titre de maîtresse du duc, et le tourner à son profit. (Elle se jette à genoux.)

    LE MARQUIS
    Êtes-vous folle ? Que veut-elle dire, Malaspina ? Eh bien ! Vous voilà comme une statue. Ceci est-il une comédie, cardinal ? Eh bien donc ! Que faut-il que j’en pense ?

    LE CARDINAL
    Ah ! Corps du Christ ! (Il sort.)

    LE MARQUIS
    Elle est évanouie. Holà ! Qu’on apporte du vinaigre !
    SCÈNE 5
    La chambre de Lorenzo.
    Lorenzo, deux domestiques.

    LORENZO
    Quand vous aurez placé ces fleurs sur la table et celle-ci au pied du lit, vous ferez un bon feu, mais de manière à ce que cette nuit la flamme ne flambe pas, et que les charbons échauffent sans éclairer. Vous me donnerez la clef, et vous irez vous coucher. (Entre Catherine.)

    CATHERINE
    Notre mère est malade ; ne viens-tu pas la voir ? Renzo ?

    LORENZO
    Ma mère est malade ?

    CATHERINE
    Hélas ! Je ne puis te cacher la vérité. J’ai reçu hier un billet du duc, dans lequel il me disait que tu avais dû me parler d’amour pour lui ; cette lecture a Fait bien du mal à Marie.

    LORENZO
    Cependant je ne t’avais pas parlé de cela. N’as-tu pas pu lui dire que je n’étais pour rien là-dedans ?

    CATHERINE
    Je le lui ai dit. Pourquoi ta chambre est-elle aujourd’hui si belle, et en si bon état ? Je ne croyais pas que l’esprit d’ordre fût ton majordome.

    LORENZO
    Le duc t’a donc écrit ? Cela est singulier que je ne l’aie point su. Et, dis-moi, que penses-tu de sa lettre ?

    CATHERINE
    Ce que j’en pense ?

    LORENZO
    Oui, de la déclaration d’Alexandre. Qu’en pense ce petit cœur innocent ?

    CATHERINE
    Que veux-tu que j’en pense ?

    LORENZO
    N’as-tu pas été flattée ? Un amour qui fait l’envie de tant de femmes ! Un titre si beau à conquérir, la maîtresse de… va-t’en, Catherine, va dire à ma mère que je te suis. Dors d’ici. Laisse-moi ! (Catherine sort.) Par le ciel ! Quel homme de cire suis-je donc ! Le vice, comme la robe de Déjanire, s’est-il si profondément incorporé à mes libres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l’air qui sort de mes lèvres se lasse ruffian malgré moi ? J’allais corrompre Catherine ; je crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche ; car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les hommes sont les parcelles d’un loyer immense, assurément l’être inconnu qui m’a pétri a laissé tomber un tison au lieu d’une étincelle, dans ce corps faible et chancelant. Je puis délibérer et choisir, mais non revenir sur mes pas quand j’ai choisi. Ô Dieu ! Les jeunes gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d’être vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se pervertir ? Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang ! Pauvre Catherine ! Tu mourrais cependant comme Louise Strozzi, ou tu te laisserais tomber comme tant d’autres dans l’éternel abîme, si je n’étais pas là. Ô Alexandre ! Je ne suis pas dévot ; mais je voudrais, en vérité, que tu lisses ta prière avant de venir ce soir dans cette chambre. Catherine n’est-elle pas vertueuse, irréprochable ? Combien faudrait-il pourtant de paroles pour faire de cette colombe ignorante la proie de ce gladiateur aux poils roux ? Quand je pense que j’ai failli parler ! Que de filles maudites par leurs pères rôdent au coin des bornes, ou regardent leur tête rasée dans le miroir cassé d’une cellule, qui ont valu autant que Catherine, et qui ont écouté un ruffian moins habile que moi ! Eh bien ! J’ai commis bien des crimes, et si ma vie est jamais dans la balance d’un juge quelconque, il y aura d’un côté une montagne de sanglots ; mais il y aura peut-être de l’autre une goutte de lait pur tombée du sein de Catherine, et qui aura nourri d’honnêtes enfants. (Il sort.)
    SCÈNE 6
    Une vallée ; un couvent dans le fond.
    Entrent Philippe Strozzi et deux moines ; des novices portent le cercueil de Louise ; ils le posent dans un tombeau.

    PHILIPPE
    Avant de la mettre dans son dernier lit, laissez-moi l’embrasser. Lorsqu’elle était couchée, c’est ainsi que je me penchais sur elle pour lui donner le baiser du soir. Ses yeux mélancoliques étaient ainsi fermés à demi ; mais ils se rouvraient au premier rayon du soleil, comme deux fleurs d’azur ; elle se levait doucement le sourire sur les lèvres, et elle venait rendre à son vieux père son baiser de la veille. Sa figure céleste rendait délicieux un moment bien triste, le réveil d’un homme fatigué de la vie. Un jour de plus, pensais-je en voyant l’aurore, un sillon de plus dans mon champ ! Mais alors j’apercevais ma fille, la vie m’apparaissait sous la forme de sa beauté, et la clarté du jour était la bienvenue. (On ferme le tombeau.)

    PIERRE STROZZI, derrière la scène
    Par ici, venez par ici.

    PHILIPPE
    Tu ne te lèveras plus de ta couche ; tu ne poseras pas tes pieds nus sur ce gazon pour revenir trouver ton père. Ô ma Louise ! Il n’y a que Dieu qui ait su qui tu étais, et moi, moi, moi !

    PIERRE, entrant.
    Ils sont cent à Sestino, qui arrivent du Piémont. Venez, Philippe, le temps des larmes est passé.

    PHILIPPE
    Enfant, sais-tu ce que c’est que le temps des larmes ?

    PIERRE
    Les bannis se sont rassemblés à Sestino ; il est temps de penser à la vengeance ; marchons franchement sur Florence avec notre petite armée. Si nous pouvons arriver à propos pendant a nuit, et surprendre les postes de la citadelle, tout est dit. Par le ciel, j’élèverai à ma sœur un autre mausolée que celui-là.

    PHILIPPE
    Non pas moi ; allez sans moi, mes amis.

    PIERRE
    Nous ne pouvons nous passer de vous ; sachez-le, les confédérés comptent sur votre nom ; François Ier lui-même attend de vous un mouvement en faveur de la liberté. Il vous écrit, comme aux chefs des républicains florentins ; voilà sa lettre.

    PHILIPPE, ouvre la lettre
    Dis à celui qui t’a apporté cette lettre qu’il réponde ceci au roi de France : Le jour où Philippe portera les armes contre son pays, il sera devenu fou.

    PIERRE
    Quelle est cette nouvelle sentence ?

    PHILIPPE
    Celle qui me convient.

    PIERRE
    Ainsi vous perdez la cause des bannis, pour le plaisir de faire une phrase ? Prenez garde, mon père, il ne s’agit pas là d’un passage de Pline ; réfléchissez avant de dire non.

    PHILIPPE
    Il y a soixante ans que je sais ce que je devais répondre à la lettre du roi de France.

    PIERRE
    Cela passe toute idée ! Vous me forceriez à vous dire de certaines choses. Venez avec nous, mon père, je vous en supplie. Lorsque j’allais chez les Pazzi, ne m’avez-vous pas dit : Emmène-moi ? Cela était-il différent alors ?

    PHILIPPE
    Très différent. Un père offensé qui sort de sa maison l’épée à la main, avec ses amis, jour aller réclamer justice, est très différent d’un rebelle qui porte les armes contre son pays, en rase campagne et au mépris des lois.

    PIERRE
    Il s’agissait bien de réclamer justice ! Il s’agissait d’assommer Alexandre ! Qu’est-ce qu’il y a de changé aujourd’hui ? Vous n’aimez pas votre pays, ou sans cela vous profiteriez d’une occasion comme celle-ci.

    PHILIPPE
    Une occasion, mon Dieu, cela, une occasion ! (Il frappe le tombeau.)

    PIERRE
    Laissez-vous fléchir.

    PHILIPPE
    Je n’ai pas une douleur ambitieuse ; laisse-moi seul, j’en ai assez dit.

    PIERRE
    Vieillard obstiné ! Inexorable faiseur de sentences ! Vous serez cause de notre perte.

    PHILIPPE
    Tais-toi, insolent ! Sors d’ici.

    PIERRE
    Je ne puis dire ce qui se passe en moi. Allez où il vous plaira, nous agirons sans vous cette fois. Eh ! Mort de Dieu, il ne sera pas dit que tout soit perdu faute d’un traducteur de latin. (Il sort.)

    PHILIPPE
    Ton jour est venu, Philippe ! Tout cela signifie que ton jour est venu. (Il sort.)
    SCÈNE 7
    Le bord de l’Arna, un quai. On voit une longue suite de palais.

    LORENZO, entrant
    Voilà le soleil qui se couche ; je n’ai pas de temps à perdre, et cependant tout ressemble ici à du temps perdu. (Il frappe à une porte.) Holà ! Seigneur Alamanno ! Holà !

    ALAMANNO, sur sa terrasse
    Qui est là ? Que me voulez-vous ?

    LORENZO
    Je viens vous avertir que le duc doit être tué cette nuit ; prenez vos mesures pour demain avec vos amis, si vous aimez la liberté.

    ALAMANNO
    Par qui doit être tué Alexandre ?

    LORENZO
    Par Lorenzo de Médicis.

    ALAMANNO
    C’est toi, Renzinaccio ? Eh ! Entre donc souper avec de bons vivants qui sont dans mon salon.

    LORENZO
    Je n’ai pas le temps ; préparez-vous à agir demain.

    ALAMANNO
    Tu veux tuer le duc, toi ? Allons donc ! Tu as un coup de vin dans la tête. (Il sort.)

    LORENZO, seul
    Peut-être que j’ai tort de vous dire que c’est moi qui tuerai Alexandre, car tout le monde refuse de me croire. (Il frappe à une autre porte.) Holà ! Seigneur Pazzi, holà !

    PAZZI, sur sa terrasse
    Qui m’appelle ?`

    LORENZO
    Je viens vous dire que le duc sera tué cette nuit ; tâchez d’agir demain pour la liberté de Florence.

    PAZZI
    Qui doit tuer le duc ?

    LORENZO
    Peu importe, agissez toujours, vous et vos amis. Je ne puis vous dire le nom de l’homme.

    PAZZI
    Tu es fou, drôle, va-t’en au diable. (Il sort.)

    LORENZO, seul
    Il est clair que si je ne dis pas que c’est moi, on me croira encore bien moins. (Il frappe à une porte.) Holà ! Seigneur Corsini !

    LE PROVÉDITEUR, sur sa terrasse
    Qu’est-ce donc ?

    LORENZO
    Le duc Alexandre sera tué cette nuit.

    LE PROVÉDITEUR
    Vraiment, Lorenzo ! Si tu es gris, va plaisanter ailleurs. Tu m’as blessé bien mal à propos un cheval, au bal des Nasi ; que le diable te confonde ! (Il sort.)

    LORENZO
    Pauvre Florence ! Pauvre Florence ! (Il sort.)
    SCÈNE 8
    Une plaine.
    Entrent Pierre Strozzi et deux bannis.

    PIERRE
    Mon père ne veut pas venir. Il m’a été impossible de lui faire entendre raison.

    PREMIER BANNI
    Je n’annoncerai pas cela à mes camarades. Il y a de quoi les mettre en déroute.

    PIERRE
    Pourquoi ? Montez à cheval ce soir, et allez bride abattue à Sestino ; j’y serai demain matin. Dites que Philippe a refusé, mais que Pierre ne refuse pas.

    PREMIER BANNI
    Les confédérés veulent le nom de Philippe ; nous ne ferons rien sans cela.

    PIERRE
    Le nom de famille de Philippe est le même que le mien ; dites que Strozzi viendra, cela suffit.

    PREMIER BANNI
    On me demandera lequel des Strozzi, et si je ne réponds pas Philippe, rien ne se fera.

    PIERRE
    Imbécile ! Fais ce qu’on te dit, et ne réponds que pour toi-même. Comment sais-tu d’avance que rien ne se fera ?

    PREMIER BANNI
    Seigneur, il ne faut pas maltraiter les gens.

    PIERRE
    Allons, monte à cheval, et va à Sestino.

    PREMIER BANNI
    Ma foi, monsieur, mon cheval est fatigué ; j’ai fait douze lieues dans ma nuit. Je n’ai pas envie de le seller à cette heure.

    PIERRE
    Tu n’es qu’un sot. (À l’autre banni.) Allez-y, vous ; vous vous y prendrez mieux.

    DEUXIÈME BANNI
    Le camarade n’a pas tort pour ce qui regarde Philippe ; il est certain que son nom ferait bien pour la cause.

    PIERRE
    Lâches ! Manants sans cœur ! Ce qui fait bien pour la cause, ce sont vos femmes et vos enfants qui meurent de faim, entendez-vous ? Le nom de Philippe leur remplira la bouche, mais il ne leur remplira pas le ventre. Quels pourceaux êtes-vous ?

    DEUXIÈME BANNI
    Il est impossible de s’entendre avec un homme aussi grossier ; allons-nous-en, camarade.

    PIERRE
    Va au diable, canaille ! Et dis à tes confédérés que s’ils ne veulent pas de moi, le roi de France en veut, lui ; et qu’ils prennent garde qu’on ne me donne la main haute sur vous tous !

    DEUXIÈME BANNI, à l’autre
    Viens, camarade, allons souper ; je suis, comme toi, excédé de fatigue. (Ils sortent.)
    SCÈNE 9
    Une place ; il fait nuit.

    Entre LORENZO
    Je lui dirai que c’est un motif de pudeur, et j’emporterai la lumière ; – cela se fait tous les jours ; – une nouvelle mariée, par exemple, exige cela de son mari pour entrer dans la chambre nuptiale ; et Catherine passe pour très vertueuse. – Pauvre fille ! Qui l’est sous le soleil, si elle ne l’est pas ! Que ma mère mourût de tout cela, voilà ce qui pourrait arriver. Ainsi donc, voilà qui est fait. Patience ! Une heure est une heure, et l’horloge vient de sonner ; si vous y tenez cependant ! – Mais non, pourquoi ? Emporte le flambeau si tu veux ; la première fois qu’une femme se donne, cela est tout simple. – Entrez donc, chauffez-vous donc un peu. – Oh ! Mon Dieu, oui, pur caprice de jeune fille ; et quel motif de croire à ce meurtre ? Cela pourra les étonner, même Philippe. Te voilà, toi, face livide ? (La lune paraît.) si les républicains étaient des hommes, quelle révolution demain dans la ville ! Mais Pierre est un ambitieux ; les Ruccellaï seuls valent quelque chose. – Ah ! Les mots, les mots, les éternelles paroles ! S’il y a quelqu’un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, très comique, vraiment. – Ô bavardage humain ! Ô grand tueur de corps morts ! Grand défonceur de portes ouvertes ! Ô hommes sans bras ! Non ! Non ! Je n’emporterai pas la lumière. – J’irai droit au cœur ; il se verra tuer… sang du Christ ! On se mettra demain aux fenêtres. Pourvu qu’il n’ait pas imaginé quelque cuirasse nouvelle, quelque cotte de mailles ! Maudite invention ! Lutter avec Dieu et le diable, ce n’est rien ; mais lutter avec des bouts de ferraille croisés les uns sur les autres par la main sale d’un armurier ! Je passerai le second pour entrer ; il posera son épée, là, – ou là, – oui, sur le canapé. – Quant à l’affaire du baudrier à rouler autour de la garde, cela est aisé ; s’il pouvait lui prendre fantaisie de se coucher, voilà où serait le vrai moyen ; couché, assis, ou debout ? Assis plutôt. Je commencerai par sortir ; Scoronconcolo est enfermé dans le cabinet. Alors nous venons, nous venons ; je ne voudrais pourtant pas qu’il tournât le dos. J’irai à lui tout droit. – Allons, la paix, la paix ! L’heure va venir. – Il faut que j’aille dans quelque cabaret ; je ne m’aperçois pas que je prends du froid, et je boirai une bouteille ; – non, je ne veux pas boire. Où diable vais-je donc ? Les cabarets sont fermés. Est-elle bonne fille ? – Oui, vraiment. – En chemise ? Oh ! Non, non, je ne le pense pas. – Pauvre Catherine ! Que ma mère mourût de tout cela, ce serait triste. Et quand je lui aurais dit mon projet, qu’aurais-je pu y faire ? Au lieu de la consoler, cela lui aurait fait dire : crime ! Crime ! Jusqu’à son dernier soupir ! Je ne sais pourquoi je marche, je tombe de lassitude. (Il s’assoit sur un banc.) Pauvre Philippe ! Une fille belle comme le jour ; une seule fois, je me suis assis près d’elle sous le marronnier ; ces petites mains blanches, comme cela travaillait ! Que de journées j’ai passées, toi, assis sous les arbres ! Ah ! Quelle tranquillité ! Quel horizon à cafaggiuolo ! Jeannette était jolie, la petite fille du concierge, en faisant sécher sa lessive. Comme elle chassait les chèvres qui venaient marcher sur son linge étendu sur le gazon ! La chèvre blanche revenait toujours avec ses grandes pattes menues. (Une horloge sonne.) Ah ! Ah ! Il faut que j’aille là-bas. – Bonsoir, mignon ; eh ! Trinque donc avec Giomo. – Bon vin ! Cela serait plaisant qu’il lui vînt à l’idée de me dire : ta chambre est-elle retirée ? Entendra-t-on quelque chose du voisinage ? Cela serait plaisant ; ah ! On y a pourvu. Oui, cela serait drôle qu’il lui vint cette idée. Je me trompe d’heure ; ce n’est que la demie. Quelle est donc cette lumière sous le portique de l’église ? On taille, on remue des pierres. Il paraît que ces hommes sont courageux avec les pierres. Comme ils coupent ! Comme ils enfoncent ! Ils font un crucifix ; avec quel courage ils le clouent ! Je voudrais voir que leur cadavre de marbre les prît tout d’un coup à la gorge. Eh bien ? Eh bien ? Quoi donc ? J’ai des envies de danser qui sont incroyables. Je crois, si je m’y laissais aller, que je sauterais comme un moineau sur tous ces gros plâtras et sur toutes ces poutres. Eh, mignon ! Eh, mignon ! Mettez vos gants neufs, un plus bel habit que cela, tra la la ! Faites-vous beau, la mariée est belle. Mais, je vous le dis à l’oreille, prenez garde à son petit couteau. (Il sort en courant.)
    SCÈNE 10
    Chez le Duc.
    Le Duc, à souper ; Giomo. Entre le cardinal Cibo.

    LE CARDINAL
    Altesse, prenez garde à Lorenzo.

    LE DUC
    Vous voilà, Cardinal ! Asseyez-vous donc, et prenez donc un verre.

    LE CARDINAL
    Prenez garde à Lorenzo, Duc. Il a été demandé ce soir à l’Évêque de Marzi la permission d’avoir des chevaux de poste cette nuit.

    LE DUC
    Cela ne se peut pas.

    LE CARDINAL
    Je le tiens de l’évêque lui-même.

    LE DUC
    Allons donc ! Je vous dis que j’ai de bonnes raisons pour savoir que cela ne se peut pas.

    LE CARDINAL
    Me faire croire est peut-être impossible ; je remplis mon devoir en vous avertissant.

    LE DUC
    Quand cela serait vrai, que voyez-vous d’effrayant à cela ? Il va peut-être à Cafaggiuolo.

    LE CARDINAL
    Ce qu’il y a d’effrayant, monseigneur, c’est qu’en passant sur la place pour venir ici, je l’ai vu de mes yeux sauter sur des poutres et des pierres comme un fou. Je l’ai appelé, et je suis forcé d’en convenir, son regard m’a fait peur. Soyez certain qu’il mûrit dans sa tête quelque projet pour cette nuit.

    LE DUC
    Et pourquoi ces projets me seraient-ils dangereux ?

    LE CARDINAL
    Faut-il tout dire, même quand on parle d’un favori ? Apprenez qu’il a dit ce soir à deux personnes de ma connaissance, publiquement, sur leur terrasse, qu’il vous tuerait cette nuit.

    LE DUC
    Buvez donc un verre de vin, cardinal. Est-ce que vous ne savez pas que Renzo est ordinairement gris au coucher du soleil ? (Entre Sire Maurice.)

    SIRE MAURICE
    Altesse, défiez-vous de Lorenzo. Il a dit à trois de mes amis, ce soir, qu’il voulait vous tuer cette nuit.

    LE DUC
    Et vous aussi, brave Maurice, vous croyez aux fables ? Je vous croyais plus homme que cela.

    SIRE MAURICE
    Votre Altesse sait si je m’effraie sans raison. Ce que je dis, je puis le prouver.

    LE DUC
    Asseyez-vous donc, et trinquez avec le cardinal ; vous ne trouverez pas mauvais que j’aille à mes affaires. (Entre Lorenzo.) Eh bien ! Mignon, est-il déjà temps ?

    LORENZO
    Il est minuit tout à l’heure.

    LE DUC
    Qu’on me donne mon pourpoint de zibeline.

    LORENZO
    Dépêchons-nous, votre belle est peut-être déjà au rendez-vous.

    LE DUC
    Quels gants faut-il prendre ? Ceux de guerre ou ceux d’amour ?

    LORENZO
    Ceux d’amour, Altesse.

    LE DUC
    Soit, Je veux être un vert galant. (Ils sortent.)

    SIRE MAURICE
    Que dites-vous de cela, cardinal ?

    LE CARDINAL
    Que la volonté de Dieu se fait malgré les hommes. (Ils sortent.)
    SCÈNE 11
    La chambre de Lorenzo.
    Entrent le Duc et Lorenzo.

    LE DUC
    Je suis transi, – il fait vraiment froid. (Il ôte son épée.) Eh bien ! Mignon, qu’est-ce que tu fais donc ?

    LORENZO
    Je roule votre baudrier autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d’avoir toujours une arme sous la main. (Il entortille le baudrier de manière à empêcher l’épée de sortir du fourreau.)

    LE DUC
    Tu sais que je n’aime pas les bavardes, et il m’est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. À propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l’évêque de Marzi ?

    LORENZO
    Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu’il m’écrit.

    LE DUC
    Va donc chercher ta tante.

    LORENZO
    Dans un Instant. (Il sort.)

    LE DUC, seul
    Faire la cour à une femme qui vous répond oui, lorsqu’on lui demande oui ou non, cela m’a toujours paru très sot et tout à fait digne d’un Français. Aujourd’hui surtout, que j’ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement. “Mon cœur, ou mes chères entrailles”, à l’infante d’Espagne. Je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier, mais ce sera commode. (Il se couche. – Lorenzo rentre l’épée à la main.)

    LORENZO
    Dormez-vous Seigneur ? (Il le frappe.)

    LE DUC
    C’est toi, Renzo ?

    LORENZO
    Seigneur, n’en doutez pas. (Il le frappe de nouveau. – Entre Scoronconcolo.)

    SCORONCONCOLO
    Est-ce fait ?

    LORENZO
    Regarde, il m’a mordu au doigt. Je garderai jusqu’à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.

    SCORONCONCOLO
    Ah ! Mon Dieu, c’est le duc de Florence !

    LORENZO, s’asseyant sur le bord de la fenêtre
    Que la nuit est belle ! Que l’air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré de joie !

    SCORONCONCOLO
    Viens, maître, nous en avons trop fait. Sauvons-nous.

    LORENZO
    Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s’entrouvrent ! Ô nature magnifique ! Ô éternel repos !

    SCORONCONCOLO
    Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur.

    LORENZO
    Ah ! Dieu de bonté ! Quel moment !

    SCORONCONCOLO, à part
    Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants. (Il veut sortir.)

    LORENZO
    Attends ! Tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.

    SCORONCONCOLO
    Pourvu que les voisins n’aient rien entendu !

    LORENZO
    Ne te souviens-tu pas qu’ils sont habitués à notre tapage ? Viens, partons. (Ils sortent.)

     

     

    ACTE V
    SCÈNE PREMIÈRE
    Au palais du Duc.
    Entrent Valori, sire Maurice et Guicciardini.
    Une foule de courtisans circulent dans la salle et dans les environs.

    SIRE MAURICE
    Giomo n’est pas revenu encore de son message ; cela devient de plus en plus inquiétant.

    GUICCIARDINI. Le voilà qui entre dans la salle. (Entre Giomo.)

    SIRE MAURICE
    Eh bien ! Qu’as-tu appris ?

    GIOMO
    Rien du tout. (Il sort.)

    GUICCIARDINI
    Il ne veut pas répondre ; le cardinal Cibo est enfermé dans le cabinet du duc ; c’est à lui seul que les nouvelles arrivent. (Entre un autre messager.) Eh bien ! Le duc est-il retrouvé ? Sait-on ce qu’il est devenu ?

    LE MESSAGER
    Je ne sais pas. (Il entre dans le cabinet.)

    VALORI
    Quoi événement épouvantable, messieurs, que cette disparition ! Point de nouvelles du duc ! Ne disiez-vous pas, sire Maurice, que vous l’avez vu hier au soir ? Il ne paraissait pas malade ? (Rentre Giomo.)

    GIOMO, à sire Maurice
    Je puis vous le dire à l’oreille, le duc est assassiné.

    SIRE MAURICE
    Assassiné ! Par qui ? Où l’avez-vous trouvé ?

    GIOMO
    Où vous nous aviez dit : – dans la chambre de Lorenzo.

    SIRE MAURICE
    Ah ! Sang du diable ! Le cardinal le sait-il ?

    GIOMO
    Oui, Excellence.

    SIRE MAURICE
    Que décide-t-il ? Qu’y a-t-il à faire ? Déjà le peuple se porte en foule vers le palais ; toute cette hideuse affaire a transpiré ; nous sommes morts si elle se confirme ; on nous massacrera. (Des valets portant des tonneaux pleins de vin et de comestibles passent dans le fond.)

    GUICCIARDINI
    Que signifie cela ? Va-t-on faire des distributions au peuple ? (Entre un seigneur de la cour.)

    LE SEIGNEUR
    Le duc est-il visible, messieurs ? Voilà un cousin à moi, nouvellement arrivé d’Allemagne, que je désire présenter à son Altesse ; soyez assez bons pour le voir d’un œil favorable.

    GUICCIARDINI
    Répondez-lui, seigneur Valori, je ne sais que lui dire.

    VALORI
    La salle se remplit à tout instant de ces complimenteurs du matin. Ils attendent tranquillement qu’on les admette.

    SIRE MAURICE, à Giomo
    On l’a enterré là ?

    GIOMO
    Ma foi, oui, dans la sacristie. Que voulez-vous ? Si le peuple apprenait cette mort-là, elle pourrait en causer bien d’autres. Lorsqu’il en sera temps, on lui fera des obsèques publiques. En attendant, nous l’avons emporté dans un tapis.

    VALORI
    Qu’allons-nous devenir ?

    PLUSIEURS SEIGNEURS, s’approchent
    Nous sera-t-il bientôt permis de présenter nos devoirs à son Altesse ? Qu’en pensez-vous, messieurs ?

    Entre LE CARDINAL CIBO
    Oui, messieurs, vous pourrez entrer dans une heure ou deux ; le duc a passé la nuit à une mascarade, et il repose dans ce moment. (Des valets suspendent des dominos aux croisées.)

    LES COURTISANS
    Retirons-nous ; le duc est encore couché. Il a passé la nuit au bal. (Les courtisans se retirent. Entrent les Huit.)

    NICOLINI
    Eh bien ! Cardinal, qu’y a-t-il de décidé ?

    LE CARDINAL
    Primo alvuso non deficit alter Aureus, et simili frondescit virga metallo. (Il sort)

    NICOLINI
    Voilà qui est admirable ; mais qu’y a-t-il de fait ? Le duc est mort ; il faut en élire un autre, et cela le plus vite possible. Si nous n’avons pas un duc ce soir ou demain, c’en est fait de nous. Le peuple est en ce moment comme l’eau qui va bouillir.

    VETTORI
    Je propose Octavien de Médicis.

    CAPPONI
    Pourquoi ? Il n’est pas le premier par les droits du sang.

    ACCIAIUOLI
    Si nous prenions le cardinal ?

    SIRE MAURICE
    Plaisantez-vous ?

    RUCCELLAI
    Pourquoi, en effet, ne prendriez-vous pas le cardinal, vous qui le laissez, au mépris de toutes les lois, se déclarer seul juge en cette affaire ?

    VETTORI
    C’est un homme capable de la bien diriger.

    RUCCELLAI
    Qu’il se fasse donner l’ordre du pape.

    VETTORI
    C’est ce qu’il a fait le pape a envoyé l’autorisation par un courrier que le cardinal a fait partir dans la nuit.

    RUCCELLAI
    Vous voulez dire par un oiseau, sans doute, car un courrier commence par prendre le temps d’aller, avant d’avoir celui de revenir. Nous traite-t-on comme des enfants ?

    CANIGIANI, s’approchant
    Messieurs, si vous m’en croyez, voilà ce que nous ferons ! Nous élirons duc de Florence mon fils naturel Julien.

    RUCCELLAI
    Bravo ! Un enfant de cinq ans ! N’a-t-il pas cinq ans, Canigiani ?

    GUICCIARDINI, bas
    Ne voyez-vous pas le personnage ? C’est le cardinal qui lui met dans la tête cette sotte proposition ; Cibo serait régent, et l’enfant mangerait des gâteaux.

    RUCCELLAI
    Cela est honteux ; je sors de cette salle, si on y tient de pareils discours.

    Entre CORSI
    Messieurs, le cardinal vient d’écrire à Côme de Médicis.

    LES HUIT
    Sans nous consulter ?

    CORSI
    Le Cardinal a écrit pareillement à Pise, à Arezzo, et à Pistoie, aux commandants militaires. Jacques de Médicis sera demain ici avec le plus de monde possible ; Alexandre Vitelli est déjà dans la forteresse, avec la garnison entière. Quant à Lorenzo, il est parti trois courriers pour le joindre.

    RUCCELLAI
    Qu’il se fasse duc tout de suite, votre cardinal ; cela sera plus tôt fait.

    CORSI
    Il m’est ordonné de vous prier de mettre aux voix l’élection de Côme de Médicis, sous le titre provisoire de gouverneur de la république florentine.

    GIOMO, à des valets qui traversent la salle
    Répandez du sable autour de la porte, et n’épargnez pas le vin plus que le reste.

    RUCCELLAI
    Pauvre peuple ! Quel badaud on fait de toit

    SIRE MAURICE
    Allons, messieurs, aux voix voici vos billets.

    VETTORI
    Côme est en effet le premier en droit après Alexandre ; c’est son plus proche parent.

    ACCIAIUOLI
    Quel homme est-ce ? Je le connais fort peu.

    CORSI
    C’est le meilleur prince au monde.

    GUICCIARDINI
    Hé, hé, pas tout à fait cela. Si vous disiez le plus diffus et le plus poli des princes, ce serait plus vrai.

    SIRE MAURICE
    Vos voix, seigneurs.

    RUCCELLAI
    Je m’oppose à ce vote, formellement, et au nom de tous les citoyens.

    VETTORI
    Pourquoi ?

    RUCCELLAI
    Il ne faut plus à la république ni princes, ni ducs, ni seigneurs ; voici mon vote. (Il montre son billet blanc.)

    VETTORI
    Votre voix n’est qu’une voix. Nous nous passerons de vous.

    RUCCELLAI
    Adieu donc ; je m’en lave les mains.

    GUICCIARDINI, courant après lui
    Eh ! Mon Dieu, Palla, vous êtes trop violent.

    RUCCELLAI
    Laissez-moi ; j’ai soixante-deux ans passés ; ainsi vous ne pouvez pas me faire grand mal désormais. (Il sort.)

    NICOLINI
    Vos voix, messieurs. (Il déplie les billets jetés dans un bonnet.) Il y a unanimité. Le courrier est-il parti pour Trebbio ?

    CORSI
    Oui, Excellence. Côme sera ici dans la matinée de demain, à moins qu’il ne refuse.

    VETTORI
    Pourquoi refuserait-il ?

    NICOLINI
    Ah ! Mon Dieu, s’il allait refuser, qu deviendrions-nous ? Quinze lieues à faire d’ici à Trebbio, pour trouver Côme, et autant pour revenir, ce serait une journée de perdue. Nous aurions dû choisir quelqu’un qui fût plus près de nous.

    VETTORI
    Que voulez-vous ? Notre vote est fait, et il est probable qu’il acceptera. Tout cela est étourdissant. (Ils sortent.)
    SCÈNE 2
    À Venise.

    PHILIPPE STROZZI
    Dans son cabinet. J’en étais sûr. Pierre est en correspondance avec le roi de France ; le voilà à la tête d’une espèce d’armée, et prêt à mettre le bourg à jeu et à sang. C’est donc là ce qu’aura fait ce pauvre nom de Strozzi, qu’on a respecté si longtemps ! Il aura produit un rebelle et deux ou trois massacres. Ô ma Louise ! Tu dors en paix sous le gazon ; l’oubli du monde entier est autour de toi, comme en toi, au fond de la triste vallée où je t’ai laissée. (On frappe à la porte.) Entrez ! (Entre Lorenzo.)

    LORENZO
    Philippe ! Je t’apporte le plus beau joyau de ta couronne.

    PHILIPPE
    Qu’est-ce que tu jettes là ? Une clef ?

    LORENZO
    Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de Médicis, mort de la main que voilà.

    PHILIPPE
    Vraiment ! Vraiment ! Cela est incroyable.

    LORENZO
    Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d’autres que par moi.

    PHILIPPE
    Prenant la clef. Alexandre est mort ! Cela est-il possible ?

    LORENZO
    Que ferais-tu si les républicains t’offraient d’être duc à sa place ?

    PHILIPPE
    Je refuserais, mon ami.

    LORENZO
    Vraiment ! Vraiment ! Cela est incroyable.

    PHILIPPE
    Pourquoi ? Cela est tout simple pour moi.

    LORENZO
    Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire ?

    PHILIPPE
    Ô notre nouveau Brutus ! Je te crois et je t’embrasse. La liberté est donc sauvée ! Oui, je te crois, tu es tel que tu me l’as dit. Donne-moi ta main. Le duc est mort ! Ah ! Il n’y a pas de haine dans ma joie ; il n’y a que l’amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie ; j’en prends Dieu à témoin.

    LORENZO
    Allons, calme-toi ; il n’y a rien de sauvé, que moi, qui ai les reins brisés par les chevaux de l’évêque de Marzi.

    PHILIPPE
    N’as-tu pas averti nos amis ? N’ont-ils pas l’épée à la main à l’heure qu’il est ?

    LORENZO
    Je les ai avertis j’ai frappé à toutes les portes républicaines avec la constance d’un frère quêteur ; je leur ai dit de frotter leurs épées ; qu’Alexandre serait mort quand ils s’éveilleraient. Je pense qu’à l’heure qu’il est, ils se sont éveillés plus d’une fois, et rendormis à l’avenant. Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.

    PHILIPPE
    As-tu averti les Pazzi ? L’as-tu dit à Corsini ?

    LORENZO
    À tout le monde ; je l’aurais dit, je crois, à la lune, tant j’étais sûr de n’être pas écouté.

    PHILIPPE
    Comment l’entends-tu ?

    LORENZO
    J’entends qu’ils ont haussé les épaules, et qu’ils sont retournés à leurs dîners, à leurs cornets et à leurs femmes.

    PHILIPPE
    Tu ne leur as donc pas expliqué l’affaire ?

    LORENZO
    Que diantre voulez-vous que j’explique ? Croyez-vous que j’eusse une heure à perdre avec chacun d’eux ? Je leur ai dit : préparez-vous, et j’ai fait mon coup.

    PHILIPPE
    Et tu crois que les Pazzi ne font rien ? Qu’en sais-tu ? Tu n’as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en route.

    LORENZO
    Je crois que les Pazzi font quelque chose ; je crois qu’ils font des armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à autre, quand ils ont le gosier sec.

    PHILIPPE
    Tu soutiens ta gageure ; ne m’as-tu pas voulu parier ce que tu me dis là ? Sois tranquille ; j’ai meilleure espérance.

    LORENZO
    Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.

    PHILIPPE
    Pourquoi n’es-tu pas sorti, la tête du duc à la main ? Le peuple t’aurait suivi comme son sauveur et son chef.

    LORENZO
    J’ai laissé le cerf aux chiens ; qu’ils fassent eux-mêmes la curée.

    PHILIPPE
    Tu aurais défié les hommes, si tu ne les méprisais.

    LORENZO
    Je ne les méprise point ; je les connais. Je suis très persuadé qu’il y en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre d’indifférents. Il y en a aussi de féroces, comme les habitants de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion d’égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des rues. J’ai appris cela il n’y a pas une heure.

    PHILIPPE
    Je suis plein de joie et d’espoir ; le cœur me bat malgré moi.

    LORENZO
    Tant mieux pour vous.

    PHILIPPE
    Puisque tu n’en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi ? Assurément tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses, mais tous sont sensibles aux grandes choses ; nies-tu l’histoire du monde entier ? Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt ; mais l’étincelle peut sortir d’un caillou, et la forêt prend feu. C’est ainsi que l’éclair d’une seule épée peut illuminer tout un siècle.

    LORENZO
    Je ne nie pas l’histoire ; mais je n’y étais pas.

    PHILIPPE
    Laisse-moi t’appeler Brutus ; si je suis un rêveur, laisse-moi ce rêve-là. Ô mes amis, mes compatriotes ! Vous pouvez Faire un beau lit de mort au vieux Strozzi, si vous voulez !

    LORENZO
    Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre ?

    PHILIPPE
    Ne vois-tu pas un courrier qui arrive à franc étrier ! Mon Brutus ! Mon grand Lorenzo ! La liberté est dans le ciel ; je la sens, je la respire.

    LORENZO
    Philippe ! Philippe ! Point de cela ; fermez votre fenêtre ; toutes ces paroles me font mal.

    PHILIPPE
    Il me semble qu’il y a un attroupement dans la rue ; un crieur lit une proclamation. Holà, Jean ! Allez acheter le papier de ce crieur.

    LORENZO
    Ô Dieu ! Ô Dieu !

    PHILIPPE
    Tu deviens pâle comme un mort. Qu’as-tu donc ?

    LORENZO
    N’as-tu rien entendu ? (Entre un domestique apportant la proclamation.)

    PHILIPPE
    Non ; lis donc un peu ce papier, qu’on criait dans la rue.

    LORENZO, lisant
    “À tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo de Médicis, traître à la patrie, et assassin de son maître, en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, sur toute la surface de l’Italie, il est promis par le conseil des Huit à Florence : l° quatre mille florins d’or sans aucune retenue ; 2° une rente de cent florins d’or par an, pour lui durant sa vie, et ses héritiers en ligne directe après sa mort ; 3° la permission d’exercer toutes les magistratures, de posséder tous les bénéfices et privilèges de l’État, malgré sa naissance s’il est roturier ; 4° grâces perpétuelles pour toutes ses fautes, passées et futures, ordinaires et extraordinaires.” Signé de la main des Huit. Eh bien ! Philippe, vous ne vouliez pas croire tout à l’heure que j’avais tué Alexandre ? Vous voyez bien que je l’ai tué.

    PHILIPPE
    Silence ! Quelqu’un monte l’escalier. Cache-toi dans cette chambre. (Ils sortent.)
    SCÈNE 3
    Florence – une rue.
    Entrent deux gentilshommes.

    PREMIER GENTILHOMME
    N’est-ce pas le marquis de Cibo qui passe là ? Il me semble qu’il donne le bras à sa femme. (Le marquis et la marquise passent.)

    DEUXIÈME GENTILHOMME
    Il paraît que ce bon marquis n’est pas d’une nature vindicative. Qui ne sait pas à Florence que sa femme a été la maîtresse du feu duc ?

    PREMIER GENTILHOMME
    Ils paraissent bien raccommodés. J’ai cru les voir se serrer la main.

    DEUXIÈME GENTILHOMME
    La perle des maris, en vérité ! Avaler ainsi une couleuvre aussi longue que l’Arno, cela s’appelle avoir l’estomac bon.

    PREMIER GENTILHOMME
    Je sais que cela fait parler, cependant je ne te conseillerais pas d’aller lui en parler à lui-même ; il est de la première force à toutes les armes, et les faiseurs de calembours craignent l’odeur de son jardin.

    DEUXIÈME GENTILHOMME
    Si c’est un original, il n’y a rien à dire. (Ils sortent.)
    SCÈNE 4
    Une auberge.
    Entrent Pierre Strozzi et un messager.

    PIERRE
    Ce sont ses propres paroles ?

    LE MESSAGER
    Oui, Excellence ; les paroles du roi lui-même.

    PIERRE
    C’est bon. (Le messager sort.) Le roi de France protégeant la liberté de l’Italie, c’est justement comme un voleur protégeant contre un autre voleur une jolie femme en voyage. Il la défend jusqu’à ce qu’il la viole. Quoi qu’il en soit, une route s’ouvre devant moi, sur laquelle il y a plus de bons grains que de poussière. Maudit soit ce Lorenzaccio ; qui s’avise de devenir quelque chose ! Ma vengeance m’a glissé entre les doigts comme un oiseau effarouché ; je ne puis plus rien imaginer ici, qui soit digne de moi. Allons faire une attaque vigoureuse au bourg, et puis laissons là ces femmelettes qui ne pensent qu’au nom de mon père, et qui me toisent toute la journée pour chercher par où je lui ressemble. Je suis né pour autre chose que pour faire un chef de bandits. (Il sort)
    SCÈNE 5
    Une place – Florence.
    L’orfèvre et le marchand de soie, assis.

    LE MARCHAND
    Observez bien ce que je dis ; faites attention à mes paroles. Le jeu duc Alexandre a été tué l’an 1536, qui est bien l’année où nous sommes. Suivez-moi toujours. Il a donc été tué l’an 1536 ; voilà qui est fait. Il avait vingt-six ans ; remarquez-vous cela ? Mais ce n’est encore rien. Il avait donc vingt-six ans, bon. Il est mort le 6 du mois ; ah ! Ah ! Savez-vous ceci ? N’est-ce pas justement le 6 qu’il est mort ? Écoutez maintenant. Il est mort à six heures de la nuit. Qu’en pensez-vous, père Mondella ? Voilà de l’extraordinaire, ou je ne m’y connais pas. Il est donc mort à six heures de la nuit. Paix ! Ne dites rien encore. Il avait six blessures. Eh bien ! Cela vous frappe-t-il à présent ? Il avait six blessures, à six heures de la nuit, le 6 du mois, à l’âge de vingt-six ans, l’an 1536. Maintenant, un seul mot. Il avait régné six ans.

    L’ORFÈVRE
    Quel galimatias me faites-vous là, voisin ?

    LE MARCHAND
    Comment ! Comment ! Vous êtes donc absolument incapable de calculer ? Vous ne voyez pas ce qui résulte de ces combinaisons surnaturelles que j’ai l’honneur de vous expliquer ?

    L’ORFÈVRE
    Non, en vérité ; je ne vois pas ce qui en résulte.

    LE MARCHAND
    Vous ne le voyez pas ? Est-ce possible, voisin, que vous ne le voyiez pas ?

    L’ORFÈVRE
    Je ne vois pas qu’il en résulte là moindre des choses. – À quoi cela peut-il nous être utile ?

    LE MARCHAND
    Il en résulte que six Six ont concouru à la mort d’Alexandre. Chut ! Ne répétez pas ceci comme venant de moi. Vous savez que je passe pour un homme sage et circonspect, ne me faites point de tort, au nom de tous les saints ! La chose est plus grave qu’on ne pense ; je vous le dis comme à un ami.

    L’ORFÈVRE
    Allez vous promener ; Je suis un homme vieux, mais pas encore une vieille femme. Le Côme arrive aujourd’hui, voilà ce qui résulte le plus clairement de notre affaire ; il nous est poussé un beau dévideur de paroles dans la nuit de six Six. Ah ! Mort de ma vie ! Cela ne fait-il pas honte ? Mes ouvriers, voisin, les derniers de mes ouvriers frappaient avec leurs instruments sur leurs tables, en voyant passer les Huit, et ils leur criaient : “si vous ne savez ni ne pouvez agir, appelez-nous, qui agirons.”

    LE MARCHAND
    Il n’y a pas que les vôtres qui aient crié ; c’est un vacarme de paroles dans la ville, comme je n’en ai jamais entendu, même par ouï-dire.

    L’ORFÈVRE
    On demande les boules ; les uns courent après les soldats, les autres après le vin qu’on distribue, et ils s’en remplissent la bouche et la cervelle, afin de perdre le peu de sens commun et de bonnes paroles qui pourraient leur rester.

    LE MARCHAND
    Il y en a qui voulaient rétablir le conseil, et élire librement un gonfalonier, comme jadis.

    L’ORFÈVRE
    Il y en a qui voudraient, comme vous dites ; mais il n’y en a pas qui aient agi. Tout vieux que je suis, j’ai été au Marché-Neuf, moi, et j’ai reçu dans la jambe un bon coup de hallebarde, parce que je demandais les boules. Pas une âme n’est venue à mon secours. Les étudiants seuls se sont montrés.

    LE MARCHAND
    Je le crois bien. Savez-vous ce qu’on dit, voisin ? On dit que le provéditeur, Roberto Corsini, est allé hier soir à l’assemblée des républicains, au palais Salviati.

    L’ORFÈVRE
    Rien n’est plus vrai ; il a offert de livrer la forteresse aux amis de la liberté, avec les provisions, les clefs, et tout le reste.

    LE MARCHAND
    Et il l’a fait, voisin ? Est-ce qu’il l’a fait ? C’est une trahison de haute justice.

    L’ORFÈVRE
    Ah bien, oui ! On a braillé, bu du vin sucré, et cassé des carreaux ; mais la proposition de ce brave homme n’a seulement pas été écoutée. Comme on n’osait pas faire ce qu’il voulait, on a dit qu’on doutait de lui, et qu’on le soupçonnait de fausseté dans ses offres. Mille millions de diables ! Que j’enrage ! Tenez, voilà les courriers de Trebbio qui arrivent ; Côme n’est pas loin d’ici. Bonsoir, voisin, le sang me démange, il faut que j’aille au palais. (Il sort.)

    LE MARCHAND
    Attendez donc, voisin ; je vais avec vous. (Il sort. – Entre un précepteur avec le petit Salviati, et un autre avec le petit Strozzi.)

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Sapientissime doctor, comment se porte votre seigneurie ? Le trésor de votre précieuse santé est-il dans une assiette régulière, et votre équilibre se maintient-il convenable par ces tempêtes où nous voilà ?

    LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR
    C’est chose grave, seigneur docteur, qu’une rencontre aussi érudite et aussi fleurie que la vôtre, sur cette terre soucieuse et lézardée. Souffrez que je presse cette main gigantesque, d’où sont sortis les chefs-d’œuvre de notre langue. Avouez-le, vous avez fait depuis peu un sonnet.

    LE PETIT SALVIATI
    Canaille de Strozzi que tu es !

    LE PETIT STROZZI
    Ton père a été rossé, Salviati.

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Ce pauvre ébat de notre muse serait-il allé jusqu’à vous, qui êtes un homme d’art si consciencieux, si large et si austère ? Des yeux comme les vôtres, qui remuent des horizons si dentelés, si phosphorescents, auraient-ils consenti à s’occuper des fumées peut-être bizarres et osées d’une imagination chatoyante ?

    LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR
    Oh ! Si vous aimez l’art, et si vous nous aimez, dites-nous, de grâce, votre sonnet. La ville ne s’occupe que de votre sonnet.

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Vous serez peut-être étonné que moi, qui ai commencé par chanter la monarchie en quelque sorte, je semble cette fois chanter la république.

    LE PETIT SALVIATI
    Ne me donne pas de coups de pied, Strozzi.

    LE PETIT STROZZI
    Tiens, chien de Salviati, en voilà encore deux.

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Voici les vers. Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre…

    LE PETIT SALVIATI
    Faites donc finir ce gamin-là, monsieur ; c’est un coupe-jarret. Tous les Strozzi sont des coupe-jarrets.

    LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR
    Allons ! Petit, tiens-toi tranquille.

    LE PETIT STROZZI
    Tu y reviens en sournois ! Tiens, canaille, porte ceci à ton père, et dis-lui qu’il le mette avec l’estafilade qu’il a reçue de Pierre Strozzi, empoisonneur que tu es ! Vous êtes tous des empoisonneurs.

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Veux-tu te taire, polisson ! (Il le frappe.)

    LE PETIT STROZZI
    Aye ! Aye ! Il m’a frappé.

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Chantons la liberté, qui refleurit plus âpre. Sous des soleils plus mûrs et des cieux plus vermeils.

    LE PETIT STROZZI
    Aye ! Aye ! Il m’a écorché l’oreille.

    LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR
    Vous avez frappé trop fort, mon ami. (Le petit Strozzi rosse le petit Salviati.)

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Eh bien ! Qu’est-ce à dire ?

    LE DEUXIÈME PRÉCEPTEUR
    Continuez, je vous en supplie.

    LE PREMIER PRÉCEPTEUR
    Avec plaisir, mais ces enfants ne cessent pas de se battre. (Les enfants sortent en se battant ; – ils le suivent.)
    SCÈNE 6
    Florence. – Une rue.
    Entrent des étudiants et des soldats.

    UN ÉTUDIANT
    Puisque les grands seigneurs n’ont que des langues, ayons des bras. Holà, les boules ! Les boules ! Citoyens de Florence, ne laissons pas élire un duc sans voter.

    UN SOLDAT
    Vous n’aurez pas les boules ; retirez-vous.

    L’ÉTUDIANT
    Citoyens, venez ici ; on méconnaît vos droits, on insulte le peuple. (Un grand tumulte).

    LES SOLDATS
    Gare ! Retirez-vous.

    UN AUTRE ÉTUDIANT
    Nous voulons mourir pour nos droits.

    UN SOLDAT
    Meurs donc. (Il le frappe.)

    L’ÉTUDIANT
    Venge-moi, Ruberto, et console ma mère. (Il meurt. Les étudiants attaquent les soldats ; ils sortent en se battant.)
    SCÈNE 7
    Venise. – Le cabinet de Strozzi.
    Entrent Philippe et Lorenzo, tenant une lettre.

    LORENZO
    Voilà une lettre qui m’apprend que ma mère est morte. Venez donc faire un tour de promenade, Philippe.

    PHILIPPE
    Je vous en supplie, mon ami, ne tentez pas la destinée. Vous allez et venez continuellement, comme si cette proclamation de mort n’existait pas contre vous.

    LORENZO
    Au moment où j’allais tuer Clément VII, ma tête a été mise à prix à Rome ; il est naturel qu’elle le soit dans toute l’Italie, aujourd’hui que j’ai tué Alexandre ; si je sortais d’Italie, je serais bientôt sonné à son de trompe dans toute l’Europe, et à ma mort, le bon Dieu ne manquera pas de faire placarder ma condamnation éternelle dans tous les carrefours de l’immensité.

    PHILIPPE
    À notre gaieté est triste comme la nuit ; vous n’êtes pas changé, Lorenzo.

    LORENZO
    Non, en vérité ; je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bâille avec ma bouche ; il n’y a de changé en moi qu’une misère : c’est que je suis plus creux et plus vide qu’une statue de fer blanc.

    PHILIPPE
    Partons ensemble ; redevenez un homme ; vous avez beaucoup fait, mais vous êtes jeune.

    LORENZO
    Je suis plus vieux que le bisaïeul de Saturne ; je vous en prie, venez faire un tour de promenade.

    PHILIPPE
    À notre esprit se torture dans l’Inaction ; c’est là votre malheur. Vous avez des travers, mon ami.

    LORENZO
    J’en conviens ; que les républicains n’aient rien fait à Florence, c’est là un grand travers de ma part. Qu’une centaine de jeunes étudiants, braves et déterminés, se soient fait massacrer en vain ; que Côme, un planteur de choux, ait été élu à l’unanimité ; oh ! Je l’avoue, je l’avoue, ce sont là des travers impardonnables, et qui me font le plus grand tort.

    PHILIPPE
    Ne raisonnons pas sur un événement qui n’est pas achevé. L’important est de sortir d’Italie ; vous n’avez pas encore fini sur la terre.

    LORENZO
    J’étais une machine à meurtre, mais à un meurtre seulement.

    PHILIPPE
    N’avez-vous pas été heureux autrement que par ce meurtre ? Quand vous ne devriez faire désormais qu’un honnête homme, qu’un artiste, pourquoi voudriez-vous mourir ?

    LORENZO
    Je ne puis que vous répéter mes propres paroles. Philippe, j’ai été honnête. Peut-être le redeviendrais-je sans l’ennui qui me prend. J’aime encore le vin et les femmes ; c’est assez, il est vrai, pour faire de moi un débauché, mais ce n’est pas assez pour me donner envie de l’être. Sortons, je vous en prie.

    PHILIPPE
    Tu te feras tuer dans toutes ces promenades.

    LORENZO
    Cela m’amusera de les voir. La récompense est si grosse qu’elle les rend presque courageux. Hier, un grand gaillard à jambes nues m’a suivi un gros quart d’heure au bord de l’eau, sans pouvoir se déterminer à m’assommer. Le pauvre homme portait une espèce de couteau long comme une broche ; il le regardait d’un air si penaud qu’il me faisait pitié ; c’était peut-être un père de famille qui mourait de faim.

    PHILIPPE
    Ô Lerenzo ! Lorenzo ! Ton cœur est très malade ; c’était sans doute un honnête homme ; pourquoi attribuer à la lâcheté du peuple le respect pour les malheureux ?

    LORENZO
    Attribuez cela à ce qui vous voudrez. Je vais faire un tour au Rialto. (Il sort.)

    PHILIPPE, seul
    Il faut que je le fasse suivre par quelqu’un de mes gens. Holà ! Jean ! Pippo ! Holà ! (Entre un domestique) Prenez une épée, vous, et un autre de vos camarades, et tenez-vous à une distance convenable du seigneur Lorenzo, de manière à pouvoir le secourir si on l’attaque.

    JEAN
    Oui, monseigneur. (Entre Pippo.)

    PIPPO
    Monseigneur, Lorenzo est mort. Un homme était caché derrière la porte, qui l’a frappé par-derrière comme il sortait.

    PHILIPPE
    Courons vite ; il n’est peut-être que blessé.

    PIPPO
    Ne voyez-vous pas tout ce monde ? Le peuple s’est jeté sur lui. Dieu de miséricorde ! On le pousse dans la lagune.

    PHILIPPE
    Quelle horreur ! Quelle horreur ! Eh ! Quoi ! Pas même un tombeau ? (Il sort.)
    SCÈNE 8
    Florence. – La grande place ; des tribunes publiques sont remplies de monde.

    (Des gens du peuple courent de tous côtés.)
    Les boules ! Les boules ! Il est duc, duc ; les boules ! Il est duc.

    LES SOLDATS
    Gare, canaille !

    LE CARDINAL CIBO, sur une estrade, à Côme de Médicis
    Seigneur, vous êtes duc de Florence. Avant de recevoir de mes mains la couronne que le pape et César m’ont chargé de vous confier, il m’est ordonné de vous faire jurer quatre choses.

    CÔME
    Lesquelles, Cardinal ?

    LE CARDINAL
    Faire la justice sans restriction ; ne jamais rien tenter contre l’autorité de Charles Quint ; venger la mort d’Alexandre, et bien traiter le seigneur Jules et la Signora Julia, ses enfants naturels.

    CÔME
    Comment faut-il que je prononce ce serment ?

    LE CARDINAL
    Sur l’Évangile. (Il lui présente l’Évangile.)

    CÔME
    Je le jure à Dieu, et à vous, cardinal. Maintenant donnez-moi la main. (Ils s’avancent vers le peuple. On entend Côme parler dans l’éloignement.)
    “Très nobles et très puissants Seigneurs.
    “Le remerciement que je veux faire à vos très illustres et très gracieuses seigneuries, pour le bienfait si haut que je leur dois, n’est pas autre que l’engagement qui m’est bien doux, à moi si jeune comme je suis, d’avoir toujours devant les yeux, en même temps que la crainte de Dieu, l’honnêteté et la justice, et le dessein de n’offenser personne, ni dans les biens, ni dans l’honneur, et quant au gouvernement des affaires, de ne jamais m’écarter du conseil et du jugement des très prudentes et très judicieuses seigneuries auxquelles je m’offre en tout, et recommande bien dévotement.”

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    LES DIDASCALIES
    Le rideau rouge s’ouvre sur un salon aux moulures haussmanniennes, de décoration moderne.


    La pièce est dans la pénombre.
    Trois personnes entrent par une porte grise.
    Ils traversent la pièce, laissant la porte ouverte.
    Ils s’installent sur trois fauteuils crapaud gris perle.
    Où s’intercalent deux chaises Louis XV noir au cannage blanc.
    Ils se tiennent à l’écart les uns des autres.
    Il y a une Femme, âgée de quarante ans.
    Il y a, à sa droite, un Homme âgé de plus de quarante ans.
    Il reste à sa gauche, une Jeune Fille de moins de vingt ans.
    Ils sont face au public, et tournent la tête les uns vers les autres pour se parler.
    Ils sont tendus, c’est une réunion de famille.
    La Mère, le Père, la Fille aînée.


    Le Père commence par s’adresser à la Mère en renouant sa cravate :
    — Votre baby-sitter très chère n’est guère à la hauteur !

    La Jeune Fille a l’ironie de son âge :
    — C’est vrai qu’elle n’est pas grande !

    La Mère a l’humeur acariâtre de sa condition :
    – Taisez-vous petite impertinente !
    Elle est parfaite notre Nurse !

    Le Père a l’autorité de sa position de chef d’entreprise :
    — Non ! Elle est trop stricte !

    La Jeune Fille :
    — Oh ! A-t-elle refusée vos avances, Père !

    La Mère et le Père :
    — Taisez-vous petite impertinente !

    Le Père :
    — J’ai suffisamment de soucis, je me passerais de vos sarcasmes !

    La Mère :
    — Quels sont donc vos soucis très cher ?

    Le Père, contrôlant de ses doigts la réussite de son nœud de cravate :
    — Rien qui ne soit dans vos mesures de comprendre !

    La Jeune Fille :
    — C’est quand même son héritage !
    Tout un poème votre art du machisme, Père !

    Le Père et la Mère :
    — Taisez-vous petite impertinente !
    Le Père :
    — Mon machisme est à la hauteur du féminisme ambiant !

    La Mère :
    — Un soucis avec vos ouvrières, très cher ?

    Le Père :
    — Non avec la Baby-sitter !

    Pénètre dans la pièce une petite dame, aux formes bien proportionnées, vêtue d’un uniforme gris anthracite, jupe plissée et veste boutonnée sur une chemise blanche au col monté.
    C’est la Nurse !
    Le « Metteur en scène » :
    Mais c’est quoi cette tenue de P …. !

    La « Nurse » hurle :
    — Ton gamin d’accessoiriste n’était pas là ! J’avais rien pour me changer !

    La « Jeune Fille » :
    — Il est sur le portique, ton costume ! Grosse Dinde !

    Le « Père » :
    — Elle peut rester comme ça, c’est pas gênant !

    La «Jeune Fille »
    — Tu vas jouer comme un pied à tant la reluquer !

    La « Mère »
    — Va-te changer s’il te plaît ! Nous venons juste de commencer en attendant nous allons revoir quelques détails avec le metteur en scène !

    Le « Metteur en scène » à La « Mère »
    — Tu pourrais dire à ta copine de s’habiller un peu plus décemment !

    La « Mère »
    — Moi elle me plaît ainsi ! C’est mon amie !

    La « Jeune Fille »
    — Tiens la voilà, on peut reprendre !


    Pénètre dans la pièce une petite dame, aux formes bien proportionnées, vêtue d’un uniforme gris anthracite, jupe plissée et veste boutonnée sur une chemise blanche au col monté.
    C’est la Nurse !
    Les regards se tournent ver elle.

    La Nurse s’adressant à la Famille:
    — Excusez-moi de vous déranger, mais la Petite a de la fièvre !

    Le Père :
    — Appelez le Médecin !

    La Nurse :
    — Elle réclame sa mère !

    Le Père :
    — Vous voyez bien que nous sommes occupés, faites le travail pour lequel vous êtes grassement payée !

    La Mère :
    — Avant de sortir, allumez les lumières ! Le temps est si sombre !

    La nurse s’exécute,
    en appuyant sur l’interrupteur un grand lustre de cristal éclaire a giorno la scène.

    Le « Metteur en scène » :
    Mais c’est quoi cet éclairage de M…. !
    Accessoiriste !

    L’ « Accessoiriste »:
    — J’suis là chef !

    Le « Metteur en Scène » :
    — Qu’est ce que tu fous dans la salle ! Affalé dans c’te fauteuil !

    La «Mère» :
    — Il cuve son vin !

    L’ « Accessoiriste »:
    — J’admire mon travail ! Elle est bien ma déco, chef !

    Le « Metteur en Scène » :
    — Ne m’appelle pas chef !

    L’ « Accessoiriste » :
    — Bien patron !

    Le « Metteur en Scène » :
    — Ni Patron !

    L’ « Accessoiriste » :
    — Bien Papa !

    Le « Metteur en Scène » :
    — Lève tes fesses de là et mets-moi un éclairage correct ! Fils !

    La nurse s’exécute,
    en appuyant sur l’interrupteur un grand lustre de cristal éclaire a giorno la scène.
    Des bibelots, des livres et un grand miroir apparaissent sur la cheminée éteinte.
    Sur une petite table blanche dressée, face au public, à côté d’un journal plié : un téléphone de bakélite noire.
    Sa sonnerie retentit sur la Nurse qui ferme la porte.

    « DRING DRING DRINGGGG »
    fait l’ « Accessoiriste »
    La Mère décroche.

    « DRING DRING DRINGGGG »
    continue l’ « Accessoiriste »

    Le « Metteur en scène » :
    -- Arrête ça fils !
    C’est quoi c’te sonnerie débile !
    Moi j’en peux plus, c’est pas possible !
    Une Nurse habillée comme une P… !
    Un éclairage de M…. !
    Des acteurs d’opérette !
    Vous vous êtes tous donnés le mot pour pourrir ma pièce !

    La « Jeune Fille » :
    — Moi en attendant la fin de son pétage de plomb j’vais me fumer une clope !

    Le « Père » :
    — Non tu m’avais promis de t’arrêter ! La cigarette tue ma chérie !

    La « Jeune Fille » :
    — Autant que le whisky que tu t’enfiles tous les soirs ! Mon chéri !

    Le « Metteur en Scène » :
    — Stop les deux, vos problèmes conjugaux n’ont rien à faire sur la scène !
    Bon allez on reprend, et la sonnerie fils, tu l’arrêtes quand elle décroche !

    Sur une petite table blanche dressée,
    face au public, un téléphone de bakélite noire.
    Sa sonnerie retentit sur la Nurse qui ferme la porte.
    « DRING DRING DRING »
    fait l’ « Accessoiriste »
    La Mère décroche.

    La mère :
    — Allô ! Oui Bonjour.

    Le téléphone répond en silence.

    La Mère :
    — Oui, elle est là, qui la demande je vous prie ?

    Le téléphone répond en silence.

    La Mère :
    — Bien Monsieur, je vous la passe.

    La Mère tend le téléphone à sa fille, en masquant de sa main le micro.
    — C’est pour vous, ne soyez pas trop longue avec ce Monsieur Didon, nous avons à parler !
    La Jeune Fille :
    — Allô !

    Le téléphone répond en silence.
    La mère va s’admirer dans le miroir au dessus de la cheminée,
    pendant que le Père lit son journal.
    La Jeune Fille :
    — Non tu ne me déranges pas !

    Le téléphone répond en silence.

    La Jeune Fille poursuit sur un ton plus bas :
    — Je suis avec eux !

    Le téléphone répond en silence.

    La Jeune Fille toujours tout doucement en regardant le Père et la Mère.
    — Oui ! Ils sont à côté de moi ! Oui elle va arriver, tu peux y aller !

    Le téléphone répond en silence.

    La Jeune Fille sur un ton plus fort :
    — Bien Monsieur, je vous rappelle dans une heure !

    Et dans un murmure :
    — Fais attention à elle !

    Le téléphone est reposé sur son socle.
    « Baling, Baling ! »
    fait l’ « Accessoiriste »

    La Mère s’adressant à la Jeune fille tout en se poudrant dans le miroir :
    — Ce Monsieur Didon, dites-moi, n’est-ce pas ce bel Apollon de professeur de chant !

    Le Père, surpris :
    — Vous employez un professeur de chant !

    La Mère, suspendant son geste et fixant son mari dans le miroir :
    — Mais non, très cher, c’est notre voisin du dessus !

    Le Père dégoûté :
    — Celui-là ! Le basané !

    La Jeune Fille :
    — Oui celui-là, vous employez bien une chinoise en guise de Nurse !

    Le Père et la Mère :
    — Taisez-vous petite impertinente !

    Le Père :
    — Oui, justement, parlons-en de cette niaise !

    La Mère :
    — Vous avez un problème avec vos clients chinois, très cher ?
    Notre Nurse n’y est pour rien, elle est Tibétaine !

    Le Père dégoûté :
    – Le Tibet est en chine !

    La porte vole en éclat sur La Nurse alarmée.

    — « schtrompf, claque, schtrompf »
    fait l’ « Accessoiriste »

    – « Hi, hi, hi »
    fait « La Nurse » en entrant.

    Le « Metteur en scène » :
    Nom de Dieu !
    Pourquoi elle rigole bêtement celle-la !
    Mais B…. de M… c’est quoi ces bruitages à la C… que tu me fais, fils!

    La « Mère » à la « Nurse » :
    Oui, pourquoi ris-tu ?

    La « Nurse » à la« Mère » :
    — Les bruitages du gamin, ils sont trop cool !


    La « Mère » à la « Nurse » :
    Tiens nouveau, tu aimes les bruits des hommes maintenant !


    La « Nurse » à la« Mère » :
    Oh si on peut plus rigoler !

    Le « Metteur en scène »:
    — Non, mais c’est pas croyable, c’est un Drame, un vrai que vous devez jouer, pas un vaudeville ! Bande d’incultes !


    La « Jeune Fille » :
    — Si c’est pour me faire insulter, moi j’me casse !


    Le « Père » à la « Jeune Fille » en aparté :
    — Tu les aimes bien les mots salaces !


    La « Jeune Fille » au « Père », toujours en aparté :
    — Venant de toi, mon cœur !


    Le « Metteur en scène » au « Père » :
    Lâche les lèvres de ta femme !
    Reprends tes marques « le Père », c’est ta fille !
    On reprend, sé-rieu-se-ment !
    Et fils ! Fais un effort, sinon je te renvoie chez ta Mère !
    La « Nurse », tu ne ris pas !
    Tu es en larmes, paniquée !
    La « petite » est malade !


    La porte vole en éclat sur La Nurse alarmée.
    Secouée de sanglots.

    — « clack !»
    fait l’ « Accessoiriste »


    La Mère surprise :
    — Qu’est-ce qui vous prend !

    La Nurse :
    — La « Petite » a disparu !

    La Mère, tout en continuant de se coiffer :
    — Elle est malade, elle ne doit pas être loin !
    Avez-vous appelé le Médecin, au moins ?

    La Nurse :
    — Non, Madame, je la cherche !

    Le Père, agacé, à la Mère :
    — C’est votre fille, très chère, vous pourriez vous en occuper !

    La Jeune Fille :
    — C’est la vôtre aussi, Père !

    Le Père et la Mère :
    — Taisez-vous petite impertinente !

    La Mère se dirigeant vers la porte :
    — Venez donc avec moi, je suis certaine qu’en tant que sœur aînée vous saurez m’aider à la retrouver !

    Tandis que la porte se referme, entraînant la Jeune Fille et sa Mère ,
    loin de la pièce, la Nurse se jette dans les bras grands ouverts du Père !

    La Nurse au Père :
    — Quand partons-nous mon Amour !

    Le père à la Nurse en l’embrassant :
    — Bientôt, j’ai vendu l’entreprise à tes compatriotes. Nos places pour l’Italie sont réservées. Demain on se fait la malle, avec le blé de ma Femme !

    Le Père et la Nurse s’enlacent fougueusement.

    Côté Jardin, « La Mère » hurle :
    — Mais il la p’lote !

    Le Metteur en Scène :
    — C’est un jeu !

    « La Mère » en s’approchant des acteurs enlacés :
    — Il pourrait faire semblant !
    Tiens moi aussi j’vais p’loter ta femme !

    Le Metteur en Scène :
    — Tu ne peux pas c’est ta fille !

    La « Jeune Fille » vérifiant aussi la position des mains du "Père", son mari :
    — C’est vrai que cela pourrait être plus délicat tout de même !

    Le « Père » au « Metteur en scène » :
    — Mais tu as dit fougueusement !

    Le « Metteur en scène » à tout le monde entre cour et jardin :
    Je ne veux plus d’histoires ! Yen a assez de vos affaires affectives qui débordent sur scène !
    Reprenons, le « Père », les mains sur les hanches de la « Nurse » !



    Le Père et la Nurse s’enlacent amoureusement.

    Le Père :
    — Bonne idée ma chérie, d’avoir dit que la petite a disparu, nous avons la paix, comme ça !

    La Nurse :
    — Mais je n’ai rien inventé, c’est vrai !

    Le Père catastrophé repoussant vigoureusement « La Nurse »,
    fonce vers la porte qui s’ouvre au même instant,
    sur la Mère et la Jeune Fille éplorées !

    Le Père :
    — Vous l’avez retrouvée ?

    La Mère et la Jeune Fille sanglotante :
    — Non !


    Sur la petite table blanche dressée, face au public : le téléphone de bakélite noire.
    Sa sonnerie retentit.
    « DRING DRING DRING »
    fait l’ « Accessoiriste »
    La Nurse décroche.


    La Nurse :
    — Allô ! Oui Bonjour.
    Le téléphone répond : UN GRAND SILENCE

    La « Jeune Fille » :
    — HE, HO ! Il est où l’ « l’Accessoiriste » ?

    Le « Metteur en scène » :
    -Oh fils, tu fais quoi avec ce miel, plein la bouche !

    L’ « Accessoiriste » :
    — « ge », «meu » «fêt » la « vouah» !

    Le « Metteur en scène » :
    — Reprenons !


    Sur la petite table blanche dressée, face au public : le téléphone de bakélite noire.
    Sa sonnerie retentit.
    « DRING DRING DRING »
    fait l’ « Accessoiriste »
    La Nurse décroche.
    La Nurse :
    — Allô ! Oui Bonjour.

    Le téléphone répond, haut et clair !
    La voix d’une petite fille résonne sur la scène.
    C’est l’Accessoiriste.

    Le téléphone :
    — Mère, vous m’entendez !

    La Mère hoche la tête en essuyant ses yeux avec un mouchoir.

    Le téléphone :
    — Père vous m’entendez !

    Le Père hoche la tête en s’approchant de la Nurse !

    Le téléphone :
    — Mère vous savez que Père vous trompe !

    La Mère hoche la tête en rangeant son mouchoir.

    Le téléphone :
    — Mère il vous trompe avec la Nurse !

    Le Père baisse la tête en regardant ses chaussures !

    Le téléphone :
    — Mère il va partir avec la nurse et votre fort…

    Le Père vient de raccrocher le téléphone.

    « Baling, Baling ! »
    fait l’ « Accessoiriste »

    La Mère s’adressant au Père :
    — Tu m’as assez prise pour une potiche !
    Tu peux partir avec ta « pouliche » !
    La Bonne vient de faire tes bagages, ils sont dans le couloir !

    Le Père se jette aux pieds de la Mère :
    — Mais ma chérie, je vous aime !

    La Mère, tournant son regard loin dans la salle :
    — Moi, je ne t’ai jamais aimé ! Tu es arrogant ! Bête et sans vergogne !

    La Nurse s’agenouille au côté du Père.
    Elle attrape son visage dans ses mains.
    Essuie ses larmes en l’embrassant.

    La Nurse :
    — Moi je vous aimerai toujours ! Fuyons mon Amour !

    Le Père à la mère :
    — Et notre fille ?

    La Mère baisse son visage vers le Père, toujours à ses pieds, les yeux larmoyants ! Puis lentement lève la tête et montre du doigt la Jeune Fille !

    – Notre fille, elle est là !


    Le Père doutant de la santé mentale de sa femme, se lève,
    l’attrape par les épaules et la secoue !

    Le Père secoue la Mère en hurlant :
    — Mais pas celle là, la Petite, celle du téléphone !


    La Jeune Fille, tire une gifle à son père pour libérer sa Mère !

    « clack »
    fait la main sur la joue !

    « Le Pére »
    — Elle est forte celle-la ; pas besoin d’être si violente !

    La « Jeune Fille » :
    — C’est pour faire vrai, c’est un drame !

    Le « Père » en frottant sa joue :
    — Tu te venges, oui !

    Le « Metteur en scène »:
    ça y’est les comptes sont à zéro !
    Bon reprenons, mais moins forte la baffe !
    Fils tu fais le bruitage ! Mais synchrone s’il te plaît !

    La Jeune Fille, tire une gifle à son père pour libérer sa Mère !
    « clack »
    fait l’ « Accessoiriste »

    Avec un léger temps de retard !

    La Jeune Fille :
    — La Petite, elle est avec son Père !

    Le Père abasourdi :
    — Mais c’est moi son Père !

    La Mère :
    — Oui à l’état civil !
    Est-ce que tu l’as déjà bien regardé ta fille !
    Non, jamais !
    Tu l’as reconnue c’est tout !
    Son père je vais te le présenter !


    D’un pas décidé la Mère se dirige vers la porte !
    L’ouvre en grand !

    La Mère, d’une voix mielleuse :
    — Mon chéri, tu peux venir, laisse la Petite à la bonne !

    La Nurse accrochée aux jambes du « Père »
    — Ne t’en fais pas mon chéri, je t’en ferai plein des filles, même un garçon si tu veux !

    La Jeune fille hilare :
    — Vous allez être surpris mon Père !

    Dans la pièce entre un grand homme, basané !

    « Hi, hi, hi »
    fait « La Nurse »

    « Hi, hi, hi »
    fait « Le Père »

    « Hi, hi, hi »
    fait « La Mère »

    Mais B…. de M… éructe le Metteur en scène !
    J’ai dit « basané » pas « bouchonné » !

    L’ « Accessoiriste » :
    — C’est mon maquillage qui va pas ?

    Le Metteur en Scène :
    — Fils à l’état naturel tu es basané !

    L’ « Accessoiriste » :
    Oui t’as raison papa, j’enlève ça !


    ON REPREND !
    C’est le dernier acte ! Alors sérieux !


    La Jeune fille hilare :
    — Vous allez être surpris mon Père !

    Dans la pièce entre un grand homme, basané !

    La Mère en enlaçant le Jeune Homme :
    — Je te présente Monsieur Didon, mon futur Mari !


    Le Père ne tenant plus sur ses jambes tire une chaise pour s’asseoir !
    La Nurse toujours accrochée à ses jambes !

    La Mère au Père, en le toisant hautainement :
    — Tu es un piètre mari, un fantôme au lit, un mauvais Père et surtout un nul en gestion !
    Tu crois tout de même pas que j’allais te laisser vendre l’entreprise !
    Oh ça non !
    Je surveille tout depuis toujours !
    Avec l’aide de ta fille, l’aînée qui elle s’y connaît encore mieux que moi, nous avons tout repris en main!
    Maintenant tu peux partir ! Mais sans rien !
    Tu as signé un contrat je te rappelle !

    Le Père se lève, prend la Nurse par la main.

    Le Père :
    – Viens ma chérie, nous n’avons plus rien à faire ici !

    La Nurse :
    — Non, j’aime pas les pauvres !



    FIN
    « CLAP CLAP »
    fait l’ « Accessoiriste »

    Le Metteur en Scène :
    « C’était très bien les enfants ! Demain, pour la première, ce sera Génial ! »


     

     

     

     

     

     

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