• La Fée aux Miettes (Charles Nodier) - Catégorie Contes et Nouvelles

     

    La Fée aux Miettes

     

     

    La Fée aux Miettes (Charles Nodier) - Catégorie Contes et Nouvelles

     

    LIVRES - La Fée aux Miettes (Charles Nodier) - Catégorie Contes et Nouvelles

     

     

     

    Charles Nodier

    LA FÉE AUX MIETTES

    1832

    À M. FLAVIEN DE MAGNONCOURT,

    MEMBRE DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS,

    Maire de Besançon.

     

    Cher Flavien,

    Je n’ai jamais dédié mes livres qu’à mes amis. Recevez celui-ci, qui n’est peut-être pas le moindre, puisqu’il a été deux fois imprimé, deux fois contrefait, deux fois traduit, et que les journaux n’en ont rien dit.

    Et puis, ne le lisez pas ; mais aimez-le pour l’amour de moi.

    CHARLES NODIER,

    DE BESANÇON.

     

    AU LECTEUR

    QUI LIT LES PRÉFACES.

    Je vous déclare, mon ami, et qui que vous soyez, je vous donne ce nom, selon toute apparence, avec une affection plus sincère et plus désintéressée qu’aucun homme dont vous l’ayez jamais reçu ; je vous déclare, dis-je, qu’après le plaisir de faire quelque chose qui vous soit agréable, je n’en ai point ressenti d’aussi vif que celui de lire, d’entendre raconter, ou de raconter moi-même une histoire fantastique.

    C’est donc à mon grand regret, que je me suis aperçu depuis longtemps qu’une histoire fantastique manquait de la meilleure partie de son charme quand elle se bornait à égayer l’esprit, comme un feu d’artifice, de quelques émotions passagères, sans rien laisser au cœur. Il me semblait que la meilleure partie de son effet était dans l’âme, et comme c’est là, en vérité, l’idée dont je me suis le plus sérieusement occupé toute ma vie, il s’en va sans dire qu’elle devait infailliblement me conduire à faire une sottise, parce que c’est un résultat auquel je n’échappe jamais quand je raisonne.

    La sottise dont il est question cette fois-ci est intitulée : la Fée aux Miettes.

    Je vais vous dire maintenant pourquoi la Fée aux Miettes est une sottise, afin de vous épargner trois ennuis assez fâcheux : celui de me le dire vous-même après l’avoir lue ; celui de chercher les raisons de votre mauvaise humeur dans un journal ; et jusqu’à celui de feuilleter le livre au lieu de le jeter au vieux papier, pour votre honneur et pour le mien, à côté du Roi de Bohême, avant d’avoir attenté du tranchant de votre couteau d’ébène à la pureté de ses marges toujours vierges.

    Notez bien toutefois que je vous engage à ne pas commencer, et non à ne pas finir, ce qui serait une précaution de luxe, à moins que votre mauvaise destinée ne vous ait condamné comme moi à l’intolérable métier de lire des épreuves, ou au métier plus intolérable encore d’analyser des romans !

    Allez maintenant ! et prenez pitié de moi, refrain de litanies qui n’est pas commun dans les préfaces.

    J’ai dit souvent que je détestais le vrai dans les arts, et il m’est avis que j’aurais peine à changer d’avis ; mais je n’ai jamais porté le même jugement du vraisemblable et du possible, qui me paraissent de première nécessité dans toutes les compositions de l’esprit. Je consens à être étonné ; je ne demande pas mieux que d’être étonné, et je crois volontiers ce qui m’étonne le plus, mais je ne veux pas que l’on se moque de ma crédulité, parce que ma vanité entre alors en jeu dans mon impression, et que notre vanité est, entre nous, le plus sévère des critiques. Je n’ai pas douté un instant, sur la foi d’Homère, de la difforme réalité de son Polyphème, type éternel de tous les ogres, et je conçois à merveille le loup doctrinaire d’Ésope, qui l’emportait, au moins en naïveté diplomatique, sur les fins politiques de nos cabinets, du temps où les bêtes parlaient, ce qui ne leur arrive plus quand elles ne sont pas éligibles. M. Dacier et le bon La Fontaine y croyaient comme moi, et je n’ai pas de raisons pour être plus difficile qu’eux en hypothèses historiques. Mais si l’on rapproche l’événement des jours où j’ai vécu, et qu’on m’en affronte d’un ton railleur à travers de brillantes théories d’artiste, de poète et de philosophe, je m’imagine tout d’abord qu’on imagine ce qu’on me raconte, et me voilà malgré moi en garde contre la séduction de mes croyances. À compter de ce moment-là, je ne m’amuse qu’à contre-cœur, et je deviens ce que vous êtes peut-être déjà pour moi, un lecteur défiant, maussade et mal intentionné, vu que je ne sais pas à quoi sert la lecture, si ce n’est à amuser ceux qui lisent. Ce n’est probablement pas à les instruire ou à les rendre meilleurs. Regardez plutôt.

    Permettez-moi, mon ami, de vous présenter cette pensée sous un aspect plus sensible, dans un exemple. Quand je courais doucement ma vingt-cinquième année entre les romans et les papillons, l’amour et la poésie, dans un pauvre et joli village du Jura, que je n’aurais jamais dû quitter, il y avait peu de soirées que je n’allasse passer avec délices chez le patriarche de mon cher Quintigny, bon et vénérable nonagénaire qui s’appelait Joseph Poisson. Dieu ait cette belle âme en sa digne garde ! Après l’avoir salué d’un serrement de main filial, je m’asseyais au coin de l’âtre sur un petit bahut assez délabré qui faisait face à sa grande chaise de paille ; j’ôtais mes sabots, selon le cérémonial du lieu, et je chauffais mes pieds au feu clair et brillant d’une bonne bourrée de genévrier qui pétillait dans le sapin. Je lui disais les nouvelles du mois précédent qui m’étaient arrivées par une lettre de la ville, ou que j’avais recueillies en passant de la bouche de quelque mercier forain, et il me rendait en échange, avec un charme d’élocution contre lequel je n’ai jamais essayé de lutter, les dernières nouvelles du sabbat, dont il était toujours instruit le premier, quoiqu’il ne fût certainement pas initié à ses mystères criminels. Par quelle mission particulière du ciel il était parvenu à les surprendre, c’est ce que je ne me suis pas encore suffisamment expliqué, mais il n’y manquait pas la plus légère circonstance, et j’atteste, dans la sincérité de mon cœur, que je n’ai de ma vie élevé le moindre soupçon sur l’exactitude de ses récits. Joseph Poisson était convaincu, et sa conviction devenait la mienne, parce que Joseph Poisson était incapable de mentir.

    Les veillées rustiques de l’excellent vieillard acquirent de la célébrité à cent cinquante pas à la ronde. Elles devinrent des soirées auxquelles les gens lettrés du hameau ne dédaignèrent pas de se faire présenter. J’y ai vu le maire, sa femme et leurs neuf jolies filles, le percepteur du canton, le médecin vétérinaire, qui était un profond philosophe, et même le desservant de la chapelle, qui était un digne prêtre. Bientôt on exploita le thème commun de nos historiettes à l’envi les uns des autres, et il ne se trouva personne au bout de quelques semaines qui n’eût à raconter quelques événements du monde merveilleux, depuis les lamentables aventures d’une noble châtelaine des environs qui se changeait naguère en loup-garou pour dévorer les enfants des bûcherons, jusqu’aux espiègleries du plus mince lutin qui eut jamais grêlé sur le persil ; mais mon impression allait déjà en diminuant, ou plutôt elle avait changé de nature. À mesure que la foi s’affaiblissait dans l’historien, elle s’évanouissait dans l’auditoire, et je crois me rappeler qu’à la longue nous n’attachâmes guère plus d’importance aux légendes et aux traditions fantastiques, que je n’en aurais accordé pour ma part à quelque beau conte moral de M. de Marmontel.

    L’induction que je veux tirer de là se présente assez naturellement si elle est vraie. C’est que pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d’abord se faire croire, et qu’une condition indispensable pour se faire croire, c’est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l’on veut.

    J’en avais conclu, – et cette idée bonne ou mauvaise qui m’appartient vaut bien la peine que je lui imprime le sceau de ma propriété dans une préface, à défaut du brevet d’invention, – j’en avais conclu, dis-je, que la bonne et véritable histoire fantastique d’une époque sans croyance ne pouvait être placée convenablement que dans la bouche d’un fou, sauf à le choisir parmi ces fous ingénieux qui sont organisés pour tout ce qu’il y a de bien, mais préoccupés de quelque étrange roman dont les combinaisons ont absorbé toutes leurs facultés imaginatives et rationnelles. Je voulais qu’il eût pour intermédiaire avec le public un autre fou moins heureux, un homme sensible et triste qui n’est dénué ni d’esprit ni de génie, mais qu’une expérience amère des sottes vanités du monde a lentement dégoûté de tout le positif de la vie réelle, et qui se console volontiers de ses illusions perdues dans les illusions de la vie imaginaire ; espèce équivoque entre le sage et l’insensé, supérieur au second par la raison, au premier par le sentiment ; être inerte et inutile, mais poétique, puissant et passionné dans toutes les applications de sa pensée qui ne se rapportent plus au monde social ; créature de rebut ou d’élection, comme vous ou comme moi, qui vit d’invention, de fantaisie et d’amour, dans les plus pures régions de l’intelligence, heureux de rapporter de ces champs inconnus quelques fleurs bizarres qui n’ont jamais parfumé la terre. Il me semblait qu’à travers ces deux degrés de narration, l’histoire fantastique pouvait acquérir presque toute la vraisemblance requise… pour une histoire fantastique.

    Je me trompais cependant, et voilà, mon ami, ce que vous dira votre journal. Un fou n’intéresse que par le malheur de sa folie, et n’intéresse pas longtemps. Shakspeare, Richardson et Goethe ne l’ont trouvé bon qu’à remplir une scène ou un chapitre, et ils ont eu raison. Quand son histoire est longue et mal écrite, elle ennuie presque autant que celle d’un homme raisonnable, qui est, comme vous le savez, la chose la plus insipide que l’on puisse imaginer, et si je refaisais jamais une histoire fantastique, je la ferais autrement. Je la ferais seulement pour les gens qui ont l’inappréciable bonheur de croire, les honnêtes paysans de mon village, les aimables et sages enfants qui n’ont pas profité de l’enseignement mutuel, et les poètes de pensée et de cœur qui ne sont pas de l’Académie.

    Ce que votre journal ne vous dira pas, c’est que cette idée m’aurait rebuté de mon livre, si je n’y avais vu qu’un conte de fées ; mais que par une grâce d’état qui est propre à nous autres auteurs, j’en avais peu à peu élargi la conception dans ma pensée, en la rapportant à de hautes idées de psychologie où l’on pénètre sans trop de difficulté quand on a bien voulu en ramasser la clef. C’est que j’avais essayé d’y déployer, sans l’expliquer, mais de manière peut-être à intéresser un physiologiste et un philosophe, le mystère de l’influence des illusions du sommeil sur la vie solitaire, et celui de quelques monomanies fort extraordinaires pour nous, qui n’en sont pas moins fort intelligibles, selon toute apparence, dans le monde des esprits. Ce n’est ni de l’Académie des Sciences, ni de la Société de Médecine que je parle.

    Ce que votre journal vous dira, c’est que le style de la Fée aux Miettes est singulièrement commun, et je vous avouerai que j’aurais bien voulu qu’il le fût davantage, comme je l’aurais fait si je m’étais avisé plus tôt du mérite du simple et des grâces du naturel, et qu’une éducation littéraire mieux dirigée n’eût jamais placé sous mes yeux que deux modèles achevés de sentiment et de vérité, le Catéchisme historique de M. Fleury et les Contes de M. Galland ; mais si l’on était obligé d’arriver à ce degré de perfection pour écrire, l’art d’écrire serait encore un art sublime, et la presse périrait d’inaction.

    Ce que votre journal ne vous dira pas, c’est que j’ai adopté cette manière dans la ferme intention de prendre une avance de quelques mois sur l’époque prochaine et infaillible où il n’y aura plus rien de rare en littérature que le commun, d’extraordinaire que le simple, et de neuf que l’ancien.

    Ce que votre journal vous dira enfin, c’est que le sujet de la Fée aux Miettes rappelle, par le fond, autant qu’il s’en éloigne par la forme, un badinage délicieux qu’il n’est pas permis de paraphraser sous peine d’un ridicule éternel, et que j’avais mille fois moins en vue en écrivant que Riquet à la Houppe et la Belle au bois dormant ; mais si l’on voulait prescrire, après quatre ou cinq mille ans de littérature écrite, la bizarre obligation de ne ressembler à rien, on finirait par ne ressembler qu’au mauvais, et c’est une extrémité dans laquelle on tombe assez facilement sans cela, quand on est réduit à écrire beaucoup par une sotte passion ou par une fâcheuse nécessité.

    Si ce dernier reproche vous inquiétait cependant sur l’originalité de mon invention, je vous tirerais bientôt, mon ami, de cette crainte bénévole, en déclarant avec candeur que l’idée première de cette histoire doit nécessairement se trouver quelque part. Quant à la Fée Urgelle, je vous dirai au besoin où l’auteur l’a prise, et où l’avait prise avant lui le conteur de fabliaux chez lequel il l’a prise, en remontant ainsi jusqu’à Salomon, qui reconnut dans sa sagesse qu’il n’y avait rien de nouveau sous le soleil.

     

    Salomon vivait pourtant bien des siècles avant l’âge des romans ; il avait peu de dispositions à en faire, et c’est probablement pour cela qu’il a été surnommé LE SAGE.

    I.

    Qui est une espèce d’introduction.

    Non ! sur l’honneur ! m’écriai-je en lançant à vingt pas le malencontreux volume…

    C’était cependant un Tite-Live d’Elzévir relié par Padeloup.

    Non ! je n’userai plus mon intelligence et ma mémoire à ces détestables sornettes !… Non, continuai-je en appuyant solidement mes pantoufles contre mes chenets, comme pour prendre acte de ma volonté, il ne sera pas dit qu’un homme de sens ait vieilli sur les sottes gazettes de ce padouan crédule, bavard et menteur, tant que les domaines de l’imagination et du sentiment lui étaient encore ouverts !…

    Ô fantaisie ! continuai-je avec élan… Mère des fables riantes, des génies et des fées !… enchanteresse aux brillants mensonges, toi qui te balances d’un pied léger sur les créneaux des vieilles tours, et qui t’égares au clair de la lune avec ton cortège d’illusions dans les domaines immenses de l’inconnu ; toi qui laisses tomber en passant tant de délicieuses rêveries sur les veillées du village, et qui entoures d’apparitions charmantes la couche virginale des jeunes filles !… –

    Là-dessus je m’arrêtai, parce que cette invocation menaçait de devenir longue.

    — L’histoire positive, repris-je gravement, l’expression d’une aveugle partialité, le roman consacré d’un parti vainqueur, une fable classique devenue si indifférente à tout le monde que personne ne prend plus la peine de la contredire !…

    Et qui m’assure aujourd’hui, par exemple, qu’il y a plus de vérité dans Mézeray que dans les contes naïfs du bon Perrault, et dans l’Histoire byzantine que dans les Mille et une Nuits ?

    Je voudrais bien savoir, ajoutai-je en rejetant une de mes jambes sur l’autre, car il ne manquait plus rien dès lors à la forme de cette protestation sacramentelle…

    Je voudrais bien savoir vraiment ce qu’il y a de plus probable, des pérégrinations de la Santa Casa de Lorette, ou de celles du voyageur aérien !… Et puisque la grande moitié du monde croit fermement aux allocutions de l’âne de Balaam et du pigeon de Mahomet, je vous demande, messieurs, quelles objections vous avez contre les succès oratoires du Chat botté ?…

    Car, enfin, l’historien du Chat botté fut, comme chacun l’avoue, un homme honnête, pieux, sincère, investi de la confiance publique. La tradition dont il s’est servi n’a jamais été contestée dans ce siècle douteux ; le sévère Fréret et le sceptique Boulanger, qui attaquaient à l’envi tout ce que les hommes respectent, l’ont ménagée dans leurs diatribes les plus audacieuses ; les enfants même qui ne savent pas lire parlent tous les jours entre eux d’un chat de bonne maison qui portait des bottes comme un gendarme et qui pérorait comme un avocat ; et si la famille du marquis de Carabas a disparu de nos fastes nobiliaires, ce que je n’oserais assurer, l’extinction des races illustres est un événement si commun dans les temps de guerre et de révolution, qu’on n’en peut tirer aucune induction défavorable contre l’existence de celle-ci…

    L’histoire et les historiens !… Malédiction sur elle et sur eux ! Je prends Urgande à témoin que je trouve mille fois plus de crédibilité aux illusions des lunatiques !… –

    — Les lunatiques ! interrompit Daniel Cameron, que j’avais oublié derrière mon fauteuil, où il attendait debout, dans une attitude patiente et respectueuse, le moment de me passer ma redingote… Les lunatiques, monsieur, il y en a une superbe maison à Glasgow.

    — J’en ai entendu parler, dis-je en me retournant du côté de mon valet de chambre écossais. Quelle espèce d’hommes est-ce là ?

    — Je n’oserais le dire précisément à monsieur, répondit Daniel en baissant les yeux avec un embarras qui laissait deviner cependant je ne sais quelle arrière-pensée sournoise et malicieuse. Les lunatiques sont des hommes qu’on appelle ainsi, je suppose parce qu’ils s’occupent aussi peu des affaires de notre monde que s’ils descendaient de la lune, et qui ne parlent au contraire que de choses qui n’ont jamais pu se passer nulle part, si ce n’est à la lune, peut-être.

    — Il y a de la finesse et presque de la profondeur dans cette idée, Daniel. Nous remarquons en effet que la nature, dans l’enchaînement méthodique des innombrables anneaux de sa création, n’a point laissé d’espace vide. Ainsi le lichen tenace qui s’identifie avec le rocher unit le minéral à la plante ; le polype aux bras rameux, végétatifs et rédivives, qui se reproduit de bouture, unit la plante à l’animal ; le pongo, qui pourrait bien devenir éducable, et qui l’est probablement devenu quelque part, unit le quadrupède à l’homme. À l’homme s’arrête la portée de nos classifications naturelles, mais non la portée du principe générateur des créations et des mondes. Il est donc non seulement possible, mais certain… et je ne crains même pas d’établir en principe que si cela n’était point, toute l’harmonie de l’univers serait détruite !… il est incontestable que l’échelle des êtres se prolonge sans interruption à travers notre tourbillon tout entier, et de notre tourbillon à tous les autres, jusqu’aux limites incompréhensibles de l’espace où réside l’être sans commencement et sans fin, qui est la source inépuisable de toutes les existences et qui les ramène incessamment à lui.

    Et comme le microcosme ou petit monde est l’image réduite et visible du macrocosme ou grand monde, qui échappe à nos jugements par son immensité, une comparaison te fera beaucoup mieux comprendre cette idée, si tu la comprends ; car Dieu ou la puissance inconnue qui tient la place de cette profonde et insaisissable abstraction… – je te prie de me suivre attentivement ! – Dieu, dis-je, a daigné imprimer intelligiblement l’image imparfaite de ce cycle immense de production, d’absorption, d’épuration et de reproduction, qui commence, aboutit et recommence éternellement à lui, dans la fonction perpétuellement agissante de l’Océan, qui produit, absorbe, épure et reproduit à jamais les eaux qui en dérivent… ; – et cette similitude est vraiment trop claire pour que je me croie obligé à t’en donner la figure.

    — Mais les lunatiques, monsieur ? dit Daniel, en déposant proprement mon habit sur mon pupitre…

    — J’y arrivais, Daniel. Les lunatiques, dont tu parles, occuperaient, selon moi, le degré le plus élevé de l’échelle qui sépare notre planète de son satellite, et comme ils communiquent nécessairement de ce degré avec les intelligences d’un monde qui ne nous est pas connu, il est assez naturel que nous ne les entendions point, et il est absurde d’en conclure que leurs idées manquent de sens et de lucidité, parce qu’elles appartiennent à un ordre de sensations et de raisonnements qui est tout à fait inaccessible à notre éducation et à nos habitudes. As-tu jamais vu, Daniel, des sauvages Esquimaux ?

    — Il y en avait deux sur le vaisseau du capitaine Parry.

    — As-tu parlé à ces Esquimaux ?

    — Comment aurais-je pu leur parler, puisque je ne savais pas leur langue ?

    — Et si tu avais subitement reçu le don des langues, par intuition, comme Adam, ou par inspiration, comme les compagnons du Sauveur, ou par tout autre phénomène moral, comme un membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qu’aurais-tu dit à ces Esquimaux ?

    — Qu’aurais-je pu leur dire, puisqu’il n’y a rien de commun entre les Esquimaux et moi ?

    — Voilà qui est bien. Je n’ai plus qu’une question à te faire. Crois-tu que ces Esquimaux pensent et qu’ils raisonnent ?

    — Je le crois, dit Daniel, comme voilà une brosse, et la redingote de monsieur que je viens de plier sur le pupitre.

    — Eh bien, m’écriai-je en claquant des mains, puisque tu crois que les Esquimaux pensent et qu’ils raisonnent, quoique tu ne les comprennes point, que me diras-tu maintenant des lunatiques ?

    — Je dirai, monsieur, répondit intrépidement Daniel, que la maison des lunatiques de Glasgow est certainement la plus belle de l’Écosse, et par conséquent du monde entier.

    Je ne sais si vous avez jamais éprouvé, lecteur, un désappointement plus cruel que celui que mon ami le bachelier Farfallo de las Farfallas, qui passa toute une nuit pluvieuse à sonner des cantatilles sur sa mandoline, au pied de la croisée d’une belle richement vêtue à la française, – elle n’en bougea pas !… – et qui ne s’aperçut qu’au point du jour que c’était un mannequin dont la Pédrilla venait de faire emplette à Paris, pour sa boutique de modes.

    Je ressentis quelque chose de pareil à la réponse de Daniel, dont il résultait démonstrativement que mes inductions philosophiques n’étaient ni plus ni moins inintelligibles pour lui que le langage des Esquimaux du capitaine Parry.

    Mais je me consolai en pensant qu’il y avait là un argument irrésistible en faveur de ma théorie des lunatiques. – Et vous savez par expérience que rien n’imprime une impulsion plus bienveillante à la pensée que la satisfaction de soi-même.

    Qu’importe où je vivrai, pensai-je intérieurement, pourvu que j’emporte avec moi des idées douces et d’agréables fantaisies qui entretiennent dans mon organisme parfaitement équilibré ce jeu souple des agents de la vie, cette température tiède et régulière du sang, cette inaltérable harmonie de l’action et de la fonction qu’on appelle vulgairement la santé ?…

    — Daniel, dis-je à haute voix, tu es né à Glasgow, mon enfant ?

    — En Canongate, monsieur, cinq ou six maisons au-dessous de celle du bailli Jervis…

    — Tu as laissé à Glasgow quelque jeune maîtresse à la mante rouge ou noire, aux pieds nus plus blancs que l’albâtre, à l’œil vif et hardi comme celui du faucon, tes amis d’enfance, tes parents, ta vieille mère peut-être…

    Daniel me répondit par un signe négatif, mais je ne voulus pas m’en apercevoir.

    — Tu te souviens des jeux des rives de la Clyde, et de ses talus verdoyants, et du bruit retentissant des marteaux d’Hig-Street, et de la solennité sérieuse de la vieille église ! Écoute, Daniel, nous irons à Glasgow, et je verrai tes lunatiques…

    — Nous irons à Glasgow ! s’écria Daniel ivre de joie.

    — Nous partirons à six heures du soir, continuai-je en réglant ma montre. Comme dans le pays de la liberté plénière où nous sommes, j’ai la précaution d’être toujours muni d’un passeport et d’un permis de poste, je n’attends plus que les chevaux. Et la route intermédiaire m’étant tout à fait indifférente, ne manque pas de dire que je ne m’arrêterai qu’à 55 degrés 51 minutes de latitude.

    Daniel était parti.

     

    Dix jours après, je descendis à Buck’shead Inn, où l’on est pour le moins aussi bien qu’au Star.

    II.

    Qui est la continuation du premier, et où l’on rencontre le personnage le plus raisonnable de cette histoire à la maison des fous.

    Je visitai la maison des lunatiques le jour de Saint-Michel, époque où l’aube d’Écosse commence à se rapprocher visiblement du crépuscule qui la suit, et je m’y pris de bonne heure, parce que j’avais entendu parler de son jardin botanique, si riche en plantes rares et merveilleuses. J’y arrivai à dix heures, par une de ces matinées pâles et sans soleil, mais calmes et de bon augure, qui annoncent une soirée paisible. Je ne m’arrêtai pas à ces tristes infirmités de l’espèce qui attirent les curieux devant la loge des fous. Je ne cherchais pas le fou malade qui épouvante ou qui rebute, mais le fou ingénieux et presque libre, qui s’égare dans les allées sous l’escorte attentive de la pitié, et qui n’a jamais rendu nécessaire celle de la défiance et de la force. Et moi aussi, j’allais, je me perdais parmi ces détours, comme un lunatique volontaire qui venait réclamer de ces infortunés quelques droits de sympathie. Je remarquai bientôt qu’ils s’écartaient de mon passage avec une dignité triste, celle du malheur, peut-être, et peut-être aussi celle d’une révélation instinctive de supériorité morale, qui est pour eux la compensation de l’esclavage philanthropique auquel notre sublime raison les condamne. Je m’éloignai respectueusement du chemin de ces solitaires, plus judicieux que nous, pour lesquels l’homme social n’est que trop justement un objet d’inquiétude et de terreur.

    Hélas ! dis-je dans la profonde amertume de mon cœur, voilà l’effet de notre ambitieuse et fausse civilisation !… Ce que j’ai de frères sur la terre se détournent de moi, parce que je porte ce funeste habit du riche qui leur dénonce un ennemi !… Et ce qui me reste à moi qui fuis le monde, comme ils me fuient, c’est le commerce de cette création vivante et sensible, mais impensante et impassionnée, qui ne peut pas payer mes sentiments d’un sentiment !…

    Je réfléchissais à ceci en mesurant du regard un grand carré de mandragores presque entièrement moissonné jusqu’à la racine par la main de l’homme, et sur lequel toutes ces mandragores gisaient flétries et mortes sans que personne eût pris la peine de les recueillir. Je doute qu’il y ait un endroit au monde où l’on voie plus de mandragores.

    Comme je me rappelai subitement que la mandragore était un narcotique puissant, propre à endormir les douleurs des misérables qui végètent sous ces murailles, j’en arrachai une de la partie du carré qui n’était pas encore atteinte, et je m’écriai en la considérant de près : Dis-moi, puissante solanée, sœur merveilleuse des belladones, dis-moi par quel privilège tu supplées à l’impuissance de l’éducation morale et de la philosophie politique des peuples, en portant dans les âmes souffrantes un oubli plus doux que le sommeil, et presque aussi impassible que la mort ?…

    — Vous a-t-elle répondu, me demanda un jeune homme qui se levait à mes pieds ?… A-t-elle parlé ? a-t-elle chanté ? Oh ! de grâce, monsieur, apprenez-moi si elle a chanté la chanson de la mandragore :

     

    C’est moi, c’est moi, c’est moi !

    Je suis la mandragore,

    La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,

    Et qui chante pour toi !

     

    — Elle est sans voix, lui répondis-je en soupirant, comme toutes les mandragores que j’ai cueillies de ma vie…

    — Alors, reprit-il en la recevant de ma main, et en la laissant tomber sur la terre, ce n’est donc pas elle encore !

    Pendant qu’il restait plongé dans une méditation douloureuse, en proie au regret inexplicable pour vous et pour moi de n’avoir pas encore trouvé une mandragore qui chantât, je prenais le temps de le regarder avec attention, et je sentais s’accroître de plus en plus l’intérêt que le ton tendrement accentué de sa voix et le caractère innocent et naïf de son aliénation m’avaient inspiré d’abord. Quoique sa physionomie, fatiguée par une habitude non interrompue d’espérances et de désappointements, portât les traces d’un souci amer, elle n’annonçait pas plus de vingt-deux ans. Il était pâle ; mais de cette pâleur de tristesse et d’abattement sur laquelle on sent qu’un jour de pure allégresse ranimerait toute la fraîcheur de la santé ; ses traits avaient la pureté du style grec, mais non sa froideur et sa symétrie ; on devinait même au galbe bien arrêté de ses lignes régulières l’impression d’une âme rêveuse et mobile, quoique soumise et timide. La courbure étroite et noire de ses sourcils parfaitement arqués n’avait certainement jamais fléchi sous le poids d’un remords, que dis-je ! sous celui d’une de ces inquiétudes passagères de la conscience qui troublent quelquefois jusqu’au repos légitime de la vertu. Ses grands yeux, quand il les ramena sur moi, m’étonnèrent par je ne sais quelle transparence humide et bleue qui baignait un disque d’ébène où le feu du regard s’était assoupi, et ma monomanie poétique vint me rappeler l’atmosphère d’azur livide où plonge un astre éclipsé. Enfin, pour m’expliquer plus clairement, et j’aurais peut-être dû commencer par là, ce qui serait arrivé infailliblement si j’étais maître de me défendre de l’invasion de la métaphore et du despotisme de la phrase, je vous dirai en langue vulgaire que c’était un fort beau garçon, qui avait les yeux, les sourcils et les cheveux noirs comme du jais.

    Ce qui me frappa cependant le plus, tant la recommandation extérieure agit invinciblement sur la raison la plus libre de préjugés, ce fut la recherche singulière, pour ne pas dire fastueuse, du costume de mon lunatique, et l’aisance abandonnée avec laquelle il portait ces richesses, aussi insoucieusement qu’un montagnard des Highlands qui descend aux basses-terres, drapé de son plaid. Une de ces chaînes d’or souple et doux que les Nababsrapportent de l’Inde paraissait soutenir un médaillon sur sa poitrine, et le shall le plus fin de tissus et le plus élégant de broderies qui soit sorti des fabriques de Cachemire la traversait en sautoir flottant. Quand il passa ses doigts forts et sa main musclée, mais d’un blanc pur et poli comme l’ivoire, dans les touffes de sa chevelure, je les vis étinceler de bagues, de rubis et de bracelets de diamants, et c’est un fait sur lequel je ne saurais me tromper, moi qui apprécie de l’œil les pierres précieuses, au carat et au grain, et qui défie sur ce point le réactif du chimiste, l’émeri du lapidaire et la balance du joaillier.

    — Comment vous appelez-vous, monsieur ?… lui dis-je, avec l’expression un peu confuse, et difficile à caractériser pour moi-même, de l’attendrissement que m’inspirait l’infortune de mon semblable, et du respect que m’imposait malgré moi les débris de l’opulence d’un grand prince déchu.

    — Monsieur !… reprit-il en souriant… je ne suis pas un monsieur. On m’appelle Michel, et plus communément Michel le charpentier, parce que c’est mon état.

    — Permettez-moi de vous dire, Michel, que rien n’annonce dans vos manières un simple charpentier, et que je crains qu’une préoccupation d’esprit qui vous maîtrise à votre insu ne vous trompe sur votre véritable condition.

    — Il est assez naturel, monsieur, de former une pareille conjecture dans la maison où nous sommes, vous comme curieux, et moi, comme détenu ; mais je vous assure que mon nom et ma profession sont les seules choses qu’on n’y ait pas contestées. Ce qu’il y a de vrai, c’est que je suis un charpentier opulent, le plus riche du monde, peut-être ; et quant à ces objets de luxe dont l’étalage explique très bien l’erreur obligeante dans laquelle vous êtes tombé sur mon compte, je ne les porte point par orgueil, je vous prie de le croire, mais parce que ce sont des présents de ma femme, qui fait, depuis de longues années, un commerce florissant avec le Levant. Si on ne m’en a pas retiré l’usage en m’admettant ici, c’est peut-être, comme je l’ai pensé quelquefois, que j’y suis placé sous une protection inconnue, et aussi parce que mon caractère inoffensif et paisible me recommande à l’humanité, à la confiance et aux égards des gardiens.

    Frappé de cette manière nette et simple d’exprimer des idées naturelles, dont je ferais probablement moins de cas si elle m’était plus familière : — Attendez, mon cher Michel, lui demandai-je d’un ton de curiosité inquiète : — Vous avez dû participer à des opérations bien importantes pour parvenir à un état de fortune aussi considérable ?…

    Michel rougit, parut embarrassé un moment, et puis, arrêtant sur moi un œil assuré, mais plein de candeur :

    — Oui, monsieur, répondit-il, mais j’ai peine moi-même à me rendre un compte exact de l’origine et de l’objet de mes entreprises, quoiqu’il n’y ait rien de plus vrai. C’est moi qui fournis les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais que Salomon fait bâtir à la reine de Saba, au juste milieu du lac d’Arrachieh, à deux jours de l’oasis de Jupiter Ammon, dans le grand désert libyque.

    — Oh ! oh ! m’écriai-je, ceci est tout à fait différent. Mais vous m’avez dit, si je ne me trompe, que vous étiez marié. Votre femme est-elle jeune ?

    — Jeune ! dit Michel encore plus troublé. Non, monsieur. J’imagine qu’elle a plus de trois mille ans, mais elle n’en paraît guère que deux cents.

    — De mieux en mieux, mon ami ! Ces notions, Dieu soit loué, ne sont plus de ce monde. Au moins, pensez-vous qu’elle soit belle, malgré son grand âge ?

    — Ni pour le monde, ni pour vous, monsieur. Belle pour moi, comme la femme qu’on aime, comme la seule femme qu’on puisse aimer !…

    — Et ne vous est-il jamais arrivé de croire que la volonté de votre femme, que l’influence de sa fortune et de son crédit soient entrées pour quelque chose dans les persécutions que vous éprouvez ?

    — Je l’ignore, et je regretterais de l’avoir ignoré, car cette idée aurait embelli ma prison.

    — Pourquoi, Michel, pourquoi ?

    — Parce qu’elle ne peut rien vouloir qui ne soit bien.

    — Oh ! Michel, vous excitez vivement ma curiosité ! Je voudrais connaître cette histoire ! –

    Je ne sais si vous êtes comme moi, mes amis, mais j’aurais volontiers cédé ma place à trois séances solennelles de l’Institut, pour suivre Michel dans le labyrinthe fantastique où ses demi-confidences m’avaient engagé…

    Et si vous n’étiez pas comme moi, j’ai le bonheur de tenir le fil d’Ariane à votre disposition. Faites passer rapidement sous le pouce de la main droite, – ou bien sous celui de la main gauche, si vous êtes scaeve ou gaucher, – ou même sous celui des deux mains qu’il vous plaira d’employer, si vous êtes ambidextre ; faites-y passer, dis-je, en rétrogradant, les feuillets que vous venez de parcourir. Cela sera facile et bientôt fait, surtout si vous avez le geste assez sûr et fragile, dans votre empressement, pour en ramener plusieurs à la fois. Vous arriverez ainsi au frontispice, à la garde, à la couverture, c’est-à-dire à la porte d’entrée de ce dédale ennuyeux, et vous pourrez faire voile vers Naxos.

    — Mon histoire ? dit Michel d’un air réfléchi, en portant successivement les yeux sur le point qu’occupait alors le soleil dans le ciel, et sur le petit coin de mandragores qui lui restait à défricher, pour se détromper de l’existence de la mandragore qui chante, au moins dans le jardin des lunatiques de Glasgow… – Mon histoire ? elle est bizarre et incompréhensible, sans doute, puisque personne n’y croit ; puisqu’on juge au contraire, partout où j’en parle, que ma foi dans des événements imaginaires au jugement de la raison universelle est un signe de faiblesse et de dérangement d’esprit ; puisque ce motif seul a déterminé les précautions bienveillantes dont je suis l’objet, que vous appeliez tout à l’heure des persécutions, et que je n’attribue qu’à l’humanité. Que vous dirais-je, enfin ? cette histoire est pour moi une suite de notions claires et certaines, mais telles que j’en trouve moi-même l’enchaînement inexplicable, et que j’essayerais quelquefois d’en détourner ma pensée, si elles ne me retraçaient l’idée de mes jours heureux, et si elles ne me rendaient surtout présente la nécessité d’accomplir un saint devoir, pour lequel il ne me reste que ce jour, qui expire au coucher du soleil.

    J’allais l’interrompre. Il s’en aperçut, et continuant vivement comme s’il avait prévu mon dessein :

    — Il faut, poursuivit-il en mettant le doigt sur sa bouche, avec une expression mystérieuse, que j’arrive à Greenock avant minuit, et je m’inquiéterais peu de la longueur et de la difficulté du voyage, si j’avais achevé ma tâche. Voilà ce qui m’en reste, ajouta Michel en me montrant les mandragores sur pied, qui se déployaient en verdoyant, et se balançaient gaiement à une petite brise, sous le jeu des rayons qui traversaient les nuages comme une clairière. — Je ne suis pas en peine, continua-t-il, de finir ma besogne en quelques minutes, mais je n’ai pas de raison de vous le dissimuler, puisque vous avez eu la bonté de vous intéresser à moi,… c’est là, dans cette touffe de vertes et riantes mandragores qu’est caché le secret de mes dernières illusions ; c’est là qu’à la dernière, à laquelle il reste encore une fleur, à celle qui cédera sous le dernier effort de mes doigts, et qui arrivera muette à mon oreille, comme la vôtre, mon cœur se brisera ! Et vous savez si l’homme aime à repousser jusqu’à son dernier terme, sous l’enchantement d’une espérance longtemps nourrie, la désolante idée qu’il a tout rêvé TOUT ; et qu’il ne reste rien derrière ses chimères… RIEN ! j’y pensais quand vous êtes venu, et voilà pourquoi je m’étais assis. –

    Quel infortuné, ô mon Dieu ! n’a pas eu sur la terre, où tu nous as jetés pêle-mêle, sans nous peser et sans nous compter…… dans un moment de colère ou de dérision !… quel homme n’a pas eu sa mandragore qui chante !…

    — Vous avez donc le temps, Michel, de me faire ce récit ; … et pendant que vous me le ferez, nous veillerons à la garde de vos mandragores, et surtout de celle qui a encore une fleur, belle d’ici comme une étoile. J’imagine que la Providence peut nous fournir, durant les heures qui nous restent, quelque motif de consolation.

     

    Michel pressa ma main ; il s’assit près de moi, les yeux tournés sur ses mandragores, et il commença ainsi.

    III.

    Comment un savant, sans qu’il y paraisse, peut se trouver chez les lunatiques, par manière de compensation des lunatiques qui se trouvent chez les savants.

    Je suis né à Granville en Normandie.

    — Attendez, Michel ; un mot avant d’entrer dans ce récit, que je tâcherai de ne pas interrompre souvent.

    Jusque-là, Michel m’avait parlé en anglais ; il me parlait en français alors.

    — La langue française est votre langue naturelle, et je ne m’en serais pas aperçu, à la manière dont vous vous exprimez dans celle dont nous nous sommes servis. Laquelle des deux vous est plus familière, car cela me serait indifférent pour vous entendre ?

    — Je le sais, monsieur ; mais j’ai cru remarquer que vous étiez mon compatriote ; et, quoique les deux langues me soient également familières, j’ai préféré celle qui me donnait un titre de plus à votre attention, et peut-être à votre indulgence.

    — Devez-vous cet avantage, assez rare à votre âge et dans votre état, à l’usage ou à l’éducation ?

    — À l’usage et à l’éducation.

    — Pardonnez-moi tant de questions, Michel : parlez-vous d’autres langues que ces deux langues, avec la même facilité ?

    Ici Michel baissa les yeux, comme toutes les fois qu’il avait à faire un aveu pénible pour sa modestie.

    — Je crois parler avec la même facilité toutes les langues que je sais.

    — Mais encore ?

    — Celles de tous les peuples dont le nom a été recueilli par les historiens ou les voyageurs, et qui ont écrit leur alphabet.

    — Oh ! pour cette fois, Michel, ce n’est ni l’éducation ni l’usage qui ont pu vous communiquer cette science perdue depuis les apôtres ! À qui en avez-vous l’obligation, je vous prie ?

    — À l’amitié d’une vieille mendiante de Granville.

     

    — Alors, dis-je en laissant tomber mes mains sur mes genoux, pour Dieu ! Michel, reprenez votre narration, dussé-je ne jamais sortir, pour en entendre la fin, de l’hospice des lunatiques de Glasgow. – D’ailleurs, ajoutai-je en moi-même, il est probable, si cela continue, que je n’aurai rien de mieux à faire que d’y rester.

    IV.

    Ce que c’est que Michel, et comment son oncle l’avait sagement instruit dans l’étude des lettres et la pratique des arts mécaniques.

    Je suis né à Granville en Normandie. Ma mère mourut peu de jours après ma naissance. Mon père, que j’ai connu à peine, était un riche négociant qui trafiquait depuis longtemps dans les Indes ; à son dernier voyage, qui devait être plus long et plus hasardeux que les autres, il me laissa sous la garde de son frère aîné, qui l’avait précédé dans ce commerce, et qui n’avait d’autre héritier que moi.

    Mon oncle se ressentait peut-être un peu dans ses manières de la rudesse qu’on attribue ordinairement aux marins : la fréquentation des orientaux, et quelque séjour parmi ces peuplades peu civilisées qu’on appelle sauvages, lui avaient inspiré une sorte de mépris systématique pour la société et pour les mœurs européennes ; mais il était doué, à cela près, d’un sens juste et délicat ; et, bien qu’il m’entretînt de préférence des histoires merveilleuses de ce pays d’enchantement pour lesquels sa conversation m’inspirait une prédilection de jour en jour plus vive, il trouvait toujours manière d’en tirer pour mon instruction d’excellents enseignements. Les imaginations poétiques de l’homme simple, dont le commerce du monde n’a pas altéré la naïveté, ne lui paraissaient gracieuses et charmantes qu’autant qu’il en résultait un avantage réel d’utilité morale pour la conduite de la vie, et il les regardait comme d’admirables emblèmes qui enveloppent agréablement les leçons les plus sérieuses de la raison. Il avait coutume de les terminer, pendant que j’étais encore suspendu au charme de ses récits, par cette formule qui ne sortira jamais de mon esprit :

    « Et si cela n’est pas vrai, Michel, chose dont je suis à peu près convaincu, ce qu’il y a de vrai, c’est que la destination de l’homme sur la terre est le travail ; son devoir, la modération ; sa justice, la tolérance et l’humanité ; son bonheur, la médiocrité ; sa gloire, la vertu ; et sa récompense, la satisfaction intérieure d’une bonne conscience. »

    Quoiqu’il ne fût pas très savant, et qu’il n’entendît que par pratique la plupart des sciences essentielles de son état, il n’avait rien négligé pour mon éducation : à quatorze ans, je savais passablement ce qu’on enseigne aux enfants qui doivent être riches ; les langues anciennes et modernes qui entrent dans les bonnes études classiques, la partie indispensable des beaux-arts, qui s’applique le plus communément aux besoins de la société, et même quelques arts d’agrément qui contribuent au bien-être ou à la consolation de l’homme livré à lui-même, par l’effet de son caractère ou le hasard de sa fortune ; mais on m’avait fait approfondir davantage les éléments les plus positifs des connaissances humaines, dans leur rapport expérimental avec l’utilité commune, et mes maîtres ne trouvaient pas que j’eusse mal profité.

    J’arrivais, comme je l’ai dit, au commencement de ma quinzième année. Un soir, mon oncle me tira à part à la fin d’un petit régal qu’il avait donné à mes instituteurs et à mes camarades, le propre jour de Saint-Michel, qui est celui-ci, et qui est l’anniversaire de ma naissance, et la fête de mon patron ; c’était à Granville, où saint Michel est particulièrement honoré, un des derniers jours des vacances.

    Après m’avoir baisé tendrement sur les deux joues, il me fit asseoir en face de lui, vida sa pipe sur son ongle, et me parla dans les termes que je vais vous rapporter.

    « Écoute, mon enfant, ce n’est pas un conte que je vais te faire aujourd’hui ; je suis content de toi ; te voilà, grâce à Dieu et à ton bon naturel, un assez joli garçon pour ton âge ; il faut maintenant penser à l’avenir, qui est toute la vie du sage, puisque le présent n’est jamais, et que le passé ne sera plus. J’ai entendu dire cela dans un pays où l’on en sait plus long qu’ici. Je te vois tous les avantages qui peuvent recommander dans le monde un aimable enfant bien nourri, entretenu d’utiles instructions, et pénétré de principes honnêtes ; cependant, mon pauvre Michel, tu ne tiens pas plus à la vie, par une ressource solide, que la cendre qui vient de tomber de ma pipe, tant que tu n’as pas un bon état à la main. Je n’ai pas parlé de ceci, tant que je t’ai vu frêle et gentil comme une petite fille qui n’a affaire que de vivre et de se porter gaillardement, parce que je craignais de te fatiguer, en compliquant des études que tu poussais déjà plus chaudement que je n’aurais voulu pour une santé qui m’est si chère ! À cette heure, petit, que nous sommes sortis des brisants, que nous filons sous un joli vent comme des oiseaux, et que nous avons notre gourdoyement aussi libre que des poissons, il faut que nous parlions raison dans la chambre du capitaine. – Avec tes joues épanouies et vermeilles qui ressemblent à des pivoines, et tes mains aussi fortes que le meilleur harpon qu’ait jamais lancé un pêcheur hollandais, sur les côtes du Spitzberg, tu serais bien étonné s’il fallait, je ne dis pas gréer un canot, mais tailler une pièce de radoub, étancher une étoupe goudronnée au calfat, ou tendre une ligne à l’estrompe. Je te parlerai de cela une autre fois, et je ne te reproche pas, cher neveu, de ne pas savoir ce que je ne t’ai jamais fait apprendre. Ce que je veux te dire pour ta gouverne, c’est que c’est dans la pratique des métiers, quel que soit le vent qui fatigue tes relingues, ou le sable que te rapporte la sonde, c’est là seulement, vois-tu, que sont placés nos moyens les plus assurés d’existence ; et si tu voyais dans une de ces occasions difficiles où tous les hommes peuvent se trouver, un savant ou un homme de génie qui ne sache faire œuvre de ses dix doigts, tu en aurais vraiment pitié. Après le prêtre auquel j’ai foi, et le roi que je respecte, la position la plus honorable de la société, Michel, c’est celle de l’ouvrier.

    » Tu pourrais me dire à cela, Michel, que tu as de la fortune, et tu ne me le diras pas, car tu es un enfant raisonnable et beaucoup plus réfléchi que ton âge ne le comporte. Il me serait en effet trop facile de te répondre et de te désabuser ; il n’y a de fortune solide pour l’homme que celle qu’il doit à son travail ou à son industrie, et qu’il ménage et conserve par sa bonne conduite : celle qu’il reçoit du hasard de sa naissance appartient toujours au hasard ; et la plus hasardeuse de toutes est celle de ton père et la mienne, la fortune du marin.

    » La tienne est en effet assez grande aujourd’hui pour satisfaire à l’ambition d’un homme simple qui ne veut que se reposer, et qui ne cherche de plaisirs que ceux dont la nature est prodigue pour les hommes simples ; mais à supposer qu’elle t’arrive bien plus tôt que tu ne le voudrais, et que notre mort devance le terme commun, pour t’enrichir malgré toi au moment où l’aisance et la liberté ont le plus de prix, que ferais-tu, mon pauvre Michel, de ton opulente oisiveté ? Les loisirs des gens riches ne sont qu’un insupportable ennui pour ceux qui n’en savent pas appliquer l’usage au bien-être des autres ; il n’y a point de Crésus, vois-tu, qui n’ait senti quelquefois que le meilleur des jours de la vie est celui qui gagne son pain.

    » J’arrive maintenant au point le plus important de mon sermon, car tu savais aussi bien que moi tout ce que j’ai dit jusqu’ici. Mon intention, cher petit neveu, n’est pas d’attrister ta fête par l’inquiétude d’un malheur possible, mais contre lequel toutes les circonstances nous rassurent. Ton père avait placé son bien et une partie du mien dans une belle spéculation qui nous souriait depuis vingt ans ; il y en a deux que je n’ai reçu de ses nouvelles, et les malheureuses guerres de l’Europe expliquent trop ce retard, pour que je m’en sois mis en peine plus qu’il ne convient à un vieux loup de mer qui a été retenu trois ans aux îles Bissayes, et qui regretterait de n’y être pas encore, soit dit en passant, si je ne t’aimais aussi tendrement que mon propre fils. Mais, comme dit le marin, au bout du câble faut la brasse, et si dans deux autres années d’ici, nous n’avions pas entendu parler de Robert, il serait force de risquer le tout pour le tout, et d’aller le chercher d’île en île, certain que je suis de te le ramener, car je sais mieux son itinéraire, Michel, que tu ne sais la longitude d’Avranches. Alors cependant, adieu le double patrimoine du pauvre Michel ! Plus d’oncle, plus de père, plus d’habit d’hiver, plus d’habit d’été, plus d’argent dans la poche le dimanche, plus de banquet à la maison le jour de sa fête : il faudrait, tout savant qu’il fût, si on refusait une place de répétiteur chez le riche, ou une place d’expéditionnaire chez le chef de bureau, que M. Michel allât déterrer ses coques dans le sable pour déjeuner, et qu’il allât mendier pour dîner, à côté de la vieille naine de Granville, sur le morne de l’église.

    » — Arrêtez, arrêtez, mon oncle ! lui dis-je en baignant sa main de larmes de tendresse ! Je serais trop indigne de vous, si je ne vous avais pas encore compris. L’état de charpentier m’a toujours plu. — L’état de charpentier ! s’écria mon oncle avec une sorte d’explosion de joie, tu n’es vraiment pas dégoûté ! Je ne t’en aurais jamais indiqué un autre ! Le charpentier, mon enfant ! c’est dans ses chantiers que notre divin maître a daigné choisir son père adoptif !… et ne doute pas qu’il ait voulu nous enseigner par là que, de tous les moyens d’existence de l’homme en société, le travail manuel était le plus agréable à ses yeux ; car il ne lui coûtait pas davantage de naître prince, pontife ou publicain. Le charpentier, souverain sur mer et sur terre par droit d’habileté, qui jette des vaisseaux à travers l’Océan, et qui édifie des villes pour commander aux ports, des châteaux pour commander aux villes, des temples pour commander aux châteaux ! Sais-tu que j’aimerais mieux qu’on dît de moi que j’ai lancé dans l’espace les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais de Salomon que d’avoir écrit la loi des Douze Tables ? »

    C’est ainsi, monsieur, qu’il fut convenu que j’apprendrais l’état de charpentier, jusqu’à l’âge de seize ans, qui était l’époque extrême où le défaut de renseignements sur le sort de mon père pouvait en faire pour moi une importante ressource ; mais mon oncle exigea en même temps que je ne renonçasse point aux études que j’avais commencées, et qui furent seulement distribuées en sorte que mes doubles travaux ne se nuisissent pas mutuellement. Comme cette disposition, qui ne me prenait pas plus de temps, jetait au contraire une distraction agréable et variée dans ma vie, mes faibles progrès parurent encore plus sensibles que par le passé. En moins de deux ans, j’étais devenu maître ouvrier ; et, d’un autre côté, je connaissais assez les langues classiques pour pénétrer peu à peu, avec une facilité qui s’augmentait tous les jours, dans l’intelligence des autres. Je vous prie de croire que ma modestie n’est presque intéressée en rien à cet aveu, puisque je devais ces nouvelles acquisitions de mon esprit à des renseignements particuliers dont tout autre que moi aurait certainement tiré un plus grand profit. C’est ce qu’il faut que je vous explique maintenant pour l’intelligence du reste de mon histoire, si toutefois elle n’a pas déjà lassé votre patience. –

     

    Je témoignai à Michel que je l’entendrais avec un plaisir que ma seule crainte est de ne pas faire partager au lecteur, – et il continua.

     

    V.

    Où il commence à être question de la Fée aux Miettes.

    Si vous êtes jamais allé à Granville, monsieur, vous devez avoir entendu parler de la naine qui couchait sous le porche de l’église, et qui mendiait à la porte ? –

    — Ce que vient d’en dire votre oncle, Michel, est tout ce que j’en sais ; et je ne pensais pas que cette malheureuse créature pût tenir une autre place dans votre histoire. C’est ce qui m’a empêché de m’en informer.

    — La naine de Granville, reprit Michel, était une petite femme de deux pieds et demi au plus, dont la taille courte, et d’ailleurs assez svelte, était la moindre singularité. Personne ne lui avait connu ni origine ni parents ; et, quant à son âge, il était tel qu’il n’existait pas un vieillard à dix lieues à la ronde, qui se souvînt de l’avoir connue plus jeune en apparence, plus huppée, ou plus grandelette. Les gens instruits pensaient même qu’on ne pouvait expliquer naturellement les traditions populaires qui couraient à son sujet, qu’en supposant qu’il y avait eu successivement plusieurs femmes semblables à celle-ci, que la mémoire des habitants s’était accoutumée à confondre entre elles, à cause de l’analogie de leur physionomie et de leurs habitudes, et on citait en effet un titre de 1369, où le droit de coucher sous le porche du grand portail, et de présenter l’eau bénite aux fidèles pour en obtenir quelque légère aumône, lui était garanti en reconnaissance du don qu’elle avait fait à l’église de plusieurs belles reliques de la Thébaïde.

    Cette méprise paraissait d’autant plus vraisemblable qu’on avait vu maintes fois la naine de Granville s’absenter pendant des mois, pendant des saisons, pendant des années, et même pendant le cours d’une ou deux générations, sans qu’on sût ce qu’elle était devenue ; et il fallait en effet qu’elle eût considérablement voyagé, car elle parlait toutes les langues avec la même facilité, la même propriété de termes, la même richesse d’élocution, que le français de Blois ou de Paris, qui n’était pas lui-même sa langue naturelle. Cette science de souvenirs dont elle ne faisait aucun étalage, car elle ne se servait d’ordinaire que de notre patois bas-normand, lui avait donné, comme vous pouvez croire, un immense crédit dans les écoles où elle venait journellement recueillir pour ses repas les débris de nos déjeuners, et cette dernière particularité, jointe aux idées superstitieuses et aux folles rêveries dont nos nourrices et nos domestiques nous berçaient depuis l’enfance, avait valu à la pauvre naine, parmi les jeunes garçons de mon âge, un surnom assez fantasque : on l’appelait la Fée aux Miettes. C’est ainsi que je vous en parlerai à l’avenir.

    Ce qu’il y a de certain, monsieur, c’est qu’aucune difficulté de thème ou de version n’eût embarrassé la Fée aux Miettes, et elle se gardait bien de nous les expliquer sans nous les rendre aussi claires qu’elles l’étaient pour elle-même, de sorte que notre travail se trouvait infiniment meilleur et notre instruction aussi, puisque nous entendions parfaitement tout ce qu’elle nous faisait faire, et que nous pouvions appuyer par de bonnes autorités et de bons raisonnements tout ce que nous avions fait. Nous n’étions pas assez ingrats pour cacher les obligations que nous avions à la Fée aux Miettes, mais nos respectables maîtres, qui ne voyaient en elle qu’une misérable mendiante, et qui l’honoraient cependant comme une digne femme, n’étaient pas fâchés de sentir notre émulation excitée par une illusion innocente. — Oh ! oh ! s’écriaient-ils en riant, quand il arrivait une excellente composition cicéronienne qui enlevait d’emblée la première place, – voici qui ressent la touche et l’inspiration de la Fée aux Miettes. – Et il n’y avait rien de plus vrai. J’ai souvent désiré de savoir si ce dicton s’était conservé à Granville.

    — La Fée aux Miettes n’est donc plus à Granville, mon ami ?

     

    — Non, monsieur, répondit Michel en soupirant et en élevant les yeux au ciel !

     

    VI.

    Où la Fée aux Miettes est représentée au naturel, avec de beaux détails sur la pêche aux coques, et sur les ingrédients propres à les accommoder, pour servir de supplément à la Cuisinière bourgeoise.

    Il n’y avait pas un écolier à Granville qui n’aimât la Fée aux Miettes, continua Michel, mais elle m’inspirait dès ma douzième année un penchant de vénération tendre et de soumission presque religieuse qui tenait à un autre ordre d’idées et de sentiments. Était-il l’effet d’une reconnaissance profondément sentie, ou le résultat de cette éducation privée qui m’avait fait contracter de bonne heure, dans la conversation de mon oncle André, le goût de l’extraordinaire et du surnaturel, c’est ce que je ne saurais démêler. Il est vrai, cependant, qu’elle m’affectionnait elle-même entre tous mes camarades, et que, si je l’avais voulu, j’aurais toujours été le premier de l’école. Je ne le désirais point, parce que cet avantage qu’on prend sur les autres est une des raisons qui nous en font haïr, et que je regardais l’amitié comme un avantage bien plus doux que ceux qui résultent de la supériorité de l’instruction et du talent. C’était donc pour mon propre bonheur, et il y a bien peu de mérite à cela, que dans les fréquentes conférences où nous admettait la Fée aux Miettes, sous le porche de l’église, avant d’entrer à la messe ou aux vêpres, je lui disais le plus souvent, en la tirant un peu en particulier : — J’ai eu du temps cette semaine pour travailler à ma composition, et je la crois aussi bonne que je puisse la faire, en m’aidant, à part moi, des conseils que j’ai reçus de vous jusqu’ici ; mais voilà Jacques Pellevey que ses parents veulent mettre dans les ordres, et Didier Orry dont le père est bien malade, et recevrait une grande consolation de voir Didier réussir dans ses études. Comme j’ai fait tout ce qu’il fallait pour contenter mon oncle et mes professeurs, je ne désire maintenant que de voir Jacques et Didier alterner à la première place jusqu’à la fin de l’année. Je vous prie aussi de soutenir un peu Nabot, le fils du receveur, quoique je sache bien qu’il ne m’aime pas, et qu’il me battrait s’il en avait la force ; mais parce qu’il me semble qu’il aurait moins d’aigreur dans le caractère, s’il n’était pas si malheureux dans ses études, et que le dépit d’être toujours le dernier n’eût pas altéré son naturel.

    — Je ferai ce que tu me demandes, me répondait la Fée aux Miettes en prenant un petit air soucieux, et je ne suis pas étonnée que tu me l’aies demandé, parce que je connais ton bon cœur ; mais il me serait possible, si je réussissais, que tu n’eusses pas le grand prix à la Saint-Michel. — Alors, lui répondis-je, cela me serait égal. — Et à moi aussi, reprenait la Fée aux Miettes, avec un sourire doux et significatif que je n’ai jamais connu qu’à elle.

    J’eus pourtant le grand prix cette année-là, avec Jacques, qui entra au séminaire, et Didier, dont le père guérit. Nabot mérita l’accessit au grand étonnement de tout le monde, mais il m’en a longtemps voulu, parce qu’il regarda comme une injustice la préférence qu’on m’avait donnée sur lui.

    — Avez-vous eu d’autres ennemis au monde, Michel ?…

    — Je ne crois pas, monsieur.

    Jusqu’ici je ne vous ai parlé que de l’âge et de la taille de la Fée aux Miettes. Vous ne la connaissez pas encore. Je vous ai dit, si je ne me trompe, qu’elle était assez svelte dans sa tournure, mais cela ne peut s’entendre que d’une très vieille femme qui a conservé, par bonheur ou par régime, quelque souplesse et quelque élégance de formes. Elle prêtait souvent cependant à l’idée que nous nous faisions de la décrépitude, en s’appuyant toute courbée sur une petite béquille de bois du Liban, surmontée d’une forte poignée de je ne sais quel métal inconnu, mais qui avait l’éclat et l’apparence du vieil or. C’est cette baguette curieuse, dont elle n’avait jamais voulu se défaire en faveur des juifs dans sa plus grande indigence, qui lui fit décerner bien avant nous, par les petites écoles de Granville, ses titres de féerie. Il est vrai qu’elle lui venait de sa mère, ou même de sa grand’mère, si la chronologie du monde permet cette supposition, et je vous demande si ces deux respectables personnes devaient avoir été de grandes princesses. Il faut bien passer quelque vanité aux pauvres gens. C’est le seul dédommagement de leurs misères.

    Aussi n’était-ce pas ce petit travers qui tourmentait ma vive et sincère amitié pour la Fée aux Miettes. Elle en avait un autre, la bonne femme, qui m’affligeait mille fois davantage, le souvenir d’une ancienne beauté qu’elle ne croyait pas tout à fait effacée, et dont elle parlait en se rengorgeant, avec une complaisance qu’on ne pouvait s’empêcher de trouver risible. Je n’étais pas des derniers à m’en égayer en sa présence, car autrement je ne me le serais jamais permis. Je lui avais trop d’obligations pour cela. — Tu as beau plaisanter, méchant sournois, disait-elle alors en me frappant gentiment de sa béquille… il arrivera un jour où mes charmes auront assez d’empire sur le beau Michel pour le faire extravaguer d’amour … — De l’amour pour vous, Fée aux Miettes ! m’écriais-je en riant ; ni plus ni moins, en vérité, que pour ma bisaïeule, si elle ressuscitait aujourd’hui avec un siècle de plus sur la tête ; – et notre dialogue était bientôt couvert par les acclamations de toute la brigade joyeuse qui dansait en rond autour d’elle en chantant : Ah ! qu’elle est belle, la Fée aux Miettes !… Mais nous finissions par la cajoler un peu, et elle s’en allait contente…

    Ce n’est pas que la caducité de la Fée aux Miettes eût rien de repoussant. Ses grands yeux brillants qui roulaient avec un feu incomparable entre deux paupières fines et allongées comme celles des gazelles ; son front d’ivoire où les rides étaient creusées avec des flexions si douces et si pures, qu’on les aurait prises pour des embellissements ajustés par la main d’un artiste ; ses joues, surtout, éclatantes comme une pomme de grenade coupée en deux, avaient un attrait d’éternelle jeunesse qu’il est plus facile de sentir que d’exprimer ; ses dents mêmes auraient paru trop blanches et trop bien rangées pour son âge, si, aux deux coins de sa lèvre supérieure, sa bouche fraîche et rose encore n’en avait laissé échapper deux, qui étaient à la vérité plus blanches et plus polies que des touches de clavecin, mais qui s’allongeaient assez disgracieusement d’un pouce et demi au-dessous du menton.

    Et je me surprenais quelquefois à dire tout seul : Pourquoi la Fée aux Miettes ne s’est-elle pas fait arracher ces deux diables de dents ?…

    La Fée aux Miettes ne montrait jamais ses cheveux, probablement parce qu’ils auraient contrasté avec l’ébène de ses sourcils. Ils étaient ramassés sous un bandeau d’une blancheur éblouissante, surmonté d’un fichu également blanc, plié en carré à plusieurs doubles, et posé horizontalement sur la tête comme la plinthe ou le tailloir du chapiteau corinthien. Cette coiffure, qui est celle des femmes de Granville, de temps immémorial, et dont on ne fait usage en aucune partie de la France, quoiqu’elle soit merveilleuse dans sa simplicité, passe pour avoir été apportée chez nous par la Fée aux Miettes, de ses voyages d’outre-mer, et nos antiquaires conviennent qu’ils seraient fort embarrassés de lui assigner une origine plus vraisemblable. Le reste de son costume se composait d’une espèce de juste blanc serré au corps, mais dont les manches larges et pendantes soutenaient au-dessous de l’avant-bras d’amples garnitures d’une étoffe un peu plus fine, découpée à grands festons, et d’une jupe courte et légère de la même couleur, bordée à la hauteur du genou de garnitures pareilles, qui tombaient assez bas pour laisser à peine entrevoir un pied fort mignon, chaussé de petites babouches aussi nettes que galantes. L’habit complet paraissait, je vous jure, plus frais, à telle heure et en tel endroit qu’on la rencontrât, que s’il venait de sortir des mains d’une lingère soigneuse ; et ce n’est pas ce qu’il y avait de moins extraordinaire dans la Fée aux Miettes, car elle était si pauvre, comme vous savez, qu’on ne lui connaissait de ressources que dans la charité des bonnes gens, et d’autre logement que le porche du grand portail. Il est vrai que les coureurs nocturnes prétendaient qu’on ne l’y rencontrait jamais quand minuit avait sonné, mais on n’ignorait pas qu’elle passait souvent ses nuits en prière à l’hermitage Saint-Paterne, ou à celui du fondateur de la belle basilique de Saint-Michel, dans le péril de la mer, sur le rocher où l’on voit encore empreint le pied d’un ange.

    Comme mon histoire est pleine de tant d’événements incroyables que j’ai déjà quelque pudeur à les raconter, je me garderai bien d’ajouter à l’invraisemblance des faits qui n’ont d’autre garant que ma sincérité, l’invraisemblance des vaines conjectures populaires. La seule chose que je puisse attester sans crainte d’être contredit des personnes qui ont vu la Fée aux Miettes, et qui n’a pas vu la Fée aux Miettes à Granville !… c’est qu’il ne s’est jamais trouvé sur terre une petite vieille plus blanchette, plus proprette et plus parfaite en tout point.

    Les seules distractions que je prenais alors, car j’étais fort affectionné au travail, c’était la recherche des papillons, des mouches singulières, des jolies plantes de nos parages, mais plus souvent la pêche aux coques, dont il faut, si vous le permettez, que je vous dise quelque chose.

    Les grèves du mont Saint-Michel, alternativement couvertes et délaissées par les eaux, ont cela de particulier, qu’elles changent tous les jours d’aspect, de forme et d’étendue, et que le sable menu dont elles sont composées conserve l’apparence des récifs et des bas-fonds de la mer, avec toutes les embûches de cet élément, de sorte qu’elles ont en leur absence leurs vagues, leurs écueils et leurs abîmes. Ce n’est pas sans une certaine habitude qu’on peut y marcher hardiment, sans s’exposer, jusqu’au rocher pyramidal sur lequel Saint Michel a permis à l’audace des hommes de bâtir son église miraculeuse. Si un voyageur inexpérimenté s’égare de quelques pas, le sable trompeur le saisit, l’aspire, l’enveloppe, l’engloutit, avant que la vigie du château et la cloche du port aient eu le temps d’envoyer le peuple à son secours. Cet horrible phénomène a quelquefois dévoré jusqu’à des vaisseaux abandonnés par le reflux.

    La nature est si bonne pour sa création, qu’elle a semé dans cette arène mobile une ressource plus abondante que la manne du désert. C’est cette petite coquille à sillons profonds et rayonnants dont les valves rebondies, et comme lavées d’un incarnat pâle, ornent si souvent le camail grossier du pèlerin. On l’appelle la coque, et sa recherche est devenue pour les habitants du rivage une de ces innocentes industries qui n’offensent au moins le regard de l’homme sensible, ni par l’effusion du sang, ni par la palpitation des chairs vivantes. L’attirail du pêcheur est tout simple. Il se réduit à une résille à mailles serrées qui pend sur son épaule, et dans laquelle il jette par douzaines son gibier retentissant ; et puis, à un bâton armé d’une pointe de fer peu crochue qui sert à la fois à sonder le sable et à le retourner. Un petit trou cylindrique, seul vestige de vie que les vagues aient respecté en se retirant, lui indique le séjour de la coque, et d’un seul coup de pic, il la découvre ou l’enlève. C’est de là qu’il montait à la face de l’Océan, le pauvre petit animal, sur une de ses écailles voguant en chaloupe, et sous l’autre, dressée comme une voile. Il y a aussi là-dedans une âme et un Dieu, comme dans toute la nature ; mais l’habitude a si vite appris aux enfants que rien n’est délicieux comme la coque, fricassée avec du beurre d’Avranches et des fines herbes !

    Il y a loin de Granville aux grèves de Saint-Michel, et le chemin le plus court n’est pas le plus sûr à beaucoup près ; mais je m’y engageais volontiers quand j’avais trois jours de vacances devant moi, ce qui se présente souvent à l’époque des grandes fêtes, et mon oncle était enchanté de me voir essayer sans danger réel les fortunes du voyageur de mer. J’ai dit qu’on rencontrait quelquefois la Fée aux Miettes sur cette route, parce qu’elle avait une grande dévotion à Saint-Michel, et cette rencontre m’était toujours agréable, la Fée aux Miettes ayant des trésors de souvenirs qui rendaient sa conversation la plus intéressante et la plus profitable du monde. Je ne saurais dire comment cela se faisait, mais j’apprenais plus de choses utiles dans une heure de son entretien que les livres ne m’en auraient appris en un mois, ses courses lointaines et son bon jugement naturel l’ayant familiarisée avec toutes les études, comme avec toutes les langues. Elle joignait à cela une manière si saisissante et si lumineuse de communiquer ses idées, que j’étais étonné de les voir apparaître subitement dans mon intelligence, aussi claires que si elles s’étaient réfléchies sur la glace d’un miroir. D’ailleurs, la marche de la Fée aux Miettes ne retardait jamais la mienne ; si accablée qu’elle était du fardeau des ans, vous auriez dit qu’elle glissait sur le sable, plutôt que d’y imprimer ses pieds ; et, pendant que je mesurais de l’œil pour elle un rocher difficile à l’escalade, il m’arrivait quelquefois de l’apercevoir au sommet, et de l’entendre crier, en riant au éclats : « Eh bien, brave Michel, faut-il que je te tende la main ? »

    Un jour que nous revenions ensemble ainsi, en causant des petites conquêtes d’histoire naturelle que j’avais faites la veille, et qu’elle s’amusait à me décrire aussi exactement qu’une bonne iconographie aurait pu le faire, les arbres à grandes fleurs des forêts de l’Amérique, et les papillons de lapis et d’or des deux presqu’îles de l’Inde : — Comment est-il donc advenu, Fée aux Miettes, lui dis-je, que vos voyages aient abouti à Granville où je me plais, parce que j’y suis né et que mes affections d’enfance y étaient, mais qui ne saurait vous offrir cet attrait de la patrie dont toutes choses s’embellissent ? Je vous avouerai que cela m’embarrasse un peu. — C’est précisément, répondit-elle, cet attrait de la patrie dont tu parles, qui me fait rechercher avec empressement les ports d’où la route d’Orient m’est toujours ouverte ; je comptais obtenir, tôt ou tard, de la charité des marins, mon passage sur quelque bâtiment, et les longues guerres qui viennent de finir m’ont, durant tout le temps de ton enfance, privée de cet avantage. Combien, si je ne t’avais connu, n’aurais-je pas regretté d’avoir quitté Greenock, où cette occasion se présente tous les jours, et où je n’étais du moins pas obligée de coucher sur la pierre froide, sous un porche battu du vent, car j’y avais et j’y ai encore, si Dieu l’a permis, une jolie maisonnette appuyée contre les murs de l’arsenal. Une autre raison, continua-t-elle en minaudant, et en me flattant du geste et du regard, c’est l’amour que j’ai conçu pour un petit cruel qui ne reconnaît pas ma tendresse. – Et puis, comme par un fâcheux retour sur elle-même, elle baissa les yeux, soupira, et parut repousser du dos de la main une larme prête à couler.

    — Laissons, laissons, repris-je, cette plaisanterie hors de saison qui ne va pas à votre âge ni au mien ; une femme aussi pieuse et aussi sensée que vous êtes peut s’en faire un jeu innocent, mais elle viendrait mal dans une conversation sérieuse. Maintenant que la paix est faite, il n’y a rien de plus aisé que de vous assurer, avec vingt louis d’or de mes épargnes, un bon passage pour Greenock, qui n’est pas au bout du monde, mais qui doit être, si je ne me trompe, à six ou sept lieues plein ouest de Glasgow, dans le comté de Renfrew. Voyez, ma bonne mère, si cela vous accommode, et pour peu que vous pensiez y être plus heureuse qu’à Granville, je vous dispenserai avec plaisir de recourir à la générosité des mariniers.

    — Et de qui veux-tu que j’accepte ce bienfait, Michel ? de toi, dont la fortune est peut-être perdue à jamais, au moment où tu y penses le moins ?

    — Je ne sais, dis-je, Fée aux Miettes, mais la fortune réelle d’un maître ouvrier n’est jamais perdue, tant qu’il a des bras et du courage ; mon éducation est finie, mon aptitude au travail éprouvée, ma constitution vigoureuse, et mon âme ferme. L’avenir ne peut m’enlever désormais que ce qu’il plairait à la Providence de me ravir, et je suis tout résigné d’avance à ses volontés, parce qu’elle sait mieux ce qui nous convient que nous ne le savons nous-mêmes.

    — Je te sais gré de ta générosité, repartit la Fée aux Miettes, mais tu comprends qu’elle n’inquiète pas médiocrement ma pudeur et ma délicatesse. Passe encore si tu me laissais l’espérance de partager un jour ma petite fortune avec la tienne et de devenir ton heureuse femme !

    — Oh ! oh ! Fée aux Miettes, que ce ne soit pas cela qui vous arrête, dis-je à mon tour, en lui cachant le mieux que je le pus le fou rire dont sa proposition faillit me faire éclater. Je suis, à la vérité, fort loin de penser aujourd’hui à un établissement aussi grave que le mariage, mais tout vient à son temps dans la vie ; nous sommes gens de revue, s’il plaît à Dieu, et je ne réponds de rien, si nous nous retrouvons quelque part, quand je serai mûr pour prendre le parti que vous dites. Au moins puis-je vous répondre que je n’ai contracté jusqu’ici aucun engagement qui m’en empêche !

    — Tu me combles de joie, mon cher Michel, et il n’y a plus qu’une chose qui m’arrête. J’ai eu le bonheur de te servir quelquefois de mon expérience et de mes conseils, et tu n’es pas encore arrivé au point de t’en passer toujours. Si tu me procures le moyen de retourner à Greenock, ne te manquera-t-il rien quand je serai partie ?

    — De vous savoir heureuse, Fée aux Miettes.

    En prononçant ces paroles, je serrai cordialement sa petite main qui tremblait dans la mienne, et je rencontrai ses yeux animés, en se fixant sur moi, d’un feu extraordinaire que je n’avais jamais vu briller dans ceux d’une femme.

     

    Serait-il possible, en effet, me demandai-je en la quittant, que cette pauvre vieille m’aimât ?

    VII.

    Comment l’oncle de Michel se mit en mer, et comment Michel fut charpentier.

    J’avais réellement vingt louis d’or en réserve sur les gratifications de douze francs que mon oncle André ne manquait pas de me distribuer tous les dimanches, et dont il me restait toujours quelque chose, parce que je ne dépensais que ce que je trouvais l’occasion de donner. Cependant, je n’étais pas sans quelque scrupule sur le droit que je pouvais avoir de disposer à seize ans d’une somme aussi forte, et si je m’étais engagé très avant dans ma promesse à la Fée aux Miettes, c’est que je savais que mon oncle André ne me contrariait jamais, et qu’il me contrarierait moins encore, en cette occasion, sur l’honnête emploi d’un argent inutile.

    Quand j’entrai le soir dans sa chambre, son maintien grave et rêveur m’interdit. J’imaginai d’abord que le moment n’était pas favorable pour lui faire ma confidence, et je me retirais doucement, lorsque j’entendis qu’il me rappelait.

    « Michel, me dit-il, en me faisant asseoir en face de lui, et en prenant une de mes mains entre les siennes, Mon cher Michel, le moment dont je t’avais parlé est venu, sans que nous ayons reçu de nouvelles de Robert. Il faut donc, mon fils, que je parte, et que j’accomplisse le devoir d’un bon associé, d’un bon frère et d’un honnête homme, pour retrouver la trace de ton père, qui ne peut m’échapper ; et s’il m’est impossible d’y parvenir, – Dieu veuille nous épargner cette douleur, – pour recueillir du moins quelques débris de la fortune qu’il devait te laisser. Cette résolution était formée de loin, comme tu sais, et mes mesures sont si bien prises, que l’arrivée inopinée de Robert en pouvait seule empêcher l’effet. Voilà le sablier vide, et celui qui marque les années de ma vie s’épuise aussi. Je n’ai pas dû perdre de temps, mais j’ai voulu m’épargner autant que possible la vue des larmes qui mouillent tes joues, et qui tombent amèrement sur mon cœur d’homme. Tu es assez fort aujourd’hui pour mettre de toi-même le courage d’un vieillard à l’abri de cette épreuve. Essuie tes yeux, petit, et embrasse-moi avec la fermeté d’un noble garçon. Je pars demain. »

    À ces mots, les sanglots m’étouffèrent, je n’eus pas la force de me lever pour me jeter dans les bras de mon oncle André, et je cachai ma tête entre ses genoux.

    « Voilà qui est bien, dit-il d’une voix assurée. Cela se dissipera comme un nuage, et gaiement j’espère, car le soleil est à l’horizon. J’aurais plus de motifs que toi de m’inquiéter, si je te laissais dans une position qui pût m’alarmer sur ton avenir, mais tu as bien profité de tes études et de ton apprentissage, et je ne crois pas qu’il y ait un homme dans les cinq parties du monde qui puisse se passer plus allégrement de cette fiction de la fortune, qu’on n’a inventée, crois-moi, que pour les infirmes et les paresseux. Tu es grand, bien fait, alerte, suffisamment informé des connaissances utiles, et, par-dessus tout cela, comme je l’ai désiré, un des bons ouvriers qui aient jamais fait crier une scie et retentir un maillet dans les chantiers de Granville. Toutes les inclinations que je te connais sont pour le travail et la médiocrité, et je n’ai plus besoin de te rappeler qu’une médiocrité aisée, qui est meilleure que la richesse, ne manque jamais au travail. C’est demain que tu entres à la journée chez ton charpentier, et c’est à compter de demain que chaque jour te rapporte un salaire. Comme j’ai pourvu à te conserver jusqu’à la Saint-Michel prochaine, dans la maison où nous sommes, le domicile, la nourriture, et toutes les nécessités de la vie, sans compter mes vieilles nippes et tout ce qui en dépend, dont tu useras à ton plaisir, cette première année de profit, que tu peux convertir en économies, suffira pour t’assurer, à chaque année qui suivra, le modeste bien-être auquel tu es accoutumé, et dont tu n’as jamais désiré de sortir ; car une année d’avance pour un ouvrier est un trésor plus solide que ceux du grand Mogol. Et si je te fais tant d’éloges de l’économie que je n’ai jamais beaucoup pratiquée par moi-même, ce n’est pas que je la considère comme un moyen d’enrichissement, mais parce que je ne connais point d’autre moyen d’indépendance. À cela près, c’est la moindre des vertus réelles, et il n’y a pas de libéralité bien placée, pourvu qu’elle le soit sans calcul et sans ostentation, qui ne vaille mieux qu’une économie. »

    Ces paroles de mon oncle, dites en pareilles circonstances, enlevaient un poids énorme de dessus mon cœur. J’étais maître de vingt louis que je venais de promettre à la Fée aux Miettes, et dont elle avait si grand besoin ! Mon oncle continua :

    « Il me reste peu de choses à te dire, et je t’en dispenserais, si la vieille naine de l’église, que vous appelez, je crois, la Fée aux Miettes, n’était venue m’apprendre, un instant avant que tu n’entrasses auprès de moi, qu’elle partait demain pour sa petite ville de Greenock, où je ne sais quels intérêts, peut-être imaginaires, réclament la présence de cette pauvre femme, et pour me demander en même temps si je t’autorisais à disposer en sa faveur de tes petites épargnes, dont tu es tout-à-fait le maître, et que tu ne peux mieux employer de ta vie qu’à soulager une honnête misère. Je suppose seulement, Michel, que tu as compté sur ton travail pour les remplacer ? »

    Sur un signe d’affirmation et de plaisir que je lui fis alors : — « À merveille, reprit mon oncle, tu vois que je sais prévenir tes confidences, et pour revenir à mon discours, je m’en serais volontiers rapporté à la Fée aux Miettes de ces derniers enseignements, parce que c’est une femme de bon conseil, dans tout ce qui ne touche point à quelques rêveries assez bizarres dont elle s’est infatuée, mais que nous devons passer à son grand âge ; et aussi parce qu’elle a toujours été portée de si bonne intention pour notre maison, que mon père n’hésitait pas à lui attribuer le succès de ses meilleures entreprises, et l’agrandissement de son bien, au point de la mettre à l’aise si elle l’avait voulu, et si elle n’eût préféré obstinément son vagabondage mystérieux à une existence plus solide. Les bonnes dispositions que Dieu t’a données, et dont il m’a été permis de voir le germe éclore et se développer sous mes yeux, me permettent d’ailleurs d’abréger beaucoup ces instructions, et de les rapporter seulement au nouvel état que tu vas embrasser pendant mon absence.

    » Quoique tu ne sois pas né pour lui, ne le méprise jamais, et surtout, ne le quitte jamais par orgueil. Le parvenu qui dédaigne le métier qui l’a nourri n’est guère moins méprisable que l’enfant dénaturé qui renie sa mère.

    » Sois charpentier avec les charpentiers. Ne te distingue d’eux par ton éducation qu’autant qu’il le faut pour leur en communiquer lentement le bienfait sans les humilier. Crois que ceux qui t’écoutent avec une envie sincère de s’instruire, valent presque toujours mieux que toi, puisqu’ils doivent à un instinct naïf de ce qui est bien ce que tu ne dois, peut-être, qu’au hasard de la naissance et au caprice de la fortune.

    » Ne fuis pas les plaisirs de tes camarades. Le plaisir est de ton âge. Ne t’y livre pas aveuglément. Le plaisir auquel on s’est livré sans défense et sans retour, devient le plus inexorable des ennemis.

    » Si ton cœur s’ouvre à l’amour des femmes avant de me revoir, n’oublie pas, de quelque charme qu’elle soit revêtue, que toute femme qui détourne un homme du soin de son devoir et de son honneur est moins digne d’amour que la naine de l’église. L’amour est le plus grand des biens, mais il n’est jamais vraiment heureux tant qu’il ne satisfait pas la conscience.

    » Souviens-toi, de plus, qu’un homme de ton âge qui a par devers lui une année d’existence assurée, le goût du travail et de la simplicité, un tempérament robuste, une santé à l’épreuve et un bon métier, est cent fois plus riche que le roi, quand il joint à tout cela douze francs vaillant dans sa poche ; six francs pour satisfaire aux besoins de son imagination, six francs pour adoucir le sort d’un pauvre, ou pour soulager les angoisses d’un malade.

    » Enfin, si les principes de religion que je t’ai inculqués soigneusement depuis le berceau s’effaçaient de ton esprit, ce qui n’est que trop à craindre par le temps qui court, retiens-en au moins deux pour l’amour de moi, parce qu’ils peuvent tenir lieu de tous les autres ; le premier, c’est qu’il faut aimer Dieu, même quand il est sévère ; le second, c’est qu’il faut se rendre utile aux hommes autant qu’on le peut, même quand ils sont méchants. »

    Après cela, il me quitta en me serrant la main.

    Quand je fus de retour dans ma chambre, j’envoyai mes vingt louis à la Fée aux Miettes.

    Le lendemain, sans m’en prévenir, mon oncle partit de bonne heure en me laissant tout ce qui m’était nécessaire pour un an. La Fée aux Miettes, qui n’avait pris que le temps de manifester son contentement devant mon commissionnaire, par une de ses explosions familières de joie fantasque et capricieuse, était partie dès la veille.

     

    Je restai seul, – tout seul, j’essuyai quelques larmes, et j’allai à l’atelier.

    VIII.

    Dans lequel on apprend qu’il ne faut jamais jeter ses boutons au rebut sans en tirer le moule.

    L’année qui suivit aurait été douce, car il n’y a rien de plus doux que de gagner sa vie, si l’absence de mon père et celle de mon oncle, qui me tenait lieu de père, depuis longtemps, n’avaient laissé un vide profond dans mon cœur. Je regrettais souvent que celui-ci ne m’eût pas permis de le suivre dans ses recherches lointaines, malgré toutes mes prières, sous prétexte que j’étais réservé à autre chose, et que mon obéissance pouvait seule lui faire espérer que nous nous trouverions tous réunis un jour. Je pensais aussi à la Fée aux Miettes, car elle m’avait aussi aimé.

    La Saint-Michel revint sans que j’eusse amassé d’économies, parce que mes amis se faisaient sans cesse de nouveaux besoins que je ne comprenais pas toujours, mais auxquels je ne pouvais m’empêcher de compatir. Jacques Pellevey était vicaire, mais il vaquait deux ou trois bonnes cures dans le diocèse, et cela le forçait à de fréquents voyages à l’archevêché. Didier Orry, qui était de plusieurs années plus âgé que moi, commençait à penser au mariage, et il ne pouvait se flatter de réussir dans quelques espérances qu’il avait formées, s’il ne se faisait voir avec avantage à la préfecture. Quant à Nabot, qui m’avait rendu sincèrement son amitié depuis que nos rivalités d’école avaient cessé, il s’était adonné au jeu, et n’y était pas plus heureux qu’au collège. Il était de mon devoir de le dissuader de ce penchant, et je n’y épargnais pas mes efforts. Il était aussi de mon devoir de l’aider à réparer le mal qu’il se faisait, surtout quand les résultats de cette malheureuse passion menaçaient de compromettre sa réputation, et je n’y épargnais pas mon argent. Enfin quand l’année expira, et avec elle les dernières ressources que la bonté de mon oncle m’avait ménagées, je fus réduit à celles de mon travail journalier, qui me fournissait à peine de quoi vivre assez pauvrement ; mais je m’y étais préparé, et je ne m’en trouvai pas plus malheureux.

    Comme je m’étais perfectionné dans mon métier en le pratiquant, et que j’annonçais d’ailleurs cet esprit d’ordre et d’activité qui tient lieu de l’intelligence des affaires, l’entrepreneur qui nous employait alors et dont les entreprises allaient mal, probablement parce qu’il avait trop entrepris à la fois, s’avisa je ne sais comment de m’en confier la direction ; je ne fus pas deux jours à cette nouvelle tâche, que je m’aperçus qu’il était malheureusement trop tard pour sauver sa fortune. Je ne profitai donc pas de l’augmentation de mon salaire, et je le laissai dans ses mains, en me contentant de prélever avec mes compagnons ce qui me revenait comme à eux pour le travail ordinaire de l’établissement que je n’avais pas quitté, car les conseils de mon oncle André m’étaient trop présents pour que j’eusse un moment conçu le dessein de devenir autre chose qu’un artisan. Je passai par conséquent cette seconde année sans pouvoir mettre à côté l’un de l’autre ces deux écus de six francs, dont l’un appartient au luxe et l’autre à la charité, et qui suffisent au bonheur d’un homme obscur et laborieux. Comme elle finissait, le maître, obsédé par ses créanciers, passa un beau jour à Jersey, et nous laissa sans occupation et sans moyen d’existence, les chantiers de Granville étant toujours fournis d’ouvriers habiles, dont le nombre excédait déjà celui que réclament les besoins ordinaires du pays. Ce malheur ne fut cependant très réel que pour moi, mes camarades l’ayant prévu depuis plus longtemps que je n’avais fait, et s’étant précautionnés contre l’événement, en plaçant leurs petits fonds dans une assez jolie spéculation de cabotage qui commençait à prospérer. Comme je leur avais inspiré de l’attachement, et qu’ils connaissaient l’état de ma fortune si rapidement déchue, ils vinrent m’offrir d’entrer en partage avec eux, et ils mirent dans cette proposition une effusion si franche et si tendre, que j’en fus touché jusqu’aux larmes. J’avoue même que je n’aurais pas fait difficulté de me rendre à leurs instances, dans l’espoir de payer utilement ma quote-part en industrie et en talents, si mon parti n’eût été pris d’avance. Je ne pouvais compter, à la vérité, ni sur Jacques Pellevey, quoiqu’il fût devenu curé, ni sur Didier Orry, quoiqu’il eût fait un mariage opulent. L’un me promettait bien une place de maître d’école quand elle serait vacante, mais le titulaire était un homme vert et vigoureux ; l’autre me réservait un logement et un accueil fraternel dans sa maison, pour y être précepteur de ses enfants, aussitôt qu’ils seraient sortis des mains des femmes, mais on venait de porter le premier en nourrice, et c’était, si je ne me trompe, une fille. Tous deux étaient si empêchés de satisfaire à leurs frais d’établissement, qui devaient être, en effet, fort considérables, que je crois qu’ils n’avaient jamais été plus réellement pauvres que depuis qu’ils étaient riches, de sorte que mon malheur n’avait rien à envier, même quand j’en aurais été capable, au malheur de mes amis. Je pouvais moins encore penser à Nabot, qui jouait toujours, qui ne gagnait jamais, et qui n’était pas encore parvenu à concevoir qu’un homme bien né ne pût se réduire à ce qu’il appelait la honte de travailler. Je dois lui rendre la justice de dire qu’il était devenu plus expansif et plus affectueux, en devenant plus à plaindre. Tout ce que nous pouvions l’un pour l’autre, c’était de rire ou de pleurer ensemble, quand je n’avais pas trouvé d’occupation, et c’est une compensation qui répare tant de misères, que je me suis quelquefois demandé alors si je voudrais y renoncer, au prix de cette prospérité sans nuage dont la monotonie sèche le cœur.

    Je ne crois pas vous avoir dit quelle résolution j’avais prise. Je me proposai d’aller offrir mes services de ville en ville et de village en village, partout où il se trouverait un pont à jeter sur la rivière, ou une maison à construire, et comme cela ne manque jamais, j’étais sûr aussi que la providence ne me manquerait pas. Elle ne manque qu’aux oisifs.

    Ce qui m’affligeait le plus, c’est que mes habits avaient vieilli, et que j’avais quelque pudeur de me présenter à la fête de Saint-Michel en si mauvais équipage, non que j’attachasse beaucoup de prix pour moi à cette recommandation extérieure, mais parce que le délabrement de ma toilette pouvait faire penser aux honnêtes gens dont j’avais eu le bonheur de gagner l’estime que j’avais cessé de la mériter par ma conduite. Je comprenais pour la première fois le besoin que tous les hommes ont de l’opinion, et je sentais que la satisfaction de nous-même, qui réside essentiellement dans notre conscience, se maintient et se fortifie par le jugement que les autres portent de nous ; j’apprenais, s’il faut le dire, une vérité toute nouvelle ; c’est que l’homme en société, quelque progrès qu’il ait fait dans l’exercice de la vertu, ne peut se passer de considération, pour être justement content de lui, et qu’on est bien près de renoncer à sa propre estime quand on dédaigne celle du monde. Je me souvins heureusement que mon oncle avait laissé ses vieux habits à ma disposition, et j’en fis la revue avec une joie pareille à celle de Robinson, lorsqu’il se rendit compte des richesses utiles de son vaisseau, certain que le meilleur des parents et des amis ne me reprocherait pas d’en avoir usé, surtout quand je lui dirai dans quelle extrémité j’y avais recouru, car il croyait à ma parole. Il y avait en effet du beau linge bien net, et des habits si proprement accoutrés qu’on les aurait crus faits à ma taille. Seulement, des deux vestes qu’il n’avait pas comprises dans son bagage, l’une, qui paraissait toute neuve et qui m’allait comme un charme, était garnie de dix gros vilains boutons d’un drap fort grossier, et l’autre que je l’avais vu porter, et qui était taillée d’un goût plus ancien, se fermait de dix boutons d’une espèce de nacre dont la matière était fort brillante et le travail fort délicat. Je n’hésitai point à me mettre à la besogne pour substituer ceux-ci aux autres, et les dix boutons à l’œil de perle et aux reflets d’argent ne tardèrent pas à resplendir à mes yeux enchantés, comme autant de jolis miroirs.

    Dès le premier coup de ciseau que je portai aux autres, soit précipitation, soit maladresse, le moule s’échappa ; il roula par terre aussi prestement que s’il avait été lancé par un joueur de siam ou par un discobole, jusqu’à la pierre de mon âtre, où il continuait à rouler avec une petite vibration sonore semblable à celle d’or, et je crois, je vous jure, qu’il roulerait toujours si je ne l’avais arrêté de la main. C’était en effet un louis double.

    Vous pensez bien qu’il ne tomba pas de la vieille veste de mon oncle André un seul bouton qui ne fût un louis double aussi, et je n’en tirai pas un de son enveloppe que mes joues ne s’humectassent de quelques pleurs de reconnaissance pour la tendre prévoyance de ce père d’adoption, qui m’avait réservé si à propos cette ressource contre des revers inattendus. Je me retrouvais maître, en effet, de vingt louis, c’est-à-dire de la plus forte somme que j’eusse jamais possédée, et qui n’est pas de peu de conséquence dans la vie, puisqu’elle avait suffi au bonheur de la Fée aux Miettes. Comme c’était la juste mise des fonds de nos caboteurs, et que cet état industrieux et honnête, mais qui n’est pas sans périls et sans aventures, me plaisait beaucoup en espérance, je m’empressai de les prévenir que j’étais en état de contribuer de toute ma part aux entreprises de la société, dès le premier voyage qui devait avoir lieu dans trois jours. Et c’était précisément le temps qui m’était nécessaire pour accomplir, selon notre usage, le devoir de mon pèlerinage annuel à l’église de Saint-Michel, dans le péril de la mer.

    Je partis le lendemain au point du jour, la résille sur l’épaule, la pointe à coques à la main, mes vingt louis dans la ceinture ; plus riche, plus heureux, plus dispos que je n’avais jamais été. — Voyez Michel, disaient les mères, quand j’embrassais sur le chemin les camarades que j’avais eus à l’école ! – Le pauvre garçon a perdu toute sa fortune, sans qu’il y eût de sa faute ; mais, comme il a toujours été laborieux, sage et craignant Dieu, il ne manque de rien ; et il porte une si belle chemise de toile fine à petits plis, et une si belle veste à boutons de nacre de perle, qu’on jurerait qu’il va se marier ce matin à la chapelle de son saint patron. Où avez-vous trouvé, bon Michel, ces superbes boutons de nacre qui brillent de loin comme des étoiles ?… » je répondais en rougissant que je devais tout à mon oncle André, dont la seule bonté m’avait préservé de la misère. – Mais je n’aurais pas rougi de la misère même, parce que je ne me reprochais rien.

     

    Ma pêche aux coques fut si productive, que je m’étonnais en vérité qu’il en pût entrer un si grand nombre dans ma résille, quoique personne dans le pays n’en eût d’aussi large et d’aussi profonde. Cependant, j’en avais donné trois fois autant pour le moins à de pauvres gens si disgraciés, ce jour-là, qu’ils auraient retourné la grève de fond en comble sans en tirer une coquille. Cela me fit penser que la Providence me protégeait, et que saint Michel accueillait favorablement les prières que j’allais lui porter pour mon père, pour mon oncle, et pour la Fée aux Miettes, seuls protecteurs que Dieu m’eût donnés sur la terre. Aussi quand les pêcheurs eurent vendu leurs provisions, je régalai tous les pèlerins d’une partie de la mienne, et je payais l’apprêt du peu d’argent qui me restait, sans toucher à mes vingt louis, dont l’emploi était réglé dans mon esprit avant mon départ.

    IX.

    Comment Michel pêcha une fée, et comment il se fiança.

    Je revenais gaiement du mont Saint-Michel, en chantant ce refrain d’une ballade que les jeunes gens de Granville avaient apprise de je ne sais qui, si ce n’est de la Fée aux Miettes :

     

    C’est moi, c’est moi, c’est moi !

    Je suis la Mandragore,

    La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,

    Et qui chante pour toi !

     

    Je jetais cependant de temps à autre un coup d’œil sur le golfe de sable que domine avec tant de majesté la pyramide basaltique de Saint-Michel. C’était un de ces jours redoutables où la grève, plus mobile et plus avide encore que de coutume, dévore le voyageur imprudent qui se confie au sol sans le sonder. Le sable enlisait, comme on dit communément, et le glas du clocher avait annoncé déjà deux ou trois accidents. J’entendis tout à coup des cris qui appelaient du secours, et je vis en même temps l’apparence d’un corps bizarre qui n’avait rien de la forme humaine, mais qui attirait les regards par sa blancheur, et qui semblait lutter contre l’abîme, par une force particulière de résistance que je ne m’expliquais pas. Je courus à l’endroit d’où le bruit parvenait ; mais à l’instant où j’eus lancé la corde d’enliseque nous portons toujours dans nos résilles, sur le point du gouffre où j’avais vu disparaître cette créature infortunée qui gémissait encore, elle ne pouvait plus s’en emparer, et toute l’arène retombait sur elle en tourbillonnant comme dans un entonnoir profond. Je vous laisse à juger de mon désespoir, d’autant plus amer que j’avais cru entendre articuler mon nom dans son dernier appel à la pitié des voyageurs. Je me hâtai d’y plonger ma pointe à coques, pour la ressaisir par quelqu’un de ses vêtements, et je m’aperçus avec un plaisir inexprimable que mon bâton s’attachait par son croc de fer à un corps ferme et résistant qui me donnait la force de ramener à moi l’être incompréhensible que j’avais voulu sauver. Je luttai là, monsieur, contre Charybde acharnée à sa proie, et je ne fus pas peu surpris, quand j’eus traîné mon précieux fardeau jusqu’au lit de sable ferme et solide qui se trouvait tout auprès, comme à dessein, de reconnaître la Fée aux Miettes qui respirait, qui vivait et que mon harpon avait heureusement retenue, en s’engageant sous une de ses longues dents. — Parbleu, dis-je cette fois, la Fée aux Miettes n’a pas eu si grand tort que je le pensais, de conserver ces deux terribles dents qui choquaient ma délicatesse d’écolier, et l’expérience prouve aujourd’hui mieux que jamais que prudence et modestie valent mieux que beauté. – Cette idée m’inspira une gaieté si extravagante, quand je vis la Fée aux Miettes se relever sur ses petits pieds, et sautiller joyeusement comme une de ces figurettes fantasques qui vibrent sur le piano des jeunes filles, que je ne pus retenir mes éclats de rire. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la Fée aux Miettes, en deux pirouettes et en deux bonds, s’était débarrassée de toute la poussière qui chargeait cet attirail de poupée dont je vous ai parlé auparavant, et qui n’aurait fait aucun tort à l’étalage élégant d’un vendeur de jouets. — En vérité, Fée aux Miettes, m’écriai-je en riant toujours, car elle n’avait pas cessé de danser, c’est affaire à vous de rajuster promptement une toilette endommagée, et vous en apprendriez de belles à nos marchands de modes, car vous voilà, sur mon honneur, plus leste et plus fringante que je ne vous ai vue autrefois, quand vous étiez mon amoureuse. Mais oserais-je vous demander, Fée aux Miettes, par quel singulier hasard cette riche suzeraine de tant de domaines, qui a daigné appuyer sa maison de campagne contre les murs d’un pauvre arsenal du Renfrew, s’enlisait dans les sables du mont Saint-Michel, quand tous ses amis la croyaient à Greenock ?

    À ces paroles, la Fée aux Miettes pinça les lèvres d’un air moitié humble et moitié coquet, autant que ses longues dents pouvaient le lui permettre, et, après avoir minuté dans sa pensée quelques formules oratoires, elle me répondit ainsi :

    — Je serais fâchée, Michel, que la suffisance, qui est si ordinaire aux jeunes gens, surtout quand ils sont beaux et bien faits comme vous êtes, aveuglât votre esprit au point de vous faire croire que c’est une passion insensée qui me ramène dans les environs de Granville. Non, Michel, poursuivit-elle d’une voix émue, dont l’expression mélancolique et presque larmoyante contrastait singulièrement avec les accès de gaieté où je venais de la voir, non, la déplorable princesse de l’Orient et du Midi, la malheureuse Belkiss, ne s’est point flattée de vaincre l’obstination d’une âme insensible qui ne peut la payer de retour ! Elle ne s’est pas dissimulé qu’elle ne devait qu’à un mouvement de pitié l’illusion dont vous avez un jour entretenu sa vaine espérance, au moment où vous pensiez vous en séparer pour jamais ! N’imaginez donc pas que le sentiment invincible qui la domine ait pu la porter à oublier toutes les bienséances de sa naissance et de son sexe, et qu’elle vienne s’exposer encore une fois à des mépris qui briseraient son cœur, ou implorer de votre compassion des consolations passagères et des promesses trompeuses qui trahiraient votre pensée !…

    J’avouerai que ce langage imprévu changea subitement les dispositions joyeuses de mon esprit, et que je me trouvai presque aussi triste en l’écoutant que la malheureuse princesse Belkiss elle-même. Je ne doutais pas en effet que l’horrible danger auquel la Fée aux Miettes venait d’échapper par une espèce de miracle n’eût achevé de déranger son esprit, et qu’elle ne fût devenue folle à lier. Cette idée m’affecta péniblement, car la conversation des fous m’a toujours inspiré un attendrissement profond, et je sentis que je n’avais pas fait assez pour cette pauvre femme en la rappelant à la vie, si je ne parvenais à rendre quelque espérance à son esprit et quelque bonheur à son imagination, pour le peu d’années que son grand âge lui permettait encore d’espérer.

    — Écoutez, Fée aux Miettes, lui dis-je, puisque vous prenez tout ceci au sérieux, je vous proteste qu’il n’a jamais été dans mon intention d’abuser de votre crédulité par un mensonge, car le mensonge me fait horreur. Je fais plus ; je prends à témoin le grand saint Michel, mon patron, que je vous recommandais encore ce matin à la protection du ciel, au pied de sa glorieuse image devant laquelle nul homme n’oserait déguiser le moindre secret de sa conscience ; et que le nom d’aucune autre femme ne s’est présenté à moi dans mes prières, le vôtre étant le seul qui me rappelle une affection et un devoir, depuis le moment où j’ai reçu tout à la fois le premier et le dernier baiser de ma mère. Quant à l’amour, que je regarde, sur la foi des autres, comme une des plus douces distractions de la paresse, il ne trouve guère de place dans une vie partagée entre les travaux du corps et les études de l’esprit, surtout avant l’âge de dix-huit ans que j’ai à peine atteint depuis quelques jours. Dieu sait donc que s’il me fallait choisir aujourd’hui une femme, je n’en connais pas une autre au monde sur laquelle je pusse arrêter ma pensée ; mais il ne serait pas bienséant, vous en conviendrez, que je m’occupasse de mariage, en l’absence de mon père et de mon oncle, avant d’avoir vingt et un ans accomplis. Ce que je vous dis là, Fée aux Miettes, est la véritable expression de mes sentiments, et vous ne liriez point autre chose dans mon cœur, si vous aviez le privilège d’y lire tout ce que j’éprouve, comme je l’imaginais quand j’étais enfant.

    — Tu m’épouseras donc, dit-elle, quand tu auras trois ans de plus ?

    Et, comme je la regardais pour m’assurer de l’effet que mon petit discours avait produit sur elle, je m’aperçus qu’elle sautillait, sautillait, et qu’elle souriait d’un air de satisfaction qui n’était pas sans malice. Tout à fait rassuré sur sa santé et sur son bonheur, qui tenait à si peu de chose, je me laissai retourner au penchant de ma gaieté de jeune homme avec un entraînement dont, à dire vrai, je n’étais pas tout à fait le maître.

    — Oui, divine Belkiss, m’écriai-je en lui tendant la main en signe de fiançailles, je vous promets par ces constellations éclatantes du Sud et de l’Orient qui baignent maintenant de leurs lumières argentées les vastes États que vous possédez dans les royaumes favoris du soleil, que je vous épouserai dans trois ans, si mon père et mon oncle y consentent, ou si leur absence, prolongée contre tous mes vœux, me permet alors de disposer de moi-même. Je vous le promets, princesse du midi, à moins que votre auguste famille, dont vous venez de me révéler les titres imposants, ne porte obstacle à la mésalliance, peut-être unique dans l’histoire, qui introduirait un simple garçon charpentier dans la couche d’une personne royale.

    En achevant ces derniers mots, je mis un genou en terre, et je baisai respectueusement la main blanche de la Fée aux Miettes, qui dansait si haut que j’étais obligé de la retenir, de peur qu’à force de s’élever elle ne m’échappât tout à fait.

    — C’est assez, me dit-elle en rayonnant de plaisir, et en se suspendant à mon bras pour gagner Granville, mais il faut maintenant que je t’apprenne pourquoi je suis restée dans le pays, et pourquoi je cherchais à t’y retrouver. Pendant deux ans, je n’avais osé me présenter devant toi, parce que l’argent que tu m’as si gracieusement prêté m’avait été volé par les bédouins.

    — Sur les côtes d’Afrique, Fée aux Miettes !… et qu’alliez-vous faire là ? Ce n’est pas, si la carte n’est trompeuse, le droit chemin de Greenock !

    — Sur les côtes de la Manche, mon cher Michel, par des voleurs du pays. Pardonne-moi cette confusion de noms qui se ressent de mes vieilles habitudes de voyage. – Après un tel accident, et dans la position où je te connaissais, je n’aurai pu me montrer à tes yeux sans rougir de ma déconvenue, et peut-être sans t’affliger. Je me réfugiai donc au hasard partout où j’avais lieu d’espérer l’accueil de la charité, en me rapprochant autant qu’il m’était possible des endroits où je pouvais entendre parler de toi. Je ne tardai pas à savoir que les dernières ressources du travail venaient de t’échapper, et que tu étais au point de manquer d’un habit neuf à la Saint-Michel. La pauvre Fée aux Miettes se serait inutilement évertuée à te secourir, mais j’allais trottant de côté et d’autre pour trouver quelque voie à te tirer d’embarras, et j’avais ce succès d’autant plus à cœur qu’il m’était revenu que tu penchais d’entrer dans le cabotage, qui n’est pas une profession malhonnête, mais qui te réduirait à un ordre d’habitudes incompatibles avec ton éducation et avec tes mœurs. Je me hâtais donc d’aller t’apprendre qu’il n’est question dans le pays d’où je sors que de belles entreprises à la gloire de la Normandie, et qui demandent l’intelligence et les bras des plus habiles ouvriers, comme de relever la maison de Duguesclin à Pontorson, de décorer celle de Malherbe à Caen, d’étayer celle de Corneille à Rouen, où elle menace d’encombrer avant peu la rue de la Pie de ses ruines, et peut-être de consacrer quelque monument au Havre à la mémoire de ton cher Bernardin. Ce qu’il y a de plus sûr encore, c’est qu’on frète, qu’on radoube et qu’on carène tous les jours des navires à Dieppe, et que je t’ai ménagé, grâce à Dieu, assez de débouchés sur la côte pour pouvoir t’assurer positivement que l’ouvrage ne t’y manquera pas. C’était le besoin de te faire part de ces nouvelles qui me ramenait aux environs de Granville, quand la Providence a permis que tu te rencontrasses sur les grèves du mont Saint-Michel pour me sauver la vie, et, bien mieux que cela, cher enfant, pour l’embellir d’une perspective délicieuse qui me la rendrait maintenant plus regrettable que jamais. –

    Pendant que la Fée aux Miettes parlait, et, quoiqu’elle parlât fort vite, elle parlait fort longtemps, j’avais été en mesure de me recueillir sans perdre le fil de ses idées et de ses enseignements.

    — Je vous remercie, ma bonne amie, lui répondis-je, des soins que vous avez pris pour moi, et qui me sont aussi chers qu’ils me seront profitables ; mais je vois par ce que vous dites que vous vous êtes seule oubliée dans nos communs malheurs, car je me souviens de la passion avec laquelle vous désiriez de rentrer dans votre jolie maison de Greenock, et je comprends tout ce que cette espérance frustrée a dû vous laisser de chagrin. Puisqu’il m’est permis de vivre du produit d’un travail que j’aime, sans tenter la fortune inconstante du cabotage, à laquelle je ne m’étais livré qu’à défaut d’un genre de vie plus assorti à mon goût et à ma capacité, allons maintenant chacun de notre côté où nos inclinations nous appellent. Voilà, continuai-je en tirant mes dix doubles de ma ceinture, voilà vingt louis que j’allais exposer aux caprices de la mer, et qui vous ouvriront facilement cette fois la route de Greenock, si vous prenez mieux vos précautions contre les voleurs, qui doivent être naturellement alléchés par la coquette élégance de votre toilette. Quant à moi, je serai dans deux jours à Pontorson, et je rapporte plus de coques dans ma résille, même quand vous en aurez pris double part, si cela vous convient, Fée aux Miettes, qu’il ne m’en faut pour une semaine.

    La Fée aux Miettes paraissait embarrassée de quelque scrupule dont je n’eus pas de peine à me rendre raison.

    — Allons, allons ! repris-je en riant, vous savez, Fée aux Miettes, qu’il n’y a plus de façons à faire entre nous ; souvenez-vous que nous sommes fiancés, et qu’entre fiancés toutes les chances de l’avenir se partagent ; moi, une bonne industrie, vous, un peu d’argent, c’est notre dot ; nous réglerons nos comptes à Greenock, le propre jour de la noce.

    — J’accepte, répondit la Fée aux Miettes, si je te suis effectivement fiancée, et il m’est avis que tu ne t’en trouveras pas mal.

    — Fiancé, comme Rachel le fut à Jacob, Ruth à Booz, et la reine de Saba, qu’on nommait Belkiss, ainsi que vous, au puissant roi Salomon !

    Là-dessus, je baisai sa main encore une fois, et nous nous séparâmes, la Fée aux Miettes plus riche de vingt louis, et moi de la satisfaction d’une libéralité juste et utile, qui ne peut s’estimer au prix d’aucun des trésors de la terre.

    J’arrivai bien tard à Granville, et je dormis aussi cette nuit-là plus longtemps que d’habitude, plongé dans un rêve singulier qui se reproduisait sans cesse, et qui consistait à pêcher dans le sable une multitude de jeunes princesses, éblouissantes de charmes et de parure, et à les voir danser en rond autour de moi, chantant, sur l’air de la Mandragore des paroles d’une langue inconnue, mais que je trouvais harmonieuse et divine, quoiqu’il me semblât l’entendre par un autre sens que celui de l’ouïe, et l’expliquer par une autre faculté que celle de la mémoire. Ces princesses ne se lassaient donc pas de chanter, de danser, et de déployer devant moi mille séductions ravissantes qui me gagnaient le cœur, quand je fus tout de bon réveillé par mes camarades, les caboteurs, qui répétaient le même refrain sous ma fenêtre, à gorge déployée :

     

    C’est moi, c’est moi, c’est moi !

    Je suis la Mandragore,

    La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,

    Et qui chante pour toi !

     

    Je compris qu’ils étaient sur le point de partir, et qu’ennuyés de m’attendre au port, ils s’étaient décidés à venir rompre mon sommeil, pour m’emmener avec eux.

    — Hélas ! mes chers amis, dis-je en ouvrant ma haute croisée, je n’ai plus l’argent que je croyais avoir et que Dieu m’a repris comme il me l’avait donné ; je ne puis maintenant que vous accompagner de mes vœux, et vous serez plus heureux s’ils sont exaucés que je n’aspire à l’être jamais. Allez donc sans moi, camarades bien-aimés, et souvenez-vous quelquefois de votre pauvre frère Michel, qui se souviendra toujours de vous.

    Ce fut alors pendant quelques moments un profond et triste silence ; mais tout à coup le plus malin et le plus hardi de la bande se détacha des autres et me cria d’une voix railleuse et amère : — Malheur à toi, Michel, car tu manques la plus belle occasion de fortune qui puisse se présenter de ta vie entière à un ouvrier de Granville, et cela par ton obstination dans d’extravagantes amours ! – Croiriez-vous, compagnons, ajouta-t-il en se retournant de leur côté, que ce visionnaire, auquel vous avez cru, comme moi, du bon sens et de l’esprit, s’est assez entiché d’une femme pour lui prodiguer le reste de l’argent que son oncle André lui avait laissé, et qu’elle dépense insolemment, la folle qu’elle est, à des pommades parfumées, à des gants glacés de Venise, à des falbalas aux petits plis, et en autres inutiles bagatelles ? Ce qui vous étonnera bien davantage, c’est que cette malicieuse étourdie, qu’il entretient secrètement des débris de sa fortune, et qui nous enlève notre malheureux ami !… c’est la Fée aux Miettes !

    À ce mot, la risée fut si générale que je n’en pus supporter l’humiliation, et que je revins tomber sur mon lit en me disant : — Pourquoi pas la Fée aux Miettes ? – Car il y a quelque chose dans l’esprit de l’homme qui lutte contre le jugement de la multitude, et qui s’opiniâtre en raison directe de la contrariété qu’elle oppose à nos sentiments.

    — Pourquoi pas la Fée aux Miettes, si cela me convient ? répétai-je avec force, pendant que les caboteurs s’éloignaient en chantant la Mandragore, qui retentissait encore à mon oreille quand je m’endormis. – Et comme les rêves qui ont vivement occupé l’imagination se renouvellent plus facilement que les autres, surtout dans le sommeil du matin, mes yeux n’étaient pas clos que je pêchais encore des princesses plus belles que les anges, aux grèves du mont Saint-Michel.

     

    Quelque chose de surprenant que je ne dois pas omettre, c’est qu’il n’y en avait pas une qui ne me rappelât plus ou moins les traits de la Fée aux Miettes, à part ses rides et ses longues dents.

    X.

    Ce qu’était devenu l’oncle de Michel, et de l’utilité des voyages lointains.

    Je me levais tout disposé à me mettre en route pour Pontorson, mais je ne voulus pas partir sans chercher une dernière fois au port quelques renseignements sur la destinée de mes parents, dont je n’avais rien appris, et sans voir en même temps si mes amis avaient la mer favorable pour leur petite expédition. Nos caboteurs filaient lestement par un joli vent frais, et je prenais plaisir à les suivre du regard dans un horizon riant où il n’y avait pas l’apparence du moindre grain, quand je crus reconnaître à quelques pas de moi un honnête marin qui était parti comme pilote sur le bâtiment de mon oncle André.

    — Est-ce bien vous, maître Mathieu, m’écriai-je, et quelles nouvelles m’apportez-vous ?…

    — Aucune qui soit bonne, me répondit-il tristement, et c’est ce qui me retenait de vous en faire part, quoique je fusse de retour à Granville depuis trois jours.

    — Mon Dieu, ayez pitié de moi, dis-je les larmes aux yeux ; mon pauvre oncle est mort !

    — Rassurez-vous, bon Michel ! votre oncle n’est pas mort, mais il vaudrait tout autant, car il est devenu fou, le cher homme, et si fou qu’on ne vit jamais folie pareille à la sienne !

    — Expliquez-vous, Mathieu…

    — Imaginez-vous, monsieur, qu’après dix-huit mois de voyages heureux et lucratifs, un jour que nous étions arrivés… – Mais je ne saurais vous dire en vérité à quelle hauteur nous nous trouvions…

    — Épargnez-moi ces détails inutiles… Expliquez-vous, je le répète.

    — Soit, monsieur. À peine avions-nous débarqué sur un beau sable, mêlé comme à dessein de petits coquillages de toutes les couleurs, dans une île dont aucun itinéraire n’a fait mention, je le certifie, depuis le jour où la navigation est en usage, que votre oncle s’enfonça, d’un air satisfait et délibéré, à travers des bois délicieux qui couronnent une des baies les plus magnifiques du monde…

    — Et il ne revint pas ?…

    — Il revint le soir, ingambe, joyeux, et comme rajeuni, si je ne me trompe, de quelques bonnes années ; et, après nous avoir réunis : J’ai trouvé ce que je cherchais, dit-il en se frottant les mains, et mon voyage est fini ; à cette heure, enfants, vous avez bonne aiguade et vivres frais qui dureront sans malencontre jusqu’aux eaux de la Manche, où le ciel vous conduise ; je donne à l’équipage le bâtiment avec ses gréements neufs et sa riche cargaison, moyennant que vous ayez regagné le port de Granville avant la Saint-Michel…

    — Prenez garde, Mathieu, je tremble de vous entendre ! Qu’avez-vous fait de votre capitaine ?

    — Monsieur, répartit Mathieu d’un ton calme et sévère, je suis porteur de cette donation écrite en forme, et il convient si peu à l’équipage de s’en prévaloir, qu’il a décidé d’un commun accord de vous rendre une propriété que nous ne pouvons regarder comme la nôtre, quoique nous ayons rempli toutes les conditions qui nous étaient imposées pour l’acquérir ; mais j’ai commencé par vous dire que le capitaine était fou, et que ses actes nous paraissaient nuls en bonne justice.

    — Qui vous le prouve, Mathieu, repris-je avec force ? Mon oncle était maître de sa fortune, et il ne pouvait mieux en disposer qu’en faveur de ses vieux camarades de mer. Ce qu’il vous a donné est à vous, et loin d’avoir fait en cela preuve de folie, il a très sagement agi, puisqu’il savait que l’éducation dont je suis redevable à ses bienfaits me met en état de me passer des ressources que son vaisseau m’aurait rendues, tandis qu’elles ne seront pas inutiles à soulager la vieillesse et les fatigues de vos camarades.

    — C’est précisément ce qu’il nous dit, interrompit Mathieu, quand nous nous empressâmes de faire valoir vos droits, et l’incertitude de votre position. — D’ailleurs, ajouta-t-il dans son délire, dont vous ne douterez plus, mon neveu a usé de ses économies en faveur de la Fée aux Miettes, et s’il n’est pas content de son sort, qu’il épouse la Fée aux Miettes ! Après quoi il nous quitta en éclatant de rire.

    — Voilà qui est extraordinaire, dis-je à demi-voix en laissant retomber ma tête sur ma poitrine.

    — C’est ce que nous avons pensé ; mais quelque chose de plus extraordinaire encore, c’est qu’en cherchant à pénétrer le mystère de sa folie, nous avons appris que le bon vieillard se croit surintendant des palais d’une princesse Belkiss, qui règne suivant lui sur ces parages depuis je ne sais combien de milliers d’années, et dont son frère cadet, votre père, feu Robert, d’honorable mémoire, commande en chef toutes les forces maritimes.

    — Cela n’est pas possible, Mathieu ; et c’est vous qui êtes fou d’oser soutenir des choses pareilles. La princesse Belkiss, qui pourrait bien avoir en effet l’âge que vous dites, se trouve à Granville de sa personne, et je puis même attester qu’elle a passé la dernière nuit sous le porche de l’église.

    — Incompréhensible puissance de Dieu ! cria le pilote en se couchant de sa longueur sur un vieux mât vermoulu qui gisait là sur le port, et en étouffant de ses deux mains un mélange de rires et de larmes, la princesse Belkiss sous le porche de l’église de Granville ! Pourquoi faut-il que la même infirmité ait frappé en même temps toutes les dernières espérances d’une si digne famille !

    — Taisez-vous, Mathieu ; et, si vous m’aimez, n’ébruitez pas ces paroles qui n’ont point de sens pour vous, et qui, à vrai dire, ne me paraissent guère plus raisonnables à moi-même. Passez seulement dans ma chambre, où je confirmerai avec plaisir la donation de mon oncle, afin de satisfaire aux inquiétudes de votre conscience, et ne tardez pas surtout, car il faut que j’arrive incessamment à Pontorson pour y chercher de l’ouvrage. –

    Ma dix-neuvième et ma vingtième année furent donc employées comme les deux années qui les avaient précédées ; mais elles me furent plus profitables, parce que le travail tenait trop de place dans mes journées pour que j’eusse le temps de contracter de nouvelles amitiés, dont les douces obligations se seraient mal conciliées avec les petites habitudes de l’économie, devenues pour moi si nécessaires. Ce n’était pas qu’on s’occupât de toutes les nobles opérations dont la Fée aux Miettes m’avait offert la perspective, et qui flattaient délicieusement mon imagination, mais on travaillait partout ; et, comme elle me l’avait promis, je n’avais qu’à m’appuyer de son crédit chez un maître charpentier, pour y trouver sur-le-champ de la besogne à faire et de l’argent à gagner. À peine me restait-il une heure par jour pour feuilleter mes livres d’affection, dont je n’avais jamais eu le triste courage de me défaire ; encore fallait-il la prendre souvent sur mon sommeil. Les dimanches seulement, après l’office, je pouvais donner le reste de la journée à l’étude ; et si c’était trop peu pour apprendre, c’était presque assez pour ne pas oublier. Je finissais au Havre ces années errantes, et cependant laborieuses, le propre jour de la Saint-Michel, quand je fus averti du départ d’un petit bâtiment, nommé la Reine de Saba, dont le capitaine ne devait connaître sa destination qu’en mer, parce qu’il était chargé d’une mission fort secrète, mais où l’on recevait sans frais de passage les ouvriers de bonne volonté, ce qui me fit penser qu’il s’agissait probablement d’une entreprise de colonisation. Mon livret était si bien tenu que je fus reçu sans objection, et je dois ajouter que le nom de la Fée aux Miettes, qui se retrouvait, je ne sais pourquoi, dans tous mes certificats, ne tombait jamais sous les yeux de personne, sans m’attirer des marques particulières de bienveillance, tant l’esprit et la vertu ont de privilèges, même dans les conditions les plus misérables de la vie humaine, et au jugement des hommes que la pratique des affaires dispose le moins à condescendre aux intercessions de la pauvreté.

     

    J’avais vingt louis d’épargne dans ma ceinture, et j’étais sûr de vivre sans peine partout où le travail ne serait pas compté pour rien ; mais ce qui me décidait par-dessus toutes choses à tenter la fortune chanceuse de ce bâtiment sans but et sans direction connue, c’est que je me flattais que la Providence me ferait peut-être aborder cette côte incertaine où elle avait relégué mon oncle et mon père, et que ma jeunesse, et mon zèle à les servir, ne leur seraient pas inutiles. Cette idée s’était fixée dans mon esprit, à force d’y descendre, comme une divine inspiration, à la fin de toutes mes prières.

     

    XI.

    Qui contient le récit d’une tempête incroyable, avec la rencontre de Michel et de la Fée aux Miettes en pleine mer, et ce qui en arriva.

    Ce fut là, monsieur, un voyage extraordinaire, et dont aucune aventure de mer ne vous donnerait l’idée. Nous commençâmes à cingler, par un beau temps fixe, avec une rapidité si incroyable, qu’il nous fallait filer plus de nœuds par heure que jamais fin voilier de la côte n’en avait compté dans un jour. Le matin du lendemain, le temps se brouilla, et l’horizon devint si confus qu’il nous était impossible de déterminer la hauteur du soleil. Bientôt l’aiguille de la boussole se mit à tourner sur son pivot d’une manière extravagante, au point qu’elle s’effaçait à l’œil comme le rayon d’un char emporté par des chevaux effrayés. Tous les rhumbs de vent couraient les uns sur les autres, comme si l’atmosphère n’avait été qu’une trombe, et le vaisseau, avec ses voiles carguées, sifflait horriblement en roulant sur l’Océan comme une toupie gigantesque. Des oiseaux d’une figure épouvantable se prenaient dans les mailles de nos bastringues, des poissons monstrueux tombaient en bondissant sur le tillac, et le feu Saint-Elme jaillissait de toutes les pointes de nos mâts et de nos manœuvres, en flammes si pressées qu’on aurait dit la gerbe épouvantable d’un volcan. Ce qui m’étonnait le plus dans ce spectacle, c’est que le capitaine fumait paisiblement sa pipe sur le pont, sans prendre garde aux phénomènes de la mer et du ciel, et que l’équipage dormait tranquille autour de lui, quand tout s’abîma.

    Je fus un moment couvert par les flots, et quand je revins à la surface, je n’aperçus rien que le ciel, qui me paraissait plus pur qu’à notre départ, et une côte peu éloignée qu’il n’était pas impossible de gagner à la nage. J’étais près d’y atteindre, lorsqu’il me sembla que je voyais à quelque distance de moi une espèce de sac alternativement poussé et repoussé par les eaux, mais qui perdait progressivement de l’espace, et que la première vague devait infailliblement reporter en pleine mer. Je ne me serais pas détourné pour m’en saisir, si je n’y avais soupçonné que de vaines dépouilles de notre naufrage, car mes forces commençaient à s’affaiblir, mais il me sembla qu’il avait un mouvement qui lui était propre, et qui manifestait la résistance et les efforts d’un être vivant. Je me confirmai dans cette pensée au moment de le saisir, tant il bondissait étrangement sur les flots, et je me hâtai de me glisser dessous, en le retenant fortement d’une main, pendant que je nageais de l’autre pour arriver à la plage, qui était par bonheur la plus accessible et la plus douce du monde. J’y fus déposé si mollement que je n’aurais pas choisi moi-même un lit plus commode où me reposer de mes fatigues, si je n’avais pensé avant tout à remercier Dieu de mon salut, et à rendre des soins qui pouvaient être pressants à la pauvre créature qu’il venait de me permettre de sauver. Vous jugerez de mon étonnement, monsieur, quand, après avoir ouvert le sac avec précaution, j’en vis sortir la Fée aux Miettes, qui, sans prendre garde à moi, se sécha de la tête aux pieds, en deux ou trois pirouettes au soleil, et vint s’asseoir ensuite à mes côtés sur le sable où j’étais retombé, en riant, mais plus blanche, plus proprement ajustée, et plus agaçante encore que de coutume.

    — Ô Fée aux Miettes ! lui dis-je, que le ciel m’est favorable de me faire trouver partout où vous avez besoin de moi pour vous retirer des périls de la mer ! Vous en avez encore échappé une belle, cette fois ; mais aussi qu’aviez-vous à faire de retarder pendant deux ans votre voyage à Greenock ?

    — C’est ainsi, répondit-elle, que parlent ceux qui n’aiment pas. Crois-tu qu’il soit si aisé de se séparer de l’être adoré auquel on a lié sa vie, et dont on attend son bonheur ? Que savais-je d’ailleurs si tu trouverais les ressources que je t’avais un peu légèrement promises, et si tu n’aurais pas plus d’une fois besoin de l’or dont ta générosité t’avait engagé à te dessaisir pour moi ! Je te suivais donc, sans me laisser voir, dans les villes que tu habitais, toujours prête à te secourir en cas de nécessité, car les aumônes que je recevais en chemin suffisaient abondamment à ma subsistance. Quand j’appris enfin que tu étais muni d’assez bonnes économies, et que tu avais d’ailleurs ton passage franc pour Greenock, où tu dois m’épouser dans un an, selon ta promesse, à pareil jour qu’hier, touchée de cette marque de ton souvenir et de ta fidélité, je me décidai à faire route sur le même bâtiment que toi ; mais, pour ne pas te tourmenter d’une poursuite importune, je me cachai soigneusement à un coin de l’entrepont, dans le sac qu’une heureuse inspiration t’a porté à sauver du naufrage, afin que je te dusse encore une fois la vie.

    — Permettez, Fée aux Miettes ! il y a ici quelque chose qui m’embarrasse, et qui fait trop d’honneur à mon exactitude de fiancé pour que j’accepte vos éloges sans explication. Je ne savais point que ce bâtiment fît voile pour Greenock, et je pensais même que sa destination était ignorée de tout l’équipage.

    — Cela est possible, reprit la Fée aux Miettes, et je ne répondrais pas moi-même qu’il ne fût entré quelque erreur de sentiment dans les calculs de mon amour. Tu comprendras un peu plus tard, mon cher Michel, ces tendres surprises de la passion quand tu les auras éprouvées !

    — Je le crois, Fée aux Miettes, mais nous n’en sommes pas encore là, puisque je n’ai que vingt ans, qu’une année de plus peut vous apporter des réflexions sérieuses, et que mon cœur n’est, grâce au ciel, pas plus ouvert aux impressions de l’amour, sur cette rive inconnue, qu’il ne l’était il y a deux ans sur les grèves du mont Saint-Michel, où vous faillîtes vous engloutir, et où vous dansâtes si bien ! Mais vous, qui savez toutes choses, ne sauriez-vous pas, Fée aux Miettes, en quel endroit nous sommes si aventureusement débarqués ?

    — Si je me suis bien orientée, et tu ne saurais croire combien cela est difficile dans un sac, nous devons être tout à fait à l’est des îles Britanniques, à très peu de distance d’une ville riche et bien peuplée, où tu ne manqueras pas de moyen d’existence pour réparer la perte de tes nippes et de ton argent. Quant à moi, qui avais malheureusement payé d’avance les frais de mon passage, et qui m’estime à plus de cinquante lieues de ma petite maison de Greenock, il faut que je renonce à y rentrer jamais ! –

    Cette horrible perspective contrista si horriblement la Fée aux Miettes, qu’elle fut obligée de presser sa lèvre inférieure de ses deux grandes dents, et de toutes les jolies petites dents qui les séparaient, pour ne pas laisser échapper un soupir.

    — Voici qui tourne bien mieux que vous ne pouviez l’imaginer, dis-je gaiement à la Fée aux Miettes. Mes nippes, qui sont de peu de valeur, consistent en quelque linge que je porte dans ce havresac, et mon argent, auquel vous me faites penser, ne doit pas être sorti de cette ceinture. –

    En parlant ainsi, je la déroulai sur le sable, et il en tomba ma bourse de vingt louis d’or.

    — Prenez donc hardiment, continuai-je, et retournez sans vous fatiguer, par des voitures commodes, à votre petite maison de Greenock, pour que le faible service que j’ai voulu vous rendre deux fois en ma vie, ne reste pas imparfait. Puisque nous ne sommes pas loin d’une ville, je ne suis pas embarrassé de gagner honnêtement ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim, et je me flatte qu’il n’y a point de charpentier dans toute la Grande-Bretagne qui ne se trouve heureux de m’avoir à ce prix ; quant à cet argent, qui ne représente dans mes mains que le triste besoin des jours de paresse, il me ferait horreur si vous m’obligiez de le garder comme un avare, pendant qu’une amie dont les conseils m’ont été si utiles en a besoin. Prenez, prenez, je vous le répète, et ne vous mettez en peine de rien que du devoir d’exécuter les volontés d’un fiancé qui sera dans un an votre époux. C’est à cette marque d’obéissance, ajoutai-je avec une gravité burlesque, c’est à elle seule, Fée aux Miettes, que je puis mesurer la foi que j’ai mise en vos engagements, et dans la promesse que vous m’avez faite de vivre à notre ménage en femme soumise et respectueuse.

    — Souffre au moins, dit la Fée aux Miettes qui s’était relevée en ramassant ma bourse, et qui sautillait à l’ordinaire sur sa béquille : souffre, avant cette cruelle et dernière séparation, que je te laisse un gage de ma tendresse, dont la vue puisse adoucir ton impatience amoureuse. C’est mon portrait, poursuivit-elle, en tirant de son sein un médaillon suspendu à une chaîne. Qu’il te souvienne seulement de ne jamais l’offrir aux regards d’un homme, car je connais son funeste effet sur les cœurs ; il trouble du premier abord les raisons les plus éprouvées, et ce n’est que pour toi, mon bien-aimé, qu’il est sans danger de contracter cette folie, dont la prochaine possession de ma main te guérira. –

    J’avoue que l’heureuse confiance avec laquelle la Fée aux Miettes débitait ces sornettes, me jeta, comme à l’ordinaire, en des transports de gaîté impossibles à contenir ; mais elle était si disposée à juger d’elle avantageusement, qu’elle ne s’en aperçut que pour y prendre part, dans la pensée, comme j’imagine, que c’était la délicieuse perspective de notre union qui commençait à me faire extravaguer.

    — Regarde, regarde ce portrait, reprit-elle en me montrant le ressort qui servait à le découvrir ; regarde, je te prie, et ne t’afflige pas si la ressemblance en est un peu altérée. Il était frappant, quand il fut fait par un artiste inimitable ; mais il est probable que le temps a donné à mes traits une expression plus sérieuse ; et peut-être, si je ne me trompe, un certain air de majesté qui n’est pas moins séant à un beau visage que la grâce coquette des jeunes filles. Cependant, je ne suis pas fâchée que tu me voies telle que j’étais alors, et que tu m’en dises ton avis. –

    Je me taisais…, ou je laissais à peine échapper quelques exclamations confuses, comme les balbutiements d’un homme endormi qui se croit frappé d’une apparition…

    — Ô miracle du ciel ! m’écriai-je enfin, l’âme attachée tout entière à cette image, Dieu a plus fait en vous produisant de sa parole, ange adorable entre tous les anges, qu’en faisant éclore du chaos le reste de sa création !… Prodige de grâce et de beauté, ravissante Belkiss, où êtes-vous ?

    — Elle est devant tes yeux, répondit la Fée aux Miettes ; ne la reconnais-tu pas ?… –

    Je détachai en effet mes regards du portrait magique pour savoir si ce miracle ne s’était pas opéré ; mais je ne vis que la Fée aux Miettes, qui prenait pour elle de si bonne foi les éclats de mon admiration, qu’elle ne pouvait plus résister à l’instinct pétulant de ses inclinations dansantes, et qu’elle sautait sur elle-même avec une élasticité incroyable, comme une balle sur la raquette, mais en augmentant progressivement, et suivant une sorte d’ordre chromatique, la portée de son élan vertical, au point de me faire craindre encore qu’elle finît par ne plus redescendre.

    — Pour Dieu, Fée aux Miettes, lui dis-je en imposant fermement mes deux mains sur ses épaules, afin de la retenir au bond, ne vous obstinez donc pas à faire des tours de force pareils, si vous ne voulez vous estropier de manière à ne jamais vous trouver au rendez-vous nuptial !

    — Oh ! j’y serai, j’y serai, j’y serai, dit la Fée aux Miettes en me narguant de sa béquille. Tu verras comme j’y serai !… –

    Cependant, je ne l’écoutais plus, je ne la voyais plus. Je ne voyais, je n’entendais que ce portrait de femme qui parlait pour la première fois à un sens de mon âme, nouvellement révélé. Je ne sais comment cela se faisait, mais j’éprouvais que le sentiment même de ma vie venait de se transformer en quelque chose qui n’était plus moi, et qui m’était plus cher que moi ?… Ce n’était pas une femme comme je l’avais comprise ; ce n’était pas non plus une divinité, comme je l’avais imaginée. C’était cette divinité, revêtue d’un extérieur où elle daignait s’assortir à la faiblesse de mes organes, sous des apparences qui troublent sans faire tout à fait mourir. C’était cette femme radieuse d’une expression indéfinissable, et dont la vue comblait mon cœur d’une félicité plus achevée et plus parfaite que toutes les félicités fantastiques de l’imagination. Et je me perdais dans cette contemplation, comme le dévot extatique pour qui le ciel des mystères vient de s’ouvrir.

    Tout à coup une de mes mains faisant tomber un peu d’ombre sur le médaillon, du côté d’où provenait la lumière du soleil, je m’aperçus que les pierres qui le bordaient jetaient une petite clarté qui leur était propre, et qui tremblait dans mes doigts, à la manière de ces lueurs phosphoriques dont on voit scintiller le feu bleuâtre sur les anneaux du ver luisant. Cela me rappela les escarboucles dont les anciens et les voyageurs ont si souvent parlé, et je m’avisai que ce médaillon devait être une chose fort précieuse, d’autant plus que je reconnus à l’instant qu’il était d’or pur. Cette idée me tira de la préoccupation passionnée où j’étais plongé, et ramena mon esprit à la Fée aux Miettes, sans distraire entièrement mes regards de l’image délicieuse de Belkiss.

    — Sur ma foi de chrétien, Fée aux Miettes, pour une femme intelligente, savante, prudente, et en qui l’âge au moins n’a pas manqué à l’expérience, il faut que vous ayez été bien maladroitement chanceuse dans toutes vos aventures, puisque vous voilà pauvre et mendiante, depuis je ne sais combien d’années, avec un médaillon que le lapidaire du roi ne pourrait certainement pas payer, mais sur lequel il vous aurait fondé de belles rentes qui vous donneraient maison de ville, maison de campagne, un carrosse à quatre chevaux, et huit laquais galonnés sur toutes les coutures. Hâtez-vous donc de me reprendre, non pas ce portrait qui m’est plus précieux que la vie, mais ce médaillon qui vaut intrinsèquement mieux que votre maison de Greenock, même quand on vous rendrait l’arsenal et la ville avec ! –

    La Fée aux Miettes ne répondant pas à cette allocution, je la cherchai des yeux à mes côtés, et je vis qu’elle était à plus de deux cents pas au détour que faisait la grève, tant j’avais été absorbé longtemps dans mes réflexions, ou tant la Fée aux Miettes allait vite quand elle était pressée. Je me pris sur-le-champ à courir de toutes mes forces, en l’appelant à grands cris, mais elle avait déjà disparu. Le besoin de me défaire le plus tôt possible d’un trésor dont elle ne connaissait pas le prix, me donnait des ailes aux talons, et je ne doutais pas de la rejoindre à l’instant, lorsqu’en arrivant à un autre angle de la côte d’où l’on découvrait plus de demi-lieue d’étendue, je l’aperçus tout au sommet d’une petite montée qui fermait fort nettement l’horizon, et sur laquelle elle sautillait, la béquille en arrêt d’une main, l’autre bras étendu en balancier, et la jupe arrondie au vent, comme vous avez vu, sur la corde des marionnettes, la gracieuse Pretty, l’objet des passions illégitimes de Master Punck. J’aurais eu beau crier pour la retenir, mais je précipitai cette fois ma course avec tant d’impétuosité qu’un de nos bons chevaux de Normandie aurait eu peine à me suivre, et que je me réjouissais de tomber à ses côtés comme une bombe à la première descente, quand je me trouvai au-dessus d’une route d’une lieue en ligne droite qui était terminée au point où ses deux parallèles allaient se rejoindre, en vertu de la perspective et en dépit de la géométrie, par une petite figure toute blanche, si preste, si leste et si modeste qu’on n’en vit jamais de plus avenante, et qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à la Fée aux Miettes, regardée par le grand verre d’une lorgnette d’opéra.

    Là je m’assis d’accablement, en calculant que, dans la même progression, la Fée aux Miettes se retrouverait nécessairement derrière moi avant que j’eusse parcouru la circonférence de la terre, et en me consolant, dans l’intérêt de cette pauvre femme, par la pensée qu’un bijou si rare, et si longtemps exposé à tant de hasards, fût au moins tombé dans des mains fidèles.

    — Je ne suis pas en peine, dis-je, de lui faire parvenir sûrement ce médaillon à Greenock, avec une lettre où je lui en expliquerai la valeur, puisque ce genre de connaissances paraît être le seul qui ait échappé à l’immense étendue de son esprit.

    Quant au portrait qu’elle m’a donné, je le garderai, si elle le permet !… — S’il faut y renoncer, ajoutai-je les yeux collés sur le cristal, les lèvres tremblantes, et le cœur gonflé, s’il faut y renoncer, je mourrai !… –

    Je ne cessai de contempler le portrait de Belkiss jusqu’à la ville que la Fée aux Miettes m’avait annoncée, et comme elle m’avait appris que nous étions dans les îles britanniques, je me proposais de m’informer en anglais à la première personne qui se rencontrerait sur ma route de l’endroit où j’arrivais. Ce fut une jolie petite fille, toute roulée, à cause du froid, dans un plaid quadrillé, et qui regagnait le pays sur des jambes aussi blanches qu’ivoire, en piétinant comme un oiseau de rivage.

    — By God, me dit-elle en me frappant légèrement du bout de son plaid, comme pour me punir d’une plaisanterie de mauvais goût, il faut, beau charpentier, que mistress Speaker n’ait pas mis aujourd’hui d’eau dans votre vin, ou que l’honnête Finewood, votre maître, vous ait régalé lui-même d’un peu plus d’ale que de coutume, pour que vous ayez oublié le nom de votre petite Folly Girlfree.

    — Ce n’était pas cela que je vous demandais, Folly, répondis-je en riant à cette méprise de ressemblance ; c’est le nom de cette ville où nous entrons ensemble, et que j’ai oublié, je ne sais comment, quoique je n’aie bu aujourd’hui ni le vin de mistress Speaker, ni l’ale de l’honnête Finewood, mais une eau maussade et salée qui m’a peut-être troublé la mémoire…

    — Le nom de Greenock ! s’écria Folly en arrêtant sur moi ses deux yeux ronds et noirs. Vous êtes donc fou, mon ami !

    — Greenock, dites-vous !… serait-ce là Greenock !… –

     

    Et au chemin que la Fée aux Miettes m’avait fait faire, je me doutais bien que j’avais gagné beaucoup de terrain. – Mais cent cinquante lieues, c’était un peu fort.

     

    XII.

    Où il est traité pour la première fois de la cérémonie du mariage légal chez les chiens civilisés.

    Comme le soleil était déjà très bas quand j’arrivai à Greenock, je ne jugeai pas à propos de me présenter ce jour-là chez ce maître Finewood dont m’avait parlé Folly, et j’allai demander un asile pour la nuit dans la première auberge qui se trouva sur mon chemin, car il me restait quelques petites pièces de monnaie qui n’étaient pas entrées dans le compte net de mes épargnes. Je tombai justement chez cette mistress Speaker dont je venais d’apprendre le nom, et qui, probablement trompée ainsi que Folly par une ressemblance singulière m’accueillit d’une voix éclatante, avec de grandes, éloquentes et prolixes démonstrations d’amitié.

    — Cependant, mon cher enfant, me dit-elle, je ne peux te rendre ce soir ni ta chambre, ni ton lit, la maison étant occupée de fond en comble par la noce du bailli de l’île de Man, et je ne saurais t’offrir que ce pailler où couchent ordinairement les deux dogues de la maison qui sont aujourd’hui de fête. – Comme j’étais plus pressé de me reposer que de soutenir conversation avec mistress Speaker, dont le flux de paroles menaçait de ne pas tarir, je me hâtai de rompre un morceau de pain, arrosé d’un verre de small-beer, et de gagner la couche coutumière de ces deux chiens de bonne humeur qui avaient eu la complaisance très grande de choisir le jour précis de mon arrivée à Greenock pour se mettre en frairie.

    Mais, à peine étendu sur la paille, je m’aperçus, à mon grand déplaisir, que le lieu de réunion où s’étaient rendus les principaux locataires de mon appartement ne pouvait pas être fort éloigné, tant mon oreille fut assourdie d’un mélange confus de hurlements, de jappements, d’abois, de grognements, de grondements, de pioulements, de murmures, pris dans toute l’échelle de la mélopée canine, depuis la basse ronflante du mâtin de basse-cour jusqu’à l’aigre fausset du roquet, et qui formait certainement le morceau d’ensemble le plus extraordinaire dont il ait jamais été question en musique.

    Mes yeux n’ayant pu se fermer de la première moitié de la nuit, je ne fus réellement pas fâché d’être distrait de mon impatience et de mon insomnie par la noce du bailli de l’île de Man, qui passait solennellement de la salle du festin à la salle du bal, et qui traversait pour s’y rendre le vestibule sous lequel j’étais couché. Le tintamarre épouvantable qui m’avait incommodé jusque-là s’était changé d’ailleurs en une sorte de glapissement doux et presque mélodieux, qui n’était pas modulé sans coquetterie. Je m’assis sur ma paille pour considérer ce spectacle, et vous serez d’accord, monsieur, qu’il valait la peine d’être vu !… C’était, en vérité, une société galante et choisie, mais composée de simples chiens, différents seulement de tailles et d’espèces, et remarquables, à l’envi les uns des autres, par la politesse recherchée de leurs manières et par le goût exquis de leur toilette, la crinière retapée dans le dernier genre, la moustache troussée et cirée à l’espagnole, l’épée horizontale, l’habit leste et pincé, le chapeau sous le bras gauche, et la main droite à leurs dames, avec toute la bienséance requise. Jamais je n’avais vu tant de rubans, de paillettes et de galons ! Il me sembla reconnaître même les deux dogues de mistress Speaker, au regard profondément dédaigneux qu’ils laissèrent tomber sur moi, en passant devant le chenil qu’ils avaient occupé la veille.

    Quand le cortège eut défilé tout entier, je me recouchai en méditant sur les bizarreries de la nature, qui a répandu des variétés si incroyables dans l’œuvre de la création ; car, bien que j’eusse entendu souvent parler de cette race d’hommes cynocéphales dont il est fait mention dans Hérodote, Aristote, Ælien, Plutarque, Pline, Strabon, et une multitude d’autres auteurs dont la sagesse, l’expérience et la sincérité ne sauraient être révoquées en doute, je n’y avais pas eu trop de foi jusqu’à ce jour, et je n’aurai jamais soupçonné surtout qu’elle eût jeté, près de l’embouchure de la Clyde, une colonie douée d’une aptitude si soudaine aux perfectionnements les plus raffinés de la civilisation. Aussi avais-je peine à me persuader à mon réveil que je n’eusse pas fait un songe, et que ce ne fût pas la Fée aux Miettes qui se divertissait, dans je ne sais quel dessein, et au moyen peut-être de je ne sais quel secret qu’elle avait rapporté de ses voyages, à infatuer mon esprit de ces visions fantasques. Cette pensée m’absorba tellement que je commençai à douter de ce qui m’était arrivé depuis deux jours, et que j’eus peur de chercher inutilement sur mon sein le portrait enchanteur auquel j’avais dû la veille des extases si délicieuses.

    — Hélas ! dis-je en moi-même, toute ma vie n’est que chimères et caprices, depuis que la Fée aux Miettes s’en mêle, probablement pour mon bien, et tout ce qui me survient d’impressions heureuses comme d’illusions grotesques, n’est sans doute qu’un jeu de ses fantaisies. Je n’ai peut-être jamais vu le portrait de Belkiss ! –

    Au même instant, je portai machinalement la main sur le médaillon ; le ressort s’ouvrit, je crois, sans que je l’eusse touché, et Belkiss m’apparut plus belle encore que la veille.

    — Dieu soit loué ! m’écriai-je en me précipitant à genoux devant cette image vivante, car elle parlait à mon âme par une voix mystérieuse, et le céleste sourire de ses lèvres et de son regard répondait à ma pensée avec une expression si fidèle que j’aurais craint de le troubler par une émotion inquiète… –

     

    — Dieu soit loué, Belkiss ! je n’avais pas tout rêvé… –

    XIII.

    Comme quoi Michel fut aimé d’une grisette et amoureux d’un portrait en miniature.

    Je ne manquai pas de me trouver à l’ouverture du chantier de maître Finewood ; et comme j’étais accoutumé à me présenter partout sous les auspices de la Fée aux Miettes, je crus que son nom me serait de meilleure recommandation que jamais, dans un pays où elle devait être connue au moins par tradition.

    — Qu’est-ce donc que la Fée aux Miettes ? s’écria maître Finewood les mains sur les côtés, et où diable avez-vous été élevé, si vous êtes Écossais, comme je le pense, car vous parlez la langue du pays mieux qu’un Hume ou un Smolett ? Nous ne connaissons de fée à Greenock, au moins entre nous autres charpentiers, mon enfant, que l’industrie et la patience, avec lesquelles on vient à bout de tout, moyennant la grâce de Dieu, notre souverain maître. Cependant, continua-t-il en parlant à sa femme et à ses filles, la figure de ce garçon me revient ; je ne sais où je l’ai rêvé, et pourquoi il m’est avis qu’il portera bonheur à ma maison. Il faudra le voir tantôt à la besogne, car c’est la véritable épreuve de l’ouvrier, et s’il est capable et laborieux, comme le témoignent ses certificats, qui sont réellement des meilleurs que j’aie vus, nous ne serons pas arrêtés par quelques fantaisies joviales et folâtres qui sont de l’âge et de l’état. Allez donc vous essayer, monsieur le protégé des fées ! je vous trouverai au travail. –

    Là-dessus il me serra cordialement la main, et mistress Finewood me sourit avec une expression de touchante bienveillance qui se reproduisit de la manière la plus gracieuse sur le joli visage des six charmantes filles dont elle était entourée.

    Encouragé par cet accueil, je me mis donc de bon cœur à montrer mon savoir-faire aux maîtres ouvriers, qui jugèrent du premier abord que j’étais propre aux opérations les plus difficiles et les plus compliquées de la profession. – Il est probable, pensai-je intérieurement alors, en tirant mes lignes et prenant mes mesures, que la Fée aux Miettes s’est effacée de la mémoire des habitants de Greenock, pendant le cours de sa longue absence, et qu’elle n’y a pas encore été remarquée depuis son retour, quoiqu’elle ait dû y arriver de bonne heure au train qu’elle allait. –

    J’avais été si âpre à mon ouvrage que je ne m’aperçus qu’en finissant que maître Finewood était là depuis longtemps à m’observer.

    — Courage, mon brave, dit-il en me frappant sur l’épaule, avec un air tout riant ; vous avez fait montre aujourd’hui de tant de goût et d’habileté qu’on imaginerait volontiers que vous avez quelque fée dans votre manche, s’il était vrai que les fées se mêlassent encore de nos affaires. – Puis, se retournant du côté des ouvriers : — Holà ho, vous autres, éclaircissez-moi d’un doute ? Auriez-vous entendu parler à Greenock de la noble patronne de ce gentil compagnon, parmi les bonnes et notables dames du pays ? C’est, s’il faut l’en croire, une naine de deux pieds et demi, de quelques centaines d’années, et nommée la Fée aux Miettes, qui parle toutes les langues, qui professe toutes les sciences, et qui danse dans la dernière perfection. –

    Pendant qu’il disait ceci, le mouvement de toutes les scies était suspendu, toutes les haches étaient restées immobiles, et toutes les cognées muettes. Après un moment de silence, mes nombreux camarades répondirent par un éclat de rire tellement unanime qu’il était impossible d’y distinguer la moindre modulation ou la moindre dissonance. C’était le tutti le plus plein, le plus compact et le plus simultané qu’il soit possible d’ouïr ; et à dire vrai, j’en fus presque aussi assourdi que mortifié.

    À compter de ce moment, je pris le ferme dessein de ne plus parler de la Fée aux Miettes, d’autant qu’il me semblait réellement assez difficile d’en donner une idée avantageuse aux gens qui ne la connaissaient pas ; mais j’avoue que cette expansion de gaieté m’inspira peu de penchant pour les ouvriers qui se l’étaient permise aux dépens de la seule amie que je me fusse connue au monde, et qu’elle jeta depuis dans mes rapports avec eux une sorte de froideur et de malaise qui ne fut pas favorable à la réputation de mon jugement et de mon esprit. Je les surprenais souvent à se frapper le front du doigt en me regardant, avec des signes d’une pitié dédaigneuse, comme pour se faire entendre les uns aux autres que maître Finewood ne s’était pas trompé, le jour de mon arrivée, en me croyant travaillé de quelque sotte manie.

    Quoi qu’il en soit, je m’étais tellement distingué par mon assiduité et mon aptitude au travail, dès les premières semaines, que maître Finewood m’avait plus en gré qu’aucun de ses autres ouvriers, et qu’il me tenait presque au même rang, dans son affection, que ses six garçons et ses six filles. Mon inclination à la solitude et à la méditation, lorsque je ne travaillais pas, ne lui paraissait plus qu’une disposition naturelle de mon caractère, et il ne s’en inquiétait point.

    — Que voulez-vous ? disait-il, c’est son plaisir, à lui, d’être seul, et de rêver au bord de la mer, plutôt que de passer les jours de fête à faire sauter des bouchons d’ale, ou que de faire danser, dans le bal des charpentiers, Folly Girlfree et d’autres évaporées de la même espèce. Il n’y a peut-être pas grand mal à cela, car je suis bien trompé si un honnête homme n’apprend, dans la société des buveurs et dans celle des grey gowns, plus de mauvaises choses que de bonnes !… –

    Je ne pensais guère à ces plaisirs ! Il n’y en avait plus qu’un pour mon cœur, celui de contempler ma chère Belkiss et de converser avec elle, car je vous ai dit qu’il s’était formé entre son portrait et moi une espèce d’intelligence merveilleuse qui suppléait à la parole, avec plus de mouvement, de rapidité, d’entraînement peut-être, comme si la plus légère des impressions de ma pensée allait se refléter, par je ne sais quelle puissance, dans ces linéaments immobiles, dans ces couleurs fixées par le pinceau, et mettre en jeu sur l’émail une âme qui m’entendait. À peine étions-nous seuls, Belkiss et moi, que cette conversation imaginaire s’établissait entre nous, et durait pendant des heures délicieuses, variées par toutes ces alternatives de la crainte et de l’espérance qui font la douleur et la joie des amants. Si je paraissais épouvanté de la distance qui nous séparait, et de l’impossibilité de la franchir jamais, on aurait dit que Belkiss voulût me rassurer par un sourire. Si je désespérais de réaliser le bonheur que j’aspirais dans ses regards, on aurait dit qu’elle compatissait à mes souffrances par une larme ; et jamais je ne me séparais d’elle quand j’y étais forcé, que l’expression de sa physionomie tout entière ne me laissât un sentiment de consolation inexprimable, plus vif que toutes les extases de la vie. – Un jour, un seul jour, le désordre de ma passion m’avait emporté si loin, et Belkiss semblait y céder elle-même par une si invincible sympathie, que mes lèvres se rapprochèrent en frémissant du médaillon, tandis qu’un prestige dont le délire de l’amour peut seul expliquer le mystère prêtait à l’image animée le mouvement et les proportions de la nature, et me la montrait émue, agitée, palpitante, prête à s’élancer pour joindre ses lèvres aux miennes, hors de son cercle d’or et de son auréole de diamants. Je sentis que la chaleur de son baiser versait des torrents de flammes dans mes veines, et que ma vie défaillait à ma félicité. Ma poitrine se gonfla comme si elle était près d’éclater, ma vue se voila d’un nuage de sang et de feu, mon âme se réfugia sur ma bouche, et je perdis connaissance en prononçant, en balbutiant le nom de Belkiss.

    Le hasard, ou une rencontre plus naturelle, faisait que Folly Girlfree se trouvait là, au moment où ce nom adoré expirait avec ma voix, avec ma dernière pensée, avec le désir et le besoin de mourir dans cette volupté suprême. Folly, qui valait qu’on l’aimât, parce qu’elle était effectivement la plus gentille des petites robes grises de Greenock, Folly, la bizarre Folly s’était piquée de se faire aimer de moi, sans doute parce que l’austérité de mes mœurs solitaires avait agacé sa vanité de jeune fille ; et il était rare que je me recueillisse dans un endroit si écarté que Folly n’y vînt apparaître comme par hasard et sans être attendue, au creux de quelques rochers fendus par le temps, ou au débouché d’un massif de bouleaux, avec sa jolie toilette calédonienne, sa tournure de sylphide, sa gentillesse fantastique, et sa gaieté éveillée.

    — Par l’honnête mère qui m’a engendrée, disait-elle alors en levant les mains vers le ciel, c’est donc vous, Michel, que je verrai partout ! Il faut que vous soyez bien subtil à vous retrouver au-devant de mes pas, car je vous évite, pour moi, avec autant de soin qu’une pauvre colombe le milan qu’elle a vu tourner sur son nid ! C’est une grande misère à une jeune femme de bien qui n’a que son innocence, ajoutait-elle en portant ses dix jolis doigts à ses yeux comme si elle avait pleuré, de ne pouvoir jamais se dérober à la malice et aux embûches des séducteurs.

    — Hélas, ma chère Folly, lui répondais-je d’ordinaire, je conviens que cette circonstance se renouvelle assez souvent pour vous causer quelque surprise, mais je puis attester sur vos beaux yeux noirs que ma volonté n’y est pour rien, et que je comprends au contraire assez le danger de vous voir pour me tenir loin de votre chemin, si je savais où vous devez passer, car mon cœur est engagé dans un lien qui m’est plus précieux que la vie, et qui lui défend d’être jamais à vous.

    Le jour dont je parle, mon émotion m’entraîna plus loin que ne le permettaient la discrétion et la prudence, et j’ajoutai, dans le transport auquel j’obéissais encore : — Non, Folly ! jamais à vous, jamais à une autre qu’à la divine princesse Belkiss.

    Comme j’avais évité de tourner ma vue sur Folly, après lui avoir fait connaître d’une manière si positive l’obstacle invincible qui s’opposait au succès de ses vœux, et que son profond silence me faisait craindre qu’elle ne cédât tout à fait à son désespoir, je courus à elle pour lui donner quelque consolation, et je la trouvai en effet dans un état qui m’alarma au premier coup d’œil, mais sur lequel je fus bientôt tranquillisé à ma grande humiliation, quand je m’aperçus qu’elle se pâmait de rire. Cependant, cette convulsion de joie délirante et d’éclats étouffés menaçant réellement de la suffoquer, je m’empressais à lui porter du secours, lorsqu’étendant sa main vers moi, et reprenant un peu haleine :

    — Assez, assez, me dit-elle ; je me remettrai toute seule ; mais pour Dieu ! Michel ! ne me dites plus rien, si vous ne voulez que je meure !

    Alors, je m’éloignai en me demandant à moi-même, si je n’avais pas donné quelque juste prétexte à sa folie, et si la passion qui me dominait n’était pas mille fois plus insensée encore. Je ne me rassurai entièrement qu’en revenant au portrait de Belkiss, dont la douce et riante sérénité, plus pure que de coutume, éclaircissait tous mes soucis et calmait toutes mes douleurs.

    Cette anecdote circula bientôt parmi les filles de Greenock, avec toutes les circonstances comiques que pouvait y ajouter la maligne jalousie de Folly, et passa rapidement des petites robes grises aux ouvriers de bon air qui étaient peu disposés à me vouloir du bien, parce qu’ils prenaient mal à propos ma timidité sauvage pour de l’insouciance ou du dédain. Quelques jours après, je ne passais plus dans les groupes joyeux des fêtes et des dimanches, quand le caprice de mes promenades errantes me faisait tomber au milieu d’eux, sans entendre murmurer à mes oreilles :

    — Oh ! ne troublez pas les méditations de Michel, du plus sage et du plus savant des charpentiers de Renfrew ! Si vous le voyez ainsi refrogné et absorbé dans ses pensées, c’est qu’il rêve incessamment à la princesse Belkiss dont il est le galant, et qu’il emporte suspendue à cette belle chaîne dans une boîte de laiton !

    — La princesse Belkiss, disait une matoise plus impertinente que les autres, qui sortait de la bande, en frottant lestement l’index de sa main droite sur celui de sa main gauche en signe de mépris ; la princesse Belkiss, vraiment, n’est pas faite pour les charpentiers ! Il l’épousera, si Dieu permet, quand il aura trouvé le trèfle à quatre feuilles ou la mandragore qui chante !

    Les hommes ne disaient rien, car ils savaient que je n’aurais pas subi une insulte ; mais ils riaient à leurs maîtresses, et je me hâtais de passer assez confus, parce que ces plaisanteries n’étaient pas au fond dépourvues de bon sens.

    La nouvelle de ma passion arriva dans le chantier, mais j’y étais aimé, et l’on ne se serait pas avisé d’ailleurs d’y badiner à mes dépens. Un soir que maître Finewood avait à se louer de quelque pièce de travail que j’avais exécutée pour lui :

    — Ô mon pauvre Michel, dit-il, en me prenant la tête aux deux mains, tu es un si honnête jeune homme et un si digne ouvrier, que je regretterai jusqu’à mon dernier jour de n’avoir pu faire assez en ta faveur, et que je me le reprocherais à l’égal des plus noires ingratitudes, si ton esprit singulier ne s’était opposé à mes bonnes intentions. Je t’aurais voulu pour gendre, et pour le principal héritier de mon riche établissement ; et tu sais que j’ai six filles, dont trois sont plus blanches que les lis, et trois plus vermeilles que les roses. Il n’y a pas un laird d’Écosse qui n’eût été enchanté de mener la moindre des six à l’autel, et je t’aurais donné le choix. Pourquoi faut-il que tu sois amoureux comme un fou, pardonne-moi le mot, d’une princesse Belkiss qui était, sans doute, une fort honorable personne, puisqu’elle refusa la main du grand roi Salomon, s’il ne commençait par répudier ses sept cents femmes et ses trois cents concubines, ainsi que le rapporte le Talmud, au témoignage de mon voisin Jonathas le changeur ; mais qui, si elle vivait encore et s’il lui restait des dents, en porterait de telles, j’imagine, qu’elles dépasseraient d’un pouce au moins la longueur de son menton !…

    — Croyez-vous, lui répondis-je, que c’est ainsi que serait aujourd’hui Belkiss ?

    — Et qui en doute ? répliqua gaiement maître Finewood.

    — Adorable Belkiss, m’écriai-je, en pressant le médaillon sur mes lèvres sans l’ouvrir, vous m’êtes témoin que rien ne peut effacer de mon cœur les engagements que j’ai pris envers vous, et que j’ai préféré le bonheur de vous appartenir sans espérance aux avantages les plus doux et les plus séduisants qui puissent flatter un homme de ma condition !

     

    Maître Finewood était si consterné, qu’il ne s’aperçut pas de mon départ, et je me retirai dans la pensée qu’il était temps de quitter Greenock, où mes extravagantes amours deviendraient de plus en plus un objet de douleur pour mes amis, et de dérision pour tout le monde.

     

    XIV.

    Comment Michel traduisait l’hébreu à la première vue, et comment on fait des louis d’or avec des deniers, pourvu qu’il y en ait assez ; plus, la description d’un vaisseau de nouvelle invention, et des recherches curieuses sur la civilisation des chiens danois.

    Comme je rentrais chez moi, je vis la foule assemblée devant une grande affiche qui portait en guise de vignette l’image d’un vaisseau fort bizarre pour le gréement et la voilure, et qui était imprimée en lettres si extraordinaires que les plus savants n’avaient jamais rien vu de pareil. — Parbleu, maître Michel, vous qui n’ignorez de rien, me dit un des ouvriers que Folly Girlfree avait égayés à mes dépens les jours précédents, voici une belle occasion de nous montrer votre science ; et c’est à faire à vous de nous expliquer cet effroyable grimoire auquel tous les docteurs du pays perdent leur latin ! – En parlant ainsi, on me poussait au pied du placard avec de mordantes railleries qui me faisaient réfléchir péniblement sur mon ignorance, mais je me rassurai promptement en m’apercevant que ce n’était que de l’hébreu, dont la Fée aux Miettes m’avait fait prendre quelque connaissance, du temps où elle dirigeait mes études.

    « Par la grâce de Dieu tout-puissant qui s’assied au-dessus du soleil et de la lune, » dis-je alors, car je lisais plus couramment cette langue que je ne m’en serais cru capable : –

     

    » À la garde de ses brillantes étoiles, et sous la protection des saints anges qui couvrent de leurs ailes le commerce de la mer, les mariniers, les charpentiers et les marchands de Greenock sont avertis du départ du grand vaisseau la Reine de Saba, qui fera voile après-demain, jour de Saint-Michel, prince de la lumière créée et bien aimé du seigneur souverain de toutes choses, hors de ce port d’élite et de salut, qui brille au front des îles de l’océan comme une perle très choisie. »

     

    — Le grand vaisseau la Reine de Saba vient en effet d’entrer dans le port, reprit l’ouvrier d’un air plus réfléchi.

    — Mes amis, continuai-je en leur adressant la parole, il ne faut pas vous étonner que le capitaine de ce bâtiment s’adresse à vous dans sa langue, probablement parce qu’il ne sait pas la nôtre, comme cela pourrait nous arriver à tous si nous venions à mouiller dans un port inconnu ; ou bien, parce qu’en abordant sur des plages chrétiennes, il n’a pas supposé qu’elle fût ignorée des docteurs de notre sainte loi, que vous n’avez pas encore pris le temps de consulter. La langue dans laquelle cette affiche est écrite est celle de la divine écriture.

    — Est-il vrai ? dirent les ouvriers, en se regardant les uns les autres, et en se croisant les bras.

    Je poursuivis ma lecture :

     

    « La Reine de Saba est frétée pour l’île d’Arrachieh dans le grand désert libyque, où elle parviendra, si Dieu ne l’a autrement résolu dans les desseins impénétrables de sa sagesse, devant laquelle l’univers entier est un faible atome, par les canaux souterrains qu’a ouverts à un petit nombre de navigateurs choisis la puissante main de la très sage Belkiss, souveraine de tous les royaumes inconnus de l’Orient et du Midi, héritière de l’anneau, du sceptre et de la couronne de Salomon, et l’unique diamant du monde. Que sa gloire soit éternelle, comme sa jeunesse et sa beauté !

     

    — Belkiss ! dit une voix étouffée qui paraissait venir de loin.

    — Belkiss ! répétai-je en moi-même avec surprise ; car il y avait dans le rapprochement de ce nom et de celui qui occupait ordinairement mes pensées je ne sais quel mystère sous lequel ma raison fut un instant anéantie.

    — Belkiss ! s’écria enfin Folly Girlfree, qui avait réussi à se faire jour à travers les spectateurs, vous voyez bien que le malheureux retombe dans sa folie !

    Au même instant se leva à mes pieds un vieux petit juif, que je n’avais pas encore aperçu jusque-là, tant il était modestement accroupi dans ses haillons ; et, collant contre le tableau sa figure amincie et macérée par l’âge, et sa longue barbe d’un blanc d’argent, aiguisée en alène, comme si elle avait été affilée à la lime et au polissoir :

    — Il y a Belkiss, répondit-il en allongeant sur le mot un doigt décharné, plus pâle que celui des squelettes blanchis qui sautillent, au branlement des armoires, sur leurs faux muscles de laiton, dans les cabinets d’anatomie : –

    Il y a Belkiss vraiment, et ce jeune homme traduit l’hébreu aussi nettement qu’un massorète !…

    Je me retirai alors avec respect pour qu’il achevât.

     

    « Le trajet, dit-il, ne durera que trois jours, et les passagers ne payeront que vingt guinées. Fête perpétuelle au Seigneur dans les hauteurs de sa puissance ! »

     

    — Un trajet de trois jours d’ici au grand désert libyque, murmurait le peuple en se retirant ! – un voyage de mer dans des canaux souterrains ! Voyez-vous ce charlatan de corsaire qui cherche à nous soutirer vingt guinées, et à nous enlever nos ouvriers et nos enfants !

    — Qu’il a peut-être déjà vendus d’avance aux chiens de l’île de Man, grommelait une vieille femme toute cassée. Maudit qui te donnerait vingt schellings, damné de juif !…

    — Pour naviguer sur un vaisseau de la princesse Belkiss ! ajoutait Folly indignée…

    — Belkiss, Belkiss ?… répétais-je intérieurement en m’écartant, seul et pensif, de la cohue qui commençait à se dissiper. – Cette ressemblance de nom n’a rien d’extraordinaire. C’est ainsi qu’on appelait, dit-on, la reine de Saba ; et les orientaux, plus fidèles que nous aux traditions antiques, sont coutumiers de perpétuer la mémoire des souverains sous lesquels ils ont joui de quelque bonheur ou de quelque gloire. – Mais si cette princesse Belkiss était celle qui a recueilli dans l’île fantastique dont me parlait Mathieu, l’oncle et le père que je pleure, ne serait-ce pas un devoir sacré pour moi de courir à leur recherche, tant que l’expérience d’une nouvelle misère ne m’aurait pas détrompé ? – Oh ! si j’avais seulement le temps de vendre mes livres, mes collections, mes instruments de mathématiques ! Mais quand tout cela vaudrait vingt guinées, il me faudrait six mois pour en retirer la moitié !… – Et c’est après-demain !

    Je mis la main dans ma poche, mais je n’avais qu’une guinée en monnaie.

    J’allai dormir, si je ne dormais, car pour dire la vérité, monsieur, mes impressions de la veille et du sommeil se sont quelquefois confondues, et je ne me suis jamais fort inquiété de les démêler, parce que je ne saurais décider au juste quelles sont les plus raisonnables et les meilleures. J’imagine seulement qu’à la fin, cela revient à peu près au même.

    Le lendemain, j’arrivai triste au chantier, soit que l’idée de ce voyage me préoccupât, soit peut-être parce que je n’avais jamais travaillé la veille de la fête de mon patron, jour auquel commençait mon pèlerinage, et qui ne revient guère comme aujourd’hui, sans me rappeler ma pointe à coques, ma large résille, les grèves inconstantes du mont Saint-Michel dans le péril de la mer, et surtout les bons enseignements et les conversations instructives de la Fée aux Miettes.

    Ma mélancolie fut remarquée d’abord par maître Finewood, dont j’étais aimé comme d’un autre oncle ou d’un autre père. — Écoute, Michel, me dit-il, je ne suppose pas que tu veuilles t’embarquer sur le vaisseau la Reine de Saba, qui doit te rappeler assez désagréablement ton bâtiment de Granville, et un horrible naufrage auquel tu as seul échappé, puisqu’on n’a jamais pu retrouver la Fée aux Miettes, probablement rendue depuis longtemps à son peuple de sorciers et de lutins. Ce voyage ne me promettrait rien de bon pour toi, la princesse Belkiss dont tu t’es amouraché, je ne sais comment, ne me paraissant guère plus capable que la Fée aux Miettes de te prêter une protection assurée contre une nouvelle tempête ; mais il en sera d’ailleurs ce que tu voudras, et l’intérêt que j’ai à te conserver dans mon chantier ne me fera pas mettre d’obstacle aux félicités que tu te promets. Ce que je voulais te dire aujourd’hui, c’est qu’à ton refus, mon enfant, je marie demain mes six filles, et que ta vue me ferait du mal ce soir au festin de leurs noces, parce que je me rappellerais en dépit de moi que j’espérais t’y voir à un autre titre, car tu es aussi près qu’elles-mêmes du cœur de maître Finewood. Promets-moi donc, Michel, d’aller passer la soirée chez mistress Speaker, à l’enseigne de Calédonie, et d’y souper en mon honneur d’une bonne gélinotte à l’estragon, et d’une fine bouteille de vin de Porto. Je sais bien que tu ne dois pas avoir beaucoup d’argent, car tu dépenses tes bénéfices en aumônes et en livres, et tu ne demandes jamais. Viens donc, que nous comptions ensemble… –

    — Vous me devez, maître, lui dis-je en étendant la main, plein tout cela de plaks ou de bawbies, c’est-à-dire une vingtaine de ces pièces que nous appelons en France des deniers, et que nous laissons tomber en écartant nos doigts à plaisir, pour qu’il reste quelque chose à ramasser aux pauvres. – Et si c’était aussi bien des guinées, l’amitié fidèle et dévouée que je ressens pour vous ne m’empêcherait pas de courir sur le vaisseau de Belkiss à la recherche de mon père !…

    Pendant ce temps-là, maître Finewood alignait des chiffres sur sa longue planche d’ardoise, et ce n’était jamais que des plaks et des bawbies.

    — Ceci est merveilleux ! dit-il ; de quelque côté que je retourne cette malheureuse addition, j’y trouve toujours vingt guinées ! Ce n’est pas que le prix me déplaise, car je t’en dois trois fois plus pour tes bons services, mais on n’a jamais fait vingt guinées avec une colonne de plaks et de bawbies, à moins qu’elle ne fût aussi élevée que celle de maître Christophe Wren !

    — Cela n’est pas possible en effet ! m’écriai-je en saisissant la craie pour vérifier son calcul ; mais il était parfaitement exact, sauf une petite erreur que je ne voulus pas rectifier, parce qu’elle était, je crois, d’un demi-plak à l’avantage de mon maître.

    — Voilà tes vingt guinées, me dit maître Finewood en m’embrassant ; et je devine trop l’usage que tu en vas faire. Puisse au moins la bonté de Dieu ne t’abandonner jamais dans tes entreprises !

    Ensuite il s’éloigna en essuyant quelques larmes auxquelles les miennes répondaient.

    Une demi-heure après, j’étais au port, et j’avais payé mon passage sur le grand vaisseau la Reine de Saba, qui était, suivant la promesse de l’affiche, ce qu’on a vu de plus extraordinaire en construction pour l’usage de la mer. Vingt-quatre cheminées comme celles des steam-boats, mais d’une proportion incomparablement plus grande, garnissaient chacun des deux flancs de son immense carène, et semblaient destinées à faire mouvoir autant de paires de roues qu’un mécanisme simple et ingénieux rendait propres à mordre en tous sens sur les flots. Ses vingt-quatre mâts d’un bois léger, mais incorruptible, et qu’on disait impossible à rompre, soutenaient des voiles découpées en ailes d’oiseau, et verguées d’un métal souple et obéissant, qui se déployaient, prenaient le vent, planaient comme un vautour, filaient comme une hirondelle, et se refermaient à volonté sous la main d’un enfant, au gré d’un simple cordage de fil d’or ; et ses hunes balançaient autour d’elles des centaines d’aérostats captifs, aussi propres à le soutenir au besoin dans les airs qu’à l’entraîner sur les eaux. Derrière la poupe, sur de hauts pliants inclinés en spirale, qui fuyaient en s’élevant, reposait un vaste appareil suspendu comme le siège postérieur d’un landaw, devant lequel le vaisseau était tout entier retranché, et qui ouvrait sur tous les points de la voilure des bouches démesurées. On m’apprit que c’était de là qu’une troupe d’habiles physiciens distribuait tous les rhumbs, et poussaient le bâtiment comme un projectile dans les routes de l’Océan. Je m’étonnai que la navigation eût fait tant de progrès dont on n’avait jamais entendu parler ; mais certainement, le fameux James Watt, le Stevinus de Greenock, n’aurait rien conçu de pareil en mille ans.

    La physionomie du capitaine me frappa au premier regard, parce qu’elle me rappelait quelque chose de ce marin peu soucieux qui avait vu périr son équipage et sa cargaison, l’année précédente, à l’embouchure de la Clyde, sans prendre le temps de secouer les cendres de sa pipe, et de porter un coup d’œil au gouvernail ; mais celui-ci mouillait pour la première fois dans les eaux de l’Occident.

    Je vous ai dit qu’il me restait une guinée, et que je m’étais engagé envers maître Finewood à souper à l’auberge de Calédonie. Quoique la Reine de Saba ne fît voile qu’à midi du lendemain, j’étais peu tenté cependant d’une de ces soirées de bien-être et de ces nuits de long sommeil dont la vie de l’ouvrier m’avait fait perdre depuis plusieurs années l’habitude, et je ne pensais guère à demander à mistress Speaker que deux harengs du lac Long, arrosés d’une bouteille d’ale ou de small-beer, quand elle vint à moi les bras ouverts, en me criant de l’office : — Eh ! arrivez donc, sage Michel, avant que votre gélinotte ne brûle, et que votre Porto ne s’échauffe ! Le digne maître Finewood a commandé tout cela dès le matin, et un bon lit d’édredon avec ! Il y a une heure que nos filles s’égosillent à crier : — Que fait donc monsieur Michel, qu’il laisse brunir au feu le plus joli ptarmigande montagne qu’on ait jamais plumé au Bas-Pays ? Il faut qu’il s’égare au long de la côte à déchiffrer quelque livre irlandais, ou qu’il rêve à la princesse Belkiss dont il est, dit-on, le fiancé. – Ah ! j’ai toujours prédit, Michel, que vous feriez un beau chemin ! Et maître Finewood est bien fou, le cher homme, de vous préférer ces six petits lairds qu’il marie à ses six filles, dont vous êtes bien mieux l’affaire, surtout Annah, la blondine, qui ne vous nomme jamais qu’avec de grosses larmes ! Hélas, Michel ! je puis en parler !… Annah est ma filleule : j’avais pour elle des entrailles de mère ; et je disais souvent à maître Finewood : Que ne la donnez-vous à Michel, qui en est aimé ? Là-dessus, savez-vous ce qu’il faisait ? Il hochait la tête, et regardait de côté. Il est vrai, lui disais-je, que Michel est bizarre, mais c’est d’ailleurs un garçon si discret, si honnête et si laborieux !…

    — C’est trop, c’est trop ! lui dis-je, en lui pressant la main, ne laissez pas brûler le plus joli ptarmigan de montagne qu’on ait jamais plumé au Bas-Pays !…

    Et j’allai m’asseoir à la salle à manger pour prendre le temps de regarder le portrait de Belkiss. Elle riait. Cette illusion que je me faisais sur l’expression de ses traits ne manquait jamais de régler, comme je vous l’ai déjà dit, tous les mouvements de mon cœur – Il est probable, pensai-je, que la joie de Belkiss a quelque motif secret qui me touche ; peut-être a-t-elle deviné que ce voyage aventureux va me réunir à mes bons parents. Qui sait si je ne suis pas réservé au bonheur de la voir elle-même, car il est impossible qu’un type si achevé de toutes les perfections soit le simple résultat du caprice de l’art ? Il faudrait pour cela que Dieu se fût dessaisi en faveur de l’homme du plus beau privilège de la création ! – Mais si ces traits avaient appartenu en effet à quelque princesse des temps anciens, comme le pense maître Finewood, – à cette Belkiss, qui fut autrefois reine de Saba, par exemple, – ou à la Fée aux Miettes, – eh bien, le bonheur que je dois à ce prestige n’est-il pas assez vif et assez pur pour me dédommager de quelques plaisirs empoisonnés par la jalousie, affaiblis par la possession, incessamment menacés dans leur objet par les progrès inévitables du temps ? Que m’importent à moi ces grâces fugitives de la vie que l’âge décolore et détruit, et qui effeuillent leurs roses passagères au courant de toutes les brises, et au midi de tous les soleils ?… À moi dont le cœur, dévoré du besoin d’une félicité éternelle, se briserait de désespoir à la moindre altération du modèle idéal de beauté, de constance et d’amour, qu’il s’est formé dans des songes mille fois plus doux que la vérité ! Ce portrait seul pouvait le remplir, et le remplir à jamais. Passent maintenant, sans que je m’en soucie, toutes les belles que la terre admire pendant quelques printemps, puisque mon heureuse destinée m’a donné une amante qui ne changera point !

    En disant cela, j’appuyai mon front sur ma main, obsédé d’idées vagues et confuses qui me saisissent ordinairement à la suite de toutes les impressions puissantes, et je suppose qu’il en est ainsi chez les autres hommes que domine une pensée profonde et passionnée.

    Quelque mouvement qui se faisait auprès de moi m’ayant forcé à ouvrir les yeux, je m’aperçus que j’étais servi :

    — Félicitez-vous, Michel, me dit mistress Speaker en plaçant devant moi une paire de gélinottes à l’estragon, et deux bouteilles de Porto. C’est monsieur le bailli de l’île de Man, qui est venu à Greenock pour réaliser en bank’s notes les contributions de sa province, et qui vous fait l’honneur de souper avec vous pour vous entretenir, parce qu’il a entendu parler de votre science et de votre bonne conduite.

    Je me hâtai de me lever, et de saluer le bailli de l’île de Man, qui avait bien une des prestances les plus honorables que vous puissiez imaginer, et qui joignait aux apparences imposantes que donnent les hautes fonctions, les manières recherchées des meilleures compagnies. Ce qui m’étonna plus que je ne saurais le dire, c’est que ses épaules étaient surmontées d’une magnifique tête de chien danois, et que j’étais le seul, parmi les nombreux pensionnaires de mistress Speaker, qui parût en faire la remarque. Cette circonstance m’embarrassa, parce que je ne savais trop quelle langue lui parler, et que j’entendais d’abord assez difficilement la sienne, qui consistait dans un petit aboiement fort gravement modulé, et accompagné de gestes fort expressifs. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il me comprit à merveille, et qu’au bout d’un quart d’heure de conversation, je fus aussi surpris de la netteté de son langage et de la délicatesse exquise de ses jugements, que je l’avais été au premier coup d’œil de la nouveauté de sa physionomie. On est vraiment confus de penser au temps que les hommes perdent à feuilleter les dictionnaires, quand on a eu le bonheur de causer quelque temps avec un chien danois bien élevé, comme le bailli de l’île de Man.

    Nous nous séparâmes avec une effusion réciproque d’amitié qui ne me surprenait plus. Il y a au monde de si étranges sympathies ! Mais comme ce vin de Porto dont je n’avais jamais fait usage me disposait au sommeil, je me hâtai de gagner le bon lit d’édredon que maître Finewood m’avait fait préparer. J’y fis mes adieux du soir au portrait toujours riant de Belkiss, et je commençais à sommeiller quand j’entendis la voix de mistress Speaker s’introduire dans mon oreille comme un souffle.

    — Pardon si je vous réveille, mon enfant, me dit-elle, mais c’est un si terrible embarras dans ma maison, avec tous ces voyageurs qui s’embarquent demain sur le grand vaisseau la reine de Saba, que je ne sais où mettre tout le monde, et vous m’obligeriez beaucoup de partager votre lit avec ce respectable seigneur qui vous a tenu compagnie à souper.

    — J’y consens volontiers, lui répondis-je, et c’est un inconvénient de si peu de conséquence pour un ouvrier que de coucher à deux dans un lit si large et si commode, qu’il ne valait pas la peine de m’en parler.

     

    Cependant je me détournai un peu pour m’assurer que je ne me trompais pas sur la personne ; et je vis en effet le bailli de l’île de Man, qui, après avoir revêtu à petit bruit un déshabillé fort rassurant pour la propreté la plus ombrageuse, et glissé sous l’oreiller un gros portefeuille de maroquin à fermoir, s’insinuait entre nos draps avec une modeste et silencieuse discrétion, en conservant de lui à moi une distance décente, sur laquelle j’avais pris soin d’avance de lui donner toutes ses aises. Je m’apercevais seulement de sa présence à la tiédeur de sa respiration, qui m’échauffait de loin sans m’importuner, car il est évident qu’un chien danois ne peut dormir commodément que de profil. Au bout de quelques minutes, il ronfla d’une manière si harmonieuse et si cadencée que je n’y pris plus garde. – Et je m’endormis aussi.

     

    XV.

    Dans lequel Michel soutient un combat à outrance avec des animaux qui ne sont pas connus à l’Académie des Sciences.

    Je rêvais peu dans ce temps-là, ou plutôt je croyais sentir que la faculté de rêver s’était transformée en moi. Il me semblait qu’elle avait passé des impressions du sommeil dans celle de la vie réelle, et que c’est là qu’elle se réfugiait avec ses illusions. Je ne rentrais, à dire vrai, dans un monde bizarre et imaginaire que lorsque je finissais de dormir, et ce regard d’étonnement et de dérision que nous jetons ordinairement au réveil sur les songes de la nuit accomplie, je ne le suspendais pas sans honte sur les songes de la journée commencée, avant de m’y abandonner tout-à-fait comme à une des nécessités irrésistibles de ma destinée. La nuit dont je vous parle fut cependant troublée de songes étranges, ou de réalités plus étranges encore, dont le souvenir ne se retrace jamais à ma pensée, que tous mes membres ne soient parcourus en même temps d’un frisson d’épouvante.

    Cela commença par le bruit aigre d’une croisée qui roulait lentement sur ses gonds, et à travers laquelle je sentis poindre l’air pénétrant des brumes humides de septembre. — Ho ! ho ! dis-je à part moi ! le vent a aussi beau jeu, si je ne me trompe, à l’hôtel de Calédonie que dans la mansarde de l’ouvrier ! Et je ne m’en souciai point. – Un instant après, je crus entendre des mouvements confus, des murmures sinistres et articulés comme des chuchotements, une rumeur de paroles sourdes et de rires étouffés qui bourdonnaient dans mon oreille. — Voilà qui est bien, repris-je. L’ouragan va faire des siennes chez mistress Speaker ; mais grand sot qui s’en dérangerait sur un si bon édredon. – Et je me contentai de ramener la couverture sur mon compagnon et sur moi, et de me replonger dans le duvet, tant je craignais de perdre la douceur de ce repos voluptueux que je n’avais pas goûté depuis la maison de mon père, quand mon oncle André venait soigneusement, avant de se coucher, relever mes matelas entre les ais du châlit débordé, et me baiser sur le front.

    — L’autre dort, dit une voix rauque, aussitôt couverte de quelques grognements inintelligibles.

    Et pendant que je suspendais ma respiration pour écouter, le globe lumineux d’une lanterne dont je sentais presque la chaleur me perça de rayons ardents qui s’enfonçaient entre mes paupières comme des coins de feu ; car, dans l’agitation vague du sommeil à peine interrompu, je m’étais retourné machinalement vers l’intérieur de la chambre. – Je vis alors, chose horrible à penser, quatre têtes énormes qui s’élevaient au-dessus de la lanterne flamboyante, comme si elles étaient parties d’un même corps, et sur lesquelles sa clarté se reflétait avec autant d’éclat que si elle avait eu deux foyers opposés. C’étaient vraiment des figures extraordinaires et formidables ! – Une tête de chat sauvage qui grommelait avec un frôlement grave, lugubre et continu, à travers les rouges vapeurs du soupirail de la lampe, en arrêtant sur moi des regards plus éblouissants que le ventre bombé du cristal, mais qui, au lieu d’être circulaires, divergeaient minces, étroits, obliques et pointus, semblables à des boutonnières de flamme. – Une tête de dogue toute hérissée, toute écumante de sang, et qui avait des chairs informes, mais animées, palpitantes et gémissantes encore, pendues à ses crocs. – Une tête de cheval plus nettement dépouillée, plus effilée et plus blanche que celles qui se dessèchent dans les voiries, à demi calcinées par le soleil, et qui se balançait sur une espèce de col de chameau, en oscillant régulièrement comme le pendule d’une horloge, et en secouant çà et là de ses orbites creuses, à chaque vibration, quelques plumes que les corbeaux y avaient laissées. – Derrière ces trois têtes, – et ceci était hideux, – se dressait une tête d’homme ou de quelque autre monstre, qui passait les autres de beaucoup, et dont les traits, disposés à l’inverse des nôtres, semblaient avoir changé entre eux d’attributions et d’organes comme de place, de sorte que ses yeux grinçaient à droite et à gauche des dents aussi stridentes qu’un fer réfractaire sous la lime du serrurier, et que sa bouche démesurée, dont les lèvres se tordaient en affreuses convulsions, à la manière des prunelles d’un épileptique, me menaçaient d’œillades foudroyantes. Il me parut qu’elle était soutenue d’en bas par une large main qui s’était fortement nouée à ses cheveux, et qui la brandissait comme un hochet épouvantable pour amuser une multitude furieuse attachée par les pieds aux lambris des plafonds qu’elle faisait crier sous ses trépignements, et qui battait vers nous ses milliers de mains pendantes, en signe d’applaudissement et de joie.

    À ce spectacle effrayant, je poussai brusquement le bailli de l’île de Man, mais il retomba sur moi comme un cadavre, parce qu’à force de me tapir au fond de mon lit pour ne pas l’incommoder, je m’y étais creusé un trou, et je ne vis plus ce qui se passait qu’au peu de jour que me laissait son museau allongé entre ses oreilles droites et menues. Cependant un levier musculeux, noir et velu, un bras peut-être qui fouillait sous notre oreiller, et qui effleura mon cou avec la froideur âpre et saisissante de la glace, m’avertit qu’on en voulait à mon portefeuille. Je m’élançai, je me saisis du poignard que j’avais acheté le matin pour ma traversée, je me ruai au milieu des fantômes, je frappai partout, sur le chat, sur le dogue, sur le cheval, sur le monstre, à travers des hiboux qui battaient mon front de leurs ailes, des serpents qui me ceignaient de leurs plis en se roulant autour de mes membres et qui me mordaient les épaules, des salamandres noires et jaunes, qui me mangeaient les orteils, et qui se disaient entre elles, pour s’encourager que je tomberais bientôt. – J’arrachai enfin le trésor de mon ami, à qui ? – Je ne le sais ! – car mon poignard s’enfonçait dans leurs corps comme dans une nuée, – et puis je les vis se rapprocher, sursauter, bondir par la croisée ouverte, se confondre en peloton, tourner les uns sur les autres pêle-mêle, se diviser au choc d’une pierre, se réunir de nouveau à la pente de la jetée, tourner encore en fuyant toujours, et s’abîmer dans la mer avec le bruit d’une avalanche.

    Je revins triomphant, et toutefois haletant de fatigue et de terreur, – cherchant toutes les portes, mais elles étaient murées, ou présentaient à peine des passages si étroits qu’une couleuvre n’aurait osé s’y introduire, – ébranlant le cordon de toutes les sonnettes, mais toutes les sonnettes frappaient en vain leurs limbes de liège, d’un battail de queue d’écureuil ; – implorant à grands cris une parole, une seule parole ; mais ces cris, qui n’étaient entendus que de moi, ne pouvaient s’échapper de ma poitrine prête à éclater, et venaient expirer sur mes lèvres muettes comme l’écho d’un souffle.

    Et on me trouva le lendemain, couché à plat auprès de mon lit, le portefeuille du bailli d’une main, et un couteau de l’autre.

     

    Je dormais.

    XVI.

    Où l’on voit ce que c’est qu’une enquête judiciaire, et autres choses divertissantes.

    Le crime est évident, dit un vieux robin qui paraissait pérorer depuis quelque temps, au chevet sur lequel le bailli de l’île de Man reposait encore immobile, et attendre la réponse d’un autre homme si grave et si empesé qu’on aurait imaginé au premier coup d’œil qu’il pensait à quelque chose. – Quoique le corps que voilà, et qui était de son vivant l’honorable sir Jap Muzzleburn, de très gracieuse mémoire, ne présente aucune trace de blessure comme vous l’avez admirablement démontré tout à l’heure, en termes aussi savants que choisis, il est trop certain qu’il est mort à n’en pas revenir, l’infortuné sir Jap, lui qui a toujours eu le sommeil si léger, surtout le matin, qu’au premier bruit de la poêle où l’huile bouillante frissonne autour des harengs, ou de deux verres qui tintent gaillardement comme des grelots aux doigts de l’hôtesse, il ne faisait qu’un saut du dormitoire à la salle à manger, sans prendre le temps de passer sa main blanche et agile derrière ses oreilles, et quelquefois, j’en suis témoin, sans avoir filé ses moustaches.

    — Il m’est avis, continua-t-il avec autorité en me désignant du geste, que ce misérable l’a empoisonné hier au soir dans le vin de porto qu’ils burent ensemble, si mieux vous n’aimez croire qu’il l’a fasciné de quelque sortilège, ou endormi au moyen de quelqu’une de ces mixtions diaboliques de mandragore dont l’usage n’est que trop familier chez ces bandits d’outre-mer. Il ne se disposait probablement à l’égorger quand nous sommes arrivés de façon si opportune, que dans la crainte de laisser son crime imparfait. –

    Le docteur ne répondit pas ; mais je crus remarquer qu’il accueillait l’abominable conjecture du juge d’instruction de ce hochement de tête affirmatif et de bourdonnement complaisant, qui dispensent les ignorants d’approfondir et les faibles de contester.

    — Eh quoi ! m’écriai-je indigné !… L’assassin d’un inconnu que j’ai accueilli dans mon lit, malgré le peu de sympathie de nos espèces, et quoique son profil aigu occupât sur le traversin hospitalier dont je lui ai cédé la moitié, plus d’espace qu’il n’en faudrait pour se bercer commodément à trois têtes aussi rondes et aussi joufflues que celle de M. le docteur ! moi, l’assassin d’un digne chien d’ailleurs, dont je n’ai eu qu’à me louer pour sa politesse et ses manières, et que j’ai protégé durant des heures plus longues que des siècles, contre je ne sais quels ennemis qu’il a le malheur de traîner à sa suite, qui glapissent, qui hurlent, qui miaulent, qui vagissent, qui font peur à entendre et à voir, et auxquels j’ai arraché ce portefeuille, objet de leur envie, pour le rendre intact à son maître !… – Ah ! c’est une calomnie si révoltante, qu’elle ferait bouillonner la moelle dans les os d’un squelette !… –

    Ce furent mes dernières paroles. Le juge et le médecin étaient partis pour déjeuner ; il ne resta autour de moi qu’une poignée de constables impassibles et sourds, qui me poussèrent brutalement dans un escalier long, étroit, tortueux, par où l’on descendait à la chambre de justice ; car elle était assemblée, par un hasard favorable qu’on me fit remarquer comme un témoignage particulier des bontés de la Providence.

    — Il faut que ce misérable joue d’un grand bonheur, dit un de ces messieurs, dont le ton décidé annonçait quelque ascendant de grade ou de considération sur le reste de la bande. – Pris in flagrante delicto pendant les assises, et pendu entre deux soleils ! il y a des coquins prédestinés ! –

    — Pendu entre deux soleils, murmurai-je sourdement, parce qu’il a plu à mistress Speaker de me faire manger de la gélinotte à l’estragon avec un chien danois ; parce que j’ai eu la complaisance de céder la moitié de mon matelas d’édredon à ce pauvre et malencontreux animal, et parce que j’ai passé une nuit épouvantable à le défendre contre une ménagerie de démons dont le seul aspect aurait fait mourir de terreur toute cette valetaille insolente !… Ô mon père ! ô mon oncle !… que direz-vous si jamais l’Adviser du Renfrew vous porte la nouvelle du crime dont on m’accuse, par le grand vaisseau de la Reine de Saba, ou par quelque autre voie inconnue, sans vous éclairer sur mon innocence ! Que direz-vous, Belkiss, si vous soupçonnez jamais ce cœur qui n’a battu que pour vous d’avoir conçu la pensée d’un attentat dont le seul récit épouvanterait les scélérats les plus endurcis ! –

    Et tandis que je me confondais ainsi en inexprimables douleurs, je m’aperçus à je ne sais quelle pulsation impossible à décrire que le portrait de Belkiss ne m’avait pas quitté, car il palpitait contre mon cœur comme un autre cœur. – Mais je n’osais le regarder. La physionomie atroce de ces hommes de l’ordre public que la loi m’avait donnés pour gardiens me glaça d’effroi.

     

    — En vérité, dis-je en frémissant, si les gens de justice voient cet or et ces bijoux, il les voleront !

     

    XVII.

    Qui est le procès-verbal naïf des séances d’une cour d’assises.

    La rumeur excitée par mon entrée dans la salle d’audience ne s’apaisa que lentement.

    Et puis elle se renouvela sourde et confuse, au dehors de la barrière que les curieux n’avaient pu franchir.

    Honneur soit rendu à l’innocence du genre humain ! l’aspect d’un grand criminel a toujours quelque chose de nouveau pour lui. Cela est si rare !

    Je me trouvai alors en face du tribunal, et je me hâtai à mon tour d’embrasser l’assemblée d’un regard large et effaré, pendant que ses regards fixes, aigus et pénétrants me criblaient comme des flèches, car c’était moi qui faisait ce jour-là les principaux honneurs du spectacle.

    J’éprouvai peu à peu une impression singulière qui ne s’expliqua que successivement à mon esprit par l’habitude de celles qui tenaient mon attention et mes organes subjugués depuis la veille. Quoique toutes les figures qui m’entouraient fussent à peu près des figures humaines, il ne dépendait pas de moi de les entrevoir d’abord autrement qu’à travers de vagues ressemblances d’animaux, et la réflexion seule me les rendait l’une après l’autre sous leur type réel, c’est-à-dire aussi raisonnables que peut le comporter l’incroyable obligation d’envoyer mourir légalement, au milieu de la place publique, un être organisé comme nous, qui est notre égal, si plus ne passe, dans l’exercice de toutes nos facultés naturelles ; et cela pour l’instruction morale de ses compatriotes, de ses parents et de ses amis.

    — N’est-il pas extraordinaire, dis-je intérieurement, si l’homme est, comme on l’assure, le plus parfait des ouvrages de Dieu, que ce grand artiste de la création qui avait à sa disposition tous les moules d’une invention inépuisable, ait été réduit par impuissance comme un ignoble fabricant de pastiches, ou se soit amusé par caprice, comme un peintre de caricatures, à composer son chef-d’œuvre des rognures de tous ses essais, et à reproduire sur le masque de ce triste quadrupède vertical toutes les formes plastiques des brutes ? Qui le forçait, par exemple, à imprimer au front de cette meute de juges, dont la moitié bâille en limiers endormis, et l’autre moitié en panthères affamées, le sceau caractéristique de la populace des êtres vivants ? – M. le président ne représenterait-il pas aussi dignement un Minos, un Æacus ou un Rhadamante, si ses bras, plus raccourcis et plus disproportionnés que les pattes antérieures des gerboises, avaient moins de peine à se rejoindre au-dessous d’un mufle de taureau, sur le ventre orbiculaire comme un turbot qui plastronne son buste d’hippopotame ? – Le formidable magistrat qui remplit le devoir, sans doute pénible, d’accuser les pauvres diables de mon espèce, et de les dépêcher à leurs frais vers le pilori ou la potence, ferait moins peur à voir, peut-être, mais il ne serait pas investi pour cela d’un caractère moins imposant, si la nature, dans la confusion de ses galbes capricieux, n’avait pas articulé à la base de son os frontal cet énorme bec de vautour qui lui sert de nez, et qu’elle s’est cruellement égayée, pour compléter la ressemblance, à enchâsser de tous côtés entre des membranes rugueuses et livides qui n’ont jamais rougi, même de colère ! – Quant à mon avocat d’office qui était tout à l’heure à l’extrémité de la banquette, qui est maintenant juché sur le dos de ma chaise, qui sera bientôt ailleurs, s’il plaît à Dieu, et dont tous les soubresauts menacent le parquet d’escalade, il aurait pu se passer sans inconvénient, dans l’exercice de sa noble profession, de son timbre éclatant de perroquet, et de son incommode agilité de sapajou… –

    — Il faut convenir, ajoutai-je à demi-voix, sans abandonner cette pensée, que le mystère du sixième jour de la Genèse est encore loin d’être éclairci, et qu’en réduisant l’homme dégradé par sa faute à l’état des animaux relevés jusqu’à son abaissement, le Seigneur aurait tiré une digne vengeance de l’orgueil insensé du père de notre race. – Et alors, ou je me trompe, les enfants d’Adam qui auraient conservé sans altération, pendant la nouvelle épreuve de la vie, le germe d’immortalité qui a été déposé en eux, pourraient espérer de retourner un jour à ce paradis de délices, œuvre facile de la toute-puissance, œuvre naturelle de la toute-bonté. Le reste retournerait d’où il vient : dans le foyer de la matière éternelle !

    — Que diable dit-il là, cria mon avocat d’un ton de fausset à déchirer le tympan d’une statue de bronze, probablement parce que j’avais eu la maladresse de prononcer ces dernières paroles assez haut pour être entendu.

    — Que dit-il là ? répéta-t-il. Je le tiens, je le tiens, messeigneurs. J’ai son critérium phrénologique ad unguem. Monomanie toute pure. Insanus aut valdè stolidus. C’est ce que je vais démontrer péremptoirement dans ma plaidoirie. – Je le tiens, reprit-il avec une explosion plus bruyante encore, en retombant d’un élan sur mes épaules.

    Et il me tenait en effet, parcourant ce clavier moral que d’habiles philosophes ont découvert sur la boîte osseuse de notre cerveau, avec un doigté si brutal et si aigu, que j’imaginai qu’il ne se proposait rien moins que d’en extraire la substance médullaire du cerveau, pour la déployer devant le tribunal, à l’appui de son opinion, suivant l’admirable procédé du savant Spurzheim…

    — Au nom de Dieu, lui dis-je, en me débarrassant assez vivement de ses mains pour le forcer à exécuter une des plus belles virevoltes dont sa souplesse ait jamais étonné le barreau, abstenez-vous de me défendre par cet indigne moyen ! Quoiqu’il y ait dans tout ce qui m’arrive, surtout depuis hier, de quoi faire extravaguer les sept sages, et, comme disent les Italiens, impazzare Virgilio, je ne suis, grâce au ciel, pas plus stupide et pas plus fou que je ne suis coupable. Je suis innocent, et je n’ai besoin, pour me justifier que de mon innocence. Je prie seulement la cour de faire comparaître ici maître Finewood, le charpentier de l’arsenal, et mistress Speaker, l’hôtesse de Calédonie.

    — Mad, mad, very mad, interrompit le petit avocat, en couvrant ma voix d’une note si élevée et si stridente qu’on parierait à coup sûr qu’elle manque à la mélopée des oiseaux.

    — De quoi va-t-il parler, messeigneurs, je vous le demande ? Le charpentier de l’arsenal, et l’hôtesse de Calédonie n’ont jamais été de votre juridiction !

    Quoique je comprisse mal comment je pouvais être privé de leur témoignage, il ne me vint pas à l’esprit qu’on osât me condamner sur une simple apparence, et je continuai à me défendre avec autant de sang-froid que m’en permettaient les trémoussements tumultueux, les passes étourdissantes, les écarts et les estrapades gymnastiques de mon avocat, et surtout les points d’orgue perçants, les sibilations déchirantes, et les cadences à perte d’ouïe qu’il brodait avec une richesse impitoyable sur la basse solennelle du tribunal profondément ronflant. J’alléguai mes derniers, mes seuls témoins, les années peu nombreuses mais irrécusables d’une vie laborieuse et sans reproche, et je croyais toucher à une péroraison assez entraînante, car si l’éloquence n’avait plus d’interprète sur la terre, elle se réfugierait, peut-être, dans la parole de l’innocent opprimé, quand je fus interrompu par un râlement effrayant, comme ceux qui viennent quelquefois, après trois nuits muettes, éveiller le silence de la mort dans les ruines d’une ville saccagée, et je vis au même instant se fendre et béer, sous le bec de vautour de l’accusateur, je ne sais quel affreux rictus qui avait la profondeur d’un abîme et la couleur d’une fournaise !

    Celui-là ne bondissait pas. Il vibrait seulement tout d’une pièce avec une majestueuse lenteur, sur ses jambes immobiles, en articulant de la voix factice et pénible à entendre des automates parlants, quelques groupes de mots entremêlés d’interjections froides, mais qui avaient l’air de former un sens, et parmi lesquels un mot seul revenait dans un ordre de périodicité fort industrieux, avec une netteté sonore et emphatique. C’était LA MORT. Je conjecturai que le facteur de cette machine à réquisitoires tragiques devait en avoir ajusté les ressorts dans l’accès de quelque fantaisie atrabilaire ou de quelque fureur désespérée.

    — Faut-il, dis-je en me recueillant, que le génie, aigri par le spectacle de nos misères, se livre à d’aussi déplorables caprices !… et de quelle erreur ne s’aveugle pas la multitude qui les reproche à la Providence !…

    Tout ce que je pus saisir de sa diatribe mécanique, à part le refrain trop intelligible dont elle était coupée en paragraphes assez réguliers, c’est qu’il opposait aux garanties que j’avais cru tirer de ma vie passée une objection foudroyante, fondée sur des crimes antérieurs que je ne me connaissais pas. Mais je ne puis la faire passer dans mes paroles avec l’harmonie sauvage que prêtait aux siennes une sorte de clappement rauque et convulsif, tout à fait étranger au système de notre organisme vocal, qui les rompait par saccades, comme le criaillement d’un écrou mal graissé.

    — Ah, vraiment, une jeunesse innocente et pure ! – LA MORT ! LA MORT ! LA MORT ! je ne sortirai pas de là ! – Si l’on s’en rapportait à eux, on n’en pendrait jamais un ; et à quoi servirait alors le code des peines ? À quoi la justice ? à quoi les tribunaux ? à quoi LA MORT ?

    — Je prie messieurs de noter pour mémoire avant de se rendormir que j’ai conclu à LA MORT. – Quoique la rapidité de l’instruction ne nous ait pas permis d’enfler à notre contentement le dossier du condamné, je voulais dire du prévenu, mais c’est tout un, nous tenons assez de pièces probantes, – ou probables – ou au moins suffisamment idoines à former la conviction de ce gracieux tribunal, pour démontrer qu’avant l’attentat énorme dont il est chargé, il était déjà coutumier d’actions détestables, damnables, et par conséquent pendables, dont la plus excusable est punissable de MORT. – LA MORT ! LA MORT ! LA MORT ! s’il vous plaît, et qu’il n’en soit plus question. – Ce drôle est en effet véhémentement soupçonné, comme il appert, – évidemment convaincu, je le répète, de séduction sous promesse de mariage, et de soustraction fraudulente de portrait et joyaux précieux à une femme infortunée dont il a trompé la candeur, et qui lui a sacrifié son innocence ! Pour ne pas abuser des utiles moments de la cour, je me résume dans l’intérêt de l’humanité. – LA MORT ! –

    Et les lèvres sanglantes du rictus homicide se resserrèrent lentement, comme les dents acérées d’une tenaille que la clef à vis rappelle de cran en cran à l’endroit où elles se mordent.

    — Ô perversité de ce siècle de décadence ! meugla le gros réjoui de président, en relevant ses petits bras de toute l’extensibilité dont ils étaient susceptibles jusque près de la soudure horizontale de sa toque judiciaire avec la partie de sa tête où aurait pu être contenue sa cervelle, et que dépassait amplement des deux côtés le pavillon pourpré de ses larges oreilles. – Nous sommes donc arrivés aux temps calamiteux annoncés dans les prophéties ! Il était sans exemple dans notre jeunesse qu’on eût abusé par fausses et hallucinatoires pollicitations de la crédulité de ce sexe débile et fantasque, avant d’avoir atteint l’âge de majorité ! Encore cela n’était-il toléré qu’aux gens de race ! – Rapt ! furt ! homicide commis dans le dessein de nuire ! Désolation des désolations ! – Cependant, comme il serait insolite, illicite, et d’ailleurs physiquement impossible de pendre trois fois l’individu ici présent, – je ne me rappelle pas son nom, – j’opine pour qu’il soit pendu haut et court le plus incessamment possible, sauf à éclaircir les griefs douteux aux prochaines assises. Mais dépêchez, dépêchez, morbleu ! non festina lentè pour parfiler des périodes philanthropiques et sentimentales, monsieur du barreau, car voilà, si j’ai bien compté, vingt de ces garnements que nous expédions d’aujourd’hui ; et il m’est avis que nous siégeons dans les fonctions de notre doux ministère de propitiation paternelle, à diluculo primo, comme parle Cicéron, c’est-à-dire, messieurs, depuis que la naissante aurore a ouvert de ses doigts de roses les portes de l’Orient. On a beau prendre plaisir à faire son devoir : toujours pendre est insipide.

    J’avais compris vaguement qu’il s’agissait de la Fée aux Miettes. Je me levai.

    — Il est bien vrai, messieurs, dis-je en pressant le médaillon de Belkiss sur mes lèvres, car je pressentais trop la nécessité de m’en séparer, que je suis fiancé à une digne femme de Greenock, que j’y ai cherchée inutilement ; mais le terme de cet engagement n’expire qu’aujourd’hui, et ce n’est pas ma faute si je n’en ai pas rempli les conditions, puisqu’on m’a fait prisonnier ce matin, et qu’il me restait un jour pour la découvrir, si elle existe encore quelque part, ce dont il est permis de douter à cause de son grand âge. Quant au portrait dont vous parlez, il le faut, et j’y renonce, quoique sa perte brise mon cœur. Mes malheurs m’ont privé du droit de le conserver ! J’avais remarqué aussi qu’il était entouré de brillants assez riches dont je connais mal le prix, mais je prends Dieu à témoin que je n’ai pu le rendre à ma fiancée, dont la prestesse incroyable ne le cède pas même à celle de mon avocat d’office que voilà juché dans les attiques du prétoire, comme le mascaron d’un architecte hétéroclite. Je vous rends ce portrait que la Fée aux Miettes, ma prétendue, avait la simplicité de prendre pour le sien, quoiqu’il ne lui ressemble en aucune manière. Prenez-le, monseigneur, continuai-je en le mouillant de larmes, et prenez ma vie avec lui, car c’était par lui et pour lui que je vivais.

    — Tudieu ! s’écria le président en saisissant le médaillon, qui avait circulé de main en main jusqu’à son fauteuil, et en promenant un regard avide sur l’entourage avant de l’arrêter sur la figure, – tudieu ! le maraud a de quoi payer largement les frais du procès ! L’affaire est plus digne d’attention que je ne l’avais pensé d’abord, et mérite quelques éclaircissements. – Attention au parquet ! Et vous, les gens de la cour, que l’on me fasse venir Jonathas le changeur, celui que l’on trouve toujours, le vieux coquin, sedentem in telonio. – Mais que vois-je, grands Dieux ! ce sont les traits vivants, c’est la peinture parlante de l’auguste reine des îles de l’Orient ! c’est notre souveraine en personne avec sa beauté dédaigneuse, son fier regard, et ses belles dents qu’elle semble toujours grincer quand elle me regarde. C’est la divine Belkiss !

    — Ô prodige plus impénétrable à ma pensée que tout le reste des événements de ma vie, m’écriai-je à mon tour, ce sont les traits de la reine de Saba aujourd’hui régnante que vous reconnaissez dans cette image ! –

    — Prodige, drôle ! reprit le juge en colère, et de quel prodige parles-tu ? Voilà-t-il pas un beau prodige qu’un homme de mon âge, de mon expérience et de mon savoir, qui a toujours passé, je le dis sans orgueil, pour être doué d’un sentiment très exquis des arts, et qui fait depuis quarante ans une étude spéciale de signalements et d’identités, reconnaisse au premier coup d’œil la toute ravissante Belkiss dans cette fidèle image que ta future, ou toi, vous avez volée je ne sais où ? Si tu entends par là que tu ne pensais pas que l’art pût atteindre à exprimer les perfections inimitables de l’original, je le concéderai pourtant volontiers, car je trouve moi-même dans cette peinture quelque chose de rébarbatif et de maussade qui rend mal la miraculeuse suavité de cette riante et céleste physionomie. Mais que peut le génie humain à l’expression de tant de charmes, et qu’y pourrait le pinceau même des anges et des archanges de Dieu, s’ils avaient le temps de s’occuper à cet exercice ?… –

    Or çà, continua-t-il en s’adressant à maître Jonathas qui venait d’entrer, tenez-vous ici à distance respectueuse de notre personne et pour cause, entre ces deux braves gripers de notre bénévole justice, et dites-nous aussi loyalement que faire se pourra ce que doit valoir en monnaie royale le bijou qui est retenu à mes doigts par cette chaîne d’or. Parlez surtout sans ambiguïtés, maître Jonathas, car la cour est à jeun.

    Jonathas le batteur d’or, – c’était le vieux juif que j’avais vu deux jours auparavant au pied de la pancarte hébraïque du capitaine, – me parut cette fois plus décharné, plus diaphane et plus misérable encore que l’avant-veille. Son échine cassée qui se pliait en cerceau, soutenait avec peine à la hauteur de sa poitrine une tête branlante, qui ne se soulevait sur l’espèce de rameau fatigué auquel elle pendait comme un fruit trop mûr qu’au tintement ou au nom de quelque métal précieux. Tout exiguë que fut cette apparence de corps, elle n’avait certainement pas pu entrer sans un effort incroyable dans le juste étriqué de serge autrefois noir qui la comprimait comme le fourreau d’un mauvais parapluie tordu, et qui ne descendait jusqu’au-dessus de ses genoux, avec une somptuosité un peu prolixe, que pour dissimuler le délabrement d’un caleçon de toile cirée que le temps avait réduit à la plus simple expression de sa trame grossière, en enlevant par larges écailles l’enduit solide qui l’avait protégé pendant une moitié de siècle. Le tissu de cet habit, blanchi par le frottement de ses omoplates, et percé symétriquement par la saillie de ses vertèbres, rappelait aux yeux le vent ou la nuée textile dont parle Pétrone, tant les frêles réseaux qui lui prêtaient encore une consistance fugitive semblaient près de se dissoudre au frottement flexible du premier arbuste, ou au souffle espiègle du premier passant ; et vous les auriez confondus avec ceux de l’araignée travailleuse qui avait tendu sur leur canevas presque invisible une doublure de peu de valeur, prudemment respectée par la brosse de Jonathas, brosse innocente et vierge, si elle a réellement existé, qui ne frotta jamais rien de peur d’user quelque chose.

    — Sela, Sela, dit le vieil hébreu, qui tournait en même temps sur tous les points de l’auditoire un œil aussi brillant que mes escarboucles, pour s’assurer qu’il ne s’y trouvait point d’autre acheteur, mais en évitant soigneusement d’intéresser la partie inférieure de son corps dans cette inspection circulaire, de crainte d’user la semelle de ses pantoufles : — Sela Sela ! ce médaillon vaut dix-neuf schellings comme un plak. Attendez, attendez, monseigneur, et ne vous emportez pas comme à l’ordinaire contre votre pauvre serviteur Jonathas ! Est-ce dix-neuf cents guinées, mon doux seigneur ! ce n’est pas la conscience qui manque à votre honnête client et sincère admirateur Jonathas, et vous pouvez le savoir, car je vous ai vu tout petit, déjà beau et bien proportionné comme vous voilà. – Mais la vieillesse et la pauvreté obscurcissent l’intelligence, comme les ténèbres le soleil. Ceci est dans le saint livre de Job. – Hélas ! je suis si affaibli d’esprit que je ne saurais dire le verset ! – Cependant, si j’ai offert du premier mot quatorze cents guinées, je suis prêt à les envoyer tout de suite au greffe à M. le recorder ! – Sela, Sela, je ne les porte pas dans mes poches, parce que cela pèse et que ce qui pèse troue ; et c’est beaucoup, par la dureté des temps qui courent, que de trouver la somme exorbitante de neuf cents guinées chez soi et chez ses amis.

    — Sela, Sela ! s’écria le président, qui ne se contenait plus de colère ! Voici qui est bon quand il s’agit de l’argent d’autrui, et je t’en ai passé jusqu’ici de quoi faire figurer vingt synagogues aux fourches de Saint-Patrick ; mais il s’agit de l’argent de la justice et de notre pécule magistral, et si tu me mens d’un seul grain de laiton faux, je te fais hisser avec ce vaurien, par le beau soleil du midi, à la plus haute potence de Greenock dans une chemise de mailles de fer, pour jouer par cet appât un tour mémorable aux corbeaux ! Tu n’auras jamais été vêtu aussi solidement.

    — Sela, Sela, reprit Jonathas avec une inflexion de voix doucereuse et caressante ! Monseigneur a toujours le mot pour rire ! Il était déjà comme cela tout enfant quand je le vis la première fois, un enfant si joli, si affable et si gracieux ! – Mais il me semblait que dix-neuf mille guinées étaient un assez beau prix, et si j’ai dit vingt mille neuf cents guinées, je tâcherai de parfaire la somme avec mes pauvres hardes, pour l’honneur de ma parole. Je prie cependant la cour de considérer la misère du malheureux juif obligé de mendier son pain depuis la ruine du temple de Jérusalem, et qui n’a de fortune quand il est vieux que son industrie et sa probité ! – Oh ! ne vous emportez pas ainsi, monseigneur, car votre aimable physionomie devient alors terrible à voir, comme disait la reine Esther au roi Assuérus ! – S’il ne tient qu’à une charretée de méchants sacs de guinées pour acquérir ce bijou, j’en donnerai deux cent mille pour mon dernier mot. – Va donc pour deux cent mille guinées !

    — Va pour deux cent mille cordes qui t’étranglent ! dit le président, pâle d’avarice et de fureur. – Deux cent mille guinées d’un pareil trésor ! – Qu’on fasse venir le schériff, et qu’on pende tout le monde !

    Mon avocat sauta par la fenêtre.

    — Ce n’est pas la crainte qui me touche, dit Jonathas, dont la tête pendait jusqu’à terre, et aurait balayé les tapis de ses cheveux blancs, si la nature lui avait laissé ce noble ornement d’une sage vieillesse. – En vérité, ce n’est pas pour moi, mais pour la gloire de mon peuple et la consolation d’Israël. – Mais, quand je devrais être pendu, je ne pourrais donner de ce médaillon plus de deux millions de guinées. – Votre grâce entend bien que je n’y comprends pas le portrait, dont j’aurais peine à trouver le débit, car il menace les regardants de deux rangées de dents si effroyables qu’il m’est avis qu’on ne verrait pas leurs pareilles dans toute la gendarmerie du bailli de l’île de Man. Je le céderai à l’amiable pour la dépouille du bandit, qui me paraît un peu plus soignée qu’il ne convient à cette espèce.

    Il tournait sur moi, au même instant, un petit monocle bordé de cuivre, pendu à une vieille ficelle. — Ma dépouille, maître Jonathas ! et mon cadavre dedans ! et vingt guinées que vous pourrez réclamer du capitaine de la Reine de Saba, si je ne suis pas au port à midi ! et vingt guinées plus ou moins que vaut la pacotille que j’y ai fait arrimer ! et tout ce qui me reste sur la terre de propriétés légitimes, par droit d’acquêts ou de successions, en titres, en créances, en espérances, en jouissances actuelles et à venir ! – Tout pour le portrait de Belkiss ! – Tout pour le toucher, tout pour le voir encore une fois !

    — Bien, bien, dit le juif ; c’est une affaire comme une autre, et qui me donne recours légitime sur tous vos débiteurs, dont la liste est tombée de hasard entre mes mains, gens peu solvables, comme vous savez, parmi lesquels je vois comprise une misérable mendiante qui a élu pour domicile le porche de l’église de Granville. Qu’il vous plaise donc de me bailler cédule de nos dites conventions avant le prononcé du jugement, vu que l’on ne peut plus contracter de marché valable en justice, une fois que l’on est pendu.

    — Malédiction, Jonathas ! gardez le portrait de Belkiss ! j’aime mieux perdre cette image adorée que le repos de mon cœur, où je suis du moins sûr de la retrouver, tant qu’il battra dans ma poitrine.

    Pendant ce temps-là, les juges avaient conféré entre eux, et les deux millions de guinées de Jonathas leur faisaient aisément oublier les débats de ma procédure. Ma condamnation n’était plus qu’un incident imperceptible dans une magnifique opération. Comme j’entendais parler de partage, il me sembla quelque temps que les voix se divisaient et que mon innocence, protégée par le zèle équitable de deux ou trois hommes de bien, finiraient par prévaloir ; mais je m’aperçus, en y prêtant un peu plus d’attention, que le partage qui était si vivement débattu par les souverains arbitres de ma vie, c’était le partage des diamants.

    Cependant le débat se prolongeait, et il paraissait même qu’il eût changé de nature depuis qu’un des tipstaffs de la cour, qui venait de pénétrer dans la salle d’audience, avait déposé ostensiblement devant le président une missive scellée de sept sceaux, dont l’ouverture et le dépouillement s’étaient accomplis avec toutes les formalités d’une respectueuse déférence.

    Ce nouvel épisode me laissa le temps de réfléchir pendant quelques minutes.

     

    — Étrange créature, dis-je, que la Fée aux Miettes, si brillante d’esprit et de savoir, si instruite d’étude et d’expérience, et qui a mendié deux cents ans, de pays en pays, avec un colifichet de cinquante millions pendu au col !

    XVIII.

    Comment Michel le charpentier était innocent, et comment il fut condamné à être pendu.

    Voici bien autre chose ! dit tout à coup le président en déployant sa dépêche sur la table du tribunal. Rara avis in terris ! L’auguste Belkiss, qui ne s’occupe jamais de nous qu’à ses jours de récréation pour nous faire quelques bénignes espiègleries, daigne intervenir comme partie civile dans la cause de ce garnement, et, usant à son égard de sa générosité ordinaire, elle entend et ordonne qu’il lui soit permis de choisir entre ce portrait et sa garniture, afin d’en jouir et disposer comme il lui conviendra jusqu’à son heure dernière. – Hélas ! cela ne sera pas long, et ma sensibilité naturelle s’en afflige :

     

    Homo sum ; nihil humanum a me alienum puto.

     

    Donc si tu as ouï, Raphael, Gabriel, ou comme on t’appelle – cela est écrit – si ta naturelle ineptie t’a permis de pénétrer les suprêmes intentions de notre bien-aimée maîtresse, je t’enjoins en son nom de nous faire connaître ta résolution élective ou optative, qui ne me paraît pas difficile à prévoir.

    Mais, en vérité, continua-t-il à demi-voix en se retournant du côté des juges, n’était que notre adorable souveraine brille de tout l’éclat de son printemps et de sa beauté, j’aurais quelque velléité de croire que sa raison s’affaiblit, et qu’elle tombe dans l’état que les juristes ont appelé pueritia mentis.

    — Je voudrais bien savoir, pensai-je en me rongeant les doigts, depuis quand et à quel propos on rend la justice à Greenock au nom de la reine de Saba ! Il faut que la peur ait un peu détraqué mon cerveau, ou que tous ces gens-là soient eux-mêmes devenus fous !

    — Est-ce ainsi, reprit-il avec emportement, que tu accueilles cette marque de magnificence haute et royale, et attends-tu que je prenne acte de ton silence insolent pour confisquer ce bijou au profit de la justice ?

    — Non pas, s’il vous plaît, monseigneur ! m’écriai-je à l’instant. Il me semblait seulement qu’un magistrat placé si haut dans la confiance de l’illustre Belkiss ne douterait pas de mon choix, et je croyais vous l’avoir entendu dire. – C’est le portrait que je veux, le portrait seul et dépouillé de tous ses ornements, qui n’appartiennent ni à la justice ni à moi, mais à la Fée aux Miettes. C’est le portrait de Belkiss !

    Une rumeur d’étonnement courut dans le tribunal et dans l’auditoire, mais j’y fis peu d’attention, parce qu’un huissier me rapportait en courant, pour ne pas me laisser le temps de me dédire, cette image consolante et chérie dont la possession comblait mes derniers vœux et rachetait toutes mes douleurs. Elle n’était plus revêtue que d’une capsule de métal d’un blanc terne qui paraissait aussi vil que le plomb, et qu’on aurait pu d’ailleurs en détacher sans la rompre, tant le ressort qui la faisait jouer y était artistement uni.

    Je ne perdis pas un moment pour regarder Belkiss, dont la joie passait toute expression, tandis que le digne président, absorbé par un autre soin, faisait sauter deux à deux les plus belles escarboucles de la bordure d’or, pour payer sur leur produit les frais de la procédure, et que Jonathas, à demi désappointé essuyait du revers de sa main de momie les seuls pleurs qu’il eût jamais versés. Ma satisfaction était si pure et si complète que je craignis de m’en distraire, en m’égayant aux détails de cette scène grotesque, et je restai plongé si longtemps dans la contemplation qui m’enivrait, que je n’avais changé ni de posture ni de pensée, quand la cour revenue de ses opinions me notifia ma sentence. J’étais condamné sans appel, et les termes du jugement ne m’accordaient aucun délai.

    — Belkiss, chère Belkiss, dis-je en la regardant avec plus d’ardeur que jamais, comme pour accumuler sur mon cœur, dans l’espace de quelques minutes qui me restaient à la voir, toutes les impressions d’une longue et heureuse vie ; chère et adorée Belkiss, il faudra donc bientôt vous quitter !…

    Et alors Belkiss, qui ne se contenait plus, rit à faire éclater l’émail. Je me hâtai de refermer le médaillon et de le replacer sur mon sein, de peur de compromettre l’existence de mon trésor, pour le peu d’instant que j’avais à le conserver, en laissant une trop libre carrière à l’expansion de sa gaieté. Cependant cette précaution me coûta, je l’avoue, un léger mouvement de dépit.

    — En vérité, murmurai-je avec une secrète amertume, je voudrais bien savoir ce qu’elle trouve de plaisant dans tout cela, et de quoi elle s’amuse ! Il faut convenir que les femmes ont des caprices bien singuliers !

    Pendant que je me faisais cette allocution intérieure, les constables s’étaient rangés en cercle autour de moi, et le schériff m’avait touché de sa canne d’ébène en signe de prise de possession.

    Bientôt on marcha, et je marchai. Je descendis les longs escaliers du palais. Je traversai lentement ses vastes et froids vestibules entre deux lignes d’hommes armés ; je parvins au guichet de la dernière porte, d’où je devais gagner la place fatale. J’y passai presque en rampant, et je me relevai à la lueur du soleil qui arrivait au plus haut point de sa course, et que je venais voir pour la dernière fois dans la splendeur de son midi.

    Jamais le jour n’avait été si beau. La nature ne porte pas le deuil de l’innocent.

    Mille voix qui ne formaient qu’une voix s’élevèrent comme une bourrasque.

    — Le voilà ! le voilà ! cria la foule en agitant en l’air des bras, des chapeaux, et des plaids.

     

    Et elle s’ouvrit pour me laisser passer en répétant : Le voilà !

     

    XIX.

    Comment Michel fut conduit à la potence, et comment il se maria.

    Je ne m’étais jamais exercé à la cruelle idée de mourir pour un crime sous les regards du peuple. Mes sens restèrent quelque temps confondus dans l’horreur de cette accusation, qui me faisait oublier l’horreur du supplice, et toutes les voix de la multitude se perdirent à mon oreille dans je ne sais quel écho grave et menaçant dont le retentissement inexorable me poursuivait des noms de voleur et d’assassin. Tout à coup je me rappelai que Belkiss était assurée de mon innocence puisqu’elle paraissait si contente ; j’avais lieu de croire qu’elle devait connaître mon oncle et mon père, et qu’elle ne manquerait pas de me justifier à leurs yeux s’ils existaient encore. Je récapitulai ma vie passée, qui me paraissait exempte de reproche, au moins selon le jugement de ma conscience, et j’en fis hommage à Dieu. Dès ce moment, je m’avançai plus paisible au rapide passage qui allait m’introduire, sans crainte et sans remords, dans les secrets de l’éternité, et je ne vis plus dans l’étrange tableau qui se mouvait autour de moi comme une scène de vertige, qu’une espèce de spectacle.

    Je craignais cependant, je l’avouerai, d’apercevoir, parmi les curieux qui se ruaient au-devant de mes pas, quelques-unes de ces figures connues dans lesquelles je n’étais accoutumé à lire qu’une bienveillance peut-être un peu inquiète, mais dont l’expression m’avait plus d’une fois pénétré d’attendrissement et de reconnaissance, parce qu’elle ressemblait à celle de l’amitié. En effet, je me croyais aimé des enfants mêmes de Greenock, âge qui sait rarement aimer, et si je les avais entendus se dire quelquefois en passant près de moi, avec leur malice rieuse : « C’est lui, c’est le beau charpentier de Granville qui est fiancé à la veuve de Salomon, » je me flattais au moins de leur avoir inspiré quelque sentiment plus doux par mon empressement à les aider dans leurs études, et à leur apprendre le nom des fleurs et des papillons. Heureusement, je ne rencontrai personne que j’eusse rencontré jamais, et comme la population de Greenock n’est pas telle qu’on ne puisse la passer en revue dans un an, je fus sur le point d’imaginer qu’elle s’était renouvelée tout entière, durant le cours de cette terrible nuit ; j’allai même jusqu’à m’en féliciter dans mon cœur, parce qu’il serait meilleur de mourir au milieu d’une génération à laquelle on ne coûterait du moins point de larmes.

    Je ne tardai pas à me détromper. J’ai dit qu’il était midi, et c’était l’heure où la Reine de Saba devait mettre à la voile. Comme le vent était contraire, je supposai d’abord que le capitaine n’y penserait pas ; mais j’aperçus, en arrivant à la hauteur du port, le bâtiment tout appareillé qui se berçait majestueusement sur sa quille, et qui donnait ses derniers signaux de départ, avec une assurance si nouvelle, même pour les fameux mariniers de Greenock, qu’elle partagea un instant l’attention entre l’infortuné qui allait mourir et le vaisseau qui allait voguer. Je finissais ma course, et il commençait la sienne à travers des hasards aussi aventureux que ceux de la vie, pour aborder comme moi à quelque plage inconnue. — La Reine de Saba, dis-je en frissonnant, le vaisseau triomphant de Belkiss qui devait me rendre à mes parents ! C’était donc hier !

    Une clameur s’éleva sur la rive, les câbles sifflaient, et le navire, qui ne nous apparaissait plus que par sa poupe, silla si promptement à l’horizon de la mer qu’au bout d’une seconde ce n’était qu’un point noir, et qu’au bout d’une autre seconde ce n’était rien.

    Le vaisseau parti, on revint à moi. De jolies petites filles au teint un peu hâlé, et aux cheveux noirs et bouclés, comme la plupart des jolies petites filles de Greenock, me précédaient en distribuant au peuple, pour un plak, l’histoire lamentable du bailli Muzzleburn que j’avais égorgé à l’auberge de Calédonie. D’autres jeunes filles se disputaient la feuille tout humide d’impression, afin de la reporter plus vite à un amant ou à un père qui les soulevaient d’un bras caressant pour leur montrer un homme qu’on allait tuer au nom de la justice et des lois.

    Nous allions à pas mesurés, soit à cause de la solennité qui s’attache parmi les peuples les plus sauvages à un sacrifice humain, soit pour satisfaire à loisir aux empressements de ce concours d’hommes, et surtout de femmes et d’enfants, palpitants de curiosité et de joie, qui composent le public ordinaire des exécutions. La lenteur de ce convoi vraiment funèbre, et qui ne diffère de l’autre que parce que le cadavre marche, me permettait de saisir à mes côtés quelques paroles des spectateurs.

    — Qui ne s’y serait trompé, disait une blonde à l’œil triste et doux, qui s’était arrêtée là, son carton de modiste sous le bras ? Voyez comme son regard est assuré sans être fier, et modeste sans être abattu ! Croirait-on qu’un coupable sût mourir ainsi ? Oh ! pour tout l’or du vieux Jonathas, je ne voudrais pas reposer ma tête la nuit prochaine sur le chevet de son juge.

    — Il faut cependant, reprit une de ses compagnes, que ce soit un coupable bien convaincu, pour avoir été condamné, puisqu’on dit qu’il est riche à plus de 50 millions ; et Dieu sait qu’il aurait eu meilleur marché de la conscience de toutes les cours souveraines, d’ici au royaume de Belkiss, si son crime avait pu s’excuser.

    — Que dites-vous de 50 millions, mes belles dames ? reprit un jeune homme qui cherchait à se mêler à leur conversation. Le seul collier de ce bandit valait infiniment davantage, et le banquier Jonathas vient de payer 100 millions une seule des escarboucles qui en avaient été retirées pour les frais de justice.

    — À quel propos alors, interrompit un vieillard assez morose, que le mouvement de la foule avait poussé dans ce groupe, à quel propos et dans quel intérêt aurait-il assassiné le pauvre sir Jap Muzzleburn, dont le revenu, contenu, dit-on, dans le portefeuille volé, ne passait pas, à mon avis, quelque 100,000 malheureuses guinées ?

    — À quel propos, en effet ? s’écria la petite modiste aux cheveux blonds. Il faudrait que ce malheureux fût fou.

    — C’est que je crois qu’il l’est réellement, repartit le jeune homme en souriant. Imaginez-vous qu’on assure qu’il s’était proposé de rebâtir le temple de Salomon !…

    Là-dessus il mordit son bambou pour s’empêcher d’éclater, et je passai.

    Les stations se ralentissaient cependant de plus en plus, au point de me permettre de presser de temps en temps sur mes lèvres le portrait de Belkiss, quand le schériff s’arrêta tout de bon pour réprimer l’impatience frénétique de la populace, en lui annonçant par un signe imposant que mon exécution était suspendue d’un moment ; car la vie de l’homme est au bout du bâton d’un officier de justice, comme au bout du doigt de Dieu. Ces deux autorités, par bonheur, ne sont en partage que sur la terre.

    Il s’agissait d’annoncer qu’en vertu d’un vieil usage d’Écosse, que je croyais depuis longtemps tombé en désuétude, ma vie pouvait être rachetée par l’amour d’une jeune fille qui me prendrait en mariage. Cette idée me fit hausser involontairement les épaules, et je portai ma main avec force sur le portrait de Belkiss, pour qu’elle n’eût pas le temps de douter de l’assurance de ma résolution ; mais je dois avouer que mon indignation s’augmenta du déplaisir que me causait le mauvais langage de cette proclamation légale, dans une circonstance assez sérieuse. — Hélas ! ces gens-ci, me disais-je, ont raffiné la parole pour les plus puériles frivolités de la vie, pour échanger de faux souhaits et des compliments imposteurs, et la loi qui tue ou qui sauve est encore écrite dans le jargon des sauvages ! Assassiner judiciairement un homme, c’est un crime effroyable ! mais le plus grand des crimes, c’est de tuer la langue d’une nation avec tout ce qu’elle renferme d’espérance et de génie. Un homme est peu de chose sur cette terre, qui regorge de vivants, et avec une langue on referait un monde.

    La patience me manqua, et je crois que j’aurais maudit le schériff et le patois barbare des lois, si je pouvais maudire.

    Mon émotion fut remarquée, car la petite blonde me suivait toujours.

    — Je croyais, dit-elle, qu’il irait jusqu’à la mort sans montrer de colère.

    — C’est qu’il comptait peut-être, pour échapper au supplice qui l’attend, sur les impressions que vous venez de trahir, dit le jeune homme en jetant le bras autour de son cou, et je conviens qu’il vaudrait la peine d’être sauvé sans la confiscation ; mais la confiscation est de règle, et c’est même quelquefois pour cela qu’on est pendu.

    — Si j’ai bien compris le sentiment qui a rembruni son visage, interrompit le vieillard qui les suivait encore, parce que la foule était trop pressée pour se diviser en si peu de temps, je crois que les approches de la mort y ont moins de part que la sotte allocution du schériff. Vous ne sauriez croire, mademoiselle, combien il est fâcheux de monter à la potence, en dépit du bénéfice de clergie, pour satisfaire aux sanglantes conventions d’une société qui n’a pas encore mis à profit l’avantage de la parole.

    Je voulais sourire à ce bon homme, et lui témoigner qu’il avait pénétré dans ma pensée ; mais il n’y était déjà plus, parce que la place élargie avait ouvert de libres issues aux curieux satisfaits. Quant à la jeune blonde et à son interlocuteur, je me doutai qu’ils s’étaient ménagé le plaisir de me voir passer plus loin, de la croisée d’un des cabinets particuliers de mistress Speaker.

    Nous étions, en effet, parvenus à la place où s’exercent ces boucheries judiciaires qui maintiennent encore notre civilisation au niveau des lois et des mœurs des anthropophages. À l’extrémité s’élevait un échafaudage de mauvaise grâce dont les profils barbares n’avaient pu être dessinés que par quelque méchant manœuvre. L’appareil qui le surmontait n’était jamais tombé sous mes yeux ; mais je n’eus pas de peine à en deviner l’usage. Ma vue s’en détourna, non de terreur, car j’aspirais à la mort comme au réveil d’un songe pénible, mais d’un mélange d’attendrissement et de dégoût dont je fus un moment à me rendre compte. On ne saurait comprendre ce qui entre de dédain ou de compassion pour le genre humain dans le cœur d’un innocent qui va mourir.

    C’était l’endroit de la seconde station du schériff, et, pendant qu’il reprenait sa détestable harangue, sans l’avoir émondée d’un solécisme, je cherchais à en distraire mon attention dans la solution d’un problème ou d’une étymologie, quand le son d’une voix connue vint vibrer au fond de mon sein.

    — C’est moi, c’est moi qui le sauverai, criait Folly en se débarrassant avec violence des mains de ses compagnes, les petites grey gowns de Greenock, qui ne voulaient pas la laisser partir.

    Je n’avais jamais eu d’amour pour Folly, dans le sens que j’attachais à cette passion inconnue. L’amour que je m’étais fait ne se composait que des sympathies les plus délicates de l’imagination et du sentiment. C’était toute une âme qu’il fallait à la mienne, une âme tendre, une âme sœur et cependant souveraine, qui m’enveloppât, qui me confondît et m’absorbât dans sa volonté, qui m’enlevât tout ce qui était moi pour le faire elle, qui fût autre chose que moi, un million de fois plus que moi, et qui cependant fût moi. Oh ! cela ne peut pas se dire !

    Cette joie immense, accablante, indéfinissable, qui me manquait, et qui manque probablement à la plupart des hommes, j’en avais amassé tous les rayons au portrait de Belkiss, comme dans la lentille du physicien qui fond l’or et brûle le diamant à travers un froid cristal, en concentrant les tièdes chaleurs d’un jeune soleil d’avril. Je savais bien que c’était là une illusion ; mais je ne devinais pas de réalité qui valût mieux pour le bonheur.

    Et cependant, monsieur, je concevais qu’un homme autrement organisé, – je vous l’ai dit sans doute, – pût être heureux de l’amour de Folly ; car Folly était jeune, jolie, éveillée, pleine de grâces dans sa marche et surtout dans sa danse, aimable, fraîche, ravissante comme une rose qui s’épanouit, et qui ne demande qu’à être cueillie. Les heures de délices que Folly pouvait me donner, je les avais rêvées aussi. J’avais rêvé ses blanches dents, qui semblaient rire avec ses lèvres ; j’avais rêvé son regard, non pas épanoui d’habitude sur sa large prunelle, mais jaillissant par traits de flamme entre tous les cils de ses yeux. J’imaginais facilement tout ce que Folly émue, troublée, palpitante, se défendant pour se laisser vaincre, Folly pressée sur ma poitrine, les doigts dans mes cheveux et la bouche près de ma bouche, devait répandre de charmes sur quelques minutes, sur quelques journées de ma vie. Je m’étais fait peut-être une chimère plus délicieuse que la vérité des voluptés de cet amour-là ; je croyais qu’il valait mieux que mille existences : mais ce n’était pas mon amour !

    Si vous vous rappelez qu’il restait à peine quelques toises à parcourir entre l’échafaud et moi, vous trouverez cette digression bien longue. Je l’ai reprise dans mes réflexions ; elle ne tient pas une minute dans mon histoire.

    — Eh ! que m’importe qu’il soit fou, disait Folly ! je le sais aussi bien que vous ! que m’importe qu’il soit pauvre et sans ressources que son métier ! que m’importe même qu’il ait tué sir Jap Muzzleburn, qui n’était au fond que le roi des chiens ! n’est-ce pas Michel, mon cher Michel que j’ai tant aimé, et que j’aime plus que jamais ! – Non, non, continua-t-elle en tombant à mes pieds, et en appuyant sur mes genoux sa tête échevelée, en les saisissant de ses mains tremblantes, non, tu ne mourras pas, tu vivras pour moi, pour ta petite Folly ! Je guérirai ton esprit égaré, je te réveillerai dans tes mauvais songes ; et tu seras heureux, parce que mon amour préviendra tous tes soucis, se jettera au-devant de tous tes chagrins, et fera passer ton imagination des folles erreurs qui la troublent dans un état constant de repos et de joie !… – Arrêtez, arrêtez, monsieur le schériff, ajouta Folly, en renversant en arrière son front d’où flottaient ses beaux cheveux ! n’allez pas plus loin, monsieur le schériff !… annoncez que Michel de Granville est pris en mariage par Folly Girlfree, vous savez bien, la petite mantua-maker ; j’ai travaillé pour madame !

    — Hélas, chère Folly ! répondis-je les yeux mouillés de pleurs, le ciel m’est témoin qu’après ce qu’il m’est prescrit d’aimer, je n’aime rien mieux que toi, et que le dévouement que tu me prouves, pauvre enfant qui me crois coupable, surpasse toutes les idées que je me suis faites de la tendresse et de la vertu, mais tu n’ignores pas qu’un engagement sacré m’empêche de profiter de ton sacrifice.

    — Eh quoi ! dit-elle en se relevant furieuse, c’est donc là ma récompense ! moi qui ai refusé ce matin la main du riche Coll Seashop, le maître du calfat, le plus beau et le plus sage des mariniers de Greenock, tu me rebutes pour l’image d’une princesse d’Orient qui n’existe peut-être pas, qui n’aurait jamais rien été pour toi si elle existe, ou qui t’aurait repoussé avec mépris au rang de ses derniers esclaves ! Malédiction sur Belkiss !

    — Tais-toi, m’écriai-je en portant ma main avec respect sur le portrait de Belkiss ! tu as blasphémé, Folly, parce que tu ne me comprenais pas, et je sens que Belkiss te le pardonne ! Mon amour pour ce portrait n’est en effet qu’une illusion, et mon esprit, si malade que tu le supposes, n’a jamais conçu l’orgueilleuse prétention d’un retour ! Ce que je voulais te dire, c’est que je ne pouvais contracter de nouvel engagement, parce que j’étais fiancé avec une autre femme, et que c’est aujourd’hui même qu’elle aurait eu droit de réclamer l’exécution de ma promesse. Je n’ai pas besoin de t’apprendre, chère Folly, que les devoirs d’un honnête homme lui sont plus sacrés que sa vie et que son bonheur.

    — Cette défaite humiliante, il faudrait au moins l’expliquer ! reprit Folly.

    — Oui, oui, répondis-je en souriant, et en rapprochant sa main de mes lèvres. Je suis fiancé, et je te le jure dans ce moment imposant où le parjure me priverait pour l’éternité de la bénédiction de Dieu, je suis fiancé avec une vieille mendiante qui m’a communiqué tout ce que j’ai d’aptitude et de savoir au-dessus de la plupart des hommes, et qui a eu la même bonté pour tous les chefs de notre famille, en remontant jusqu’à mon septième aïeul. Cette bonne femme, qui est peut-être morte, mais qui ne m’a pas dégagé de mes obligations, s’appelle la Fée aux Miettes.

    À ces mots, Folly croisa les mains, les laissa retomber, et secouant la tête avec une profonde expression de pitié :

    — Va donc mourir, me dit-elle, pauvre infortuné, puisque rien ne peut te rendre à toi-même, et qu’il s’est trouvé des juges assez stupides et assez cruels pour te condamner. – Puis elle resta immobile, et les yeux attachés à la terre pendant que je suivais le cortège, qui s’était remis en marche sur les pas du schériff.

    Un instant après, il avait gagné la partie supérieure de l’échafaud, d’où il jetait sa proclamation au peuple pour la troisième et dernière fois, et je prenais possession d’un pied ferme de ces fatals degrés que les condamnés ne redescendent jamais vivants, quand un brouhaha de l’espèce la plus extraordinaire en pareille circonstance vint distraire mon attention de l’idée sérieuse qui commençait à l’occuper. C’était une tempête d’éclats de rire frénétiques et à rendre les gens sourds, dont l’explosion venue de loin augmentait de force en approchant, comme si la foudre s’était déchaînée en tourbillons rivaux pour l’apporter à mon oreille. Je me retournai du côté du peuple, et vous pouvez juger de mon étonnement quand j’aperçus la Fée aux Miettes, la béquille étendue à l’horizon en signe de commandement, ainsi que je l’avais laissée quand je la perdis dans ces dunes de Greenock, où elle me fit faire tant de chemin. Ma première pensée fut qu’elle achevait son tour du monde par terre, depuis que nous ne nous étions vus, mais sa tournure pétulante et sa toilette plus ambitieuse encore que d’ordinaire n’avaient rien qui annonçât les rudes fatigues du piéton. C’était un luxe de dentelles, de rubans et de bouquets qui passait toutes les féeries de l’Opéra.

    — Grand Dieu, lui dis-je en m’unissant de grand cœur à la gaieté universelle, que vous voilà magnifiquement accoutrée, Fée aux Miettes, et que j’aurais plaisir à vous voir de la sorte dans une meilleure occasion ! Mais vous savez de quoi il s’agit ici pour moi, et je suis désagréablement surpris, je vous l’avouerai, qu’une digne femme qui voulait bien m’aimer un peu, que j’ai connue si favorablement disposée envers ma famille, et qui s’est toujours distinguée par un tact si exquis des bienséances, ait réservé l’étalage des plus brillantes galanteries de son vestiaire pour le jour où son malheureux petit Michel doit être pendu !

    — Pendu ! reprit vivement la Fée aux Miettes, en bondissant sur ses jolis souliers roses avec cette élasticité ascensionnelle que vous lui connaissez depuis longtemps ; – pendu ! et pourquoi seriez-vous pendu, méchant, puisque j’arrive pour vous sauver ? Ne me devez-vous pas merci d’amour et guerdon de loyauté au jour préfix où nous sommes, et ne venez-vous pas de le dire vous-même à ma jolie mantua-maker, Folly Girlfree ? Ce n’est pas, Michel, que je veuille abuser de votre foi à des engagements que vous avez peut-être pris trop légèrement ; je vous aime sans doute, et plus que je ne puis le dire, mais mon cœur se briserait, mon enfant, plutôt que de consentir à vous imposer un regret. Folly est jeune et piquante, et je sens que je me fais quelque peu vieille depuis notre dernière rencontre. Si vous trouvez votre bonheur à épouser Folly, je suis tout prête à vous rendre votre liberté au prix des plus chères espérances de ma vie !

    Cela dépend de vous, continua-t-elle d’un son de voix qui s’était attristé de plus en plus, et l’argent que je vous dois a même assez profité dans mes mains pour vous assurer un bon établissement.

    L’honneur de mon caractère n’exige qu’une chose, ajouta la Fée aux Miettes en se redressant avec toute la dignité que pouvait comporter sa petite taille, c’est que vous me rendiez mon portrait.

    — Le portrait de Belkiss, Fée aux Miettes ! ah ! vous en êtes la maîtresse !

    Et en disant cela, j’avais poussé machinalement le ressort de manière à entrouvrir assez le médaillon pour m’assurer que Belkiss pleurait.

    — Voilà ce portrait qui a fait le bonheur d’une année de ma vie, et que je n’étais pas digne de posséder si longtemps ! Mais je ne vous le rends point à la condition que vous me proposez. J’aime dans Folly les agréments d’une jeune et bonne fille qui a pitié de moi, quoiqu’elle me croie insensé et coupable, parce que son âme, toute charmante d’ailleurs, ne vit pas dans la même région que la mienne. Les engagements qui m’attachent à vous, la protectrice et l’ange tutélaire de mes années d’écolier, pour être un peu plus bizarres au jugement du monde, ne m’en sont ni moins doux ni moins sacrés. Je les ai pris librement, et je les tiendrai sans effort, car mon cœur n’est lié d’aucun amour par les créatures de la terre. Vous êtes ma fiancée et mon épouse, Fée aux Miettes, et je vous donnerais ce titre aujourd’hui avec autant de plaisir que dans les grèves où je pêchais aux coques de Saint-Michel, si ce n’était pas à vous à le répudier. Vous ignorez sans doute ma fatale histoire, et vous ne savez pas que cette échelle sanglante où je monte, a été dressée pour un assassin !…

    — Un assassin, toi, mon enfant ! dit brusquement la Fée aux Miettes ; eh ! mon Dieu, mon amour me trouble et m’étourdit tellement que j’ai oublié tout d’abord ce que j’avais à faire ici ! Personne à Greenock ne doute maintenant de la vérité. Sir Jap n’est pas mort, mon cher Michel ; il sait que tu as sauvé sa vie, sa fortune, et les revenus de l’île de Man. La léthargie dans laquelle la terreur le fit tomber quand il te vit aux prises avec tant de mauvais sujets ne l’a pas empêché de comprendre les prodiges de valeur que tu as dû faire pour le défendre. Depuis qu’il est revenu à lui, ses émissaires n’ont cessé de parcourir les rues en proclamant ton innocence, et voilà que le schériff la proclame aussi. Entends plutôt le peuple qui bat des mains ! Sir Jap lui-même ne m’aurait pas laissé l’avantage de le précéder, si quelque reste de son indisposition ne l’avait retenu, ou s’il ne s’était arrêté, en passant, à déjeuner avec le juge instructeur et le médecin légal que j’ai laissés disposés à faire largement honneur aux frais de la vacation. Tu es innocent, Michel, tu es libre, et je n’aurais plus contre toi qu’une action civile, que je n’exercerai jamais ; tu le sais bien ! Dispose donc à ton aise de ta main et de ton sort, et rends-moi mon portrait, si tu ne veux pas me tenir les promesses étourdies que tu m’as faites.

    J’étais libre en effet. Le schériff avait brisé sa baguette, les constables avaient disparu ; et Jonathas, que je venais de voir roulé au plus haut degré de l’échafaud dans le linceul où il espérait emporter mon cadavre, se retirait confus pour la seconde fois de la journée, en s’enveloppant de son drap de mort.

    — Votre portrait, je vous le rends, Fée aux Miettes, répondis-je en souriant : car mon extravagante passion pour une adorable princesse que je ne reverrai jamais s’accorderait mal avec les sentiments sérieux d’un époux. Mes promesses, je les accomplis en pleine liberté d’esprit et de cœur : j’atteste Dieu et les hommes que je vous épouse, Fée aux Miettes, parce que je vous l’ai promis, parce que je vous respecte comme une vieille et savante personne, et aussi parce que je vous aime.

    Je tremblais que la Fée aux Miettes ne prît à ces mots un de ces élans prodigieux qui m’avaient étonné si souvent, et par lesquels sa joie se manifestait presque toujours dans les grandes occasions. Je me trompais : mes yeux la retrouvèrent à sa place en se rabaissant sur elle, et je fus frappé du sentiment doux et passionné qui semblait alors humecter les siens…

    — Non, non, reprit-elle en rattachant de toute l’agilité de ses jolis doigts d’ivoire le médaillon à la chaîne… Oh ! vraiment non ! tu le garderas toujours ! je ne me croirais pas assez aimée de toi, si je n’en étais aimée aussi sous les traits de ma jeunesse !…

    Je me penchai pour imposer sur son front le baiser solennel qui consacrait notre mariage, et je laissai tomber ma main à la hauteur de son petit bras, qui la ceignit fièrement à l’instant comme le bras d’une épousée.

    — Merveille, merveille ! crièrent les spectateurs, le fiancé de la veuve de Salomon qui épouse la Fée aux Miettes !

    — Ne les écoute pas, reprit à voix basse la Fée aux Miettes. La veuve de Salomon, ce n’est pas la beauté, c’est la sagesse ; et tu n’es pas aussi trompé qu’ils l’imaginent, si je parviens à te procurer un peu de bonheur…

    Je lui fis entendre en pressant sa main que je n’avais rien à désirer, et que les risées stupides qui couraient sur notre passage n’humiliaient pas mon cœur. Je témoignai, au contraire, par mon assurance que j’étais fier de l’amour de cette pauvre vieille femme ; et de quoi s’enorgueillirait-on, si ce n’est du plus parfait des sentiments éprouvés par la raison et par le temps ?…

    À quelques pas de là, nous fûmes arrêtés au détour d’une rue étroite par le concours d’une autre multitude qui suivait la noce de Coll Seashop, le maître du calfat, et de Folly Girlfree, la plus jolie mantua-maker de Greenock ; et mon âme se dégagea du seul poids qui l’oppressait. Je jetai cependant un regard sur la mariée, et je la trouvai bien jolie !…

    — N’as-tu point d’émotion que tu me caches ? me dit la Fée aux Miettes un peu troublée.

    — Aucune, ma bonne amie, repris-je avec transport. Coll est un habile, un honnête ouvrier, et je me réjouissais de penser que cette belle et tendre Folly pourrait être heureuse !

     

    — Vraiment j’y compte bien aussi ! répondit la Fée aux Miettes.

    XX.

    Ce que c’était que la maison de la Fée aux Miettes, et la topographie poétique de son parc, dans le goût des jardins d’Aristonoüs de M. de Fénelon.

    Nous arrivâmes enfin à l’endroit des murs extérieurs de l’arsenal où devait être appuyée cette maisonnette dont la Fée aux Miettes me parlait quelques années auparavant. Je l’avais souvent cherchée depuis sans la découvrir, et je ne fus pas surpris qu’elle m’eût échappé jusque-là, quand la Fée aux Miettes me la montra dans un recoin fort caché, en la touchant du bout de sa baguette. Je restai un moment stupéfait, et je retins mes pensées suspendues à mes lèvres dans la crainte d’humilier cette respectable femme par une observation inconvenante ; ce qu’il y a de plus bas au monde, c’est de mortifier la pauvreté ; mais c’est le comble de l’ingratitude et de la noirceur, quand la pauvreté nous donne un abri.

    Je ne vous ai pas encore dit la cause de mon embarras. Vous avez infailliblement vu, monsieur, dans les jouets des enfants, et vous vous souvenez peut-être, car c’est la dernière chose qu’on oublie, d’avoir possédé parmi les vôtres une jolie petite maison de carton verni, aux murs de couleur d’ocre badigeonnés en perfection à la laque et au bleu de Prusse, avec ses trois croisées immobiles, sa ferblanterie en papier d’argent, son toit où l’ardoise s’est arrondie en écailles sous un pinceau naïf qui se ferait scrupule de prêter à l’illusion par quelque artifice imposteur. Vous l’avez vu, cet édifice innocent qui n’a rien coûté aux veilles de l’architecte, aux fatigues du maçon et du charpentier, avec son modeste jardin composé de six arbres que l’artiste expéditif a taillés à côté de l’allumette, et dont la cime, insensible aux vicissitudes des saisons, se couronne de feuilles découpées en taffetas vert. Telle me parut au premier regard la maison de la Fée aux Miettes, et telle vous la trouveriez encore si la direction ou le hasard de vos voyages vous conduisait un jour à Greenock. Il me devint impossible de contenir mon étonnement.

    — Par le ciel, Fée aux Miettes, m’écriai-je, vous êtes-vous jamais mis dans l’esprit que nous puissions entrer là-dedans ? Le nain jaune lui-même, sur l’existence duquel les critiques ne sont pas d’accord, n’y trouverait où loger !

    — Tu t’étonnes de tout, reprit gaiement la Fée aux Miettes, et c’est une mauvaise disposition pour vivre dans ce monde de l’imagination et du sentiment, qui est le seul où les âmes comme la tienne puissent respirer à leur aise. Laisse-toi conduire, car il n’y a que deux choses qui servent au bonheur : c’est de croire et d’aimer.

    En même temps, elle me saisit par la main, se baissa sur la porte d’entrée, et m’introduisit dans une pièce élégante et spacieuse qui excédait mille fois les bornes dans lesquelles ma première conjecture avait circonscrit notre domicile. Je la parcourus rapidement du regard, et je vis qu’elle ne contenait qu’un lit.

    La Fée aux Miettes pénétra dans ma pensée, elle en avait l’habitude, et poussant du doigt le ressort d’une porte qui suivait, elle me montra sa chambre à coucher, qui n’était ni moins commode, ni moins jolie que la mienne. Je ne revenais pas de ma surprise.

    — Comme j’avais compté sur ta parole, dit-elle en rentrant, et que je ne voulais pas t’engager dans un établissement peu sortable pour ton âge, sans t’y procurer au moins les dédommagements de l’étude et les plaisirs de l’esprit, je te disposais ici de mes petites épargnes une bibliothèque à ton goût. Si je ne me suis trompée sur les auteurs qui charmaient tes premières études, je crois que tous tes amis y seront. – Et d’un nouveau mouvement, elle m’ouvrait un cabinet de quelques pieds carrés où mes livres favoris rayonnaient de maroquin et d’or sur de gracieuses tablettes.

    — Attends, reprit-elle en faisant rouler sur ses gonds une troisième porte de bois de cyprès, voici tes outils de charpentier, d’un travail un peu plus soigné que ceux dont tu te sers aux chantiers de maître Finewood, et sur les gradins qui les surmontent un assez bon assortiment d’instruments de mathématiques. S’ils deviennent insuffisants à mesure que tu te perfectionnes dans tes connaissances, nous serons en mesure d’y pourvoir, car les soixante louis que je te devais ont heureusement prospéré dans mes mains. – Ne m’interromps pas, continua-t-elle avec un sourire, par tes exclamations d’enfant à qui tout semble nouveau. Ce qui devait te surprendre, pauvre Michel, c’étaient les épreuves de l’innocence malheureuse, et tu les as subies sans murmure. Accoutume-toi aussi sans efforts à un sort humble et doux, qui ne changera désormais pour toi que le jour où tu le voudras, mais dont tu resteras toujours le maître. Il y a de certains esprits, et je ne te confonds pas avec eux, pour qui la continuité d’un bien-être médiocre devient en peu de temps plus intolérable que les chances orageuses de l’ambition et de l’adversité. Si tu sais te contenter dans ton état, et te réjouir dans ton ouvrage, tu auras atteint à la suprême sagesse, et tu pourras te passer de moi, qui ne dois pas te rester longtemps, à en juger par la longue mesure d’années que j’ai déjà remplie. – Tu t’attendris, mon ami, tu pleures, tu m’aimes donc !…

    — Ah ! Fée aux Miettes, qui pourrais-je aimer sur la terre, si ce n’est l’être généreux qui me comble de tant de bienfaits !…

    — Ce mot est de trop entre nous, dit-elle d’un son de voix attendri ; mais puisque tu n’as pas craint de blesser les sentiments les plus délicats de mon cœur, j’épuiserai avec toi sans retard la seule conversation triste que nous devions avoir de notre vie. L’idée qu’à vingt et un ans tu t’es formée du mariage a dû te faire comprendre un autre bonheur que celui qui t’est promis par notre union. Je le sens, et tu me démentirais en vain, parce que je lis dans ton âme tout aussi avant que toi-même. Conserve-toi pur pour ce bonheur que je te prépare peut-être ; au moins es-tu en droit de l’attendre de ma prévoyance qui ne s’est occupée que de toi depuis ton berceau. Aime ces traits de mon jeune âge, aime ce portrait, le seul charme qui me soit resté pour te plaire, et ne t’inquiète pas du reste de tes obligations envers moi. Oublie jusqu’aux fougues de ma vieillesse encore trop jeunette qui s’éprit follement d’un joli enfant dans les écoles de Granville. Mon affection pour toi est plus vive que l’affection d’une mère, mais elle en a la chasteté. Des raisons que tu connaîtras avant peu ont amorti dans mon sein la dernière étincelle des passions que tu y avais rallumées, et s’il m’en reste un désir, c’est que tu conçoives un jour quelque bonheur à posséder l’âme de la Fée aux Miettes sous les traits de Belkiss ; la nature est si variée dans ses caprices que cela peut se rencontrer.

    J’allais tomber à ses genoux ; elle me soutint, en enlevant aussi une larme de ses yeux, du bord de sa longue manchette : — Viens, viens, dit-elle ! tu me faisais perdre de vue quelques ordres que j’ai à donner pour notre repas de noces, quoique nous devions le faire tête à tête, comme il convient à notre condition. En attendant, continua-t-elle en soulevant une portière de soie, promène-toi dans notre petit jardin. Il n’est pas fort étendu, ainsi que tu as pu en juger du dehors, mais il est si adroitement distribué que tu t’y promènerais tout un jour sans repasser au même endroit !

    La portière retomba sur moi, et je m’engageai en rêvant dans le jardin de la Fée aux Miettes ; j’étais si préoccupé que je marchai longtemps en effet sans prendre garde aux objets qui m’entouraient ; mais les sentiers se multiplièrent à tel point sur mon passage que je commençai à concevoir tout de bon la crainte de m’égarer, et que je cherchai à me faire, pour l’avenir, une idée plus distincte des localités. Ce qui m’y frappa d’abord, ce fut la douceur de la température et l’éclat du ciel, dont je n’avais jamais joui avec autant de délices à Greenock, même dans les journées les plus pures de l’été, car ce climat est froid, et le soleil n’y brille de quelque splendeur que pendant un petit nombre de semaines ; mais un phénomène encore plus nouveau pour moi vint me faire oublier celui-là : je ne sais par quel heureux artifice, dont la Fée aux Miettes devait sans doute le secret à sa longue expérience de toutes les sciences humaines, elle était parvenue à naturaliser dans ce jardin enchanté les plus rares merveilles de la végétation des tropiques et de l’Orient. C’étaient des lauriers-roses aux cymbales lavées d’un frais vermillon, des grenadiers chargés de bouquets de pourpre, des orangers dont les branches pliaient sous le poids de leurs fleurs d’argent et de leurs fruits d’or, des aloès dont la tige élancée comme un mât gracieux balançait à son sommet une riche couronne de girandoles, des palmiers dont la cime se déployait au souffle d’un vent parfumé comme un éventail de verdure. Entre les groupes de ces arbres élégants et de mille autres espèces que je connaissais à peine par leurs noms, coulait sous le dais échevelé des saules de Babylone une multitude de jolis ruisseaux dont les rives étaient toutes brodées des plus riantes fleurettes de la nature. Ne vous imaginez pas que le sable sur lequel ils glissaient à leur pente en cascade argentée fût emprunté à la blanche arène, formée de petits cailloux choisis, qui sert de lit de repos aux nymphes. Ce n’étaient ni plus ni moins, je vous jure, que des opales à l’œil de feu, des améthystes limpides comme le ciel, et des escarboucles rayonnantes comme celles qui avaient entouré le portrait de Belkiss ; et je sentis alors pourquoi la Fée aux Miettes y attachait si peu d’importance ; mais il est tout naturel qu’on ne parvienne pas communément à cette idée, avant d’avoir parcouru les jardins de la Fée aux Miettes.

    Permettez-moi de ne pas oublier un genre de ravissement moins familier à la plupart des hommes, et que l’habitude de mes premiers goûts et de mes premiers plaisirs me rendait peut-être plus sensible que les autres. L’attrait de ce perpétuel printemps avait fixé dans les jardins de la Fée aux Miettes les plus élégantes et les plus aimables des créatures auxquelles Dieu n’a pas encore daigné donner une âme, les magnifiques papillons qui peuplent les solitudes et qui caressent les fleurs des deux mondes. Je les connaissais presque tous par les descriptions que j’en avais lues bien jeune, ou par les images que les peintres en ont faites ; mais je les voyais pour la première fois se croiser, s’éviter, se poursuivre, planer, tournoyer dans l’air, frémir en bourdonnant ou s’enfuir à peine visibles, sur des ailes fraîches et vivantes, et rivaliser d’éclat avec les corolles en coupes, en cloches, en bassinets, en cornets, en roses, en étoiles, en soleils qui pendaient, vermeilles, de tous les rameaux. Divine munificence de la création ! Sublime enchantement des yeux ! Spectacle digne d’embellir les rêves d’un homme de bien qui s’est endormi sur une bonne pensée !

    J’y aurais passé une journée entière sans distraction et sans souvenirs, si la voix de la Fée aux Miettes ne m’avait appelé à notre petit festin ; et je ne m’attendais guère à me retrouver si près de notre maison. Comme la bonne vieille m’éclairait de la porte avec un flambeau, je m’aperçus que le jour était tout-à-fait baissé, et que mon imagination s’était entretenue longtemps dans des impressions délicieuses qui ne pouvaient plus lui être transmises par mes sens.

    Je rentrai. Près d’une petite table servie simplement, mais avec une appétissante propreté, flamboyait un feu vif et pur, parce que, selon la Fée aux Miettes, la soirée s’était refroidie.

    — Que dites-vous, du froid, ma bonne amie, m’écriai-je en revenant à moi ? Jamais le printemps n’a eu de plus douce chaleur et l’été plus de grâces ?

    — Oh ! répondit-elle, dans mon jardin on ne s’aperçoit de rien, quand on est amant ou poète !

    La Fée aux Miettes ne m’avait jamais laissé exprimer sans l’éclaircir un doute léger dont la solution pût être utile à mon instruction ou à mon bonheur ; et cependant, depuis notre dernière rencontre, elle avait affecté plusieurs fois de se défendre de mes étonnements, et de se dérober à mes questions.

    — Voilà qui est bien, dis-je en moi-même. Ce vain besoin de tout savoir et de tout expliquer qui me tourmente ne serait-il pas une marque de la faiblesse de notre intelligence et de la vanité de nos ambitions, le seul motif peut-être qui nous empêche de goûter sur terre la part légitime de félicité qui nous y est dispensée ? Que m’importent les causes et les motifs du bien dont je ressens les effets, et de quel droit irais-je m’en informer avec une sotte et orgueilleuse curiosité, quand tout m’avertit que je suis né pour jouir de ma vie et de mon imagination, et pour en ignorer le mystère ? Funeste instinct qui ouvrit à Ève les portes de la mort, à Pandore la boîte où dormiraient encore toutes les misères de l’humanité, et à je ne sais quelle noble châtelaine, dont j’ai oublié le nom, le cabinet sanglant de la Barbe Bleue ! Ce que je ne sais pas, si j’avais intérêt à le savoir, la Fée aux Miettes qui le sait me l’aurait dit. C’est pour cela que mes interrogatoires l’affligent, moins parce qu’elle craint d’y voir percer l’apparence d’une défiance injurieuse, que du regret de s’y confirmer dans l’idée qu’elle commence à se faire de l’insuffisance et de la légèreté de mon esprit.

     

    Et depuis ce moment-là je n’interrogeai presque plus. Je pris ma vie comme elle était.

     

    XXI.

    Dans lequel on lira tout ce qui a été écrit de plus raisonnable jusqu’à nos jours, sur la manière de se donner du bon temps avec cent mille guinées de rente, et même davantage.

    Ah ! la conversation de la Fée aux Miettes avait des agréments si puissants que vous ne vous seriez jamais lassé de l’écouter ! Je remarquais seulement avec une sorte d’inquiétude que ses paroles, ses gestes, ses attitudes, avaient perdu cette vivacité folâtre et quelquefois bouffonne dont je m’étais si souvent réjoui au collège. Elle n’était devenue cependant ni sérieuse ni sévère, et la douce gravité de ses discours n’ôtait rien à leur aimable aménité, mais elle affectait de donner à nos entretiens un tour plus solennel et une direction plus élevée que dans les jours mémorables de la pêche aux coques et du naufrage sur les côtes d’Angleterre. Je supposai qu’elle croyait devoir cette réserve à la dignité de notre fête nuptiale, ou bien que l’âge de réflexion dans lequel j’étais entré ce jour-là imposait de lui-même une nouvelle forme à ses sages enseignements. Je cherchai en moi si notre vie morale ne se partageait pas, effectivement, entre les riantes déceptions de l’enfance, et les convictions austères que l’expérience apporte un jour à l’enfant qui s’est fait homme, et je me demandai si mon apprentissage était tout à fait fini.

    J’en doutais, parce que les vicissitudes de ma jeunesse n’avaient pas été assez nombreuses et assez variées pour me fournir l’occasion d’embrasser sous tous les aspects toutes les chances d’une existence complète. Je regrettais de n’avoir éprouvé ni assez de malheurs, ni surtout assez de prospérité, pour être sûr de ma résolution dans tous les événements de la vie. Ce que je savais, c’est que le principal devoir qui me restât sur la terre, c’était de faire le bonheur de la Fée aux Miettes. Ce que je ne savais pas, c’est ce que je pouvais au bonheur de la Fée aux Miettes, mais mon cœur se serait brisé de l’idée qu’elle n’était pas heureuse.

    J’ignore si elle me devina, mais elle me tira de ma préoccupation par un grand éclat de rire, et ses yeux vifs et brillants se fixèrent en même temps sur moi, humectés de ces larmes intérieures qui ne débordent pas la paupière, avec une si délicieuse expression d’attendrissement, de commisération et d’amour, que je ne pus résister au besoin de saisir sa jolie petite main d’un côté de la table à l’autre, et d’y imprimer un baiser.

    Au même instant, un faible grondement, fort expressif et fort chromatique, se fit entendre à la porte.

    — Ah ! vraiment ! dit la Fée aux Miettes, en s’élançant pour ouvrir avec son indevançable prestesse, je crois connaître cette voix harmonieuse, et je suis bien trompée si ce n’est pas l’élégant Master Blatt, le premier écuyer de notre ami sir Jap Muzzleburn !

    C’était Master Blatt en effet, c’est-à-dire un barbet noir des plus propres et des plus mignons que l’on puisse imaginer, au poil frisé par larges anneaux comme s’il avait été tourné par le fer d’un perruquier fashionable, aux bottines de maroquin jaune frappées d’un gland d’or flottant, et aux gants de buffle à la Crispin.

    C’était Master Blatt lui-même, qui entrait en s’éventant avec une grâce infinie de sa toque empanachée.

    Comme c’était à ma femme que s’adressait la commission de Master Blatt, et qu’il aboyait son petit discours dans cette langue canine de l’île de Man à laquelle je n’étais légèrement initié que depuis la veille, je n’essayai pas de le suivre dans les développements de sa harangue. Cela m’aurait été difficile à la vérité, parce qu’il en précipitait le débit avec une si surprenante vélocité que jamais ni tironien ni sténographe ne l’eût rattrapé à la course, et qu’il avait d’ailleurs un peu d’accent.

    Quand il eut fini de parler, Master Blatt ramena devant lui sa patte droite qu’il avait laissée jusque-là reposer sur sa hanche d’une manière pleine de dignité, et remit aux mains de la Fée aux Miettes un portefeuille dont la forme, la couleur, la dimension, le signalement tout entier était bien présent à ma mémoire ; le portefeuille de l’île de Man, que j’avais défendu de si grands hasards, et qui faillit me coûter si cher.

    Ensuite il s’inclina profondément devant elle, me salua d’une manière plus grave, et se retira peu à peu sans se détourner, comme un chien diplomate qui est accoutumé aux grandes affaires, et qui connaît le cérémonial d’une ambassade.

    — Bien, bien, bien, dit la Fée aux Miettes, en se renversant sur sa chaise longue avec une expansion de gaieté qui me charmait. – Tes cruels malheurs d’une nuit nous auront, du moins, comme tu le vois, servi à quelque chose !

    — Je vous jure, Fée aux Miettes, lui répondis-je, que je n’en sais pas un mot !…

    — Cher enfant, tu as raison, reprit-elle, et pardonne-moi ma distraction. Il faut que je t’explique cela. Ta triste aventure m’avait rappelé que l’île de Man appartenait de temps immémorial à une branche de ma famille dont l’héritage me revenait de droit, par le fâcheux bénéfice d’une longue vie, et je t’avouerai que j’attachais peu d’importance à cette propriété, à cause du caractère maussade et hargneux des habitants ; mais l’occasion me détermina, et comme j’étais sûre d’arriver assez à temps pour t’empêcher d’être pendu, je m’avisai d’expédier en passant mon homme d’affaires au bailli pour faire reconnaître mes titres. Ils étaient si authentiques et si clairs, que l’honnête sir Jap n’a pas hésité un moment à remettre à ma disposition les revenus de l’année, c’est-à-dire cent mille livres sterling de bon papier, continua-t-elle tout en feuilletant les traites et les billets, cent mille bonnes guinées que tu as tirées des griffes des voleurs.

    Et là-dessus la Fée aux Miettes se reprit à rire d’aussi bon cœur qu’autrefois.

    Je penchai ma tête sur ses mains, et je restai quelque temps sans répondre.

    — Cent mille guinées, Fée aux Miettes, dis-je enfin ! Cent mille guinées de revenu ! – Oh ! Si vous aviez eu cette fortune quand vous veniez racheter ma vie au pied de l’échafaud, je n’y aurais pas consenti ! une si riche héritière que la Fée aux Miettes ne peut pas être la femme d’un ouvrier sans ressources et sans espérances !

    La Fée aux Miettes me regarda d’un air chagrin et se mordit les lèvres. — Tu n’as point dit cela, Michel, dans l’intention de me blesser, répondit-elle avec un son de voix ému, et j’oublierai ce qu’il pourrait y avoir d’amer dans cette observation, si tu avais voulu en faire un reproche. Non, non, le généreux enfant qui m’a donné trois fois en sa vie tout ce qu’il possédait, et qui m’a engagé jusqu’à sa liberté pour me forcer à recevoir ses bienfaits, ne m’accuse pas dans son cœur d’avoir manqué aux lois de la délicatesse quand j’ai consenti à lui tout devoir. C’est cependant ce qu’il ferait en hésitant à recevoir de moi cent fois moins qu’il ne me sacrifiait, en effet, quand il se dépouillait en ma faveur des derniers débris de sa fortune. Mais ceci même lui appartient, car je ne me serais jamais avisée de réclamer mes droits sur une propriété inutile et oubliée, sans l’événement presque miraculeux qui t’a mis en possession de ce portefeuille comme d’une propriété légitime. Il faut bien t’apprendre du reste, continua-t-elle en reprenant une complète assurance, que tes richesses n’ont rien à envier aux miennes, et qu’elles les égalent si elles ne les excèdent pas. Encore n’est-ce pas de tes espérances sur les biens de ton père et de ton oncle que j’entends parler, quoique les nouvelles qui m’en arrivent depuis longtemps me fassent concevoir une grande idée de la prospérité de leurs entreprises et de la magnificence de leurs établissements.

    — Ils vivent tous les deux ! m’écriai-je en pleurant de joie. Dieu soit loué à jamais !

    — Dieu soit loué en toutes choses, dit la Fée aux Miettes. Ils vivent, et tu les reverras avant peu si mes projets s’accomplissent. En attendant, rien ne manque à ton opulence, puisqu’ils m’ont autorisée à fournir à tous tes besoins aussitôt que je t’aurais retrouvé, et que le seul produit de l’or dont tu m’avais si charitablement confié le dépôt passe déjà d’ailleurs, si je ne me trompe, la portée de tous les vœux que tu peux former en ta vie. Il me suffira de te prévenir aujourd’hui que je l’ai placé dans un commerce qui doit rapporter cent mille pour un à chaque voyage du grand vaisseau sur lequel tu te proposais de t’embarquer hier, et qui mouillera toutes les semaines à Greenock. Tu vois par là que tu seras en peu de jours le plus riche de nous deux, car je n’ai aucune raison pour suivre les mêmes chances, et la possession d’un or superflu ne tente pas mon ambition.

    Je ne m’arrêtai pas d’abord aux sages paroles qui terminaient ce discours singulier ; l’idée de cette fortune immense et inattendue que je n’avais jamais rêvée, même dans le sommeil, exerça sur mon esprit une espèce de fascination et d’étourdissement où ma raison cherchait en vain à se retrouver. Plus je m’efforçais de rattacher le fil de ma pensée à quelques-unes des combinaisons d’existence que je m’étais composées jusque-là, plus je me trouvais étranger à mon avenir, et incapable de m’y placer d’une manière assortie à mon organisation et à mon caractère. Je finis par penser tout haut. — En vérité, repris-je en balbutiant des mots confus comme mes réflexions, de semblables événements doivent nécessairement changer la position que nous tenons dans la société. Je m’en félicite pour vous, Fée aux Miettes, qu’ils appellent à jouir d’une destinée digne de votre naissance et de votre sagesse ; mais pour moi, je m’en étonne, et je ne me prépare pas sans un mélange d’inquiétude à cet état de splendeur où la Providence m’a tout d’un coup élevé. C’est à vous, qui avez acquis dans votre jeunesse l’expérience de la richesse et des grandeurs, à m’apprendre ce que nous devons faire de nos trésors, pour montrer à tout le monde que nous méritons de les posséder.

    — Ceci est une grande question, mais j’essayerai de l’éclaircir puisque tu le veux, répondit la Fée aux Miettes en souriant assez tristement, autant que je pus m’en apercevoir, car j’osais à peine tourner mes regards sur elle. Il y a effectivement bien des partis différents à tirer d’une grande fortune, et je ne dois pas te le dissimuler, plus de pernicieux que d’utiles. La plupart des hommes regardent cet avantage inopiné du hasard comme une raison de se livrer doucement à l’oisiveté, de jouir des voluptés du luxe dans une tranquille paix, et d’étaler aux yeux de la multitude un faste qui lui impose, parce qu’elle estime les plaisirs qui y sont attachés au-dessus de toutes les faveurs de la nature. Si cette condition te convient, tu es maître de la choisir. Tu auras demain des palais somptueux, des ameublements exquis, des voitures éblouissantes de dorures et attelées de superbes chevaux pour te transporter à travers tes vastes domaines ; les artistes s’empresseront de te consacrer leurs travaux, les poètes feront des vers à ta gloire, les grands t’accoutumeront par leurs prévenances à te regarder comme leur égal, et tu ne pourras plus compter tes amis. Enfin tu goûteras pour la première fois les charmes d’une mollesse tout à fait inoccupée, et le profond contentement d’âme que procure la certitude de n’avoir rien à faire.

    — Rien à faire, Fée aux Miettes ! Ah ! ce n’est pas dans cette pensée que peut résider un profond contentement de l’âme ! Le Dieu qui a daigné me former ne m’a pas donné ces bras robustes et habiles au travail pour que je les laisse indignement languir dans une lâche inaction. Et s’il lui plaisait un jour de me retirer ces faveurs dont il me comble aujourd’hui, que deviendrais-je après avoir oublié l’exercice de mon métier, et l’agréable habitude de ces labeurs de tous les jours qui m’occupent, qui me fortifient, qui me plaisent, qui m’ont fait quelquefois honneur et ne m’ont jamais ennuyé ? Un objet de mépris pour les honnêtes gens et de pitié pour les sages ! J’aimerais cent fois mieux me désaccoutumer de l’espérance d’être riche, et l’effort ne serait pas grand. Il n’y a pas si longtemps qu’elle m’est venue !

    — À merveille, mon cher Michel ! s’écria joyeusement la Fée aux Miettes, en frappant d’aise ses blanches mains l’une contre l’autre. Ajoute à cela que le changement de ta manière de vivre ne ferait illusion qu’à toi, si tu étais assez stupide pour tomber dans un pareil aveuglement. Tu aurais beau te cacher dans ton faste comme le ver dans son cocon de soie, et la chenille dans sa chrysalide dorée, ceux qui t’ont connu te reconnaîtraient, et l’envie qu’inspirerait ton agrandissement subit ne tarderait pas à se convertir en haine secrète sous de fausses apparences, au fond du cœur de tes flatteurs les plus assidus. – « À qui appartient, dirait-on, ce carrosse aux panneaux resplendissants qui fait voler si haut la poussière sous ses roues ferrées d’argent ?… — Eh quoi, répondraient les passants avec un dédaigneux mouvement d’épaules, ne le savez-vous pas encore ? C’est un des trois ou quatre cents équipages, car il en change tous les jours, dans lesquels le petit charpentier Michel promène cette vieille naine dentue, difforme et ridicule, que tout Granville a vue mendier pendant cent ans sous le porche de son église. Ne voilà-t-il pas un beau couple pour écraser le pauvre peuple, et n’a-t-on pas raison de dire qu’il n’est telle vanité que de petites gens ? » Tu n’aurais fait à ce compte qu’abdiquer la modeste réputation d’un honorable ouvrier pour gagner celle d’un sot riche, et c’est le souvenir le plus fâcheux qu’on puisse laisser sur la terre après celui que laissent les méchants. – Mais si la fortune ne sert qu’à rendre plus sensibles l’abrutissement des voluptueux et l’incapacité des oisifs, elle peut prêter un relief éclatant aux qualités de l’esprit et aux glorieuses ambitions du génie. Tous les travaux de l’homme en société ne se réduisent pas aux œuvres matérielles de la main. Il influe par son crédit et par son habileté sur les développements de la richesse et de la prospérité publiques. Il prend part à la création des lois et à l’administration des états. Il tient les balances de la justice dans les tribunaux ou les rênes du gouvernement dans le conseil des rois ; et pour arriver aux grands emplois, l’or est dans tous les pays la première de toutes les aptitudes. Pauvre, ton savoir et ton éducation ne te promettaient qu’un petit nombre de succès obscurs qui n’auraient jamais tiré ton nom de l’oubli ; opulent, il n’est point de carrière qui ne te soit largement ouverte, et au bout de laquelle tu n’aies à recueillir, vivant, les faveurs de la popularité, mort, les illustrations de l’histoire. La banque de Jonathas restera bientôt sans chef, au régime sordide que son avarice lui a fait adopter. Le président de justice est, depuis dix ans, fou de sottise et d’orgueil, et on n’attend qu’à le prendre sur quelque fausse application des lois qui aura coûté la vie à un bon nombre d’innocents notables, pour lui donner un successeur. Il y a des députés à élire et des ministres à disgracier. Choisis.

    Je regardai fixement cette fois la Fée aux Miettes, et je trouvai ses yeux arrêtés sur moi. Cette circonstance, qui m’aurait intimidé un moment auparavant, augmenta ma hardiesse et me confirma dans la détermination que j’avais prise pendant qu’elle parlait, car toutes mes irrésolutions s’étaient dissipées.

    — Mon choix est fait, lui répondis-je, et mon seul regret est d’avoir pu hésiter ; je resterai charpentier.

    Elle contint sa joie, mais elle ne réussit pas à me la dérober tout à fait. Je continuai.

    — Écoutez, Fée aux Miettes, et pardonnez-moi si je conteste une seule fois avec vous. Mes études ne m’ont pas rendu propre aux emplois que vous me proposez, et je suis trop sensé, grâce à Dieu, grâce aux leçons de mes parents, grâce aux vôtres, pour mettre le sort d’un pays en balance avec mon orgueil. Je ne cède pas en vous disant ceci aux timidités de la modestie. J’imagine au contraire que je n’ai jamais conçu pour moi-même une plus haute estime qu’en me rendant compte des idées où cet entretien nous entraîne, et s’il est vrai que la vanité se mêle à tous nos jugements, elle pourrait bien jouer son rôle dans mon refus. Je crois sincèrement que je pourrais apporter comme un autre le tribut de mes facultés à l’œuvre de tous, si la civilisation était, comme je la comprends, une doctrine de foi, une législation d’amour et de charité, une pratique de bienveillance réciproque et universelle ; mais dans l’état où les siècles nous l’ont donnée, je n’ai ni intelligence pour l’expliquer, ni disposition à la servir. Je respecte les pouvoirs que les nations s’imposent ; je me range sans examen aux lois qu’elles reconnaissent ; j’honore les esprits sublimes qui croient y entendre quelque chose, et les citoyens généreux et dévoués qui consacrent leur noble existence au soin de les interpréter et de les défendre, mais c’est tout ce que je puis. L’opinion que nous nous formons de l’importance de notre destination passagère est sans doute flatteuse pour notre amour-propre. Elle est surtout consolante pour notre misère, et je ne trouve pas mauvais qu’on s’efforce d’en atteindre les résultats. Quant à moi, je ne les cherche pas sur la terre, et cette vie si occupée de perfectionnements ne me montre en réalité que de vaines agitations qui aboutissent à la mort pour les peuples comme pour l’homme. L’affaire de la vie, c’est de vivre et d’espérer, car elle ne bâtit rien de durable et d’infaillible que le tombeau. Si le travail des mains a moins d’éclat et de grandeur que celui de la pensée, et j’y consens avec vous, il est donc à mon sens plus raisonnable et plus utile ; et j’aurais peine à m’ôter de l’esprit que tout homme qui a planté un arbre, ensemencé un guéret, ou construit une maison solide, aérée, spacieuse et bien distribuée, a rendu un service plus essentiel à ses semblables que les économistes, les philosophes et les hommes d’état avec leurs utopies de vieux enfants, si malheureuses en pratique. Voilà pourquoi je resterai décidément charpentier, si vous l’avez pour agréable, ma volonté vous étant d’ailleurs soumise en tout point. – Mais ce que je vous demandais, Fée aux Miettes, ce n’est pas non plus comment un usage absurde de la fortune peut couvrir celui qu’elle possède, et qui croit la posséder, de ridicule et de honte. Ce n’est pas comment, dans une société que je plains et que je suis près de mépriser, les habiles parviennent à faire servir la fortune aux triomphes de cette folle passion de pouvoir et de renommée que vous appelez en vous jouant une ambition glorieuse, et qui ne me tente guère. C’est à quoi elle est bonne pour être heureux, si elle est du moins bonne à cela, et je commence à craindre qu’il n’en soit rien.

    — Il faudrait d’abord savoir ce que tu entends par le bonheur, répliqua la Fée aux Miettes.

    — Ma foi, ma bonne amie, repris-je gaiement, je n’y ai jamais beaucoup réfléchi, mais je suis presque sûr que le mien ne peut pas se réaliser en barres et en billets. Le bonheur, c’est d’être le premier dans le cœur de ce qu’on aime. Le bonheur, c’est de faire du bien selon sa puissance, quand l’occasion s’en présente. Le bonheur, c’est de n’avoir rien à se reprocher. Le bonheur, c’est de se coucher en joie dans un lit propre et bien bordé, déjà content du travail de la semaine, et rêvant aux moyens de l’améliorer encore. Le bonheur, c’est de repasser dans sa mémoire les doux souvenirs d’un âge d’insouciance et de pureté, en suivant le cours de quelque rivière limpide, sur la lisière d’une prairie tout émaillée de fraisiers et de marguerites, aux rayons d’un soleil sans âpreté, à la chaleur d’un petit vent de sud chargé de parfums, et de s’arrêter à une jolie tonnelle de lilas où la Fée aux Miettes a préparé en m’attendant sous la feuillée une jatte de lait écumeux et frais, une corbeille de fruits mûrs, couverts de leur fleur veloutée, et un peu de vin généreux. Combien croyez-vous qu’il y ait de bonheur comme ceux-là dans cent mille guinées ?

    — Il y en a plus que tu ne crois, répondit la Fée aux Miettes ; mais écoute plutôt ! Je suppose qu’il te souvient encore de tes premiers amis de collège ?

    — Pourriez-vous en douter, Fée aux Miettes ? Je n’oublie aucun de mes sentiments, et les amitiés de collège ne s’oublient pas.

    — Jacques Pellevey, continua-t-elle, n’a pas été aussi sage que toi. De curé qu’il était, il a voulu devenir évêque, et la calomnie irritée par son ambition lui a fait perdre jusqu’à sa cure. Le malheur a produit sur lui l’effet qu’il produit d’ordinaire sur les belles âmes ; il l’a rendu meilleur. Jacques, éclairé par ses fautes, s’est retiré dans un village où l’instruction n’avait jamais pénétré, pour y former gratuitement à la religion et aux bonnes études les enfants des pauvres familles ; son établissement a prospéré d’une manière si éclatante et si rapide qu’il ne regrette aujourd’hui que de ne pouvoir pas l’étendre à tous les villages voisins ; mais ton ami Jacques est pauvre lui-même, et il se consume dans les rêves de sa charité impuissante. Ne penses-tu pas qu’il serait bon d’envoyer un millier de guinées à Jacques Pellevey pour le seconder dans ses louables projets, dont j’ai la certitude qu’il ne sera maintenant détourné par aucun changement de fortune, car l’adversité agit sur le cœur de l’homme, comme certaines tempêtes sur les fruits de la terre. Elle hâte sa maturité.

    — Mille guinées, c’est bien peu, dis-je à la Fée aux Miettes ; mais nous y reviendrons souvent.

    — Didier Orry s’était richement marié, comme tu sais, mais la destinée a d’étranges retours. Son beau-père l’a engagé dans des spéculations aventureuses qui les ont ruinés tous les deux. Il ne lui restait plus qu’une maison assez modeste, et des grangeages médiocrement garnis que le feu du ciel a dévorés l’an passé. Il est allé frapper à ta porte avec deux enfants dans ses bras, et suivi de sa femme enceinte et malade. Quand la malheureuse famille fut instruite de ton départ, ils s’assirent tous sur le seuil et se prirent à pleurer, le père et la mère parce que tu étais leur seule espérance, et les enfants parce que leur père et leur mère pleuraient. Tous seraient morts de misère et de désespoir, si Jacques Pellevey, qui passait par là, ne les avait recueillis ; mais Jacques a déjà tant de charges qu’il ne suffit à celle-ci qu’en prenant sur ses propres besoins. Nous pourrions rétablir la fortune de Didier Orry, mais il nous en coûterait trop cher, parce qu’il a joui longtemps des douceurs de l’aisance, et que l’habitude est une seconde nature. C’est une affaire de huit mille guinées.

    — Vous ne faites pas entrer dans votre compte, bonne amie, la compensation des maux qu’il a soufferts. Il faut lui en envoyer dix mille.

    — Tu ne sais pas ce qu’est devenu Nabot ? Le pauvre diable a eu le malheur de recueillir de grands héritages, et tu devines aisément ce qu’il en a fait : le jeu a tout emporté. Ce qu’il y a de pis, c’est que son luxe éphémère lui avait donné du crédit, et que le jour où il s’aperçut qu’il ne lui restait rien, il devait beaucoup plus qu’il n’eût jamais possédé. Ses créanciers ont obtenu prise de corps contre lui, et je ne doute pas qu’il ne meure en prison si tu ne l’en tires. Cependant je ne te le recommanderais point, car c’est se rendre complice d’une honteuse frénésie que de lui prodiguer des secours qui sont dus à tant de respectables infortunes, si cette dernière épreuve ne l’avait décidément corrigé. Il a reconnu, dès le premier mois de sa captivité, que la privation n’était qu’un heureux apprentissage, et le vice qu’une mauvaise habitude. Il n’y retombera plus. Ses études mal ébauchées lui sont revenues en mémoire : il les a recommencées avec ce zèle amoureux qui rend les progrès si faciles. Tous les pas qu’il a faits dans cette nouvelle carrière ont été marqués par des jouissances qu’il met infiniment au-dessus de celles du monde, et son caractère, autrefois inquiet et soupçonneux, s’est ressenti du perfectionnement de son esprit. L’avantage le plus inappréciable du travail, et il en a beaucoup d’autres, c’est de distraire l’âme de ses passions sans lui rien enlever de son ardeur, mais en dirigeant ces puissances exaltées d’une intelligence et d’une sensibilité de jeune homme vers le seul but qui soit digne d’elles. J’ai lieu de croire que Nabot te ferait un jour honneur par sa conduite, s’il n’y avait pas tant à payer pour le délivrer de ses dettes. La Providence mesure les adversités qu’elle nous dispense. L’homme ne mesure pas celles qu’il se donne. J’ai entendu dire qu’il était écroué pour près de quatorze mille guinées.

    — Sur quinze mille guinées, répondis-je, il lui en restera mille pour recommencer sa vie. C’est assez s’il est guéri, et surtout s’il ne l’est pas.

    — Tes camarades les caboteurs avaient d’abord prospéré dans leur commerce, mais ils l’ont étendu imprudemment, et la Méditerranée leur a repris ce que l’Océan leur avait donné. Leur beau bâtiment la Mandragore, qui contenait en cargaison le produit de toutes leurs courses, a été capturé par des pirates barbaresques, et l’équipage entier est prisonnier en Alger. On n’estime pas à moins de douze mille guinées le prix de leur rançon.

    — C’est racheter à trop bas prix, Fée aux Miettes, ces honnêtes et loyaux compagnons qui décimèrent leur faible pécule afin de me soulager dans ma détresse et de m’associer à leurs espérances. Douze mille guinées aux Algériens pour leur rendre la liberté ; douze mille guinées aux caboteurs pour recommencer leur trafic ! – Mais à quoi bon, je vous en prie, cette énumération dont j’aurais tout au plus besoin si je ne vous avais pas comprise ? Donnez, donnez, Fée aux Miettes ; versez de l’or aux mains de nos amis qui souffrent ; et puisque notre fortune, si exorbitante qu’elle soit, ne peut suffire à secourir toutes les misères, augmentez-la, pour donner encore, multipliez nos trésors pour multiplier vos bienfaits ; nous n’aurons jamais trop puisque nous ne gardons rien, et que ces biens immenses dont la toute puissante bonté nous a faits dépositaires pour les répandre ne seront pas payés, comme je le craignais, de notre repos, de notre indépendance et de notre obscurité. C’est ainsi seulement, vous venez de me l’apprendre, que l’oppulence peut contribuer au bonheur ; c’est ainsi que je conçois la possibilité de n’avoir pas quelque jour à regretter d’être riche.

    — Tes intentions seront remplies en ce qui te concerne, reprit la Fée aux Miettes ; mais, ajouta-t-elle d’un air un peu composé, j’ai aussi de nombreux amis auxquels je dois aide et protection, et que je ne saurais favoriser de tes présents si tu ne m’y autorises, puisque je suis en puissance de mari. Ne conviendra-t-il pas que je t’en soumette la liste, comme à mon souverain seigneur et maître ?

    — Eh vraiment non ! répartis-je vivement en rougissant de sa déférence. Tout ce qui nous appartient n’appartient qu’à vous, ma toute bonne, et vous pouvez en faire l’usage qui vous conviendra le mieux. Pourvu que le charpentier ait en poche une poignée de demi-schellings à distribuer de temps en temps aux pauvres beggars du port, ou tout au plus une guinée par semaine pour faire emplette de quelque bon auteur grec de Foulis ou de Balfour à la Classic Library du vieux Macdonald, il n’a rien à envier en richesse à tous les rois de la terre. Je me croirais bien réellement indigent, si j’éprouvais jamais la nécessité de posséder davantage.

    — Je n’ai donc rien à désirer ! s’écria-t-elle. Me voilà en état de porter la prospérité dans cette multitude de chaumières où j’ai reçu l’aumône pendant tant d’années que j’ai mendié aux côtes de France ! Hélas ! Il n’y a que les pauvres gens qui donnent, parce que l’habitude du besoin leur a enseigné la pitié. – Et mes quatre-vingt-dix-neuf sœurs qui ont coutume de me visiter tous les ans, le lendemain de la Saint-Michel, quand j’habite ma maisonnette de Greenock, tu me laisses maîtresse, n’est-il pas vrai, de leur donner à chacune soixante guinées en commémoration de celles qui m’ont assuré de si beaux jours ? Cette douceur leur viendra fort à propos, et je les sais capables d’en tirer bon parti pour leur établissement, car elles rivalisent toutes entre elles d’esprit et de gentillesse.

    — Je vous laisse maîtresse de tout, Fée aux Miettes, et je trouve seulement cette libéralité trop parcimonieuse pour un présent de noces ; mais comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais parlé de votre nombreuse famille ?

    — C’est qu’au temps de nos anciens entretiens, dit la Fée aux Miettes, et dans l’incertitude où j’étais de te fixer, je n’avais pas la force de m’occuper d’autre chose que de toi. –

    Peu à peu notre conversation se ralentit, mais l’impression s’en prolongea en moi-même avec un charme inexprimable. J’éprouvai ce contentement de cœur, cette saine et pure allégresse de la pensée, cette satisfaction vague mais profonde, qu’on goûte sans la définir, et qui fait que l’on est bien sans savoir pourquoi. J’avais oublié le monde entier et ma propre existence avec lui, quand je sentis la Fée aux Miettes se suspendre à ma main et la presser contre sa bouche, en la mouillant de quelques larmes d’émotion et de saisissement.

    — Sais-tu maintenant ce que c’est que le bonheur ? dit-elle.

    — Oui, oui, je le sais ! le bonheur est de vivre près de la Fée aux Miettes, et d’en être aimé.

    Et je m’élançai inutilement pour l’embrasser ; elle avait déjà disparu derrière la porte de son appartement, qui s’était fermée sur ses pas. Ma première idée fut de la suivre pour la voir encore un moment, mais cette porte était si bien sertie dans le panneau de la cloison qu’il me fut impossible d’en trouver les joints. C’était un merveilleux ouvrage.

    Au bout d’un moment de méditation, et avant de m’abandonner au sommeil, je me mis en tête de savoir ce que Belkiss pensait de ma nouvelle position. La Fée aux Miettes ne m’avait pas seulement autorisé à regarder quelquefois son portrait, elle l’avait même exigé positivement. Je me hâtai donc de faire jouer le ressort du médaillon.

     

    Belkiss dormait.

     

    XXII.

    Où l’on enseigne la seule manière honnête de passer la première nuit de ses noces avec une jeune et jolie femme, quand on vient d’en épouser une vieille, et beaucoup d’autres matières instructives et profitables.

    Que cette nuit fut différente de celle qui l’avait précédée ! Le sommeil ne me retira pas ses prestiges ; mais de quelles riantes couleurs il avait chargé sa palette ! que d’agréables caprices, que de délicieuses fantaisies il jetait à plaisir sur la toile magique des songes ! À peine eut-il lié mes paupières que la décoration élégante, mais simple, de la maisonnette, fit place aux colonnades magnifiques d’un palais éclairé de mille flambeaux qui brûlaient dans des candélabres d’or, et dont l’éclat se multipliait mille fois dans le cristal des miroirs, sur le relief poli des marbres orientaux, ou à travers la limpide épaisseur de l’albâtre, de l’agate et de la porcelaine. Bientôt la lumière diminua par degrés, jusqu’à ne verser sur les objets indécis qu’un jour tendre et délicat, semblable à celui de l’aube quand les profils de l’horizon commencent à se découper sur son manteau rougissant. Je vis alors Belkiss, c’était elle, s’avancer modestement, enveloppée dans ses voiles comme une jeune mariée, et appuyer sur mon lit ses mains pudiques et son genou de lis, comme pour s’y introduire à mes côtés.

    — Hélas ! Belkiss, m’écriai-je en la repoussant doucement, que faites-vous, et qui vous amène ici ? Je suis le mari de la Fée aux Miettes.

    — Moi, je suis la Fée aux Miettes, répondit Belkiss en se précipitant dans mes bras.

    Tout s’éteignit, et je ne me réveillai pas.

    — La Fée aux Miettes ! repris-je en tressaillant d’un étrange frisson, car tout mon sang s’était réfugié à mon cœur. Belkiss est incapable de me tromper, et cependant je sens que vous êtes presque aussi grande que moi !

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle, c’est que je me déploie.

    — Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules, Belkiss, la Fée aux Miettes ne l’a point !

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle, c’est que je ne la montre qu’à mon mari.

    — Ces deux grandes dents de la Fée aux Miettes, Belkiss, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées.

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle, c’est que c’est une parure de luxe qui ne convient qu’à la vieillesse.

    — Ce trouble voluptueux, ces délices presque mortelles qui me saisissent auprès de vous, Belkiss, je ne les connaissais pas auprès de la Fée aux Miettes.

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle, c’est que la nuit tous les chats sont gris.

    Je craignais, je l’avouerai, que cette illusion enchanteresse ne m’échappât trop vite, mais je ne la perdis pas un moment ; elle me fut fidèle au point de me faire penser que je m’endormais le front caché sous les longs cheveux de Belkiss ; et quand la cloche du chantier m’appela au travail, quand Belkiss s’enfuit de mes bras comme une ombre à travers les ténèbres mal éclaircies du matin, il me sembla que je sentais encore à mon réveil ma joue échauffée de la moiteur suave de son haleine.

    — Belkiss ! criai-je en sortant à demi de mon lit pour la retenir.

    — J’y suis, mon ami, répondit la Fée aux Miettes, et voilà ton déjeuner préparé.

    Elle y était en effet, la bonne vieille, et je la vis, à la lueur de sa lampe, accroupie devant la bouilloire.

    — Eh pourquoi, Fée aux Miettes, vous lever si grand matin ? ne puis-je me servir moi-même ?

    — Tu n’en serais pas en peine, reprit-elle, mais je ne cède pas mes plaisirs, et celui de te rendre la vie facile et agréable est le plus doux qui reste à mon âge. Il ne m’en coûte rien d’ailleurs de me mettre avant le point du jour à ces petits soins du ménage. C’est ma coutume et mon goût, et ma santé s’en trouve mieux, surtout quand j’ai passé une bonne nuit. Mais à propos, Michel, comment as-tu dormi toi-même ?

    — J’ose à peine vous le dire, ma chère amie, répliquai-je en balbutiant ; mes rêves ont été si délicieux que j’ai peur qu’ils ne soient coupables !

    — Rassure-toi, digne Michel ; on n’en fait point d’autres dans ma maisonnette ; et ce qui ajoute à leur prix, c’est qu’ils se renouvelleront toutes les nuits tant que tu me seras fidèle. Tu peux donc t’y livrer sans scrupule aussi longtemps que tu me garderas l’amitié que tu m’as promise, et ne crains pas que j’en sois jalouse. Les miens valent bien les tiens.

    Je partis après avoir imprimé un large baiser sur son front, et j’arrivai au chantier avant qu’aucun autre ouvrier fût en chemin pour s’y rendre. J’y avais été précédé par quelqu’un cependant, par maître Finewood, qui était là tristement assis sur une solive, et la tête appuyée sur ses mains, dans l’attitude d’un homme qui pleure. Averti par le bruit de mes pas, il se leva subitement, me reconnut et se jeta sur mon sein.

    — Est-ce toi, Michel ? s’écria-t-il en me pressant à plusieurs reprises ; est-ce toi que la sainte Providence me renvoie pour le salut de ma maison, qui a été accablée de malheurs depuis ton départ ? car il me semble que tu étais pour nous comme un ange tutélaire du Seigneur. As-tu renoncé, mon garçon, à voyager avec ce mécréant de Libyen, qui promettait de te rendre à si bon marché aux terres inconnues ?

    — J’ai été obligé d’y renoncer, mon cher maître, et je m’en félicite, puisque mon retour peut vous faire espérer des consolations dans le chagrin qui vous accable ; mais ne m’en apprendrez-vous pas la cause ?

    — Hélas ! il le faut bien à ma honte, et je crois que cet aveu me soulagera. Tu sais que je mariais hier mes six filles à six jeunes lairds des rives de la Clyde, étourdis et débauchés, à ce qu’on m’a dit quelquefois depuis cet arrangement ; mais ce n’en était pas moins un grand honneur pour un simple maître charpentier. J’avais consacré à l’établissement de ces pauvres innocentes, qui me sont plus chères que ma propre vie, tout le produit de mes longues épargnes, trente mille guinées, Michel, qui m’ont coûté plus de coups de maillet et plus de traits de scie qu’il n’entrait de placks dans le trésor de cette reine de Saba dont je t’ai vu si entiché. Que te dirai-je, mon ami ? j’avais envoyé les six dots en six beaux sacs de marocco à mes six gendres futurs, qui s’étaient abstenus jusque-là de me visiter, et j’attendais patiemment, au déclin du soleil, comme un maladroit vieillard sans intelligence et sans esprit, l’arrivée de leurs seigneuries, pour conduire ma famille à cette cérémonie dont je faisais ma gloire et ma joie, quand on est venu m’apprendre qu’ils disparaissaient à pleines voiles avec mon argent sur un vaisseau de malédiction qui les porte au continent. J’en mourrais, j’imagine, si je n’espérais que le ciel s’est chargé de ma vengeance, et que les traîtres n’ont pas échappé à l’horrible tempête de cette nuit.

    — Que dites-vous de tempête, maître Finewood ? je crois que le ciel n’a jamais été plus pur.

    — À d’autres, Michel ! Vous avez le sommeil dur, mon garçon, si celle-là ne vous a pas réveillé ; mais n’auriez-vous point trouvé, par hasard, d’autres réflexions à faire sur le récit de ma cruelle infortune ?

    — Pardonnez-moi, répondis-je, en lui prenant affectueusement la main et en la rapprochant de mon cœur ; je vous prie de croire à toute la joie que j’en ressens, et de recevoir mes félicitations.

    — Dieu tout-puissant ! dit maître Finewood, il ne me manquait plus que cette douleur ! Vous ne me le ramenez, Seigneur, que pour me le prendre, et vous percez la main du pêcheur avec le dernier roseau sur lequel elle s’est appuyée ! – N’importe, pauvre Michel, je ne t’abandonnerai pas dans la misère de ton esprit faible et malade ; et tant qu’il restera un morceau de pain à gagner au chantier, je le romprai avec toi. Va travailler, mon fils, car j’ai remarqué que le travail te distrait des fantaisies qui t’offusquent, et rend le calme à ta raison troublée par de mauvais songes. Va travailler, Michel, et ne te fatigue pas !

    — J’y vais, maître, j’y vais, repris-je en riant ; mais ne refusez pas d’écouter quelques mots encore. Je comprends que mes paroles ne vous paraissent pas sensées, et je serais fort étonné du contraire. C’est pourtant dans la sincérité de mon âme que je vous félicitais tout à l’heure ; et si c’est là une énigme à vos yeux, comme je n’en doute pas, soyez sûr qu’elle ne tardera guère à se débrouiller. Oui, maître, je vous trouve très favorisé de la divine Providence d’être débarrassé, au prix de trente mille malheureuses guinées, de six aventuriers titrés qui auraient fait le malheur de vos filles et la honte de votre respectable maison. L’avantage que vous retirez de cet événement est incalculable, et la perte est si peu de chose que je me porterais garant qu’elle sera réparée en vingt-quatre heures. Je m’attendais bien à vous voir ainsi hocher la tête en signe d’incrédulité ; mais ce que je vous promets ne s’en exécutera pas moins. Il n’y a pas longtemps que les placks et les bawbies se convertissaient en guinées sous la main de la charité. Qui sait ce que peuvent devenir les guinées sous celle de la reconnaissance ? Maintenant, permettez-moi de vous parler avec une franchise que mon dévouement filial autorise, et qui n’a pas semblé vous déplaire dans d’autres occasions. Vous avez pris souvent un intérêt trop vif, et qui me touche beaucoup plus qu’il ne me mortifie, à ce que vous appeliez les aberrations de mon esprit. Eh bien, maître, je ne puis me contenir de vous déclarer qu’il est une action, une seule action à la vérité, mais une action capitale de votre noble vie qui enchérit mille fois sur toutes les lubies que l’on me reproche. La colombe des rochers ne s’allie point avec l’épervier des tourelles, et c’est un digne mari qu’un charpentier pour la fille d’un charpentier. Pourquoi n’avoir pas donné vos six filles en mariage au grand John d’Inverness ; à Dick le trapu, qui est si robuste à l’ouvrage ; au blondin Peterson, qui entend si bien le toisé des bâtiments ; à ce gros joufflu de Jack, qui rit toujours, et dont la seule figure vous réjouit quand il entre au chantier ; à ce pauvre Edwin, que sa douceur fait aimer de tout le monde, et qui a pris tant de soin de ses vieux parents ! Elles les aimaient, je le sais, et jamais gendres mieux assortis à leurs excellentes femmes ne pouvaient prendre place à votre banquet de famille, car ce sont des ouvriers aussi honnêtes qu’habiles, et ceux-là n’auraient fait banqueroute ni à votre fortune ni à votre honneur. N’est-ce pas pour vous un vrai motif de satisfaction, maître, que de pouvoir réparer aujourd’hui votre erreur et votre injustice, et que d’acheter de ces trente mille guinées, qui ne sont d’ailleurs pas perdues, les bénédictions perpétuelles de vos douze enfants heureux ?

    — Assez, assez, dit maître Finewood en passant ses bras autour de mon cou. Non seulement je ne t’en veux pas, Michel, de m’avoir ouvert librement ton cœur, mais je t’en remercie, parce que tu ne m’as rien dit qui ne fût souverainement raisonnable, si ce n’est pourtant ce qui a rapport à mes trente mille guinées. Plût à Dieu que je les eusse encore, et que ton esprit, dégagé de ses étranges chimères, te permît d’épouser mon Annah, et de recevoir avec sa main la direction de toutes mes affaires ! J’ai remarqué que tu l’avais oubliée dans ton plan, auquel je souscris volontiers, et je tirerais un bon augure de ta retenue, si j’avais, comme hier, une dot pour elle à t’offrir.

    — Ah ! maître Finewood, ne me faites pas l’injure de supposer que votre fortune puisse entrer pour quelque chose dans ma détermination ! J’aime Annah comme une sœur, et je crois que c’est comme un frère aussi qu’elle m’aime. Si Annah n’était pas aussi riche qu’elle le fut jamais, si Annah était plus pauvre encore que vous ne le pensez aujourd’hui, j’aurais au contraire une puissante raison de plus pour lier ma vie à la sienne ; mais j’ai cru m’apercevoir qu’elle éprouvait quelque penchant pour Patrick, le régisseur des chantiers, qui est un beau jeune homme de bonnes mœurs et de noble caractère, bien versé dans les lettres et dans les sciences. Patrick en est, de son côté, passionnément amoureux, et la sévérité seule de ses principes l’a empêché de vous la demander, car tout ce qu’il possède se réduit aux revenus de son petit emploi. Quant à moi, toutes les prétentions me sont interdites, et il faut que vous sachiez pourquoi. Je suis marié.

    — Tu es marié, Michel ! et avec qui donc, mon enfant ?

    — Avec la Fée aux Miettes.

    Pendant que mes paupières s’abaissaient sous le poids de je ne sais quelle lâche pudeur qui me fait redouter le ridicule, quoiqu’il n’y ait rien de plus méprisable que la dérision des ignorants, le bon maître Finewood laissait tomber ses bras à l’abandon, en exhalant par bouffées d’énormes et lamentables soupirs, suivis d’un long et triste silence.

    — Avec la Fée aux Miettes ! reprit-il enfin. Que la reine des fées en soit louée, et le roi des génies aussi, et toute la brigade chimérique des Arabian Nights ! C’est un mariage comme un autre, et je te prie de présenter mes baise-mains à ton épouse, quand tu la retrouveras. – Va travailler, mon cher Michel, continua-t-il ; va travailler, car nous avons besoin de travailler pour rétablir nos affaires ; – et ne travaille pas cependant jusqu’à te faire du mal.

    Maître Finewood ne m’avait rien dit de mes malheurs et de mes dangers de la veille, que je croyais généralement connus à Greenock, où de pareils événements ne sont pas ordinaires ; mais j’attribuais cet oubli aux préoccupations de sa propre mésaventure. Mes camarades qui m’accueillirent avec la même bienveillance que de coutume, ne m’en parlèrent pas davantage, ce qui me fit supposer qu’on était convenu de cette réserve pour ne pas ramener ma pensée sur des souvenirs humiliants et douloureux, et ce procédé touchant enflamma tellement mon zèle à la besogne que je fis la journée de dix compagnons.

    Comme je me disposais à quitter le chantier, pensif à mon habitude et peu soucieux des allants et des venants qui se croisaient sur mon chemin, je me sentis tout à coup saisi par maître Finewood, qui m’embrassait encore plus tendrement que le matin, suspendant à peine par courts intervalles ses caresses énergiques pour donner l’essor à des exclamations de joie mêlées confusément de phrases sans liaison, dans lesquelles il était impossible de trouver le moindre sens, à moins d’avoir le secret d’Œdipe ou de Tirésias.

    — Remettez-vous un peu, maître, lui dis-je, et faites-moi part des nouveaux événements qui vous ont rendu tant de gaieté, de manière à me procurer le plaisir d’y prendre part avec connaissance de cause.

    — Eh ! qui aurait le droit, s’écria maître Finewood, d’en jouir à meilleur titre que toi, qui es, ainsi que je le disais tantôt, la providence visible de ma maison ! Apprends donc, mon fils, que tout ce que tu m’avais annoncé dans une de ces illuminations soudaines où tu débites souvent, passe-moi l’expression, d’assez singulières rêveries, s’est réalisé à la lettre comme par enchantement. D’abord, tu n’avais pas fait vingt pas, que ce jeune Patrick dont il a été question entre nous, instruit de la fugue de mes gens et de la catastrophe de mes guinées, est venu me demander la main d’Annah, en m’assurant du consentement de ma fille. Je ne lui ai pas fait attendre le mien, et tu seras demain de six noces à la fois, car je me montrerais ingrat en me dirigeant à l’avenir autrement que par tes conseils. Les préparatifs sont tout faits d’ailleurs, et il n’y a que six noms à changer aux contrats. Je voudrais bien inviter ton épouse aussi, et sa présence nous ferait certainement grand honneur ; mais elle est d’une espèce par trop fugitive, et j’ai entendu dire que les fées ne se rencontraient pas facilement à domicile.

    — Mes vœux pour votre famille sont comblés, répondis-je sans prendre trop garde à cette ironie que le bonhomme n’avait aucune intention de rendre offensante. – Le reste est de peu de conséquence, et il me suffit de vous voir rentré dans la voie du parfait bonheur.

    — Le reste est de peu de conséquence, dis-tu ? On voit bien, mon ami, que tu n’as jamais eu trente mille guinées, et surtout que tu ne les as jamais perdues, car c’est dans ces occasions-là qu’on en connaît tout le prix : mais si tu veux me prêter encore un moment d’attention, tu vas entendre merveille. Aussitôt après que Patrick m’eut quitté, j’allai me promener sur le port pour rasséréner mes sens agités à la fraîche brise du matin. La jetée était comble de spectateurs attirés par une triste curiosité, qui contemplaient les débris amoncelés sur le rivage par cette effroyable tempête dont les hurlements, capables de réveiller les morts, n’ont pas troublé ton repos. J’appris alors que le souhait qu’il m’était arrivé de proférer sans réflexion un quart d’heure auparavant n’avait été que trop exaucé, et j’en sentis quelque regret. Le vaisseau de mes insignes voleurs, battu toute la nuit par l’orage, venait de couler à fond à la vue de la rade, et depuis ce temps-là nos agiles mariniers et nos hardis plongeurs s’étaient épuisés en efforts inutiles pour porter du secours à l’équipage : tout avait péri. Comme je méditais, les pieds presque baignés par la lame, sur ces cruelles calamités de la nature, juge de mon étonnement quand je vis un barbet noir de la plus jolie espèce aborder à mes pieds ; y déposer, en secouant au vent ses oreilles humides, un de mes sacs de marocco, et se remettre à la nage avec tant de rapidité que tu aurais pris son sillage pour celui d’une murène. Je n’étais pas encore revenu de ma surprise qu’il était revenu, lui, de son second voyage avec un autre sac, et je te jure qu’il n’a pas repris haleine avant de me les avoir rapportés tous six du fond de la mer. Comme je me mettais en frais de gestes et de démonstrations pour lui faire comprendre qu’il ne me manquait plus rien et lui épargner de nouvelles fatigues, il m’a montré les talons en gagnant pays à la course, car je pense en vérité qu’il le connaissait aussi bien que moi ; et regarde plutôt, le voilà qui galope encore vers Renfrews–Mounty, ni plus ni moins que s’il avait entrepris de forcer un chevreuil des Grampians !

    — Je m’en doutais, dis-je en le suivant des yeux. C’est le digne Master Blatt, la perle des pages bien appris.

    — Le connaîtrais-tu en effet ? Je regrette davantage que tu n’aies pas été près de moi pour le retenir, car je lui devais au moins la politesse d’une tranche de roastbeef ou d’un bon relief de pâté.

    — Ne vous y trompez pas, maître Finewood ! Master Blatt a les sentiments placés trop haut pour se laisser aller aux mièvreries des chiens du commun, et il trouve dans sa satisfaction intérieure le prix d’une action honnête.

    — Merci de moi, mon homme est reparti, reprit le maître. Où diable va-t-il chercher les sentiments et la satisfaction intérieure d’un chien barbet ?

     

    Là-dessus nous nous séparâmes, le vieux charpentier plus convaincu que jamais de ma folie, et moi réfléchissant à l’aveugle suffisance du vulgaire, qui se croit le droit de mépriser tout ce que sa faible intelligence n’explique pas.

     

    XXIII.

    Comment Michel fut introduit dans un bal de poupées vivantes, et prit plaisir à les voir danser.

    J’arrivai ainsi aux murs de la maisonnette, qui me parut un peu plus accessible que la veille, car il en est de nos habitudes comme de nos études, et un esprit patient et résolu se forme à tout par accoutumance. Je m’arrêtai cependant avant d’entrer au bruit extraordinaire qui partait de l’intérieur. Ce n’était rien moins qu’un concert vocal, dans lequel il fallait une oreille exercée pour distinguer une multitude de voix, tant leur unisson était parfait et leur accord harmonieux. J’avais déjà reconnu cette chanson si familière à mes souvenirs, dont le refrain se présentait souvent à mon esprit :

     

    C’est moi, c’est moi, c’est moi,

    Je suis la mandragore,

    La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,

    Et qui chante pour toi !

     

    Mais j’étais doublement empêché à concevoir que ce thème fantasque des écoliers de Granville fût parvenu si loin, et que la Fée aux Miettes reçût une si nombreuse société, quand je me rappelai qu’elle attendait ce jour-là quatre-vingt-dix-neuf visites.

    — Ce sont mes sœurs, cria-t-elle du plus loin qu’elle m’aperçut, qui n’ont pas voulu partir sans te remercier de tes munificences.

    Et je vis en effet au même instant les quatre-vingt-dix-neuf petites vieilles s’humilier jusqu’à terre en révérences cérémonieuses et méthodiques, avec tant de régularité qu’on aurait cru qu’elles obéissaient au jeu d’un ressort commun à toute l’assemblée. J’ai assisté en ma vie à des spectacles bien extraordinaires, mais je ne m’en rappelle aucun qui m’ait jamais frappé autant que celui-là.

    Il n’y avait pas une de ces aimables petites femmes qui ne ressemblât trait pour trait à la mienne de physionomie et d’ajustements, de manière qu’il aurait été malaisé d’en faire la différence, à cela près qu’elle les surpassait toutes par la noblesse de sa prestance et par l’élévation de sa taille, ce qui lui donnait un air surprenant de bonne grâce et de majesté. Quand elles furent relevées sur leurs petits pieds, du milieu de leurs robes bouffantes où j’avais craint un moment de les voir disparaître, je m’aperçus, à parcourir des yeux la longue ligne sur laquelle elles étaient rangées comme les tuyaux d’un orgue ou les pipeaux de la flûte de Pan, que cet avantage relatif les distinguait également les unes des autres, de la première à la dernière, dans un ordre de décroissement insensible ; mais je ne saurais vous en donner une idée qu’en supposant une machine d’optique où l’on ferait passer devant vous la même personne vue à travers cent lentilles artistement graduées depuis la proportion naturelle jusqu’au dernier point perceptible de réduction. La quatre-vingt-dix-neuvième de mes belles-sœurs aurait certainement pu être offerte comme un jouet charmant à la fille cadette du roi de Lilliput, si la dignité de sa condition l’avait permis.

    Après les politesses d’usage et la conversation animée sans confusion d’un cercle de femmes bien nées, on reprit la musique, où je remarquai que leurs voix parcouraient, selon leurs tailles et dans les mêmes rapports, l’échelle la plus étendue des dégradations toniques qu’il soit possible d’imaginer, sans que la délicieuse unité du chœur en fût dérangée le moins du monde, et je crois que nos savants théoriciens seraient fort embarrassés de se rendre compte d’une symphonie à cent parties exécutée avec autant d’ensemble et de méthode. La soirée fut terminée par un bal, et la famille de ma femme, qui était douée en toutes choses, se surpassait dans la danse. Je ne me sentais pas du plaisir de voir se croiser en entrechats élégants, à la hauteur de ma tête, les coins roses de leurs bas de soie blancs ; et ces élans prodigieux qui mettraient en défaut la souple légèreté de nos bayadères, ne se seraient probablement pas effectués sans désordre dans un espace aussi étroit, si la puissance d’élasticité verticale dont elles semblaient recevoir l’impulsion, ne les avait pas ramenées à leur place, avec une précision merveilleuse, comme la poupée des fantoccini qu’un fil caché appelle aux frises du théâtre, et laisse retomber perpendiculairement sur sa planchette.

    Elles se retirèrent ensuite après de tendres adieux, sous les pavillons que la Fée aux Miettes leur avait fait préparer dans le jardin, et je ne les ai pas vues depuis. – Mais il est certain qu’elles reviendront demain à Greenock.

    Notre souper se passa, comme la veille, en tendres et utiles entretiens, et le sentiment de ce bien-être nouveau, qui se faisait connaître à moi sous tant de formes gracieuses, me plongea peu à peu, comme la veille, dans une espèce d’extase où tout autre sentiment s’anéantit. Je ne savais plus de ma vie que ce qu’il en fallait pour me trouver heureux.

    — Sais-tu maintenant ce que c’est que le bonheur ? dit la Fée aux Miettes en collant ses lèvres sur ma main.

    — Oui, oui, je le sais ! le bonheur est de vivre près de la Fée aux Miettes, et d’en être aimé !

    Et je me mis à sa poursuite comme la veille sans être plus habile à la rejoindre.

    Je me couchai, je m’endormis ; l’espace se rouvrit à ma vue, les voûtes se creusèrent au-dessus de moi comme si elles avaient voulu se perdre dans les profondeurs du ciel ; les colonnes de marbre et de porphyre germèrent du sein des pavés pour aller les chercher et les soutenir dans les airs ; tous les flambeaux s’allumèrent à la fois, et Belkiss parut.

     

    Elle n’y manqua jamais depuis.

     

    XXIV.

    Ce que Michel faisait pour se dédommager quand il fut riche.

    Le soleil, qui commence à descendre vers l’occident, et qui n’a guère plus d’une heure maintenant à occuper le ciel, m’avertit trop bien de la nécessité de mettre des bornes à mon récit, pour que j’abuse plus longtemps, monsieur, de la patience avec laquelle vous avez daigné m’écouter, en prolongeant l’histoire d’ailleurs assez monotone, comme toutes les histoires heureuses, des beaux jours dont celui de mon mariage avec la Fée aux Miettes fut suivi. Je ne vous arrêterai donc, parmi les événements de ma vie qui se rattachent à cette époque de douce félicité, qu’à ceux dont la connaissance est nécessaire pour l’éclaircissement du reste.

    Après l’établissement des six filles de maître Finewood, je continuai à travailler dans son chantier, dont il me donna la direction, du consentement et presque du choix de tous les camarades. Je plaçai même dans ses entreprises quelques fonds que ma femme avait mis en réserve pour cet usage, et dont il attribua l’origine, sans doute, à un héritage inattendu. Ce déploiement de capitaux fut si heureusement favorisé par les circonstances, que la fortune du maître se doubla dans le courant de l’automne ; et, comme il pensait, depuis plusieurs années, à jouir sans sollicitude, au terme de son honorable vie, du fruit de ses longs travaux, il se décida bientôt, d’après les instances de sa famille, à faire passer sous mon nom, mais dans l’intérêt de notre nombreuse communauté, l’administration de la maison Finewood et compagnie. Je ne vous ai pas dit que, dès le premier mois, j’avais obtenu son consentement au mariage de ses six garçons avec six jeunes filles pauvres, mais belles, sages, pieuses, et pleines d’amour pour le travail, qui en étaient adorées. Ce fut là une belle fête, car la Fée aux Miettes, qui était de moitié dans tous mes secrets et qui me dirigeait dans toutes mes actions, eut l’art de doter les six brus, au moment de la signature du contrat, par des voies si imprévues et cependant si naturelles, que personne ne s’avisa que j’y fusse pour quelque chose. La première se trouva un oncle mort millionnaire en Amérique, et qui n’avait pas plus de vingt héritiers. Le père de la seconde retourna un trésor dans son pré en déplaçant une borne, et il lui resta quelque chose quand le fisc eut pris sa part. Il en fut ainsi des autres, et les moyens dont je ne vous parle pas foisonnent en apparence dans les romans et les comédies ; mais l’imagination de la Fée aux Miettes avait plus de ressources que les comédies et les romans, d’abord parce qu’elle avait beaucoup plus d’esprit que les gens qui en font ; et puis parce qu’une bonté active et inépuisable est plus ingénieuse que l’esprit.

    De mon côté, ma fortune s’était si prodigieusement agrandie qu’elle serait devenue un tourment pour moi, si la Fée aux Miettes n’avait pas consenti de bonne heure à ne m’en plus parler. Le vaisseau la Reine de Saba revenait tous les huit jours, comme il l’avait promis, mais il jetait l’ancre hors de l’horizon des vigies, et ne communiquait qu’avec la Fée aux Miettes, car le peuple ne savait plus rien de ses voyages, ou n’en parlait que par manière de risée, en disant, pour exprimer l’incertitude ou l’erreur d’une fausse espérance : Quand le vaisseau de la reine de Saba reviendra ? Cependant il naviguait, chargé au départ des inutiles escarboucles de nos ruisseaux, et au retour des cèdres et des cyprès, – trésor plus précieux au charpentier, – que je façonnais dans mes ateliers pour la construction du palais d’Arrachieh. Tout ce que je savais de l’emploi de mes richesses, et tout ce que j’avais besoin d’en savoir, c’est qu’il y avait peu d’infortunes à la portée de nos soins qui ne fussent promptement soulagées ; c’est que des hôpitaux s’ouvraient de toutes parts pour les malades, et des hospices pour les pauvres ; c’est que des villes incendiées se relevaient de leurs ruines, et reflorissaient riantes aux yeux de leurs habitants consolés ; c’est que la Fée aux Miettes me répétait chaque soir : Sais-tu maintenant ce que c’est que le bonheur ? – et que chaque soir je pouvais lui répondre : Oui, Fée aux Miettes, je le sais.

    Le reste de nos conversations, qui étaient presque toujours fort longues, surtout les jours de dimanche et de fête, où je n’étais pas obligé de paraître au chantier, roulait sur d’importantes questions de morale, sur des faits curieux de l’histoire, et plus particulièrement sur l’étude des langues, dont j’avais toujours fait mon plaisir. La Fée aux Miettes regardait cette science comme le premier des liens matériels qui unissent l’homme à l’homme dans l’état de société, et elle avait formé pour me les enseigner des méthodes si claires et si bien ordonnées, qu’il n’y en avait point dont les principes généraux me coûtassent plus de quelques heures d’étude, au bout desquelles tous les mots venaient se ranger comme d’eux-mêmes sous les perceptions du sens intelligent que ses leçons avaient développé en moi ; de sorte que j’étais souvent disposé à croire qu’apprendre une langue c’est s’en souvenir, et je ne serais pas étonné que Dieu, qui a créé les hommes pour s’entendre et se servir réciproquement, eût caché ce mystère parmi ceux de notre organisation.

    Mais entre tous les sujets sur lesquels j’avais coutume de ramener la Fée aux Miettes, il y en avait un qui se reproduisait en dépit de moi à tous les événements extraordinaires de ma fortune, et vous avez pu voir jusqu’ici, monsieur, que les occasions ne me manquaient pas.

    — Ne serait-il pas possible, en effet, Belkiss, lui disais-je quelquefois, que vous fussiez une véritable fée ?

    — Bon, bon, me répondait-elle en riant, un esprit de la trempe du tien aurait-il foi à des contes auxquels les enfants même ne croient plus ? Jamais fée n’a paru sur terre depuis le temps de la reine Mab.

    — Vous parlez sagement, continuai-je en secouant la tête comme un homme qui n’ose avouer tout à fait que sa conviction n’est pas complète, mais je ne puis me persuader que ma vie soit conforme au train ordinaire des choses, et qu’il n’y ait pas un peu de surnaturel dans vos aventures et dans les miennes. J’avais résolu d’abord de ne plus vous interroger sur ce chapitre, et je vous prie de croire que je ne le ferais point si cette idée ne me poursuivait parfois de manière à me faire craindre pour ma raison.

    — J’ai des remèdes sûrs, reprenait-elle alors sans rien perdre de sa gaieté, pour guérir plus tôt que tu ne crois tes inquiétudes d’esprit. Tu peux donc te livrer sans danger à tes illusions, tant qu’elles ne seront qu’heureuses, et je ne sais si le secret de la philosophie n’est pas là. Quel grand mal y aurait-il à t’imaginer que je suis réellement une intelligence favorisée de quelque supériorité sur ton espèce, qui s’est attachée à toi par estime pour tes bonnes qualités, par reconnaissance pour tes bienfaits, et peut-être par ce penchant invincible de l’amour, dont il paraît, au témoignage des livres saints, que les anges du ciel ne sont pas exempts ? Ces alliances sympathiques de deux natures inégales sont possibles, puisque la religion les reconnaît, et que la raison purement humaine qui discute tout, parce qu’elle ne discerne rien clairement, ne saurait en contester quelques exemples fort rares à la vérité, mais qui se sont établis dans nos créances, sur la foi des hommes les plus éclairés et les plus vertueux. Pourquoi cette amitié supérieure n’aurait-elle pas multiplié autour de toi quelques faits apparents dont le résultat bien réel devait être d’éprouver ta patience et ton courage, de plier ta vie par un exercice continuel à la pratique de la vertu, et de te rendre graduellement digne de parvenir à une destinée plus élevée dans la vaste hiérarchie des créatures ? N’as-tu pas remarqué que les vaines sagesses de l’homme le conduisent quelquefois à la folie ? Et qui empêche que cet état indéfinissable de l’esprit, que l’ignorance appelle folie, ne le conduise à son tour à la suprême sagesse par quelque route inconnue qui n’est pas encore marquée dans la carte grossière de vos sciences imparfaites ? Il y a des énigmes dans ta vie ; mais qu’est-ce que la vie elle-même si ce n’est une énigme ? et on ne voit pas que personne soit bien pressé d’en chercher le mot. Je te réponds que l’explication de ces difficultés t’arrivera un jour, si Dieu le permet ; et si ce dessein n’entrait pas dans les vues de son éternelle prudence, tu aurais beau t’efforcer de les débrouiller sans lui. Ne t’alarme donc plus de celles de ces impressions que tu ne peux comprendre ; accepte avec reconnaissance et goûte avec modération ce qu’elles ont d’agréable ; remets au temps, plus savant que toi, l’interprétation des difficultés qui t’embarrassent, et attends dans la sincérité d’un cœur simple que le mystère s’en éclaircisse.

    Quand elle avait parlé ainsi, nous nous mettions ordinairement à la prière, et, de préférence, à cette prière d’effusion et de sentiment que les langages impuissants de l’homme essayeraient inutilement d’exprimer par des mots, communication vive, affectueuse et puissante avec le monde invisible, épanchement de résignation et de confiance dont l’humilité nous exalte au-dessus de toutes les grandeurs du siècle, révélation intime d’une âme qui se cherche, qui s’étudie, qui se connaît, et qui pressent d’une conviction inaltérable son infaillible immortalité.

    D’autres fois la Fée aux Miettes prenait la Bible, ou quelque belle production de la philosophie et de la poésie antiques, et m’en lisait des passages dans la magnificence naïve de leurs langues originales, en les développant, tantôt dans ces langues mêmes, tantôt dans celles des modernes, car les faciles travaux auxquels elle n’avait cessé d’accoutumer agréablement mon esprit, ne tardèrent pas à me mettre en état de les entendre aussi distinctement que la mienne.

     

    Et lorsqu’elle avait fini, je me disais en moi-même : Il est incontestable que la Fée aux Miettes est une de ces intelligences supérieures dont elle vient de me parler, et dont il n’est pas permis de mettre l’existence en doute, à moins de contester outrageusement au Créateur la puissance de faire quelque chose qui vaille mieux que l’homme ; elle n’est certainement pas du nombre de celles que Dieu a maudites, car toutes ses actions et tous ses enseignements semblent n’avoir pour objet que de le faire aimer davantage. Il n’y a pas d’ailleurs de plus savante, de plus digne et de meilleure femme. C’est seulement grand dommage qu’elle soit si vieille et qu’elle ait de si grandes dents. – Mais, reprenais-je aussitôt, on n’a pas à se plaindre de sa destinée quand on passe les nuits à vivre d’amour avec Belkiss, et les jours à étudier la sagesse avec la Fée aux Miettes.

    XXV.

    Comment la Fée aux Miettes envoya Michel à la recherche de la mandragore qui chante, et comment il finit de l’épouser.

    Six mois entiers s’écoulèrent dans cet enchantement sans qu’il perdît rien de son ivresse. Un soir pourtant la physionomie de la Fée aux Miettes exprimait un sentiment de mélancolie dont j’avais cru suivre depuis quelques jours les développements, et qui mêlait dès lors un léger trouble à mon bonheur, quoique j’eusse commencé par l’attribuer à quelque savante préoccupation ; mais il n’y avait plus moyen de s’y tromper. Elle souffrait, et je pensai même, à l’abattement de ses yeux rougis, qu’elle devait avoir pleuré.

    — Ma bonne amie, lui dis-je au moment où elle se disposait à me quitter, je n’ai jamais usé du droit de commandement que le mariage me donne sur vous, et que vous prenez la peine de me rappeler souvent. J’espère donc que vous me pardonnerez de le faire valoir aujourd’hui pour l’unique fois de ma vie. Quoique je sois moins exercé que vous à lire dans les cœurs, le vôtre a peu de replis où je ne me sois fait une douce étude de pénétrer pour y surprendre vos désirs ou vos chagrins, et je sais aujourd’hui positivement qu’il me cache un secret amer. Ce secret, j’avais quelque titre peut-être à l’obtenir de votre tendresse ; et, puisqu’elle me l’a refusé jusqu’ici, je l’exige de votre soumission.

    — Tu m’as deviné, dit-elle en me tendant la main, et tu sauras ce que tu me demandes, puisque telle est ta volonté, quoiqu’il en coûte à mon amitié de tourmenter la tienne d’une émotion inutile. Apprends, mon pauvre Michel, qu’il me reste peu de temps à passer près de toi, et que toute la sagesse dont tu me crois armée contre le malheur n’a pu résister à la cruelle idée de notre séparation. Voilà mon secret.

    — Notre séparation, Fée aux Miettes ! Ah ! je n’y survivrais pas ! Mais qui pourrait nous séparer ?

    — La mort, Michel ! Un horoscope fatal m’a menacée au berceau de n’être heureuse que pendant un an de l’affection d’un époux et le sixième de ces mois, qui ont fui comme des jours, vient d’expirer aujourd’hui.

    — Les horoscopes sont menteurs, et votre âme se trouble sans raison.

    — Les horoscopes de ma famille n’ont jamais menti.

    — Celui-là mentira, s’il a dit que la mort fût capable de nous désunir, car je ne vous quitterai pas. Toute ma vie est en vous, Fée aux Miettes, et votre seule compassion pour ma solitude et pour ma misère m’a forcé à la supporter sans découragement et sans dégoût. Que ferais-je après vous dans ce monde qui m’est étranger, au milieu des hommes qui ne me comprennent pas, et dont les tristes sciences m’ont rebuté de tous les bonheurs dans lesquels vous n’entrez pas pour quelque chose ? Je vivrais parmi eux comme le proscrit auquel l’eau et le feu sont interdits par des lois féroces, et qui n’a pas même un cœur ami où épancher le sien. – Au nom de Dieu, Fée aux Miettes, vous qui connaissez tous les secrets de la terre, et si je ne m’abuse, une partie de ceux du ciel, trouvez un moyen de déjouer cet oracle cruel, ou du moins de m’en faire partager la rigueur, sans réduire mon désespoir à une extrémité qui nous séparerait pour toujours !…

    — Un moyen, mon ami ! dit la Fée aux Miettes vivement émue, il y en a un peut-être ! Mais comment prescrire à ton âge sensible et passionné, surtout quand on a le mien, une pareille obligation ? Ne t’impatiente pas, Michel, et laisse-moi parler. L’horoscope disait encore que si mon mari m’aimait assez pour achever cette année d’épreuve sans que son cœur battît de l’amour d’une autre femme, et qu’il conçût un autre bien que d’être à moi, l’homme qui m’appartiendrait ainsi par la plus vive et la plus fidèle des sympathies, ne manquerait pas de trouver, avant que l’année s’accomplît, le spécifique admirable qui prolongerait mon existence en me rendant ma jeunesse – Et je redeviendrais Belkiss !

    Je me renversai sur ma chaise en couvrant mes yeux de mes mains.

    — Oh ! ma bonne amie, qu’avez-vous dit… et qu’avez-vous fait ?… C’est Belkiss qui nous a perdus !…

    — Que parles-tu de Belkiss, insensé ? Belkiss, c’est moi !…

    — Hélas ! le sommeil m’en a donné une autre, et j’ai inutilement cherché dans votre science un préservatif contre les délices de cette illusion ! Absorbée dans les souvenirs de votre jeunesse, vous n’avez pas voulu comprendre le crime de mon bonheur. La Belkiss de ce funeste portrait m’a inspiré un amour adultère qui me rend indigne de vous sauver !

    — Est-ce tout ? dit la Fée aux Miettes en souriant, et n’ai-je point d’autres rivales !

    — Une rivale à Belkiss, grand Dieu ! Belkiss elle-même n’est pas la vôtre, car je ne suis pas complice du démon de mes songes, n’est-il pas vrai ?…– Et ce n’est pas ma faute si elle revient toujours, toujours ! quand je me suis défendu depuis six mois de regarder son portrait !

    — Calme donc ton cœur, Michel, car, je te le répète encore, l’amour que tu ressens pour Belkiss est un sentiment dont je ne jouis pas moins que de ton ancienne et constante amitié pour la vieille Fée aux Miettes ; et bien loin d’en être jalouse, comme tu le crains, je m’en trouve doublement heureuse. Ainsi rien ne s’oppose au succès de mes espérances, mon cher enfant, si tu te sens capable d’arriver au coucher du soleil de la Saint-Michel prochaine, sans ouvrir ton âme à une autre passion, et sans y laisser pénétrer le moindre regret des engagements qui m’ont soumis ta vie.

    — Exigez de moi, Fée aux Miettes, une promesse en apparence plus difficile à tenir, et qui ne me coûtera pas davantage ! Ce que vous me demandez pour six mois, je vous le jure pour toujours.

    — J’en fais mon affaire une fois que ce premier terme sera passé, répondit la Fée aux Miettes ; mais je crains qu’il ne te mette à des épreuves plus dangereuses que tu ne le supposes. Il faut aller chercher ce spécifique au loin, puisque j’ignore moi-même en quel lieu la sagesse de Dieu l’a placé ; tu es jeune et bien jeune ; ta figure et ton air feraient honneur à un prince ; le costume de voyage que je t’ai fait préparer annonce tout autre chose qu’un simple charpentier ; et quoique tu n’aies pas vu le monde, tu t’y feras remarquer toutes les fois que tu y paraîtras, parce que tu as deux qualités précieuses, dont le meilleur ton possible n’est que l’expression convenue, une bienveillance universelle et une parfaite modestie. Les pays que tu vas parcourir sont remplis de femmes aimables et belles dont l’accueil exigera de toi, si tu ne veux passer pour rustique et grossier, un juste retour de politesse, et même de sensibilité. Tu seras aimé, Michel, et l’amour demande l’amour : Il l’impose quelquefois. Ajoute à cela, mon ami, que je ne t’accompagne pas, et que ces entretiens graves et tendres, où j’ai de temps en temps raffermi ton âme dans ses incertitudes, manqueront à tes soirées solitaires. Bien plus, pendant tout ce temps-là tu ne reverras pas Belkiss, dont les visites nocturnes ne s’égarent jamais loin du toit conjugal, et tu n’auras pour te consoler que la conversation muette de son portrait.

    — Je n’en ai pas même besoin, répliquai-je vivement. Ses traits et les vôtres sont assez empreints dans mon cœur pour ne s’en effacer jamais. Les dangers dont il vous plaît de m’effrayer m’alarment si peu d’ailleurs, que je croirais commencer à être coupable si je pensais à me prémunir contre eux. Vous garderez le portrait de Belkiss, ajoutai-je en lui présentant le médaillon ; et si vous voulez jeter quelque charme sur notre séparation passagère, c’est le vôtre que vous me donnerez.

    — Tu les conserveras tous les deux, s’écria la Fée aux Miettes, et ce sera trop de bonheur pour moi qu’un regard de toi tous les jours, sous la forme disgracieuse que les ans m’ont donnée ! Mais tu n’as donc pas remarqué qu’en faisant jouer le ressort dans le sens opposé, on découvrait l’autre face de ce médaillon ? – Vois plutôt !

    C’était effectivement le portrait de la Fée aux Miettes, et j’y appliquai mes lèvres avec ardeur.

    — Enfant ! reprit-elle, pauvre, mais digne créature qu’une méprise de l’intelligence qui préside à la distinction des espèces a malheureusement laissé tomber pour un petit nombre de jours dans le limon de l’homme, ne te révolte pas contre l’erreur de ta destinée ! je te reconduirai à ta place !

    Et puis, comme si ces paroles lui étaient échappées par distraction, elle revint au sujet de mon entreprise et aux dispositions de mon voyage.

    — Il n’y a pas de temps à perdre, dit-elle, car je sens que l’horrible crainte de te perdre pour jamais achevait déjà de miner mes organes affaiblis. Les heures me vieillissent plus depuis quelque temps que ne faisaient les années, et je ne serais pas surprise d’avoir donné carrière devant toi à quelques idées privées de sens, comme les vagues rêveries des vieillards.

    — Il n’en est rien, ma bonne amie, mais je suis prêt à vous obéir, et je crois que je serais déjà parti, quoique l’heure soit peu favorable sans doute aux recherches que vous avez à m’ordonner, si vous m’aviez fait connaître le spécifique dont vous attendez votre guérison. Il faudra qu’il soit bien difficile à conquérir s’il m’échappe !

    — Eh ! serait-il vrai, Michel, que j’eusse oublié de te le nommer ! C’est la mandragore qui chante !

    — La mandragore qui chante ! dites-vous ? pensez-vous, Fée aux Miettes, qu’il y ait des mandragores qui chantent, ailleurs que dans les folles ballades des écoliers et des compagnons de Granville ?

    — Une seule, mon cher Michel, une seule, et son histoire, que je te raconterai un jour, est une des plus belles de l’Orient, puisqu’elle se lit dans un des livres secrets de Salomon. C’est celle-là qu’il faut trouver.

    — Bonté inépuisable du ciel ! m’écriai-je, daignez me secourir dans cette déplorable extrémité ! Comment trouver en six mois la mandragore qui chante, dont la Fée aux Miettes disait tout à l’heure qu’elle ne savait pas elle-même en quel lieu la sagesse de Dieu l’avait placée, et qu’on cherche inutilement depuis le règne de Salomon !

    — Ne t’épouvante pas de cette difficulté ! La mandragore qui chante se présentera d’elle-même à la main qui est faite pour la cueillir, et tu serais arrivé sans succès au dernier moment de ton généreux exil, le dernier rayon du soleil de Saint-Michel serait près de s’éteindre dans le crépuscule, à l’horizon du monde le plus reculé où tes voyages puissent te conduire, jusque dans ces glaces du pôle où jamais une fleur ne s’est ouverte aux clartés des cieux, que la mandragore qui chante s’épanouirait fraîche et vermeille sous tes doigts, si tu n’as cessé de m’aimer, et te répéterait sur un mode inconnu de la terre ce refrain de ton enfance :

     

    C’est moi, c’est moi, c’est moi !

    Je suis la Mandragore.

    La fille des beaux jours qui s’éveille à l’aurore,

    Et qui chante pour toi.

     

    Alors tu n’auras plus à te soucier, notre destinée sera complète, et nous ne tarderons pas à nous revoir.

    — Attendez, dis-je à la Fée aux Miettes, qui se disposait à gagner son appartement, selon l’usage, après cette allocution ; je ne vous ai jamais contrariée sur les petits arrangements de notre ménage, depuis que vous nous séparez tous les soirs par une porte si hermétiquement close que je ne croirais pas perdre au change en donnant l’île de Man pour enrichir mes ateliers de l’ouvrier qui l’a faite. Aujourd’hui c’est autre chose. Je vous quitte pour longtemps peut-être, et je vous quitte abattue et souffrante : c’est vous qui me l’avez dit. L’heure de mon départ sonnera longtemps avant votre réveil, et je partirais malheureux si je m’éloignais de vous inquiet de votre santé, sans avoir reçu votre baiser d’adieu et votre bénédiction. Ne fermez pas cette porte, Fée aux Miettes ; j’ai besoin de vous entendre respirer, et de m’endormir, assuré du calme de votre sommeil.

    La porte resta ouverte, et bien m’en prit, car l’inquiétude qui m’obsédait m’empêcha de m’assoupir. Peu de minutes s’écoulaient que je ne descendisse de mon lit pour venir, d’un pied furtif, prêter l’oreille au souffle de la Fée aux Miettes ; à mesure que mes incursions me ramenaient plus près d’elle, il me paraissait plus irrégulier et plus agité. Je crus même entendre une faible plainte et deviner le mouvement d’un frisson. Je me dis :

    — Si elle avait froid ! – La draperie qui la couvre est si légère, ajoutai-je en la soulevant ; et elle retomba sur nous deux.

    La Fée aux Miettes se réveilla.

    — Que se passe-t-il donc de nouveau dans votre esprit, Michel ? dit-elle en me repoussant avec plus de force que je n’en attendais de ses petites mains. Je ne serais pas plus étonnée d’apprendre que l’innocente colombe s’est métamorphosée en pie effrontée ! Avez-vous oublié les conditions de notre mariage et les réserves que j’y ai mises, ou vous imaginez-vous qu’il puisse arriver un temps où les princesses de ma maison dérogeront jusqu’aux brutales amours de la populace humaine ? Rendez grâce à la nuit qui vous dérobe la rougeur que votre audace vient de faire monter à mon front, car il m’est avis qu’elle vous forcerait à mourir de repentir et de honte !…

    — Eh ! mon Dieu, Fée aux Miettes !… Excusez ma témérité en faveur de son motif ! C’est seulement que j’ai pensé que vous aviez froid, en vous entendant grelotter sous votre couverture comme un jeune oiseau qui n’a pas encore poussé ses premières plumes, quand une brise du matin court en sifflant sur son nid, pendant que sa mère est allée à la picorée dans les halliers. Si vous n’aimez pas assez votre pauvre Michel pour dormir sans défiance à côté de lui, je suis prêt à vous quitter ; mais ne m’expliquerez-vous pas auparavant comment il se fait que vous soyez dans votre lit presque aussi grande que moi ?

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; c’est que je me déploie.

    — Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules, Fée aux Miettes, vous l’avez jusqu’ici cachée à tous les yeux.

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle : c’est que je ne voulais la laisser voir qu’à mon mari.

    — Ces deux grandes dents qui vous déparent un peu au jour, Fée aux Miettes, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées.

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; c’est que c’est une parure de luxe qui ne convient qu’à la vieillesse.

    — Ce trouble voluptueux, ces délices presque mortelles qui me saisissent auprès de vous, Fée aux Miettes, je ne les avais jamais éprouvées avec votre permission que dans les bras de Belkiss !…

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; c’est que la nuit tous les chats sont gris.

    — Ces explications, Fée aux Miettes, je les avais rêvées une autre fois, ou je les rêve maintenant.

    — Oh ! que cela ne t’étonne pas, dit-elle ; tout est vérité, tout est mensonge.

    La Fée aux Miettes ne me repoussait plus, et je m’endormis le front caché sous ses longs cheveux, comme il me semblait m’endormir dans mes songes des nuits précédentes sous les longs cheveux de Belkiss.

    Je ne me réveillai qu’au bruit de la cloche du chantier qui m’annonçait ce jour-là l’heure de mon départ pour un long voyage, et ma vieille femme était accroupie déjà auprès de la bouilloire à terminer les préparatifs d’un déjeuner plus substantiel qu’à l’ordinaire.

     

    Un moment après, je l’embrassai tendrement, et je gagnai les hauteurs de la montagne pour me mettre à la recherche de la mandragore qui chante.

    XXVI.

    Le dernier et le plus court de la narration de Michel, qui est par conséquent le meilleur du livre.

    Si mon Iliade vous a coûté beaucoup d’ennui, monsieur, ne craignez pas que je mette votre patience à une nouvelle épreuve par la longue narration de mon Odyssée. Ce n’est pas qu’elle n’ait été féconde en aventures extraordinaires dont la connaissance pourrait servir en temps et lieu à l’instruction des hommes de bonne foi ; mais il faudrait pour cela qu’elle fût racontée dans une langue plus naïve et moins spirituelle que la nôtre, chez un peuple qui jouisse encore de son imagination et de ses croyances, et je me propose bien de le faire un jour, si je découvre ce soir la mandragore qui chante. Vous voyez maintenant qu’il me reste peu de temps à m’assurer de son existence, qui est la condition nécessaire de la mienne.

    Il me suffira de vous dire que j’erre depuis six mois à travers des plaines de mandragores, qui relèvent toutes de quelque châtellenie peuplée des plus jolies femmes de la terre, et que je n’ai trouvé nulle part ni une mandragore qui chantât, ni une femme qui me fît oublier l’amour de la Fée aux Miettes.

    Une semaine s’est à peine écoulée que je me retrouvai aux portes de Glasgow, mêlé à un couple d’herbalistes (1) qui cherchaient des simples.

    — Monsieur, dis-je en m’adressant à celui de ces curieux dont l’air rogue et suffisant annonçait le mieux un savant profès, oserais-je vous demander si vous savez où je pourrais me procurer la mandragore qui chante ?

    — Mon ami, me répondit-il en me tâtant le pouls, elle est infailliblement, si elle existe quelque part, à l’hospice des lunatiques, où ce garçon va vous conduire.

    Et c’est depuis ce jour qu’on m’y retient prisonnier sans contrarier mon projet, puisque les mandragores n’y manquent pas…

    Mais je vous le demande, monsieur, n’avez-vous rien entendu, et ne vous semble-t-il pas qu’une harmonie exquise court en murmurant sur ces fleurs mourantes, avec le dernier rayon du soleil horizontal ? Adieu, monsieur, Adieu ! –

    Et Michel m’échappa pour courir à ses mandragores.

     

    Dieu me préserve, infortuné, dis-je en me frappant le front de la main, et en m’élançant dans l’avenue sans regarder derrière moi, Dieu me préserve d’être témoin de ton désespoir quand le dernier de tes prestiges s’évanouira !

    CONCLUSION.

    Qui n’explique rien et qu’on peut se dispenser de lire.

    J’atteignais à ce portique élégant qui s’ouvre sur le quai de la Clyde, quand un homme raide et sévère, habillé de noir de la tête aux pieds, me retint par le bras avec un mélange de politesse et d’autorité. Je le saluai ; il me répondit d’une faible inclinaison de tête, et reprit sa pose inflexible en cillant un œil solennel, et puisant largement du tabac d’Espagne dans sa tabatière d’or.

    — Monsieur est probablement philanthrope ? dit-il.

    — Je ne sais pas ce que c’est, monsieur, lui répondis-je, mais je suis homme.

    Il prit lentement sa prise de tabac pour se dispenser d’une explication dont il ne me croyait plus digne.

    — J’ai supposé que monsieur appartenait à la profession, reprit-il, parce que je l’ai vu s’entretenir longtemps avec un misérable monomane qu’on nous amena ces jours derniers, et qui est travaillé d’un diable bleu fort étrange. Il a pour lubie spéciale de s’enquérir à tout venant d’une mandragore qui chante. Or monsieur n’est pas sans savoir que cette plante, qui est l’atropa mandrogora de Linné, est dénuée, comme tous les végétaux, des organes qui servent à la vocalisation. C’est une solanée somnifère et vénéneuse, comme un grand nombre de ses congénères, dont les propriétés, anodines, réfrigérantes, narcotiques et hypnotiques, étaient déjà connues du temps d’Hippocrate. On l’emploie utilement contre la mélancolie, les convulsions et la goutte, et je l’ai vue héroïquement résolutive en cataplasmes dans les engorgements, les squirres et les scrofules. Ce que je puis assurer, c’est que le suc de sa racine et de sa partie corticale est un éméto-cathartique puissant, mais dont on ne fait guère usage qu’avec des malades de peu d’importance, parce qu’il occasionne plus souvent la mort que la guérison.

    — En vérité ! m’écriai-je en croisant les bras, pendant qu’il me retenait fermement par un des boutons de mon habit.

    — Ce qui a occasionné, ajouta-t-il en souriant avec une dignité dédaigneuse, l’erreur de ce pauvre garçon, c’est une sotte superstition de ces ignorants d’anciens, qui s’est perpétuée à travers les ténèbres du moyen âge, et dont le bas peuple n’est pas encore entièrement désabusé. On croyait, avant les progrès immenses qu’a faits de nos jours la médecine philosophique et rationnelle, que la mandragore formait des cris plaintifs quand on l’arrachait de la terre, et c’est pour cela qu’il était recommandé à ceux qui tentaient cette périlleuse opération de se boucher exactement les oreilles pour n’être pas attendris, ce qui semblerait indiquer à la vérité que ces cris passaient pour être modulés selon les règles de l’harmonie. Nous tenons ceci pour une aberration capitale, en faveur de laquelle on s’appuierait en vain de l’opinion d’Aristote, de Dioscoride, d’Aldrovande, de Geoffroi Linacer, de Columna, de Gessner, de Lobelius, de Duret, et d’une foule d’autres grands hommes, depuis que nous avons reconnu qu’il n’y avait point d’absurde folie dont on ne pût trouver l’origine écrite dans un livre de science.

    — Voilà par exemple un fait, répliquai-je, dont je suis parfaitement convaincu.

    — Je m’en doutais à l’attention que vous portez à mon discours, continua-t-il en me serrant le bouton d’une manière irrésistible. En effet, monsieur, comment la mandragore chanterait-elle, puisque nous savons que la fonction mécanique du chant s’exécute virtuellement par l’office de la membrane crico-thyroïdienne, ou, pour m’expliquer avec beaucoup plus de précision et de clarté, dans l’espace qui est compris entre les ligaments thyro-aryténoïdiens, retenez bien cela, je vous prie ; de sorte que Galien assimilait la glotte, qui est une ouverture supérieure du larynx, à un instrument à vent, bien qu’elle ne présente pas exactement toutes les conditions que réclame la composition d’une flûte à bec, et moins encore celles d’un instrument à embouchure. Le savant M. Ferrein, qui est si célèbre dans le monde, a voulu y voir un instrument à cordes, mais cette opinion est abandonnée depuis les découvertes des physiologistes modernes qui en ont fait définitivement un instrument à anche. M. Geoffroy Saint-Hilaire, que vous pouvez connaître, démontre même fort agréablement que cet instrument est à deux fins, et qu’il fait très bien tour à tour, moyennant les dispositions requises, la partie de clarinette et celle de flûte traversière ; d’où il a tiré l’heureuse distinction des voix anchées et des voix flûtées, qui est maintenant la seule reçue dans les cours d’anatomie et dans les chœurs de l’Opéra. Le grammairien Court de Gébelin, pédant frotté de racines et d’étymologies, mais fort peu versé d’ailleurs dans les sciences médicales, est le seul qui ait défini la voix un instrument à touches dont le clavier est dans la bouche de l’animal, et auquel le larynx sert de tuyau, et le poumon de soufflet ; ce qui est assez satisfaisant pour l’articulation, mais ce qui n’explique nullement, comme vous voyez, le phénomène phonoïque. Les ignorants se mettent encore plus à leur aise, en prétendant que la voix est tout bonnement un instrument sui generis, dont les effets se produisent comme il plaît à Dieu. C’est un système qui fait pitié. Or il est inutile de vous rappeler, monsieur, que l’analyse la plus scrupuleuse n’a jamais fait découvrir, ni dans le calice monophylle et turbiné, ni dans la corolle pentapétale et campanuliforme de la mandragore, l’ombre d’une glotte et d’un larynx, et qu’elle manque essentiellement de membrane crico-thyroïdienne et de ligaments thyro-aryténoïdiens…

    — C’est probablement pour cela, dis-je, que la mandragore est muette ?

    — Il n’y a pas de doute. Comme le sujet actuel est flegmatique, doux et malléable d’inclinations, et inepte de nature, il est difficile de juger de la méthode curative qu’on pourra lui appliquer avant de l’avoir vu dans le paroxysme qui va succéder à ses hallucinations. Le plus sûr sera d’y procéder graduellement, en commençant par les affusions d’eau glaciale sur l’occiput et l’épigastre, et en passant de là aux sinapismes, aux épispastiques et aux moxas, sans négliger, comme de raison, un fréquent usage de phlébotomie jusqu’à syncope. Si l’éréthisme persiste, nous avons l’usage des ceps, des poucettes, du gilet de force et du maillot…

    — Ne me retiens pas, bourreau, m’écriai-je en laissant mon bouton dans ses mains de cannibale, et en franchissant les grilles aussi brusquement que si j’avais eu tous les chiens de l’île de Man à mes trousses. — Il faut que vous soyez bien mal avisé, continuai-je en parlant au concierge presque sans m’arrêter, pour ne pas exercer une surveillance plus attentive sur les plus dangereux de vos prisonniers ! L’égalité, si vainement cherchée par les hommes, serait-elle une chimère aussi à la maison des fous ?

    — De qui parle monsieur ? répondit gravement le concierge.

    — De qui, maître Cramp ? de qui ? pouvez-vous le demander ? de cet horrible homme noir dont je ne me suis délivré que par miracle ! Ne voyez-vous pas qu’il sortirait s’il le voulait ?

    — Cela ne dépend que de lui, reprit maître Cramp. C’est un fameux médecin de Londres qui est venu faire des observations philanthropiques dans notre maison de Glasgow, pour les appliquer au perfectionnement de la science et à l’amélioration du sort de tous les malades des trois royaumes.

    ____________

     

    Ô le plus sage des hommes, ô Tobie, qui me rendra la sibilation plaintive de votre lila burello !

    ____________

     

    — Oui, monsieur, il n’y a rien de plus vrai, me disait le lendemain Daniel Cameron, tandis que je l’écoutais la tête appuyée sur ma main et le coude appuyé sur mon oreiller ; le lunatique avec lequel monsieur a bien voulu s’entretenir hier si longtemps a disparu quelques minutes après, et tous les gardiens ont passé la nuit à sa recherche.

    — Il se sera évadé, Daniel, et j’en remercie le ciel. Le voilà quitte, le pauvre Michel, du gilet de force, du maillot, des ceps, des poucettes, de la phlébotomie, des moxas, des épispastiques, des sinapismes, des affusions d’eau glacée, et des éméto-cathartiques !

    — Évadé, monsieur ? et comment s’évaderait-on de la maison des lunatiques, à moins de s’évader par l’air, comme le disent ses camarades, qui prétendent l’avoir vu se balancer un moment à la hauteur des tourelles de l’église catholique, avec une fleur à la main, et chantant d’une manière si douce qu’on ne savait si ces chants provenaient de la fleur ou de lui ?

    — C’était de la fleur, Daniel, ne t’y trompe pas, quoique je comprenne à merveille que tu tombasses dans cette méprise en te souvenant que les fleurs n’ont point de ligaments thyro-aryténoïdiens, si tu l’avais jamais su par hasard. – Mais écoute, ajoutai-je pendant que j’achevais de jeter quelques mots sur mes tablettes ; écoute, Daniel, tu sais lire, et ce funeste avantage de l’éducation ne t’a fait perdre aucun de ceux de ton intelligence naturelle. Va au port de Clyde, mon garçon ; prends une bonne place pour Greenock sur le Caledonian, ou sur l’Ayr, ou sur le Fingal ; salue de ma part en passant le vieux rocher de Balclutha où Wallace planta son drapeau, et rapporte-moi demain les informations que tu auras recueillies sur ces notes que j’ai rédigées de façon à ne pas embarrasser ton esprit. – Écoute encore, Daniel, prends de l’or, et ne manque pas de finir tes courses chez mistress Speaker, et d’y souper d’un bon ptarmigan de montagne, arrosé de vin de Porto. Quant à moi, je t’attendrai en dormant, parce que c’est la meilleure de toutes les manières de passer sa vie dans une grande ville.

    Je m’éveillais à peine, en effet, quand Daniel s’arrêta le lendemain au pied de mon lit, à la même heure et dans la même position, en tournant dans ses mains son bonnet de loutre.

    — C’est toi, Daniel ! assieds-toi, lui dis-je, et procédons par ordre. Michel est-il arrivé à Greenock ?

    — Il n’y a pas d’apparence, monsieur, à moins que les fées auxquelles les bonnes gens de Glasgow attribuent sa délivrance ne l’aient rendu invisible. Il n’y a personne à Greenock qui ne s’en souvienne, personne qui ne le regrette, qui ne le plaigne et qui ne l’aime ; et personne ne l’a revu. Tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il est parti de Greenock il y a six mois, en laissant la direction et les profits de ses chantiers à la famille de maître Finewood, et qu’il n’a donné depuis aucune de ses nouvelles. On craint qu’il ne soit mort, et on pleure.

    — Tu as fait sagement, Daniel, de ne pas affliger les Finewood de l’idée humiliante de sa détention à la maison des lunatiques. Le souvenir d’une honte non méritée qui s’attache au nom d’un ami nous est quelquefois plus pénible encore que sa perte. Mais tu ne m’as rien dit de l’intérieur de cette république de charpentiers ?

    — C’est un charme que de la voir. Ils m’ont fait asseoir à leur table, monsieur, et je vous jure qu’il n’a jamais rien existé de pareil, même dans nos clans des Highlands, depuis le temps des patriarches. Représentez-vous le père Finewood et sa femme entourés de leurs six filles, de leurs six gendres, de leurs six fils, de leurs six brus et de leurs douze petits-enfants pendus à la mamelle de leur mère, car toutes les filles de maître Finewood ont eu le même jour, au bout de neuf mois, un petit garçon qui s’est appelé Michel, et tous ses fils, un mois plus tard, une petite fille qui s’est appelée Michelette ; mais ce qui peut passer pour un véritable miracle de nature, c’est qu’il n’y a pas un des marmots qui ne porte sur le sein gauche une jolie fleur des bois, si vivement enluminée en sa couleur, que la main s’étend involontairement pour la cueillir. Il faut que ce soit un phénomène bien rare, puisque le même signe ne se retrouve que sur un autre enfant de Greenock, et peut-être de toute la Grande-Bretagne. C’est aussi un garçon, né, dit-on au même instant que les autres, et qui est le fils d’une certaine Folly Girlfree et du maître du calfat.

    — Ce qui m’étonnerait, Daniel, c’est que, familier comme tu l’es avec les plantes de mon herbier, dont je t’ai souvent confié le soin, à ma grande satisfaction, tu n’eusses pas trouvé moyen de comparer cette fleur à quelque fleur qui t’est connue, si ses caractères étaient aussi bien déterminés que tu le dis.

    — Ma foi, monsieur, je vous dirai qu’elle m’a fait le juste effet d’une mandragore !

    — Après, Daniel, après ! N’aurais-tu pas perdu trop de temps à t’égayer chez le charpentier, pour arriver de bonne heure sous les murs de l’arsenal, quoique bien averti que la maison de la Fée aux Miettes n’était pas facile à trouver ?…

    — Oh ! que je l’aurais bien trouvée si elle y était, monsieur, fût-elle aussi petite que la cage aux claies de bois où siffle la linotte du savetier, car j’ai l’œil plus fin qu’un chat-pard ; mais âme qui vive à Greenock n’a ouï parler de la Fée aux Miettes ; et quant à sa maison de l’Arsenal, il faut que ces messieurs du génie l’aient fait démolir.

    — Tu as au moins soupé chez mistress Speaker, comme je l’avais exigé ?

    — D’un excellent ptarmigan de montagne et d’une bouteille de vin de Porto.

    — À la bonne heure. Il est impossible que tu n’y aies pas appris quelque chose ?

    — Comment ! monsieur, si j’y ai appris quelque chose !… Le ptarmigan est certainement, de tous les oiseaux de la terre et du ciel, celui dont les sucs se marient le mieux avec l’assaisonnement mordant et aromatique – je crois que c’est le mot – d’une sauce à l’estragon.

    — Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, Daniel. Mistress Speaker peut-elle avoir oublié Michel ?…

    — Oublié Michel, la digne femme ! oh ! ne l’en accusez pas ! Si j’avais voulu l’écouter sur ses louanges, il y en avait pour huit jours, quoiqu’elle n’ait pas une grande estime pour son jugement ; mais aussitôt que j’eus entrepris de lui toucher un mot de cet homme à la tête de chien danois dont il est parlé dans votre pancarte, elle faillit m’arracher les yeux.

    — C’est bien à moi, dit-elle, miss Babyle Babbing, veuve Speaker, qu’on vient débiter de pareilles bourdes ! Il faut que vous ayez le front de votre mère, Niel, pour vous évertuer ainsi en folâtreries avec une femme respectable, et je ne sais ce qui me tient de vous faire harceler par les deux maîtres dogues qui couchent dans ce pailler. – Là-dessus je n’insistai pas.

    — Et tu fis sagement, Daniel ! – Mais t’es-tu informé de Jonathas ?

    — Jonathas est plus mort que vivant, monsieur ; mais il n’est pas mort tout-à-fait.

    — Je le crois bien, vraiment ! Le traître aura placé de l’argent à fonds perdu.

    — Monsieur n’a-t-il plus rien à me commander ? reprit Daniel après un moment de silence.

    — Eh quoi donc, Daniel ? des chevaux, des chevaux et le monde entre l’Écosse et nous !

    ____________

     

    Pendant que je me reposais à Venise des fatigues d’un long voyage, et que j’oubliais, dans l’agitation sans but des Casini et du Ridotto, les émotions plus profondes que j’avais ressenties en quelques heures à Glasgow, je fis connaissance au café Quadrid’un personnage sérieux et concentré dont les habitudes méditatives m’avaient désarmé des préventions contraires que m’inspirait sa physionomie. C’était un homme sec, étroit, anguleux, à l’œil pointu, aux regards coniques, – et après les regards directs, je ne fais cas que des regards divergents, – à la parole haute, claire, brève et décidée, aux mouvements isochrones et à l’inflexible perpendicularité. L’espèce de soliloque intérieur auquel il paraissait incessamment livré ne pouvait avoir d’objet, selon moi, qu’une contemplation rêveuse et austère de quelque haute vérité morale. Au bout de quelques entretiens de bienséance qui ne duraient jamais longtemps, à cause des profondes préoccupations qui absorbaient ce grand homme, j’appris par un mot échappé à sa distraction pensive, et qu’il s’empressa de racheter, j’en dois convenir, par les formules les plus humbles de la modestie, tant il appréciait à sa juste valeur la lourde responsabilité d’une telle gloire, j’appris donc qu’il faisait partie de l’académie des lunatici de Sienne, et qu’il était venu à Venise pour y chercher des auxiliaires à son opinion, dans la double querelle qui divisait, à forces exactement égales, les membres de cette illustre assemblée.

    — Les lunatici de Sienne ! m’écriai-je en l’entraînant brusquement sur la place Saint-Marc, où le soleil brillait de toute sa splendeur vénitienne par une belle matinée de dimanche. – Les lunatici de Sienne, dites-vous ? La raison expérimentale de l’espèce fait-elle enfin de jour en jour des progrès plus rapides ? le sentiment et la fantaisie reprennent-ils partout la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre, parmi les plus saines occupations de l’esprit ? Oh ! monsieur, votre académie des lunatici aura bientôt des succursales sur toute la terre – je ne lui parlai cependant pas des lunatiques de Glasgow – ; mais apprenez-moi, de grâce, continuai-je, quelles sont les questions ardues qui ont trouvé si peu d’harmonie dans un conseil si judicieux ? Je brûle de les connaître.

    — La première, me répondit-il avec une affabilité composée, n’est pas d’une nature aussi grave que vous pourriez le croire ; mais plus elle sort du cercle des études vulgaires, plus elle est propre, comme vous savez, à exercer les utiles loisirs des académies. C’est de savoir si quand Diogène fricassait les congres qui lui attirèrent un si méchant sarcasme de la part d’Aristippe, il les fricassait à l’huile ou au beurre.

    — Par le soleil qui nous éclaire, dis-je en le regardant en face pour m’assurer qu’il ne se moquait pas, si je m’en rapporte aux usages naturels du pays, et à la dernière mercuriale d’Athènes antique, ce devait être de l’huile ; mais je ne vous donnerais pas une tranche de zucca pour le savoir.

    — La seconde, reprit-il avec un air un peu renfrogné, parce qu’il jugeait que j’avais traité trop lestement une question de cette importance, – la seconde, monsieur, touche aux intérêts moraux les plus profonds, j’ose même dire métaphoriquement, aux entrailles maternelles de notre belle Italie.

    — Ah ! voilà des questions ! et celles-là méritent, en effet, d’être débattues avec chaleur entre des hommes éclairés et sensibles !

    — Que pensez-vous, monsieur, poursuivit le lunatique de Sienne, qu’il fût arrivé des destinées éventuelles du pays, si Pompée, à la bataille de Pharsale, au lieu de disposer en échelons sa cavalerie, qui manqua par là l’occasion d’envelopper l’aile gauche de l’ennemi, l’avait établie en potence sur une verticale immédiatement appuyée à la première horizontale de son front de guerre ?

    — Je pense, monsieur, que je m’occuperais davantage et plus utilement avec le poète Villon, de ce que deviennent les neiges d’antan et les vieilles lunes, et que si telles sont les occupations et les disputes de votre académie des lunatici, elle a indécemment usurpé le nom des hommes les plus intéressants, et, selon toute apparence, les plus raisonnables de la terre ! –

    Je m’inquiétai peu de sa réponse, car, du temps que je lui parlais, mon oreille avait été délicieusement avertie par ce cri qui a toujours éveillé en moi une vive sympathie :

    — Voilà, voilà, messieurs, la véritable bibliothèque merveilleuse, tout ce qu’il y a de plus extraordinaire et de plus nouveau, la Malice des femmes, la Patience de Griselidis, les Amours de la fée Paribanou et du génie Eblis, l’Histoire pitoyable du prince Erastus, les Prouesses des deux Tristans ; les voilà, messieurs, les voilà, pour la bagatelle d’une demi-lire. –

    Et, pendant que je courais, je voyais flotter au vent les banderoles multicolores du crieur enroué, qui continuait à brandir fièrement, devant la foule, ses petits livrets bigarrés de jaune et de bleu, et qui reprenait sa litanie de plus belle à l’arrivée de chaque acheteur :

    — Voilà, voilà, messieurs, les superbes aventures de la Fée aux Miettes, et comment Michel le charpentier a été enlevé de sa prison par la princesse Mandragore ; comment il a épousé la reine de Saba, et comment il est devenu empereur des sept planètes ; les voici avec la figure !

    — Donne, donne, m’écriai-je en lançant fièrement une lire au travers de son échoppe ambulante, et en saisissant la brochure au vol. –

    Quand je m’arrêtai pour y jeter un regard, je trouvai mon académicien à mes côtés. Ses traits portaient l’empreinte d’un mélange de consternation et de colère.

    — Que vous proposez-vous de faire de cela ? me dit-il rudement.

    — La dernière et la plus douce de mes études, lui répondis-je en passant, car le livre que vous voyez renferme plus de choses affectueuses, raisonnables et d’un profitable usage pour le genre humain, qu’il n’en entrerait en mille ans dans les mémoires de l’académie des lunatiques de Sienne.

    Et je le tiens pour plus moral et même pour plus sensé, continuai-je en marchant toujours, que tout ce que les savants ont écrit depuis que l’art d’écrire est un vil métier, et la science une sèche, rebutante et sacrilège anatomie des divins mystères de la nature ?

    Et j’avance hautement que de pareils livres influeraient d’une manière bien plus essentielle sur le perfectionnement moral de l’éducation d’un peuple intelligent et sensible, que toutes les babioles pédantesques de quelques méchants philosophastres brevetés, patentés et appointés, pour instruire les nations ! –

    J’aurais mieux fait que de l’avancer. Je l’aurais prouvé par raisons démonstratives, si le volume ne m’avait été pris avec tout mon bagage par une bande de Zingari, pendant que je dormais comme un enfant, plongé dans un doux rêve au fond de ma calèche, sur les bords du lac de Côme.

    — Heureusement, Daniel, dis-je en me réveillant, que ces pauvres Zingari s’en trouveront bien.

     

    — Je le crois comme vous, répondit Daniel… s’ils le lisent. –

     

     

     

     

     

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